L’enchantement qui combat en notre faveur, c’est la magie de l’extrême, la séduction qu’exerce tout ce qui est extrême : nous autres immoralistes – nous sommes les plus extrêmes…— Friedrich Nietzsche

君子之於道也,不成章不达。

L’homme de bien, dans sa recherche, s’il ne réalise pas une forme achevée, il n’atteint pas.
— Mencius1

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S’il fallait caractériser l’œuvre de Peter Sloterdijk d’un seul et unique trait, je dirais qu’elle consiste en une pensée de l’enchantement vital par les formes dont l’expression la plus générale, dans le registre de la biologie sémio-spéculative, se formulerait comme suit :

«Le secret de la vie, dès le palier des cellules primitives, ne peut être détaché du mystère de la forme, ou plus précisément de la constitution d’espaces intérieurs selon les lois de la sphère. (…) Dans l’organisme primitif, l’espace est en route vers le Soi2

Cette caractérisation a l’avantage de tenir en une formule deux dimensions essentielles de la pensée sloterdijkienne des sphères. D’abord, elle fait signe vers la composante réaliste pluraliste de son travail. Sloterdijk dans son œuvre met en scène un «drame permanent de la démarcation» spatio-immunitaire, où «chaque “chose” est posée dans son “lieu” afin d’y faire ses preuves3». Cette agonique architecturale des formes de vie d’inspiration nietzschéenne le rapproche à plus d’un égard des travaux de son bon ami Bruno Latour, un autre penseur incontournable du spatial turn au sein des sciences humaines contemporaines. Le Latour des Irréductions, mais aussi, quoiqu’avec quelques correctifs, de l’Enquête sur les modes d’existence, se présente en effet comme un penseur des épreuves et des forces : il s’intéresse à la manière dont les êtres persévèrent dans l’existence, ou pour le dire avec le philosophe de Karlsruhe, à la série des «succès ontologiques» qui font «le miracle de leur actualité4». Ceci dit, du point de vue de la prolifique phénoménologie de l’espace développée par Sloterdijk, les acteurs-réseaux latouriens sont trop plats. Latour d’ailleurs lui-même en convient, qui s’est récemment affairé à leur donner plus de texture en les redéployant selon une pluralité de modes d’existence. Pour Sloterdijk en effet, les réseaux latouriens, composés sémiotiques de lignes et de points, sont porteurs de «tendances anorexiques qui désenchantent» ; ils ne suffiraient donc pas, à son sens, à rendre compte dans toute leur richesse et leur complexité de la composition des mondes que nous habitons5.

L’idée qu’une formalisation conceptuelle faillisse parce qu’elle désenchante n’est pas si courante. Normalement, on attend justement des sciences qu’elles produisent des savoirs affectés d’un coefficient de détachement suffisant. Par la négative, on trouve là une indication déterminante sur la teneur à la fois spéculative et littéraire de l’ambition que nourrit Sloterdijk en tant que théoricien des espaces intérieurs animés. L’espace tel qu’il le conçoit ne saurait en effet se limiter à une surface d’épreuves et de connexions dans l’élément extérieur. Suivant en cela l’impulsion théorique heideggerienne, La Terre est pour Sloterdijk le lieu d’extases locales irréductibles aux réseaux médiatiques qui l’enserrent toujours plus sûrement. Pour le dire de manière toute schématique, la pensée de l’animation des sphères suppose que toute formation spatiale comporte une dimension génétique qui précède la tridimensionnalité ordinaire. L’espace doit ainsi être conçu comme lieu et matrice de devenirs :

«Le concept d’espace qui entre ici en jeu est manifestement un concept non physique et non trivial (…) Cela doit être un lieu qui, à l’instar de la khôra platonicienne (…) est une matrice des dimensions en général, et peut dans cette mesure être la «nourrice du devenir», pour reprendre la métaphore grandiosement obscure de «l’espace» comme «où» hébergeant le devenir6».

Ainsi donc, si «l’éternelle nostalgie de l’âme revient toujours à l’espace», selon le mot de Max Bense placé en exergue de Globes, l’espace quant à lui n’atteindrait à sa pleine expression que dans l’horizon spéculatif ou futurial d’une géophilosophie. En clé théologique, cela s’énoncerait à peu près ainsi : «l’espace, on l’avait oublié pour un moment, est le siège des dieux. Après un siècle d’idolâtrie du temps, le souvenir de l’espace inspiré ressemble à un retour à nos meilleures possibilités7

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Tant dans la forme que dans le fond, l’œuvre de Sloterdijk, et c’est le deuxième élément que j’aimerais ici mettre en évidence, reste inaudible si on ne lui concède pas la prétention de nous renseigner sur les énigmes métaphysiques de l’anima mundi et autres modes d’enchantement anti-gravitationnels. Son matérialisme dionysiaque et postcritique répond en effet d’une exigence énonciative unique dans le champ théorique contemporain. Suivant le sens antique du terme theoros, la disposition à la théorie célébrée par Sloterdijk coïncide avec le spectacle constamment renouvelé de la vie dans son essor festif. Theoros est celui qui participe à une délégation envoyée à une fête, et qui par-là s’en voit ravi. Cette expérience initiatique et événementielle du ravissement est absolument centrale chez Sloterdijk. Elle teinte ses redescriptions spéculatives et ses dévoilements généalogiques d’une tonalité expansive et prophétique. Le grand récit sloterdijkien de l’individuation anthropotechnique et de l’animation des sphères se dit par exemple fondé sur l’hypothèse qu’ «il n’y a rien dans la technologie qui ne se retrouvait pas au préalable dans la métaphysique, et rien dans la métaphysique qui ne figurait d’abord dans la magie8». Manière de dire que l’ensemble de ses analyses, qu’elles soient d’ordre mythopoïétiques ou théologico-médiatiques, entretiennent sur le monde un regard global extatique qui ne perd jamais de vue les «paradis énergétiques au-dessous des personnalités9».

Dans la trilogie des sphères, cette immédiateté luxuriante et sensible, cette zone d’inclusion animale et mutuelle qu’est la vie, Sloterdijk la pense en termes d’activité aphrogène originelle. Toute la sphérologie de Sloterdijk se développe sous le signe de l’écume féconde, c’est-à-dire, de la déesse Aphrodite (du grec aphros, écume). Déesse de l’amour et de la sexualité, Aphrodite intensifie les puissances d’expression collective – elle immédiatise les formes de vie et communique l’amour du milieu10. Sous son patronage, la pensée des sphères noue une alliance durable avec l’antique tradition d’une érotique des idées. Il ne faut évidemment pas comprendre ici le milieu comme une juste mesure éthique qui s’établirait à égale distance entre l’excès et le défaut, mais bien comme puissance immanente et singulière d’engendrement, au sens que Deleuze et Guattari par exemple donnent à ce mot lorsqu’ils nous enjoignent à saisir les choses au vol, à les prendre «par le milieu». C’est au Hésiode de la Théogonie que revient le mérite d’avoir forgé l’adjectif aphrogénéa, et d’avoir ainsi produit «l’image mentale inouïe d’une écume dotée non seulement d’une énergie formelle, mais aussi de la faculté de faire naître et d’un potentiel génératif dans la production du beau, de l’attirant, du parachevé11.» C’est dans cet esprit que Sloterdijk développera cette ontologie des flux médiatiques qu’il appelle théorie des sphères ou encore aphrologie. Contre le préjugé substantialiste dominant et les fondamentalismes larvés, il s’agit d’une pensée qui en appelle à une attention renouvelée aux possibles hébergés par les «systèmes affectés de co-fragilité» ; une pensée, donc, pour laquelle «le plus fragile est conçu comme le plus réel12». Voilà un programme de pensée à la fois pratique et spéculatif, qui trace les contours d’une sorte d’anthropologie sauvage des interstices et des formes de nos enchantements esthético-politiques.

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Les sphères peuvent être définies de plusieurs façons. Partant de ce que Bachelard appelait «l’intimité de la rondeur», elles se conçoivent comme des «lieux de la résonance inter-animale dans lesquels la manière dont les créatures vivantes sont ensemble se transforme en un pouvoir plastique13». Sloterdijk qualifie parfois les sphères humaines de «serres érotico-esthétiques» afin de marquer leur rôle de production d’intérieurs confortables et propices à la croissance. Dans la perspective sphérique, l’humanité est ainsi le produit d’une «évolution autoplastique luxuriante» ; et sur un mode résolument jubilatoire, Sloterdijk ne peut s’empêcher de noter que suite aux conditions favorables qui ont pu régner dans les serres humaines, «l’homme est en route vers la beauté14».

Pour Sloterdijk, on l’aura compris, la vie est affaire de forme. L’impulsion aphrogène aspire à sa complétion : c’est une appétition qui cherche satisfaction (esthétique). La forme ainsi décrite ne se rapporte pas simplement à un état de chose. Elle doit plutôt être entendue comme un événement perceptuel immanent à la vie et dont il faut apprendre à saisir le mouvement – l’enchantement – propre. Ce mouvement d’animation, Sloterdijk le dit ascendant. Cette orientation détermine l’ensemble de sa pensée. Elle le place en position quelque peu volatile – pour ne pas dire en porte-à-faux – vis-à-vis une certaine pensée critique, qui a souvent tendance à sous-estimer l’importance de cette dimension de propulsion affective ou à invariablement la plomber par négligence, c’est-à-dire en la prenant pour acquise. La différence introduite par la théorie des sphères pour l’interprétation de l’histoire humaine (et pas seulement) réside précisément à ses yeux dans le fait qu’elle nous rend plus attentifs aux «moments de mouvement ascensionnel, d’excédent et de libre dérive à l’intérieur des îles anthropogènes15». Cette approche, qui affirme l’abondance au commencement de toute chose, le prémunit contre les conceptions survivalistes de la conditio humana, lesquelles se contentent «d’accompagner la marche des “cultures” et des ethnies le long du parapet de leurs nécessités internes et de leurs stresseurs externes16». De fait, en contraste polémique avec les adeptes du «réalisme de la pauvreté», Sloterdijk ira jusqu’à dire que «sans un concept explicite du mouvement ascensionnel, l’activité aphrogène originelle de l’être humain n’est pas exprimable17».

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C’est ce sens des envols précaires et des compositions plus ou moins fugitives, cet imaginaire des déploiements historiques et des complétudes relatives dont j’aimerais dégager plus nettement les contours dans le cadre de cette étude. Cette analytique prospective de quelques mouvements ascensionnels qui peuplent son œuvre s’articulera selon trois plans qui ne cesseront de s’enchevêtrer. D’abord, j’interrogerai les dimensions littéraire et spéculative de ses descriptions mégalopathiques. Plus particulièrement, j’aimerais mettre en évidence la posture d’énonciation macro-historique adoptée par Sloterdijk et ses effets d’annonce futuriale, en portant attention à la manière dont il relève pour son propre compte l’impératif extatique et jubilatoire qui a présidé à l’essor de la métaphysique classique. À cela s’ajoutera un plan d’analyse éthopoïétique, plus diffus, où se recouperont différentes considérations sur la production de subjectivités, la redéfinition de l’âme comme enjeu immunologique et les effets d’initiation propres à la pratique de la philosophie. Sloterdijk décrit en effet la philosophie comme pratique initiatique et impériale d’installation «dans le plus grand». Qu’en est-il des mouvements ascensionnels et de leur volonté de puissance, c’est-à-dire de cette impulsion différentielle de la vie à se surmonter elle-même, dès lors qu’ils sont envisagés du point de vue de leur «impérialité latente ou manifeste»? Pourquoi l’optimum morphologique sloterdijkien se montre-il invariablement hiérarchique ou, pour ainsi dire, enclos par le haut? Ce troisième plan, dit politique, est sans aucun doute le plus délicat à traiter. Il a déjà fait l’objet de quelques études préalables18, et plusieurs textes du présent volume adressent la question avec aplomb. Je tâcherai pour ma part de voir si Sloterdijk, à l’instar du philosophe Alfred N. Whitehead, malgré son attachement évident à la «grande» histoire de la pensée occidentale, ne pourrait pas, et ce malgré une tendance certaine à l’eurocentrisme, contribuer à une décolonisation de nos modes d’abstraction.

 

Naissance fabulée et devenirs de la philosophie
(Sloterdijk avec Whitehead)

 

«Ainsi, le fait général, tel qu’il se présente à nous empiriquement, apparaît comme le mouvement d’ascension de quelques-uns combiné avec un lent écoulement de l’ample ordre physique ancien qui forme la base à partir de laquelle la montée a lieu19».

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Dans les premières pages de Globes, le deuxième tome de la trilogie des Sphères, Sloterdijk s’élance dans une description magnifiante de l’«idylle intensive» dans laquelle un groupe d’hommes sages, barbus et désœuvrés se sont vus durablement plongés suite à leur contemplation circonspecte de la perfection sphérique de l’Être. Tout l’effort narratif de Sloterdijk vise à nous rendre contemporain de l’effet de métamorphose et de transfiguration qui a opéré chez ceux qu’on appellera bientôt philosophes et qui, pour l’immédiat et pour le futur, ont été illuminés par cette nouvelle évidence géométrique : Eiso panta, «tout est à l’intérieur», tout est grâce pour qui comprend que tout est dans le cercle. Avec les accents euphoriques et cosmo-théologiques de rigueur – «tout langage théorique non jubilatoire serait un indice du fait que le candidat n’a pas été frappé par la foudre de l’évidence20» – Sloterdijk indique comment, désormais, « la sphaira, l’Un devenu forme, est le dieu qui donne à penser21». Cette divinité d’un genre nouveau embrasse le global et vise à l’universel ; elle n’en demeure pas moins jalousement – sinon méthodiquement – exclusive. Dans la «Remarque liminaire» sur laquelle s’ouvre le projet des Sphères, Sloterdijk rappelle l’inscription légendaire qui figurait à l’entrée de l’Académie de Platon : «Que nul n’entre s’il n’est géomètre.» Pas que la géométrie soit pour Platon un but en soi. Seulement, l’audace spéculative, créatrice d’avenir, demande à être disciplinée suivant le sens des formes et la perfection révérée du sphérique.

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Il peut être intéressant d’adjoindre au récit fabulé de la naissance de la philosophie selon Sloterdijk celui, autrement plus sobre mais non moins ambitieux dans sa portée civilisationnelle, du philosophe anglais Alfred N. Whitehead. Une des choses qui frappe dans le récit whiteheadien de la fonction de raison et sa formalisation par la méthode philosophique est l’importance qu’il accorde à «l’impulsion vers la nouveauté22», laquelle s’exprime en conjonction avec ce qu’il nomme «appétition anarchique». Pour Whitehead, le mouvement ascensionnel est premier. Le rôle de la raison, dès lors, est de «favoriser l’art de vivre23» en «dirigeant l’attaque vers le milieu24» en vue d’un mieux vivre(((Dans un sens décidément similaire, Sloterdijk développe «un concept de l’immunité porteur de traits offensifs», à partir
duquel le «modus vivendi humain» se présente comme «autodéfense par la créativité» : «Les travaux menés en permanence sur leurs propres sphères vitales sont donc l’activité aphrogène primaire.» Voir Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 222 ))). «Dans le corps animal, écrit Whitehead, nous pouvons observer l’appétition vers l’ascension, la raison servant de facteur sélectif25.» Chez les humains, cela se traduit entre autres par une «soif d’infini» et une activité visionnaire porteuse de «nouveauté imaginative» : «Quand la raison spéculative a émergé en tant que force discernable elle est apparue sous la forme d’inspirations sporadiques26.» À ce niveau d’analyse, Whitehead prend soin de noter le rapport étroit qui existe entre la raison spéculative et les intuitions religieuses. Puis vinrent les Grecs. Les Grecs, nous dit Whitehead, «ont fourni l’instrument définitif de la discipline spéculative27» ; «ils ont découvert le secret quasi incroyable que la raison spéculative était elle-même soumise à une méthode régulière26». C’est ainsi que le projet âme du monde ou anima mundi, concentré à la fine pointe du verbe être et de ses possibilités analytiques, «entre dans sa phase de précision29» et devient philosophie.

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Essayons de caractériser encore un peu plus ce qui est en jeu dans cette description mégalopathique des origines fabulées de l’universel philosophique. Le récit whiteheadien des origines de la philosophie s’élabore dans le cadre d’une interprétation du «statut naturel de nos abstractions30». Cette histoire s’articule principalement autour de cette fragile merveille qu’est la spéculation abstraite et de laquelle ne dépend rien de moins, selon Whitehead, que le salut du monde31. C’est que, sur fond des thèses encore en vigueur à son époque concernant ce que Marx et Engels ont pour leur part nommé la «stagnation asiatique», Whitehead explique comment l’élan vers la nouveauté ne va jamais de soi, ou, pour le dire selon son vocabulaire technique, comment l’esprit de la spéculation peut très bien déserter la fonction de raison. Il s’en suit que les mouvements ascensionnels doivent être activement entretenus : ils sont historiques, périssables et contingents. C’est dans le cadre de cette dramatisation civilisationnelle que Whitehead pourra affirmer, avec toute la solennité qu’il se doit, que «le secret du progrès git dans l’intérêt spéculatif pour des schèmes abstraits de morphologie32». Dans cette optique, nous pourrions dire que, telle que Sloterdijk la présente, la sphère Une de l’ontologie classique a joué pendant de nombreux siècle le rôle de canevas directeur, une sorte d’attracteur morpho-spéculatif pour des êtres visionnaires et créateurs d’avenir.

Mais n’est-il pas étrange de raconter les débuts de la philosophie en la plaçant sous le signe de la divinité? Divinité issue de la pensée spéculative certes, mais qui mobilise tout de même, au moins comme métaphore, notre disposition à l’émerveillement et à la dévotion. Peut-être faut-il voir là une manière de rendre compte de la composante aphrogène inhérente à tout mouvement ascensionnel, même le plus décharné, abstrait ou spéculatif. Nous avons vu combien il importe à Whitehead de rendre compte de cette appétition ou part anarchique qui anime la raison spéculative et lui permet de défier toute méthode préétablie. Cette dimension d’essor, et les modes d’abstraction qui lui sont corolaires, ne vont pas de soi. Whitehead décrit la mise à l’aventure spéculative comme un jeu entre des expériences physiques, qui sont constituées par «la pure jouissance finale d’être quelque chose d’une manière bien définie33», et les expériences mentales. Ces dernières correspondent aux schémas abstraits de morphologie évoqués précédemment, dans la mesure où elles visent à «des fins idéales» et une «satisfaction esthétique» en dehors de la «simple tendance physique». Le pôle mental, «organe de la nouveauté», s’oriente «vers une forme en vue de sa réalisation»34. Ce schéma idéaliste d’inspiration platonicienne recoupe en plusieurs points le récit sloterdijkien. L’un comme l’autre illustre comment, prise par le biais de l’essor spéculatif, l’activité aphrogène est à la fois mise à l’aventure (mentale) et jouissance de la complétion (physique). C’est à cette double-articulation que nous allons maintenant nous attarder, en nous attachant à sa composante littéraire, futuriale et jubilatoire.

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L’exercice de la philosophie ne se limite jamais à l’exercice scolaire et doctrinal de la raison à laquelle elle est trop souvent réduite. Elle requiert au contraire qu’on la conçoive comme une école de l’extase, de la grandeur et de l’étonnement35. La pensée de Sloterdijk croise ainsi celle de Whitehead en ce que toutes deux peuvent être lues comme appel à une grandeur spéculative qui comporte toujours une dimension d’intensité affective et qui participe, sur un mode postcritique, au mystère de la création des formes. Whitehead excelle à faire jouer l’esprit d’aventure spéculative contre la fatigue, les répétitions et leurs retombées36. Sloterdijk complète cet esprit d’aventure avec une description des conditions historiques et macro-historiques dans lesquelles se sont formées les enveloppes psycho-existentielles requises pour que les élans spéculatifs se soutiennent dans la durée.

En ce sens, l’Être Un sphérique représente pour les Anciens un optimum morphologique : il est condition de possibilité et principe d’abondance qui commande à la fois une gratitude contemplative et des analyses glorificatrices. Car, comme je le soulignais plus tôt, pour qui participe effectivement de la complétude débordante du Tout, «le ton est le message». Le langage qui s’impose est donc celui de la célébration, où «le superlatif est la chose elle-même» et où «fêtes et mots se déploient de manière synchrone37». D’où encore que langage religieux et philosophiques se mêlent si volontiers dans l’interprétation sloterdijkienne de l’onto-théologie : «… bien avant la bonne nouvelle en personne, un évangile morphologique avait enchanté les intelligences du monde antique38» Dans «L’aperçu rétrospectif» qui conclut Écumes et sur lequel nous reviendrons plus en détails, Sloterdijk décrit ainsi, par la bouche du personnage du critique littéraire qui découvrirait là la clé de sa méthode spéculative, la trilogie des sphères comme «un essai sur le superlatif» :

«C’est avec le principe du meilleur possible que débute la pensée et qu’il faut tenter, par la suite, de maintenir le niveau (…) Dire ce qui est signifie toujours, dans ce régime : porter au niveau de la parole ce qui constitue le plus haut, le meilleur, l’achevé, au moins tant que l’on parle des deux sur-objets, Dieu et le monde, et de leurs annexes politiques, la ville organisée de manière optimale et la bonne vie qu’on y mène (…)39»

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Cette interprétation rétrospective visant à célébrer la gloire désormais déchue de l’Un métaphysique joue chez Sloterdijk un rôle polémique déterminant. Elle voudrait rétablir un plus juste équilibre en regard de deux tendances prédominantes sur la scène intellectuelle contemporaine. D’abord, Sloterdijk pourfend, au nom d’une éthique de la générosité spéculative, les différentes formes de pensée critiques et identitaires qui se donnent comme situation première la pénurie et, de suite, ne peuvent faire autrement que de sacraliser les vécus de la domination. Pour Sloterdijk en effet, «ce que l’on appelle généralement la fin de la métaphysique est aussi, dans la plupart des cas, le début de l’effort consistant à donner licence, sur le plan théorique, au ressentiment40». À l’inverse, l’ontologie classique telle que célébrée par Sloterdijk place au commencement l’abondance, projetant ainsi «une lumière aristocratique sur tout ce qui se présente41». L’énonciation superlative sloterdijkienne voudrait suivre au plus près le mouvement interne et génétique de la pensée philosophique, à savoir son «amour du tout par transfert42» telle qu’il la définit dans les première pages de Bulles. Ce mode d’expression performerait ainsi, au niveau de la pensée théorique, une opération similaire au translatio imperii – transfert de la puissance – du motif dramatique de l’empire romain qu’il identifie aux fondements de l’Europe contemporaine43. Le malentendu ici serait de faire de Sloterdijk un simple apologiste de la grandeur impériale (et coloniale) passée du Vieux continent, là où l’Europe qu’il appelle de ses vœux serait plutôt, à l’image de sa pensée pluraliste des écumes, un lieu de réflexion et de métabolisation de nouvelles formes politiques coopératives et post-impériales, immunisées contre les excitations nationalistes et déprises du fantasme de la centralité. Sloterdijk, penseur post-métaphysique, et par-là même, potentiel pharmakon décolonial? Il faudra y revenir.

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Sloterdijk trouve chez Foucault ou Deleuze des alliés de premier plan dans son combat contre les différentes formes de ressentiment critique issues du primat accordé au manque et à la pauvreté. Néanmoins, ils se désolidarisent en partie de ceux-ci lorsque vient le temps de formuler le fin mot de son projet ontologique. Sloterdijk, et c’est là un des éléments les plus déterminant (et problématique) de sa posture politique, récuse l’infinitisme de gauche, et en premier lieu son rejet un peu simpliste du «fait» de la hiérarchie. Dans un entretien récent, Sloterdijk par exemple témoigne de son malaise vis-à-vis d’un Deleuze un peu trop anarchiste à ses yeux :

«If you read Deleuze, by and by you feel a little bit uneasy because the resentment against all hierarchical structures is so strong. You feel that it simply can’t be true, because hierarchies just exist8

Cette attitude réaliste et anti-nomadologique – il la définit parfois de «conservatisme élastique» – le rapproche du conservatisme institutionnel d’un Bruno Latour. Elle l’amène à formuler une pensée cosmopolitique soucieuse de composer avec l’élément sédentaire des pratiques et les démarcations culturelles en vigueur, tout en restant sensible aux mouvements ascensionnels ou aberrants par lesquels procèdent des peuples à venir.

«Ce qui importe, après la lassitude que nous inspirent les infinitismes poststructuralistes, c’est le travail à une ontologie du monde fini, inachevé, monstrueux ; dans ce monde-là, il faut mener à l’équilibre les moments conserva- teurs et explosifs, on pourrait aussi dire les intérêts psychiques et techniques, tous deux dans leurs radicalismes. (…) La pensée du futur – peut-être une philosophie transgénique – part de la perception du fait que le projet métaphysique d’animation du cosmos – le monosphérisme – a échoué sans que le fait psychique, dans son extension obstinée, ait pour autant été démenti45».

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Là encore s’exprime une défense du fait psychique essentiel de l’animation, lequel, dans le langage technique de Sloterdijk, coïncide avec l’activité aphrogène originelle. Le regard rétrospectif jeté sur l’histoire de la métaphysique vise à en révéler et, jusque dans une certaine mesure, sauvegarder l’impulsion unitaire première, laquelle se déploie «naturellement» sur un mode impérial. Si Sloterdijk s’attache à en célébrer les effets d’agrandissement psychopolitique à rebours de sa fragmentation contemporaine ou post-monosphérique, c’est sans doute parce qu’on ne comprendra rien du monde tel qu’on en hérite aujourd’hui si on ne prend pas la juste mesure de «l’avantage incomparable» qu’a procuré pendant plus de 2000 ans l’optimum morphologique issu de la métaphysique classique. Ce succès ontologique, c’est celui d’un impératif géométrique qui s’est imposé jusque dans la sphère éthique et a contribué à redéfinir la notion même d’âme. À la manière du grand drame de la présence magique esquissé par l’anthropologue italien Ernesto de Martino, Sloterdijk raconte sur le mode de la reconstitution néo-monadologique la conquête d’un être-là toujours plus stable parce que mieux «immunisé» :

«Lorsqu’on parle d’âme, dans un sens métaphysique, on a déjà accompli un changement de motif dans l’interprétation des énergies interne de défense et d’affirmation. (…) ce sont désormais des constantes formelles plutôt immanentes qui confortent ce qu’on appelle les «âmes» dans la guerre frontalière avec les âmes annexes et le non-âme. (…) Pourvu de cette prime à la stabilité psychique, l’homo metaphysicus a pu aborder les risques existentiels de sa situation dans le monde, d’une manière plus expansive et avec un plus grand goût d’entreprendre que n’importe quel animiste dans ses combats locaux. C’est donc cela, la prestation immunitaire de la forme bien comprise : posséder l’immortalité, donner l’immortalité et libérer ainsi les individus pour les laisser accéder à la supériorité sur les lieux où s’accomplissent leurs liaisons relatives46».

Il faut prendre garde ici de ne pas confondre âme métaphysique et individualité libérale. Les «constances formelles immanentes» auxquelles il réfère renvoient davantage à des formes subjectives partagées et réparties qu’à des intériorités privées marquées par la névrose de la liberté47. Ceci dit, tout se passe comme si, en contraste avec d’autres penseurs de l’horizon post-heideggérien, Sloterdijk avait choisi non seulement d’expliciter, mais dans une certaine mesure de justifier l’armement subjectif de type romano-impérial48. Il fabule l’émergence d’un nouveau type de présence, celle du sage «logiquement conséquent et morphologiquement juste», lequel, «grâce à l’accomplissement spirituel de la forme, atteint l’optimum immunitaire49». Cette mystique offensive de la forme vraie préfigure l’émergence des Modernes. L’exigence pragmatiste de «se transformer en rayon d’initiative pure50» conduira, par exemple, à la «stabilisation interne d’une culture d’acteurs51», c’est-à-dire à la formation de subjectivités prêtes à se lancer à l’assaut du monde. C’est précisément cette «disposition fondamentaliste» que Heidegger n’aura cessé d’interroger et de désactiver au fil de sa longue méditation sur la question de l’Être. Et le dernier Agamben de même, cherchant à remonter en-deçà de l’efficace du mystère onto-théologique chrétien, porte attention la dimension de précarité «aventureuse et nocturne» dans laquelle se meut l’initié païen52.

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Cette description de l’impulsion dite mégalopathique ou hyperbolique aux origines de l’aventure métaphysique occidentale constitue une composante essentielle du geste de pensée déployé par Peter Sloterdijk. Elle est indissociable d’une réflexion approfondie sur le pouvoir, et plus précisément, sur le rôle de la philosophie comme pratique initiatique et impériale d’installation dans le plus grand. En effet, un des problèmes au cœur de la pensée de Sloterdijk concerne le fait qu’on n’échappe pas à la contrainte – et à la possibilité – d’être puissant. La formation philosophique, dans cette optique, est indissociable d’une metanoia politique. «Lorsqu’on voulait devenir adulte dans l’Athènes des Ve et IVe siècles», nous dit Sloterdijk, «il fallait se préparer à assumer le pouvoir dans des dimensions pratiquement inconnues jusqu’alors – ou du moins, à faire siens les soucis du pouvoir53.» Dès lors, «la philosophie est ainsi d’emblée et inévitablement une initiation au grand, au plus grand, à l’absolu ; […] elle mise sur la possibilité de répondre à la complexité accrue du monde et à la majesté exaltée de Dieu par un effort permanent d’extension des âmes54». La philosophie participe donc d’une «formation de l’homme pour un grand monde à l’impérialité latente ou manifeste» ; elle aura constitué un «rite d’initiation logique et éthique pour une élite de jeunes hommes» spécifiquement conçu pour les amener à «dépasser les imprégnations purement familiales et tribales qui étaient jusqu’ici les leur en faveur d’une humanité fondée sur l’État et l’empire, une humanité visionnaire et magnanime55». Ce ne serait qu’à l’intérieur de ce cadre impérial qu’on prendrait la pleine mesure du rôle politique et civilisationnel de la métaphysique de la sphère Une qui a caractérisé l’Occident :

«(…) la boule ne doit pas tant être considérée comme une figure de pensée tranquille et géométrique, mais comme une révélation énergétique, pour ne pas dire impériale, du pouvoir. Avec elle, la pensée de l’être atteint sa figure de majesté. C’est notamment pour cela que la sphaira demande à être saisie par les puissants de ce monde ; en tant que symbole de la bonne et forte frontière du monde, elle sera indispensable aux futurs impéro-théologiens et aux créateurs de réseaux56

Le grand problème de philosophie politique auquel s’attèle Sloterdijk apparait clairement : si sa pensée regorge de ressources pour mieux habiter le monde, il en va tout de même pour lui, en dernière analyse, de penser le passage entre propositions spéculatives et pratiques effectives de gouvernement – de soi, des autres, du monde. On ne sau- rait sous-estimer l’importance de ce dernier point. Cet effort est ultimement guidé par l’éthique nietzschéenne de la générosité provocatrice et sa proclamation évangélique de la noble exacerbation de soi. La politique de gauche du fini à laquelle souscrit Sloterdijk s’arrime à la «vertu qui donne», joyau des enseignements du Zarathoustra. De cette dernière jaillit «une source de pluralisme qui dépasse tous les espoirs d’unité57». Ceci dit, qu’on ne s’y trompe pas : le pluralisme co-immunitaire de Sloterdijk laisse peu de place aux devenirs-révolutionnaires effectifs. Faire le plein d’empire vient tout de même à un prix.

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Nous disions donc : Sloterdijk appelle à la grandeur. Sa pensée thématise de diverses façons notre capacité à nous élever collectivement, au double-sens de l’élévation par la formation et la culture – padeia impériale et étho-poïétique – et de l’élevage (post)humaniste de notre espèce selon un «art pastoral royal» de la domestication. Si, pour Sloterdijk, les humains sont décidément inégaux face aux savoirs qui élèvent et accroissent notre puissance, ses écrits visent néanmoins à élucider les moyens par lesquels nous initier mutuellement à la hauteur des «grandes circonstances» (désormais anthropocéniques) qui sont les nôtres. Suivant l’impératif géométrique donc, la grandeur est (d’abord) une mesure : s’y tenir exige d’apprendre à se confronter à la démesure, c’est-à-dire d’oser se mesurer au monstrueux. La grande âme, c’est-à-dire celle capable de grandeur, c’est donc celle qui «élabore en soi le monstrueux, et qui l’humanise58». Simultanément, pour les apprentis-arpenteurs de l’Être que nous sommes, penser signifiera également «répondre au défi consistant à faire apparaître le démesuré objectivement devant nous59».

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À cette aune, on appréhende bien différemment le statut souvent décrié des grands récits. Le problème littéraire essentiel de Sloterdijk est en effet celui du suffisamment grand60. Poursuivant l’effort heideggerien de «penser suffisamment haut la question de l’homme61», la version ontologique du roman généalogique du devenir-humain de l’homme présentée par Sloterdijk se donne un indicateur – et une méthode dite de redescription spéculative – proprement fantastique :

«Les propos mythiques donnent une idée de la hauteur de la mission qu’il reste à accomplir : l’homme, en tant que tel, doit être pensé à un niveau tellement élevé que rien qui ne soit inférieur à une correspondance avec ce que la tradition appelait Dieu ne suffit à dire sa situation et sa cause62».

C’est ainsi que le grand récit macro-historique de l’anthropogenèse esquissé par Sloterdijk se conçoit, en toute rigueur, comme une tentative de créer une littérature des grandes circonstances, tel que Sartre en a formulé l’exigence au sortir de la deuxième guerre mondiale dans Qu’est-ce que la littérature? Cette affirmation du littéraire comme puissance heuristique, Sloterdijk la fait jouer en premier lieu contre les différentes formes d’isolement professionnel et autres confinements d’expertise qui se voudraient savamment immunisés contre «les dangereux enthousiasmes de la philosophie63». Car penser l’époque de la globalisation, ou comme il la définit schématiquement, penser «la rencontre de l’Être et de la forme dans un corps souverain64», exige une souplesse et une mobilité existentielles qui sachent résister aux assignations commandées par le déjà-advenu65. Sloterdijk entretient sa disposition médiale à l’urgence en émergence – à l’emergency comme le dit si bien l’anglais – en forgeant une nouvelle alliance entre art, littérature et philosophie :

«La philosophie peut et veut être pratiquée dans les règles de l’art, comme une quasi-science des totalisations et de leurs métaphores, comme une théorie narrative de la genèse de l’universel et finalement comme méditation sur l’être-en-situation – alias l’être-dans-le-monde ; je donne à cela le nom de “théorie de l’immersion” ou de théorie générale de l’être-ensemble, et c’est sur cela que je fonde la parenté entre la philosophie actuelle et l’art de l’installation66

Sloterdijk accorde une grande importance à la dimension historico-narrative de son entreprise de description des modes de notre immersion dans les formes de vie accélérées de la modernité. Dans le chapitre conclusif de sa trilogie des sphères, «Aperçu rétrospectif : extrait d’une conversation sur l’oxymoron», il rend compte de sa posture d’énonciation transdisciplinaire en mettant en scène un dialogue entre un macro-historien, un critique littéraire, un théologien et, étrangement, un historien de la littérature (un historien de l’art aurait certainement pu y trouver son compte). Ce finale polyphonique nous renseigne sur la manière dont Sloterdijk se lit, ou à tout le moins, aimerait être lu. S’y dégage l’idée que «la trilogie est une machine à produire des systèmes d’exagération menés en parallèle 67», machine à outrance hyperbolique où tendances maniaques et tendances sceptiques s’affronteraient pour «rendre la complexité représentable68», le tout dans une ambiance de «neutralité épique69». Cette caractérisation est révélatrice de ce que Sloterdijk ne prétend jamais à une forme supérieure de rationalité, mais préfère plutôt dramatiser un ensemble de forces sensibles et de perspectives en vue d’un équilibre théorique métastable. Non pas que Sloterdijk renonce entièrement à l’idée d’universalité ; c’est plutôt qu’il se méfie des modes d’abstraction qui ne tiennent pas suffisamment compte des conditions locales de leur émergence et de leur entretien70. D’où qu’il s’attache à décrire la philosophie sous l’angle d’une théorie narrative de la genèse de l’universel ; d’où aussi qu’il prête une telle attention aux formes – littéraires, esthétiques, métamorphiques – de nos enchantements.

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Cet intérêt pour la teneur imaginale de nos agencements collectifs se manifeste en toutes lettres dans son appréciation du grand récit marxien. En 2008, le cinéaste allemand Alexander Kluge a réalisé Nouvelles de l’antiquité idéologique : Marx-Eisenstein – Le Capital, un film monumental de plus de 9 heures qui reprend le projet jamais abouti d’Eisenstein d’adapter cinématographiquement Das Kapital d’après le scénario de Karl Marx. C’est un film pour le moins étonnant, qui mêle expérimentations formelles détonantes et interviews avec nombres d’intellectuels allemands de renom. À la lumière de la chandelle, Sloterdijk discute avec Kluge. Il explique qu’il y aurait tout intérêt à lire Le Capital avec en tête les outils de la théorie des récits. C’est que pour Sloterdijk, la critique du fétichisme de la marchandise développée par Marx n’est ni plus ni moins que «l’analyse la plus importante de l’envoûtement jamais proposée71». Le problème, c’est qu’elle a souffert d’avoir été lue dans une optique excessivement positiviste et critique, comme si, une fois le fétichisme éclairci, les gens allaient naturellement revenir à la valeur d’usage, c’est-à-dire, à la réalité. Ce schéma de la raison désenchantée a, sans contredit, dominé la réception marxiste et informé en profondeur son ethos de démystification. Sloterdijk le remet en cause avec une proposition pour le moins audacieuse : et s’il n’avait pas fallu dès le début lire Marx avec Ovide, Le Capital avec Les Métamorphoses? Ainsi reconduit à sa «prodigieuse composante métaphysique», le marxisme se serait évité une compétition ruineuse avec le positivisme des sciences bourgeoises ; et sans doute écouterions-nous d’une oreille plus transductive, plus paradoxale, plus spéculative aussi, son diagnostic toujours aussi actuel à propos de notre immersion dans le monde des marchandises, où «les choses sont toutes des êtres envoûtés72».

 

Conclusion : Upframing, ou les signes de puissance animistes 

«Au lieu d’énoncer la loi de la chute des corps vers un centre, que ne préfère-t’on celle de l’ascension du vide vers une périphérie (…)?» —Alfred Jarry, Notes sur la Pataphysique

À ma connaissance, on ne trouve qu’une seule mention de Whitehead dans toute l’œuvre de Sloterdijk, celle qui figure dans les premières lignes de son portrait philosophique de Michel Foucault. C’est une référence certes mineure, mais qui joue tout de même un rôle significatif. Sloterdijk y marque le contraste entre une philosophie de type classique et une pensée du dehors enfin affranchie de l’influence platonicienne. Avec sa verve usuelle, Sloterdijk se propose de «réfuter la sottise bien connue de l’idéaliste tardif qu’était Whitehead73», à savoir que toute l’histoire de la philosophie occidentale ne serait qu’une longue note en bas de page de l’œuvre de Platon. S’en suit un vibrant portrait de Foucault en philosophe de l’événement libéré des «tentations éléatiques» et livré à «l’aventure d’une existence totalement temporalisée et mobile74». Pour ceux qui connaissent la pensée de Whitehead, il ne fait nul doute que, malgré son attachement au schéma platonicien, sa philosophie du process a elle aussi grandement contribué à déprendre la philosophie de ses embourbements substantialistes.

Passons donc rapidement sur cette remarque plutôt anecdotique et posons-nous plutôt la question : est-ce que la pensée des mouvements ascensionnels ne serait pas, en dernière analyse, un idéalisme? La reprise whiteheadienne de l’érotique platonicienne des idées et de leur puissance d’attraction pourrait nous le laisser croire, cependant qu’il se dit résolument réaliste et, pour des raisons trop longues à expliquer ici, je ne vois pour ma part aucune raison d’en douter. Et du coté de Sloterdijk alors? Sloterdijk décrit sans relâche un monde emporté par des cercles vertueux d’auto-intensification créatrice, un monde «aspiré par des aspirations75» qui l’éloignent toujours davantage des circuits clos des besoins immédiats et des mandats de la nécessité. Comme j’ai tenté de le montrer ici, son concept d’activité aphrogène originelle encourage à s’interroger non seulement sur la procréation des dieux, mais aussi sur la naissance de l’homme à partir de «l’aérien, du suspendu, du mêlé et de l’inspiré76». Cet accent mis sur les formes porteuses de nos enchantements contraste vivement avec la tendance (lourde) chez nombre d’intellectuels à pratiquer l’interventionnisme au nom du réel perdu. À cet égard, Sloterdijk n’est pas tendre à l’endroit de Heidegger, qui est, il n’est pas inutile de le rappeler ici, un de ses principaux maîtres à penser. Dans des pages d’une grande acuité, Sloterdijk lui reproche d’avoir trop insisté sur le pathos de l’enracinement, là où il aurait dû répondre à «l’appel à la lévitation77» et s’engager en faveur de la démocratie. Notons le singulier rapprochement entre une politique atmosphérique de type libéral ou démocratique et une conception de la culture comme affirmation du «sens libéré de la pesanteur78». Sloterdijk ne se montrerait-il pas ici par trop «léger»? Car dans ces mêmes pages, il s’efforcera également de justifier le système de la gâterie capitaliste avec un détachement ironico-oxymorique qui ne manque pas d’être problématique, surtout lorsqu’on tient à l’esprit ses tirades unidirectionnelles contre les formes révolutionnaires d’engagement politique.

Nous avons besoin d’éprouver un certain sens de la grandeur et de la joie expansive pour procéder à une décolonisation effective de nos modes de pensée. Mettre l’accent sur les puissances fugitives et métamorphiques qui s’élaborent entre les êtres, là où s’esquissent de nouveaux possibles, me semble une manière efficace de limiter la prétention des différents réalismes identitaires au monopole du sérieux, du vrai et de l’historiquement chargé. Ce type de pseudo-réalisme mutilant est profondément ancré dans nos habitudes de discussion et de pensée. Il agit comme un fantasme protecteur dans de nombreux milieux artistiques, militants et académiques en mal de consistance. Il fait l’effet d’une misplaced concretness, d’une concrétude mal placée pour reprendre l’expression de Whitehead, où la référence au politique et à l’identité agit trop souvent comme une sorte de sceau de validation, un signifiant vide qui produit de la réalité certifiée conforme. Il est difficile de se soustraire à la pression catégorielle, voire au réflexe moraliste de l’anti-oppression, qui surjoue ses effets de gravité, ou plutôt d’aggravation. Cela ne signifie évidemment pas de cautionner je ne sais quel jovialisme. Le poids du réel politique demeure et doit être pris en charge. À juste dose, et plusieurs auteurs de ce volume sont là pour s’assurer que le cocktail théorique ne devienne pas trop éthéré, Sloterdijk me semble pouvoir agir comme pharmakon favorable à la prolifération d’espèces interstitielles et à la cultivation d’arts de vivre ascensionnels et idiorythmiques.

 

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J’ai commencé ce texte en suggérant que la pensée de Sloterdijk pouvait être conçue comme une réflexion extensive et plurielle autour de l’idée d’un enchantement vital par les formes. Cette caractérisation s’est précisée avec la présentation du concept d’activité aphrogène au cœur de sa théorie des sphères, de la discussion des implications éthopoïétiques et potentiellement impériales liées à la pratique de la philosophie, et finalement d’une critique élargie de la raison narrative dans le contexte de l’Anthropocène. En guise de conclusion, j’aimerais faire un pas de côté et sortir du grand récit passablement euro- et humano-centré proposé par Sloterdijk, en lui adjoignant quelques observations ethnographiques concernant le perspectivisme amazonien. Ceci pour activer différemment les notions de forme, d’enchantement et de complétude aphrogénique ou cosmologique, et ainsi mettre une autre fois en évidence la mise à l’aventure inhérente à l’apprentissage des signes qui élèvent et font gagner en puissance.

Dans le chapitre intitulé «Form’s effortless Efficacy» de son ouvrage How Forests Think? Towars an Anthropology Beyond the Human, Eduardo Kohn nous met au-devant d’une image de pensée pour le moins étonnante. Selon les peuples de la forêt amazonienne, ce qui à nous humains apparaît comme étant imprévisible ou proprement sauvage – le comportement d’un sanglier par exemple – se présente, du point de vue dominant du monde des «maîtres» (amos), c’est-à-dire des esprits, comme étant parfaitement lisible et domestique. «Les gens d’Avilà», écrit Kohn, «réfèrent souvent à la réalité des esprits maîtres comme étant ucuta (à l’intérieur), en opposition au domaine de tous les jours des humains, qui est jahuaman (à la surface)79». C’est à ce point de vue supérieur et objectivant des esprits, par définition toujours intérieur à la forme émergente, que les Amazoniens cherchent à accéder par le biais de leurs rêves afin de les assister dans leurs activités de prédation. Pour qu’une telle chose soit possible, explique Kohn, il faut concevoir le monde des esprits, des rêves et des trajectoires animales dans un même continuum sémiotique. Les différents systèmes de signes qui composent la riche écologie amazonienne représentent autant de points de vue sur le monde, ou mieux : des perspectives constituantes de mondes avec lesquels il est possible d’interagir – à nos risques et périls il va sans dire. S’inspirant de la sémiotique développée par Charles S. Pierce, Kohn s’intéresse aux activités interprétatives qui régissent les interactions des différents acteurs du milieu, humains et non-humains. Plus particulièrement, il décrit la possibilité de tirer parti des «propriétés hiérarchiques inhérentes à la sémiose80» par l’entremise de ce qu’il appelle un processus d’upframing. Il est difficile de traduire directement ce terme. Il me semble, pour ma part, faire écho à la possibilité d’une extension du cadre ou d’une mesure spéculative de la grandeur, tel que discuté précédemment. Les chamans, par exemple, sont définis comme des «experts dans l’art d’adopter des points de vue dominants dans un système perspectiviste multi-naturel de prédation cosmique81». Ainsi donc, pour Kohn, le processus d’hiérarchisation sémiotique ne définit ni plus ni moins que les conditions de possibilité historiques du chamanisme au sein d’une écologie prédatoriale des sois (selves). Le rapport au colonialisme, on l’imagine bien, s’en trouve considérablement compliqué, comme Kohn l’exemplifie dans sa pénétrante analyse de l’exploitation du caoutchouc à la fin du XIXe siècle.

Ainsi envisagé, le domaine dit «surnaturel» – on devrait sans doute dire surexistentiel – des esprits maîtres apparaît sous un jour pour le moins inédit : «Le domaine des maîtres est ce vaste système virtuel qui émerge du fait que les humains – avec leurs manières distinctement humaines – essaient d’entrer en relation avec la sémiose autre-qu’humaine de la forêt82.» Les esprits de la forêt représenteraient une forme d’expression plus ou moins informelle et métamorphique de notre activité mentale et futuriale. Car loin de ne résider que dans le passé, leur mode d’existence inclut nécessairement la virtualité d’un futur qui se profile à la pointe vibrante des signes de leur puissance. Telle serait le dernier mot d’un réalisme aphrogénique, animiste et enchanté :

«Un enchevêtrement (comingling) spécifique d’âmes humaines et non-humaines engendre ce domaine enchanté des esprits maîtres dans la forêt des environs d’Avilà – un domaine qui ne se réduit ni à la forêt ni aux cultures et histoires de ces humains qui y sont liés, et ce malgré qu’il provienne d’elles et qu’il ne saurait persister sans elles83

 

  1. Traduction légèrement adaptée. Pour une discussion approfondie de la traduction de ce passage, voir Jean-François Billeter, Études sur le Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2006, p. 220 sq.
  2. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005, p. 46
  3. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 205
  4. Peter Sloterdijk, Ma France, Paris, Libella, 2015, p. 232
  5. Voir Tom Boellstorff et Peter Sloterdijk, «Satan at the Center and Double Rhizomes: Discussing “Spheres” and beyond with Peter Sloterdijk», 2014 (consultable sur Internet). Gare cependant à ne pas trop forcer le contraste entre leurs positions respectives. Latour dénonce depuis longtemps l’idéalisme toxique de ces Modernes qui ont imaginé que «leur matérialité pouvait être faite de points atomiques sans extension spatiale et d’instants sans durée.» Bruno Latour, «Différencier amis et ennemis à l’époque de l’Anthropocène» dans Didier Debaise et Isabelle Stengers (éds.), Gestes spéculatifs, les presses du réel, Dijon, 2015, p. 40
  6. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Paris, Mille et Une nuits, 2000, p. 41
  7. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 770
  8. Tom Boellstorff et Peter Sloterdijk, «Satan at the Center and Double Rhizomes: Discussing “Spheres” and beyond with Peter Sloterdijk», art. cit.
  9. Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 108
  10. Sur Aphrodite comme déesse (im)médiatrice, voir la très belle analyse d’Alexander R. Galloway, «Love of the Middle», dans Alexander R. Galloway, McKenzie Wark et Eugene Thacker, Excommunication. Three Inquiries in Media and Mediation, Chicago, University of Chicago Press, 2014, p. 25-76
  11. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 35
  12. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 32
  13. Peter Sloterdijk, Bulles. Microsphérologie. Sphères I, Paris, Fayard, 2002, p. 42
  14. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, op. cit., p. 54
  15. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 654
  16. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 654
  17. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 658
  18. Voir par exemple mon article «La thérapie cosmico-impériale de Peter Sloterdijk», paru en allemand et espagnol et disponible en français sur Internet.
  19. Alfred N. Whitehead, La fonction de la raison, p.120
  20. Peter Sloterdijk, Globes. Macrosphérologie. Sphères II, Paris, Fayard, 2010, p. 23
  21. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 13
  22. Alfred N. Whitehead, La Fonction de la raison. Et autres essais (1929), Paris, Payot, 2007, p. 116
  23. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 102
  24. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 105
  25. Alfred N. Whitehead, La Fonction de la raison et autres essais, op. cit., p. 117
  26. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 147
  27. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 129
  28. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 147
  29. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 45
  30. Alfred N. Whitehead, La Fonction de la raison et autres essais, op. cit., p. 169
  31. « Le salut du monde a été dans la spéculation abstraite, une spéculation qui faisait des systèmes et puis les transcendait, spéculations qui se sont aventurées jusqu’aux plus extrêmes limites de l’abstraction. Fixer des limites à la spéculation, c’est trahir l’avenir.» Voir Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 154
  32. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 152
  33. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 122
  34. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 123
  35. «Le chemin de la pensée, au sens fort du terme, passe uniquement par ce que la tradition religieuse nomme la crainte et le tremblement, ou ce que le langage politique du XXe siècle appelle l’état d’exception.» Voir Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, op. cit., p. 9. Dans une optique décidément similaire, Whitehead définira l’activité philosophique comme rationalisation du mysticisme. Ou suivant un des passages les plus cités de son œuvre : «Philosophy begins in wonder. And, at the end, when philosophic thought has done its best, the wonder remains.» Alfred N. Whitehead, Modes of thought, New York, The Free Press, 1968, p. 138 [Alfred N. Whitehead, Modes de pensée, Paris, Vrin, 2004]
  36. Whitehead est en effet à son meilleur lorsqu’il présente la pensée spéculative comme appel à l’aventure : «The fallacy of the perfect dictionary divides philosophers into two schools, namely the “Critical School”, which repudiates speculative philosophy, and the “Speculative School” which includes it. The critical school confines itself to verbal analysis within the limits of the dictionary. The speculative school appeals to direct insight, and endeavours to indicate its meaning by further appeals to situations which promote such specific insights. It then enlarges the dictionary. The divergence between schools is the quarrel between safety and adventure.» Voir Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 173
  37. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 25
  38. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 107
  39. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 767
  40. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 24
  41. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 25
  42. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 17. Voir plus haut dans ce numéro le texte d’Arregi et Bernier : Une classe préparatoire de gynécologique philosophique
  43. «Depuis un millénaire et demi, écrit Sloterdijk dans Si l’Europe s’éveille. Réflexions sur le programme d’une puissance mondiale à la fin de son absence politique, l’Europe est une procession où l’on transporte à la ronde les signes d’un pouvoir inoubliable», Paris, Mille et Une nuits, 2003, p. 54
  44. Tom Boellstorff et Peter Sloterdijk, «Satan at the Center and Double Rhizomes: Discussing “Spheres” and beyond with Peter Sloterdijk», art. cit.
  45. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 25. Plus loin dans Globes, Sloterdijk précisera le sens et les implications de sa critique de l’infinitisme poststructuraliste en ces termes : «Ce qui caractérise la politique “émancipatrice” de la modernité, c’est qu’elle doit miser sur un cosmopolitisme après la fin de de la pensée positive du cosmos – en d’autres termes, sur une politique de l’infini. L’infinitisme politique, qui est la définition politique de la gauche, a dû jusqu’ici se démarquer à l’égard de toute la rhétorique et de toute pratique de la communauté concrète, parce que celle-ci propose une politique du fini. Alain Badiou a récemment reformulé l’axiome d’une politique d’émancipation postmarxiste : “les situations de la politique sont infinies”. Fausse mais claire : en la lisant, on comprend bien que la gauche métaphysique propose l’infini pour la critique du fini – ce qui révèle les racines religieuses de toute politique à gauche du possible et du réel. L’infinitisme politique (vers lequel tendent des auteurs aussi différents que Derrida, Lyotard, Lévinas, Deleuze et d’autres) est donc une forme “d’opinion” au mauvais sens du terme. En revanche, le piquant du communautarisme récent est de clarifier les conditions d’une politique de gauche du fini. Le concept de “culture du monde” indique l’horizon d’un constructivisme politique situé au-delà de l’alternative entre conservateur et progressiste.» Peter Sloterdijk, Ibid., p. 362
  46. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 206
  47. Sloterdijk le rappelle souvent : «Mon projet est fondé sur une hostilité philosophique à l’égard de l’idéologie de l’individu solitaire. Ma thèse est qu’en dernière instance il n’y a pas d’individu. Je refuse le concept erroné de la solitude ontologique sur laquelle s’est édifiée la société des modernes.» Voir Peter Sloterdijk, «Le XXIe siècle sera acrobatique» (consultable sur Internet).
  48. Pour une critique en règle de l’entreprise romano-impériale, ses accumulateurs de puissance et ses unités de désertification, voir dans le présent numéro, Dalie Giroux, Méditations post-colériques
  49. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères 3, op. cit., p. 207
  50. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2006, p. 261
  51. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 100
  52. Giorgio Agamben et Monica Ferrando, La Ragazza indicibile. Mito e mistero di Kore, Milano, Mondadori Electa, 2010
  53. Peter Sloterdijk, Tempéraments Philosophiques, Paris, Fayard, 2014, p. 22
  54. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 19
  55. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 18
  56. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 33
  57. Peter Sloterdijk, La Compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste, Paris, Mille et Une Nuits, 2002, p. 78
  58. Peter Sloterdijk, Si l’Europe s’éveille, op. cit., p. 71
  59. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 13. Sloterdijk cite du même souffle Deleuze et Guattari, lesquels, dans Qu’est-ce que la philosophie? écrivent : «Et que serait penser s’il ne se mesurait sans cesse au chaos?», Paris, Minuit, 1991, p. 196
  60. Il serait intéressant de confronter plus longuement l’esprit de grandeur sloterdijkien avec les nombreuses mises en garde servies par Donna Haraway au sujet de l’appellation Anthropocène. Comme Sloterdijk, Haraway réhabilite la nécessité de raconter des (géo)histoires ou «fabulations spéculatives», cependant qu’elle le fait sur un mode résolument mineur, ayant à cœur de célébrer la diversité des «êtres chtloniens» et autres puissances sympoïétiques qui peuplent notre monde. Pour Haraway, «les histoires d’Anthropocène et de Capitalocène frôlent constamment le devenir Trop Grandes. Marx a fait mieux. Darwin aussi. Nous pouvons hériter de leur courage, de leur capacité à dire des histoires suffisamment grandes sans déterminisme, ni téléologie, ni plan.» Voir Donna Haraway, «Sympoïèse, SF et embrouilles multispécifiques», Gestes Spéculatifs, op. cit., p. 65 (italiques ajoutées).
  61. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain (1999), Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p. 23
  62. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, op. cit., p. 26
  63. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 17
  64. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 19
  65. Défenseur de l’esprit dilettante, Sloterdijk soutient par exemple «qu’une volonté explicite de n’être rien de particulier serait, pour ce qui concerne les modes de discours philosophiques, la preuve du fait que l’on a affaire à une pensée au sommet de son époque (…)», voir Peter Sloterdijk, Ibid., p. 17
  66. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 16
  67. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 771
  68. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 775
  69. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 780
  70. Dans un esprit similaire, et rendant hommage à la pensée des sphères de Sloterdijk – il considère sa définition élargie de l’immunologie comme «offrant probablement la première philosophie qui réponde à l’Anthropocène» – Bruno Latour écrit : «Toute pensée, tout concept, tout projet qui finit par ignorer la nécessité des enveloppes fragiles qui rendent possible l’existence est une contradictio in termini. Bruno Latour, «L’Anthropocène et la destruction de l’image du Globe», dans Émilie Hache (éd.), De l’Univers clos au monde infini, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, p. 47
  71. Peter Sloterdijk, «Les choses sont toutes des êtres envoûtés», entretien avec Alexander Kluge, Idéologies : des nouvelles de l’Antiquité, Paris, TH.TY, 2014, p. 14
  72. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 14
  73. Peter Sloterdijk, Tempéraments Philosophiques, op. cit., p. 149
  74. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 150
  75. Yves Citton, L’Avenir des Humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation?, Paris, La Découverte, 2010, p. 34. Le passage complet s’articule en prolongement de la thèse de Gabriel Tarde concernant une esthétisation croissante des sociétés humaines et intègre, nul hasard, l’idée sloterdijkienne des effets de bulles ou de bouclages récursifs : «En se rappelant que “l’esprit”, qui synthétise nos croyances et nos désirs, tire son origine étymologique du “souffle” et relève du même lexique que l’inspiration et la respiration, on pourrait résumer les leçons de la volatilisation en disant que nos sociétés se trouvent, aujourd’hui plus que jamais, aspirées par les aspirations qu’elles répandent dans les esprits des multitudes qui les composent.» Yves Citton, Ibid., p. 34
  76. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 41
  77. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 648
  78. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 654. Dans un entretien avec Pierre Dumayet, en 1957, Louis Ferdinand Céline disait : «Il y a très peu de légèreté chez l’homme, il est lourd. Et alors maintenant, il est extraordinaire de lourdeur, depuis l’auto… L’alcool, l’ambition, la politique le rendent lourd, encore plus lourd, il est extrêmement lourd. Nous verrons peut-être un jour une révolte de l’esprit contre le poids…»
  79. Eduardo Kohn, How Forests Think? Toward an Anthropology Beyond the Human, Berkeley, University of California Press, 2013, p. 179
  80. Eduardo Kohn, Ibid., p. 178
  81. Eduardo Kohn, Ibid., p. 165
  82. Eduardo Kohn, Ibid., p. 213
  83. Eduardo Kohn, Ibid., p. 217