Peter Sloterdijk n’est pas à un scandale politique près. La vive polémique qui a suivi la conférence où il énonçait les Règles pour le parc humain en 1999 a fait sa réputation d’iconoclaste, alors qu’il a osé prendre de front la question, politiquement taboue, de l’eugénisme. Quelle politique de sélection, demandait-il en substance, exerçons-nous collectivement, et à quelles fins? La prétention de Sloterdijk, au fond irrésolue à ce jour, était à l’époque de dire que la culture, de fait, est d’une part un processus qui favorise certaines formes de vie au détriment d’autres formes de vie et que, d’autre part, l’évolution accélérée des technologies et des formes médiatiques configurant notre époque intensifie ce processus de sélection et le rend plus explicite – exigeant par là l’élaboration d’une politique idoine. Questions post-heideggeriennes, résolument anthropologiques – ou dangereusement anthropogénétiques? –, qui marquent d’un signe trouble et annonciateur cette philosophie du présent.
Au fil des ouvrages et des interventions publiques (fort nombreuses), et dès son premier opus, La Critique de la raison cynique, le philosophe médiatique a mené en Allemagne des guerres parfois vicieuses contre les tenants de la théorie critique et l’héritage dit pathogène de la Révolution française. Le conflit philosophique entre Jurgen Habermas, grand exécuteur testamentaire de l’École de Francfort, et Peter Sloterdijk, qui se qualifie de nietzschéen de gauche, est total et exemplaire des forces en présence dans la pensée continentale post-1968. La question au cœur du conflit était celle de «dépasser» la nécessité de porter philosophiquement le fardeau de la Deuxième guerre mondiale – ce que Sloterdijk a en quelque sorte forcé en abordant de front les enjeux liés au posthumanisme.
Plus récemment, l’usage répété du trope de l’immunitaire dans les prises de position du philosophe vis-à-vis la crise des réfugiés en Allemagne a fini d’enfoncer le clou d’un Sloterdijk politiquement douteux, à forte tendance conservatrice. «Les Américains nous ont donné, a-t-il dit récemment dans une conférence suivant la publication de son dernier ouvrage, Après Dieu, cette idée de multiculturalisme qui convient à leur société, mais qui, en tant que logiciel, n’est pas compatible avec le hardware de l’État-providence allemand.» Dans l’ensemble des remarques qu’il fera de manière publique, tant face à la question de l’immigration massive qu’à propos de la montée des partis de droite en Europe, se profile un polémiste au tempérament résolument culturaliste : le contenant national-étatique, la machine à fabriquer des humains, la politique de sélection singulière de l’Allemagne, de l’Europe, doit pouvoir fonctionner, et ses éléments, l’État, la frontière, la culture nationale et occidentale exigent selon Sloterdijk d’être protégés, préservés, démarqués. Cela d’une part parce que les espaces discrétionnaires et les distances culturellement aménagées sont les conditions d’émergence des formes de libéralité et de générosité – des sphères de luxe et de gâterie – qui définissent la production même de l’animal humain. D’autre part, parce que les unités ordonnatrices que sont les États occidentaux garantissent ces valeurs que scande Sloterdijk dans ses écrits récents : «Vie! Liberté! Propriété!». Il dit bien, dans une entrevue de 2003 où il définit le conservatisme de gauche dont il qualifie sa posture politique, que «la civilisation ce n’est pas seulement le savoir-faire, c’est le savoir-apprécier-la-richesse. Et être de gauche, c’est combattre la pauvreté dans tous ses domaines et toutes ses expressions». Cet appel à l’abondance bien sentie se double paradoxalement d’une attaque en règle contre cette forme étatique de redistribution de la richesse qu’on appelle l’impôt. Sloterdijk aimerait bien le voir remplacé par une culture philanthropique de la générosité spéculative qui s’inspirerait à la fois des seigneurs de la Renaissance et des libertariens de Silicon Valley – et sans doute également de l’opulent Osho.
En récusant, comme l’écrit si bien Elisabeth von Samsonow, toute procédure «d’auto-accusation» lorsqu’il s’agit de penser l’Europe dans le monde et l’avenir de l’Allemagne dans la civilisation occidentale, Sloterdijk a ainsi curieusement eu tendance à négliger le motif, appelons-le benjamien, de la violence. C’est là que joue une dimension néanmoins tragique, conservatrice, parfois pauvre de sa pensée politique – dimension qu’il persiste à assumer de manière volontaire et affirmative, dans un contexte politique complexe qui n’appelle sans doute pas de décision souveraine.
C’est dans l’optique d’une saisie en connaissance de cause, bravant la mégalomanie et la courte-vue dont il a pu faire preuve dans la sphère publique, que nous voulons rencontrer Sloterdijk «aux limites de l’Empire», c’est-à-dire non pas tant par le revers de ses prises de positions politiques que dans un esprit de critique immanente qui s’attache à ses gestes cliniques et prophétiques. En ces confins, il nous convient de parler des grandeurs et des mesures, voire des largesses de Sloterdijk : son énergie figurative, ses incursions dans une théorie de l’élasticité, et ses jeux philosophiques qui prennent l’allure d’une métaphysique des hauteurs. Ces lignes de force de l’œuvre rendent raison autant de ses mauvais coups que de ses meilleurs, et sans n’en ignorer aucun, nous prenons le parti de l’intensification philosophique et éthique d’une pensée vivante. Advienne que pourra.
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Penseur figuratif — Ce qui nous saisit chez cet auteur, ce qui nous stimule, c’est d’abord l’abondance des images, la puissance du récit, la fulgurance des figures. Sloterdijk fait fi du concept, il ne construit pas des argumentaires : il raconte des histoires – l’histoire des sphères, de l’Occident, du ressentiment; il invente des personnages – l’ascète, l’acrobate, l’hypnotiseur, le sage ; il récupère les signes de l’expérience – l’utérus, le satellite, la serre, l’appartement. Voilà une pensée qui se donne en exemple, celle d’un penseur sur scène et en acte, qui fouille la mémoire, les sentiments, la géographie, qui cueille les ombres de ce qui pense en ce monde dans le flux de l’existence, dans la plus totale contingence et au risque de l’errance, et cela en cultivant un goût revendiqué des formes classiques. La maison de la philosophie est ronde, dira-t-il. Sa pensée, faite de séduction et d’effets, plaît à notre soif d’incorporation, à notre besoin de vivre et de penser en même temps. Sloterdijk est un désinhibiteur de première classe.
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Théoricien de l’élasticité — Il y a une productivité du réel, qui est le fait d’un processus d’autoconstitution du monde que le philosophe allemand investigue par des chemins inédits. La société humaine comme organisme, machine reproductrice et immunitaire, est génératrice de frontières et d’exclusion. Penser ce paradoxe existentiel du vivre ensemble dans la perpétuelle fracture qui le caractérise et dans le mouvement vertical de totalisation qui l’anime est au cœur de la pensée de Sloterdijk. Les formes pulsent au cœur des choses, et organisent ces structures qui se répètent, migrent, croissent et se déplacent de manière si curieuse et si inattendue à toutes les échelles de la réalité. Ce que sont ces formes, cela nous le disputons à notre auteur, mais que celles-ci évoluent, colonisent, s’adaptent, que les formes forment, cela nous apparait indéniable. Et nous cherchons ces formes, et nous en explorons les images, et nous souhaitons les multiplier au moins autant que nous souhaitons comprendre cette pensée résolument moderne qui en tente l’élaboration.
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Métaphysicien des hauteurs — Ce travail des images, cette pléthore de figures historiques offertes sous le terme de philosophie, dessine les contours comiques d’une sorte de métaphysique : celle du haut et du bas, vision qui est nietzschéenne quand elle n’est pas platement impériale. Sloterdijk nomme la sphère, il cherche le principe des formes à l’origine du monde – il postule cette origine. Il se fait géomètre ovipare, et par là notre auteur se montre être un empiriste plutôt diabolique. Le centre sphérique traduit ce qui l’entoure, et s’en empare. Le monde s’unifie, s’étend, se globalise, s’arrondit. La mesure du monde est la mesure de l’appropriation de la périphérie, et l’humanisme occidental a des jambes. Des jambes poilues de légionnaire. Sloterdijk est un optimiste de l’Europe. Et le monde de l’Europe est celui des souverainetés, celui des frontières, celui de l’immunité. Il y a ce globe qui s’organise, dont le centre s’écoule sur la terre depuis l’Europe, et il y a la caméra satellite qui capte des images du globe sur lesquelles n’apparaissent pas les frontières étatiques. Le surhomme de Sloterdijk réfute le pathos de l’enracinement : c’est un acrobate métastable qui répond à l’appel de la lévitation.
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«Donnez-moi n’importe quel sujet», dit Sloterdijk, car le philosophe primordial peut parler de tout. Philosophe primordial: c’est-à-dire, penseur des «formes» et auteur de «sagesses». C’est sous ces deux pans de l’engagement de Sloterdijk dans la pensée que nous avons rangé les huit contributions réunies dans cet ouvrage. Les formes : hominisation sauvage, cerveau élastique, média autoplastique, utérus extatique. Les sagesses : révolution, décolonisation, désœdipianisation, ascension.
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Formes
Ouvrant la marche d’une longue procession curieuse et critique, le texte de Frédéric Neyrat revisite le concept sloterdijkien d’anthropotechnique pour y insuffler une dose de liberté indomptée. Dans un premier temps, il revient sur l’évolution de cette notion chez quelques penseurs contemporains, pour ensuite s’intéresser à ce qui, dans l’animal humain, résiste à ce processus adaptation technologique et que Neyrat qualifie de «réserve sauvage».
Reprenant les considérations de Buffon et de Bergson sur l’invention de l’outil comme scène originaire de l’hominisation, Neyrat affronte le paradoxe voulant que l’humain ait engendré l’humain. L’auteur retient l’argumentaire de Bernard Stiegler, qui consiste à retourner le rapport de l’humain et de la technique: il s’agit, au départ, non pas de l’humain qui crée l’outil, mais bien de l’outil qui crée l’humain. L’être verticalisé se met «hors de portée de soi», il s’intériorise par l’extérieur et, avec la prothèse (l’archive, la trace – synthèse de la technique et du temps), voilà que «l’homo est fabriqué», selon la jolie formule de Neyrat. C’est dès lors l’histoire d’une dénaturation exempte de téléologie qui est racontée : peut-être ce processus va-t-il s’arrêter, peut-être ne sommes-nous déjà plus humains.
À ce point d’élaboration du scénario anthropotechnique, qui se refuse tout recours au vitalisme d’une «création continuée», Neyrat se demande : la nature est-elle absorbée par la technique? Quel serait alors le rapport possible avec cette nature? C’est Sloterdijk qui lui permet ici de faire un pas de plus : penser l’origine comme milieu, espace habitable, c’est-à-dire sphère, ce qui qui favorise la naissance. «Nous faisons un bond important avec ce concept de sphère anthropotechnique : a/au lieu de nous fixer sur le trait technique, nous l’envisageons au sein d’une émergence collective ; b/ au centre, nous avons les femmes et les enfants ; c/ l’insulation anthropotechnique permet de visualiser correctement le phénomène de détachement vis-à-vis du mode de sélection darwinien». Ainsi donc, l’humanité se fabrique comme émergence d’un utérus externe et a pour horizon une rétention de jeunesse – elle «compose avec la néoténie».
Au terme, Neyrat souligne qu’il est inutile de définir l’humain par sa biologie ou par sa technicité. L’être humain est le fait d’une inadaptation, d’une évolution arrêtée, déviée, rétive – «une intensité sombre et décalée». En ce sens, la jeunesse qui fleurit dans les sphères n’est pas la chose qui s’adapte, elle est plutôt la nature qui chemine avec la prothèse. Neyrat va jusqu’à définir la jeunesse comme cela même qui ne cherche pas à s’adapter. Ainsi donc, contre l’adaptation requise comme expression pratique ultime de la morale contemporaine, laquelle jouxte la notion d’exercices chère à Sloterdijk, Neyrat conclut en invitant à explorer la teneur éthique de l’inadaptation : «comment faire en sorte que ce qui, en nous, demeure rebelle aux exercices des sphères adaptatives, puisse tourner les technologies du monde en moyens de changements politiques radicaux?»
La proposition de Sjoerd van Tuinen qui suit est aussi radicale que passionnante : il s’agirait d’aborder la co-constitution de la conscience et du monde, l’objet même de la phénoménologie, non pas à travers la notion de plasticité, mais plutôt par le biais de celle d’élasticité. Le concept de plasticité suggère un potentiel d’adaptabilité illimité, mais pour cette raison même, il rend plus difficilement compte du jeu d’habitudes et de répétitions qui participent de la puissance d’auto-affectation du cerveau. Car, pour van Tuinen, «tout ce qui subsiste dans le temps est élastique par nature» : l’élasticité nomme le rapport vital aux origines où se joue subjectivation et répétition – c’est le lieu de la continuité en même temps que celui de la différence. En dialogue étroit avec le Deleuze de Différence et répétition, van Tuinen fait sienne l’idée que «revenir est l’être, mais seulement l’être du devenir» pour affirmer l’élasticité essentielle de la pensée : «si le cerveau est la puissance plastique ou le potentiel du devenir de la pensée, alors la pensée est notre capacité élastique d’apprendre et de grandir avec ses interstices.»
La discussion de van Tuinen ne se limite pas à la sphère métaphysique. Reprenant les thèses de Catherine Malabou, van Tuinen s’inquiète de ce que la plasticité donne flanc à «l’idéologie de la flexibilité» et à une objectivation indue de notre rapport au cerveau. Problème proprement biopolitique : «nous réduisons le potentiel plastique du cerveau à une image aliénée et déplacée du monde – le kopfkino de notre précarité manifeste – et nous ne voyons pas que c’est aussi une construction biopolitique.» Autrement dit : lorsqu’il en va de notre cerveau, la question n’est jamais «que faire?» ; mais, pour reprendre le principe leibnizien de raison suffisante, Dic cur hic, «dis pourquoi maintenant». La question de l’élasticité se présente ainsi comme un enjeu anthropotechnique de premier ordre, et c’est à ce niveau d’analyse que la pensée immunologique de Sloterdijk est convoquée. Comme le rappelle enfin van Tuinen, Sloterdijk qualifie sa position politique de «conservatisme élastique». Paradoxalement, ce conservatisme est proprement spéculatif : il concerne les modes de notre implication dans le monde et l’entretien d’un horizon de futurité. S’attachant à la leçon de Tu dois changer ta vie, van Tuinen relève en ce sens la part éthopoïétique de nos efforts d’exister. Ce travail sur soi pointe vers la substance élastique de nos vies et ouvre un horizon d’émancipation au sein d’une biopolitique saturée. Quelque part entre la figure de l’athlète et celle de l’acrobate, van Tuinen qualifie cet être à l’œuvre de maniérisme pour les temps présents. Et de conclure en rappelant que, quand Sloterdijk parle d’élasticité comme d’une tension verticalisante, c’est en tant qu’héritier de Nietzsche et avec en vue le principe de générosité spéculative : «tu dois te conduire à tout moment de telle sorte que tu anticipes dans ta personne le meilleur monde dans le mauvais» 1.
Le texte suivant, de Vincent Duclos, relève l’influence déterminante des travaux du théoricien des média Marshall McLuhan sur l’œuvre de Sloterdijk. Il reprend, à travers cette filiation, le problème classique de la plasticité, cette fois dans sa dimension macropolitique. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de penser les conditions de notre immersion dans les médias et ce, jusqu’à concevoir l’humanité elle-même comme médium autoplastique. Dans La compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste, Sloterdijk l’explique sans détour :
Je prends comme hypothèse, avec Marshall McLuhan, que les ententes entre les hommes dans les sociétés – avant tout ce qu’ils sont et ce qu’ils font par ailleurs – ont une signification autoplastique. Ces rapports de communication donnent aux groupes la redondance dans laquelle il leur est possible de vibrer. Ils leurs impriment les rythmes et les modèles par lesquels ils se reconnaissent et par lesquels elles se reproduisent à peu près sous la même identité 2.
Duclos montre comment cette réflexion sur notre être-dans-les-médias est aussi bien immunitaire que thérapeutique. «L’immersion radicale dans le média», écrit-il, «est à la fois décentrement et puissance, fragilisation et excitation, absence à soi et disposition à se laisser affecter». Cette vibrante ambivalence est au cœur du défi d’apprendre à habiter les médias à l’ère de la globalisation numérique. Les méditations de McLuhan et Sloterdijk à ce sujet convergent autour de deux figures clés : la Terre conçue comme vaisseau spatial et l’idée de village global. Duclos souligne l’importance phénoménologique de la création d’un espace satellite autour de la Terre. Cette dernière agit à la fois comme vecteur d’unification et vexation métaphysique – à savoir la perte de la naïveté relative au caractère d’évidence de l’habitat terrestre. La technologie spatiale produit ainsi une mise en scène de la Terre : elle explicite les conditions atmosphériques propres à la vie habitée. En ce sens nous disent les deux auteurs, elle doit être conçue comme une installation performative – une œuvre d’art.
Dans les premières pages d’Écumes, la reprise par Sloterdijk du célèbre motif mcLuhanien du village global s’énonce sous le signe de l’espace acoustique : «La simultanéité électrique du mouvement d’information produit la sphère globale vibrante de l’espace auditif». Duclos explique qu’en tant que système de résonance communicationnel et immersif, le village global ne doit pas être compris comme simple communication entre individus, mais bien comme «un engagement, à la fois corporel et virtuel, de tout le monde dans tout le monde.» Cette image unitaire et vaguement œcuménique a tout pour séduire, et nombreux sont ceux qui ont rêvé de fusion collective dans l’horizon d’une conscience universelle électrifiée. C’est précisément sur ce point que Sloterdijk prend ses distances du maître de Toronto. Il se méfie de son catholicisme électronique, c’est-à-dire de son désir de «ré-introduire le motif théologique de la communion comme mode d’être-ensemble». Dès lors, Duclos relaie l’invitation de Sloterdijk à faire le deuil de toute métaphysique de l’Un à la faveur d’une sphérologie pluraliste, c’est-à-dire «une théorie des espaces habités qui prenne assise dans une conception de la “vie” comme déploiement multiperspectiviste et hétérarchique.»
En conclusion de cette première section qui explore la potentialité philosophique des formes chez notre auteur, Arantzazu Saratzaga Arregi et Émilie Bernier proposent un regard inversé dans la substance médiatique par le biais d’une exégèse des concepts constitutifs d’une gynécologique philosophique dont Peter Sloterdijk, sur les traces de Platon, de Heidegger et d’Hannah Arendt, serait l’inventeur en même temps que l’héritier. Selon cette pensée onto-topologique de l’utérin, la naissance, la venue au monde équivaudrait à l’expulsion hors du giron maternel d’un sujet dont le «premier tu» serait le placenta.
Apparait ainsi au lecteur cet être jeté dans le monde qui commence, comme tout ce qui advient dans l’ordre de la sphère, par l’émergence inouïe d’un œuf. Cette phénoménologie de la venue-au-monde permet à Sloterdijk, assisté ici par Elizabeth von Samsonow, de penser le monde à partir de la mère et du giron obstétrical. Or, cette approche ne se contente pas de relater les étapes du drame et de l’épreuve périnataux : elle se veut aussi être ni plus ni moins qu’un ars pariendi – une nouvelle maïeutique. En ce sens, les auteures montrent bien comment la description sloterdijkienne des espaces utérotopiques agit également comme «initiation à une ontologie des frontières et des zones limitrophes». Mais qu’est-ce à dire?
Sloterdijk accorde une importance toute particulière à la notion de transfert, qu’il dépouille de tout son attirail psychanalytique pour en faire l’opérateur d’«une histoire naturelle des environnements amoureux». Il se plaît d’ailleurs à rappeler que l’Académie platonicienne n’était pas seulement réservée aux géomètres ; à son entrée se trouvait aussi une inscription, moins connue, qui invitait ses visiteurs à s’impliquer dans des aventures amoureuses. Manière de dire que la connaissance part toujours aussi d’une intimité de la rondeur ; façon aussi de souligner la fonction immunitaire et métamorphique des relations d’intimité. Car qu’est-ce donc que l’amour, sinon une manière d’entretenir notre luxuriance néoténique et de se tenir mutuellement dans l’élément fécond de la potentialité? Ou pour le dire un peu plus crûment : de bénéficier la vie durant «du privilège de ne pas être né» 3?
Au terme, les auteures nous amènent à concevoir comment, pour Sloterdijk, le monde des idées possède «les attributs d’une médecine pour ces écosphères postnatales». Et cette médecine, c’est celle d’Aphrodite, déesse des liens et des écumes fécondes, pour qui penser les formes vitales c’est toujours déjà participer de l’élan natal, en «louant les transferts» et en «réfutant les solitudes».
Sagesses
Contrepoint énergique qui inaugure la section sur les sagesses du philosophe de Karlsruhe, Bernard Aspe présente une condamnation sans appel de la position politique de Sloterdijk. Il s’agit dans cette contribution du «mauvais Sloterdijk», celui qui pourfend l’École de Francfort et qui a heurté de front l’intelligentsia critique avec sa condamnation sans appel de l’affectivité de gauche dans Colère et Temps, ainsi qu’avec ses positions pro-immunitaires dans la cadre de la crise allemande des réfugiés.
Pour ce faire, Aspe se penche sur la théorie globale de la vie en exercice développée par Sloterdijk dans Tu dois changer ta vie. Dans celle-ci, à la manière du Foucault du souci de soi, on renoue avec l’Antiquité pour envisager notre époque à l’aune des pratiques ascétiques. Essentiellement, Sloterdijk y conçoit la diversité des cultures de soi comme autant de puissances de sécession. Or, cette analyse repose sur un grand partage historique : si les Anciens sont identifiés à l’exercice (cette transformation du sujet par lui-même dans le cadre d’un rapport intime à l’élévation), les modernes sont identifiés au travail (où la transformation porte sur l’objet dans un cadre technique).
La critique de Aspe porte sur la disqualification politique qui motive ce partage théorique visant à rendre de nouveau visible «la différence éthique sous sa forme originelle». C’est que pour Sloterdijk, l’erreur révolutionnaire aurait consisté à confondre ascèse et politique. La révolution se présente comme une ascèse prescrite à tous, à qui veut «changer la vie» plutôt que, avec la modestie libérale de rigueur, «changer sa vie». À l’écart de la sécession révolutionnaire donc, Sloterdijk prônerait une «politique évolutionnaire» favorisant, selon les mots de Aspe, «le revival des pratiques de spiritualité, soucieuses de préserver l’équilibre de la “co-immunité”».
Aspe s’attaque de front à cette dramaturgie post-déconstructiviste. À l’injonction néo-antique «Tu dois changer ta vie!», il répond par une question : «Qui le fera?». Car poser directement la question du «qui?», c’est pour Aspe le moyen de dissiper la mauvaise généralité du «processus-sujet» de la modernité fabulé par Sloterdijk ; et c’est conjurer les vapes spéculatives auto-prophétiques pour faire place aux collectifs en prise avec le réel des conversions politiques, ceux-là même pour qui changer sa vie c’est toujours nécessairement changer la vie.
Le texte de Dalie Giroux poursuit dans la même veine et s’interroge sur le malaise politique associé à la critique de la gauche radicale développée par Sloterdijk dans Colère et Temps. Plus précisément, elle tente de voir ce qu’il est possible d’en tirer d’un point de vue «critique» ou digestif, pour ensuite proposer une réception franche de l’association entre radicalisme et ressentiment diagnostiquée par Sloterdijk.
Giroux rappelle d’emblée le cruel diagnostic du philosophe : imbibé de misérabilisme, assoiffé de condamnation morale, «le parti théorique de la gauche» souffrirait d’un «cristal identitaire cancéreux: la haine du monde en tant que ce monde est expression de puissance». Elle fait ensuite état de l’appel sloterdijkien à accueillir le monde tel qu’il est, c’est-à-dire à prendre le parti de la naissance et de l’abondance, à apprendre à dire oui à l’incommensurable monstruosité, dans l’esprit de l’amor fati :
Être curieux de cette monstruosité à laquelle nous prenons part – se placer au milieu, ce qui exigerait de cesser de se positionner à l’extérieur, en différence, en grève, de quitter le siège du juge de l’existence pour mieux se mouvoir au centre de la foule, avec nos hypothèques, nos barbecues, nos alcoolismes, nos prestations diverses, nos trajets motorisés, nos passeports, notre mobilier, nos diplômes, nos animaux de compagnie, nos emplois et notre chômage, cette abondance, et même celle dont nous serions privés. Se faire humanité. 4
Mais ce monde unique que nous aurions en commun partage, quel est-il au juste? N’est-ce pas, ainsi que l’énonce Sloterdijk, le monde romain, le monde anglais, la mondialisation de l’empire, avec en son centre l’Europe qui aurait un destin providentiel? Et Giroux de montrer que, pour Sloterdijk, refuser ce monde, c’est faire preuve de barbarie, c’est œuvrer contre l’élévation et la grandeur, c’est refuser la pleine extension extra-utérine via la culture ouverte de l’ambition. En un mot : «Garder le centre au centre, c’est-à-dire au cœur de la périphérie – voilà l’exercice de santé civilisationnelle qui nous est proposé.»
Après en avoir révélé les ressorts éthiques et psychopolitiques, Giroux plaide pour une remise en question plurielle et radicale de l’accumulateur de puissance post-romain. Les frontières réelles des souverainetés nationales ne sont jamais, nous dit-elle, que les réificats d’une ontologie désuète. À partir de ce constat, Giroux abandonne à elles-mêmes les unités impériales de désertification et invite à un mouvement de dilapidation généralisée. «Il s’agit d’amorcer, sous le signe de la mécréance, sans la moindre peur, un cycle d’exercices d’horizontalité» ; de «voir que nous ne sommes pas les auteurs de la puissance de laquelle nous (sur)vivons, non plus que celle-ci n’origine de quelque monopole extra-lunaire ou continental avec lequel nous serions en connivence»; et, de là, de «recentrer l’activité vivante» pour «simplement vivre – avec tout ce qui se donne, enfin.»
Elisabeth von Samsonow poursuit et approfondit l’exploration de l’espace péri-utérin, en identifiant dans l’œuvre de Peter Sloterdijk un déplacement fondamental de la pensée contemporaine, qualifié «d’attribution monstrueuse du principe maternel à la “sphère”». Ce déplacement, du père vers la mère, aurait contribué de manière significative, selon l’auteure, à la déshérence des binarités héritées de la logique. Il en irait chez Sloterdijk d’une poïesis de la sensualité tellurique et du contact qui, dès L’Arbre magique ou la Critique de la raison cynique, donne le ton en faisant le pari de la petite enfance contre le «progrès de l’individuation». Von Samsonow montre comment cet accent initial mis sur «la force bénéfique du désir de celles et ceux qui sont en symbiose» donne lieu à l’élaboration progressive d’une doctrine des attachements et de la qualité des relations.
C’est ainsi que le projet des Sphères à la fin des années 1990 est venu concrétiser le concept de maternitude, vers lequel convergent différentes notions aussi explorées dans le texte d’Arregi et Bernier, telles que «proximité (Nähe), choyer (verwöhnen), couver (hegen) et “printemps extra-utérin”». Cette audacieuse métaphysique universalise le référent «Mère». Ce faisant, elle le convertit en principe de la spatialité plastique du social, précisément là où, de Parménide en passant par Saint-Paul, Grosseteste, les gnostiques, Ficin, Leibniz ou Kepler, cet espace cosmo-architectural était identifié au père, à l’esprit, à Dieu.
Von Samsonow tire des conclusions étonnantes de cette nouvelle cosmologie. En dialogue avec le Baudrillard de L’Échange symbolique et la mort, elle pose à nouveaux frais la question de la production, du travail et du corps sexué dans l’économie. S’en dégage d’abord l’idée du corps de la mère pensé comme lieu de production et paradigme d’une nouvelle économie soustraite à celle du manque des patriarches. S’en suit également une réflexion autour de l’inceste et de la figure de la jeune fille. Plutôt que d’être réduite au statut d’unité d’échange dans une économie fantasmée de la prostitution, celle-ci se révèle plutôt comme puissance empathique et oraculaire qui inaugure une «nouvelle biosocialité». Van Samsonow convoque à cet égard l’anthropologie philosophique de Donna Haraway. La symbiogénèse célébrée par cette dernière recoupe la sphérologie de Sloterdijk : dans un cas comme dans l’autre, écrit-elle, «les humains sont définis comme ceux qui sont dans l’attachement et qui le restent».
On aurait tort de voir là une forme quelconque de fatalisme ou de contrainte paralysante. Bien au contraire : après avoir établi que le fait de la maternitude n’était en aucune façon réservé aux mères biologiques réelles, von Samsonow conclut avec un appel schizoanalytique à se libérer «des terrorismes parentaux de toute nature» – lire la logique de l’oedipianisation – et à privilégier «les grandeurs systémiques de la terre féconde.»
Concluant ce parcours de prescriptions, Erik Bordeleau nous engage sur le chemin d’une méditation sur les mouvements ascensionnels qui caractérisent l’œuvre de Sloterdijk, qu’il interprète sous le signe général d’un «enchantement vital par les formes». Définis comme étant à la fois spéculatif et littéraire, ces mouvements animent les sphères de l’intérieur et font d’elles des «matrices de devenir». Bordeleau rappelle que pour Sloterdijk, le mouvement d’animation extatique des sphères aspire d’abord vers le haut, ce dernier allant jusqu’à affirmer que «sans un concept explicite du mouvement ascensionnel, l’activité aphrogène originelle de l’être humain n’est pas exprimable.» S’élève ainsi l’image d’une terre composée d’une multitude irréductible «d’extases locales» qui appellent à une géophilosophie d’inspiration néo-monadologique. Déployé sur le terrain des récits «suffisamment grands» de l’Anthropocène, cet ambitieux programme de pensée décrit ainsi, nous dit Bordeleau, «les contours d’une sorte d’anthropologie sauvage des formes de nos enchantements et des interstices esthético-politiques».
Bordeleau s’attache à montrer que cette anthropologie baroque des espaces de co-fragilité comprend une composante initiatique essentielle, dont témoigne la «tonalité expansive et prophétique» si caractéristique du philosophe allemand. L’auteur n’hésite pas à souligner comment, à l’intersection des technologies médiatiques et de la métaphysique, le goût de Sloterdijk pour la révélation des «paradis énergétiques au-dessous des personnalités» relève d’une pensée des liens et de la magie. Au fronton de cette entreprise, on trouve la déesse Aphrodite, fille de l’écume, qui communique l’amour du milieu. En découle une interprétation fabulée de la naissance de la philosophie que Bordeleau croise avec le récit whiteheadien de l’essor de la pensée spéculative chez les Grecs. Cette érotique des idées comporte, dans un cas comme dans l’autre, de forts accents platoniciens ; la philosophie apparaît dès lors comme une pratique transdisciplinaire «d’installation dans le plus grand» et comme une «école de l’extase, de la grandeur et de l’étonnement».
Ne se contentant pas de célébrer la dimension jubilatoire des exercices philosophiques bien menés, l’auteur voudrait encore montrer, en divergent accord avec les considérations psychopolitiques de Sloterdijk sur le translatio imperii – transfert de puissance – et l’armement subjectif romano-impérial aux fondements de l’Occident, en quoi la joie de la fabulation constitue un élément incontournable pour la décolonisation de nos modes de pensée. Mêlant chamanisme et philosophie postcritique, il conclut en nous égarant avec doigté dans les enchevêtrements sémiotiques de la jungle amazonienne, à la recherche de «puissances fugitives et métamorphiques qui s’élaborent entre les êtres», seules capables de contrecarrer «la prétention des différents réalismes identitaires au monopole du sérieux, du vrai et de l’historiquement chargé».
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Au croisement de ces différentes pistes de lecture, nous prenons le parti d’un Sloterdijk maternel, celui dont la parole soigne, celui qui raconte qu’«il y a un trou au début et un trou à la fin», et qu’il faut «boucher les deux par la forme narrative». Car ces récits, cette parole couveuse, cette philosophie ovoïde, cet éloge du natal, ce fantasme vertical, dit-il encore, et c’est là que nous l’aimons le plus, sont des «formes de paniques». Nous prenons le parti de ce Sloterdijk dont le rapport à la limite est celui de la naissance et non celui de la frontière turque, dont la luxuriance à nourrir est celle du vivant et non celle de l’empire, qui nous rappelle, avec cette voix d’une douceur redoutable à propos de son enfance passée à jouer dans les ruines du Berlin d’après-guerre, que «tout le monde avait une archive de peur dans la poitrine». 5
Peter Sloterdijk’s work desk by Anja Weber
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2011, p. 459→
- Peter Sloterdijk, La Compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste, Paris, Mille et Une Nuits, 2001, p. 10→
- Peter Sloterdijk, «Domestikation des Seins. Zur Verdeutlichung der Lichtung», Nicht gerettet. Versuche nach Heidegger, Francfort, Suhrkamp, p. 189→
- Voir le texte de Dalie Giroux, Méditations post-colériques, dans le présent numéro.→
- Nous aimerions remercier Nicolas Zurstrassen, précurseur écouménique. Sans son impulsion initiale et décisive, cet ouvrage n’aurait su voir le jour.→