Avec Zorn und Zeit, ouvrage hautement politique, Peter Sloterdijk propose une généalogie de la colère en Occident. L’opus publié en 2007 a été reçu de manière douloureuse par de nombreux lecteurs. En particulier, est apparue odieuse cette assimilation du militantisme occidental à l’histoire du ressentiment nietzschéen, qui forme le cœur de la thèse proposée dans l’ouvrage : «le militantisme, d’ancienne et de nouvelle date, est l’une des clefs principales de la colère et du temps parce que, sous ses premières formes, il met en marche l’histoire effective de la mémoire cumulative de la colère1.» Du judaïsme antique jusqu’aux insurrections littéraires du XXIe siècle, en passant par les révolutions communistes et les partis de gauche contemporains, et, surtout, par l’esprit de la théorie critique auquel finit par être associé le vandalisme des cités et le djihadisme contemporain : tout cela est entaché, issu de passions tristes, négativité souffreteuse, attitude de perdant, organisé par l’esprit de vengeance, et n’a abouti qu’à la formation d’une «Internationale des dégoûtés», nouvelle figure du nihilisme politique dont Sloterdijk se moque et à laquelle il associe le radicalisme contemporain.

J’ai hurlé intérieurement en m’assimilant ce texte. Enfant vandale élevée dans une morale d’esclave, électrice votant irrégulièrement mais toujours le plus à gauche possible, personnalité «humiliée par le réel», minoritaire multiple, lectrice de La Dialectique de la Raison2 et des «Thèses sur le concept d’histoire3», enthousiaste des émeutiers de la banlieue, nostalgique du «véritable communisme», soldate égarée du romantisme, et encyclopédie de l’oppression générale, je me suis vue, au reflet du miroir que me tendait l’artiste, en être du ressentiment, poète de la colère politique dévoyée, para-chrétienne jouissant d’une promesse de vengeance, égarée dans un présent qui ne sait plus faire de la colère une forme d’intelligence.

Sloterdijk m’a placé avec Colère et Temps dans un dilemme infâme : ou bien ressentir du dégoût pour mes propres pensées, perdre intérêt pour la vie politique, cacher cet horrible radicalisme. Accepter le diagnostic de nihilisme virulent. Ou bien : rejeter cette tirade conservatrice du revers de la main : réformisme insignifiant, grande politique obscure, posture bourgeoise, «pensée de professeur». Ou bien, ou bien. Dans les deux cas je m’enfonce toujours un peu plus dans la colère. C’est le fait du raisonnement affectif, dans lequel Sloterdijk a décidé de se mouvoir à la suite de Nietzsche et en prenant tous les risques que cela implique : demander au lecteur de se jouer lui-même, de trouver une brèche à la jonction de la haine de soi et du rejet de l’autre.

Le texte qui suit vise à cet effet à répondre à une simple question : Que peut-on sauver de Colère et Temps? Comment lire Colère et Temps d’une manière satisfaisante, c’est-à-dire sans se mettre en colère, sans avoir honte, sans être blessé et sans rejeter son auteur?

Bien entendu, Sloterdijk n’a pas besoin d’être sauvé, certainement pas par des lecteurs blessés, encore moins par des tard-venus des confins de l’empire. Et pourtant, il s’adresse bien à des lecteurs amis, «entre soleils», ceux-là dont il traite les parties psychopolitiques, qui ont confiance en son art thérapeutique. C’est à ses lecteurs radicaux que Sloterdijk administre Colère et Temps, et certainement aussi en même temps, à la manière du «penseur sur scène», à lui-même. C’est pourquoi nous devons à nouveau nous expliquer, à l’aide et aux frais de l’opus honni, ce qui demeure aimable dans cette pensée. Il s’agit, toujours et encore, de résoudre une énigme.

Ce qu’il y a donc à sauver dans Colère et Temps est sans aucun doute ma propre pensée, et en elle, substance énigmatique, l’élément de radicalité – que je définirais, en guise d’horizon au propos qui suit, par la maxime phare du jeune Nietzsche selon laquelle «il faut savoir se garder».

 

Un seul monde

Sloterdijk «montre» sa pensée devant un public, ses lecteurs. Il se présente pensant, en ce monde, devant n’importe qui, sans discrimination. Ce monde dans lequel il se présente pensant est, en tout état de cause, le sien, son monde, et ce monde qui est le sien, il prétend qu’il est aussi celui de son public – il baigne dans un monde en partage avec son lecteur, ses lecteurs, n’importe qui. Prémisse essentielle de l’entreprise humaniste et exhibitionniste de Peter Sloterdijk : il n’y a qu’un seul monde, nous sommes tous dedans, nous en vivons ensemble. En est témoin cet acte de pensée publique, cette exhibition qu’est l’œuvre.

Mieux : l’artiste-penseur fait ce monde, il l’active, il en force une cristallisation affective. Il prend sur lui l’humanité, en accueillant tel un médium sa manifestation en images. Sloterdijk est un artiste de l’humanité, parlant en son nom, pour ce faire la séduisant, lui montrant son reflet au miroir de l’œuvre, spectre d’une tension amoureuse – résonnance. Il en résulte un système de visions, une intelligence graphique et sensible, qui est en même temps désir de susciter, de guider, une disposition, un ensemble, un vécu.

Cela, ce don, est offert de manière urgente, de cette urgence de poursuivre et de prendre sur soi la tâche de symboliser ce monde comme monde, tâche héroïque parce qu’honnête, même si fantaisiste, même si erratique. Il y a dans ce travail frénétique d’imagerie qu’est l’œuvre de Sloterdijk une forme éthique de supplication: celle qui nous enjoint, par l’exemple, nous l’armée des symbolistes et des terriens, n’importe qui, n’importe où, de continuer de rêver le monde, ce seul monde qui est la prémisse de la parole partagée, du don. Sous cette supplication, sous la pierre placide de la littérature historique, se trouve la croyance immémoriale que le récit déraille l’aliénation – qu’il suffise, ainsi, de poser la question de l’être pour être en accord avec le destin.

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Pour «nous» épargner le pire, Sloterdijk raconte des histoires, empruntant une posture magique de dévoilement, proposant des portraits de toute chose présente dans son maximum d’intensité, des images qui activent des tonalités de sobriété et de futurisme. Le médium fait voir. Sloterdijk n’est pas un homme, c’est l’aura de l’extase désinhibé, un punk bien nanti qui se baigne nu dans la lumière de toute chose, sans ressentir quelque gêne d’exhiber son gros corps repu.

Pathologie critique

Cette thérapie de lumière à laquelle se soumet l’exemplaire Peter Sloterdijk vise à soigner les effets psycho-politiques de la Théorie critique et de la critique : l’anathème larvé, la négation éthique, la mélancolie, la haine poétique du présent, l’incapacité d’un étonnement philosophique non assorti d’un jugement, surtout. La détestation du monde tel que nous en faisons l’expérience, qui est l’apanage du parti théorique de la gauche, n’est pas une posture éthique, nous dit Sloterdijk à travers ses lignes les plus cruelles, c’est une pathologie de l’affection, une figure du ressentiment, un trait du nihilisme européen : ne plus être en mesure de créer des valeurs pour avoir déjà cru, le mépris de l’animal domestique qu’est le soi, l’incendie des effigies du pouvoir dont nous serions la création malheureuse, applaudir à la destruction inéluctable de la civilisation occidentale, la recherche d’un monde autre, meilleur, plus vrai, et la relégation perpétuelle, frustrée, misanthrope, du moment inéluctable de basculement vers celui-ci. «Elle [la colère de la gauche contemporaine] ne produit qu’un bruit insatisfait et n’engendre guère que des actes d’expression isolés4

Cette condition de manque qui affecte la constitution mentale et politique de l’esclave et qui teinte tous ses rapports, qui lui fait rêver de prendre plutôt que de donner, lui qui est néanmoins paralysé à l’idée de prendre – car il ne veut pas être celui qui l’a fait tel qu’il est : le malade de gauche est celui qui veut changer le monde tout en refusant d’être puissant. Structure du burn-out.

Le danger annoncé par Nietzsche du dégoût de l’homme est l’objet de la bataille que mène Sloterdijk dans Colère et Temps. «Ce qui est à craindre, ce qui est désastreux plus qu’aucun désastre, ce n’est pas la grande crainte, mais le grand dégoût de l’homme, non moins que la grande pitié de l’homme5.» Le médecin-artiste traite pour le neutraliser quelque chose dont vit, tant bien que mal, le parti théorique de la gauche, un cristal identitaire cancéreux : la haine du monde en tant que ce monde est expression de puissance.

 

Hospitalité ontologique

Coupant dans le vif de l’acte de juger, le pharmakon manipulé par notre médecin dans la cure esthétique qu’il administre est actif dans l’acte de recevoir : se laisser pénétrer par les choses, résonner avec ce seul monde possible, notre destin, accueillir le fait de l’humanité en acte sans commettre l’odieux d’accorder à celui-ci une valeur (seul ce qui a une valeur est susceptible de déchéance, a-t-on retenu du bon Nietzsche).

Ainsi, refuser de juger le monde, ne pas l’embrasser non plus. Il s’agit, pour les êtres blessés en leur capacité symbolique par l’inculcation de l’ethos critique, de s’exercer à faire partie de ce monde : être affecté sans arrière-pensée, saisir sa vie comme une trajectoire spontanée au sein d’une réalité singulière dont la temporalité est le déploiement de tout ce qu’il a y à connaître. Être curieux de cette monstruosité à laquelle nous prenons part – se placer au milieu, ce qui exigerait de cesser de se positionner à l’extérieur, en différence, en grève, de quitter le siège du juge de l’existence pour mieux se mouvoir au centre de la foule, avec nos hypothèques, nos barbecues, nos alcoolismes, nos prestations diverses, nos trajets motorisés, nos passeports, notre mobilier, nos diplômes, nos animaux de compagnie, nos emplois et notre chômage, cette abondance, et même celle dont nous serions privés. Se faire humanité.

 

Cruauté

Il y a va dans cet étrange humanisme de Sloterdijk avant tout d’une épistémologie : celle-ci se traduit par une pratique de l’étonnement, un regard enfantin sur, à travers le temps présent, qui va vers ce qui se donne aux sens et à l’intuition, ce qui se présente, surtout, dans l’ordre tactile : formes, espaces, démultiplication, monades, textures, saynètes, regards, taquineries, provocations, pastiches, inventions, amplifications, éparpillement, hybridation. La pensée est production d’images affectives, elle est accueil du monde par un jeu dont les règles s’élaborent au fur et à mesure – par là elle force l’attention, elle active l’humeur, elle tonifie.

Cette pensée enfant se saisit de tout, de manière profane, apparemment sans catégoriser : les textes sacrés, la presse people, les prouesses techniques, les affects sombres, la pensée orientale, le bâti contemporain, les siècles et les millénaires, l’érotisme, les biographies d’hommes riches, les anecdotes de guerre, l’empire – matériaux imprévisibles qui composent les personnages de ces histoires exemplaires racontées par Sloterdijk dont on ne sait pas très bien d’où elles surgissent – toujours d’un centre, milieu obscur, le ventre de papa.

Ce parti pris épistémologique, ami d’Arendt, est celui de la naissance – étonnement de ce qui surgit, sans que cela puisse faire l’objet d’un choix, sans que l’on puisse l’anticiper, le souhaiter ou le refuser. Étonnement devant ce que l’on peut, soi-humanité, sans jugement possible, puisque ce que l’on peut, nous ne pouvons que le découvrir. Naissance, dès lors, comme effectivité de la puissance générale, comme ce qui se donne. «Ce que l’on peut» : c’est-à-dire, chez Sloterdijk, quelque chose de nécessairement monstrueux – débordement, déracinement, invagination, mise en orbite, luxe : les figures inédites de la puissance. Seul l’enfant joue innocemment avec les bêtes féroces.

Symbolisation sauvage, sans arrière-pensée, science joyeuse, dangereuse, ignorante des tabous critiques, sans autre esthétique que celle de la résonnance : Sloterdijk est entre tous un penseur cruel.

 

Les perdants

Une des invectives les plus gênantes portées par Sloterdijk au parti théorique de la gauche, toujours en vertu du tough love qu’il pratique dans Colère et Temps, est celle qui touche à la haine de la réussite dans ce monde-ci, et à la haine conséquente de ce monde-ci. «Plus la “société” est pacifiée dans ses traits fondamentaux, plus on voit prospérer la jalousie de tous contre tous. Elle entraîne ceux qui postulent à de meilleurs places dans des guéguerres qui pénètrent tous les aspects de la vie6.» Cette jalousie serait un moteur d’inventivité, de création, de dépassement qui, en contre-partie produirait un contingent de frustrés, «les perdants», dont la tendance psycho-politique serait à la détestation du monde : «leurs rancœurs ne se tournent pas seulement contre les vainqueurs, mais aussi contre les règles du jeu7

L’idée d’une proximité entre le militantisme et la jalousie des perdants évoquée ici est manifeste dans cette autre tournure, cinglante : «Les partis de gauche classique […] sont condamnés à lutter, avec des discours laids, contre les images de belles personnes et des tableaux de chiffres durs – entreprise vouée à l’échec8.» La gauche est munie de «discours laids» : condamnation des puissants, refus des politiques de libéralisation, dénonciation de l’individualisme outrancier, culpabilisation du manque de solidarité, appel à une mobilisation qui ne vient pas – toujours sous le signe du jugement, sous le signe, aussi, de l’échec. La gauche est perdante, et elle est en colère, d’abord contre son propre échec (à incarner l’élément de puissance dans le monde contemporain), et ensuite contre la société, contre les règles du jeu : structure classique du ressentiment.

Esthétique du gagnant

 

Misérabilisme

Selon les termes de la correction scripturaire administrée par Sloterdijk à ses lecteurs, les militants contemporains sont des perdants douillets mais humiliés au sein d’un système pacifié, visiblement producteur de richesse, de luxe, de «gâterie», d’un modèle de société qui remplit ses fonctions de protection, de liberté, de stimulation, d’habitabilité. La gauche se révolte contre un monde qui n’a jamais autant livré ses promesses, qui n’a jamais, historiquement, été plus favorable au projet d’amélioration rêvé par l’humanité, celui de l’éradication de la misère, celui de la maximisation du potentiel des individus, le grand rêve historique tel que l’identifie notre médecin de la civilisation : le confort généralisé.

Son diagnostic est à l’effet que nous nous pensons encore à partir du manque, et ce au milieu du surplus le plus inimaginable – et n’avons pas encore été capable d’accueillir ce qui semble être la caractéristique la plus évidente du monde contemporain, à savoir l’abondance. Peut-être sommes nous pétris de manière atavique par la peur du manque, peut-être sommes nous traumatisés par une histoire de privation, de souffrances physiques insondables, de morts précoces, de maladies incurables, de saisons sans nourriture, de maisons froides, d’humiliations répétées, d’économie de guerre : nos corps sont sortis de l’ère de la privation, mais nos esprits et nos cœurs y résideraient encore – fidélité en partie inconsciente aux ancêtres dont les souffrances nous servent d’origines et dont les réflexes de misère ont structuré notre affectivité, mais aussi refus capricieux ou coquet ou buté de se reconnaître enfant du luxe. Sujet de la misère dans un monde d’abondance – une avidité mal calibrée, sans horizon réel, rendue folle, comme un enfant sur un rush de sucre : en manque! manque! manque!

Sloterdijk nous invite à cet égard à un exercice inédit, et à une disjonction de l’héritage psychique de la pénurie. Ainsi que l’écrit Sjoerd Van Tuinen :

Against the essential conservatism (SIII 671) of our intellectual auto-immune reflexes, we should therefore ask whether it isn’t typical for life in luxury that one is able to avoid the embarrassment of inquiring after ones origin ? (SIII 690) (Ex-)Posing such a question isn’t just a matter of rhetoric or parody, let alone of arrogance, but an attempt to speak without ressentiment, or what comes down to the same, to speak without squinting and regain our belief in the world. We are the front of luxury9!

Ne pas haïr la richesse, les puissants, la légèreté des biens nantis, leur beauté, leur succès, les tenure-track positions, ne pas railler tout cela – tout ce qui relève de l’accumulation organisée de la puissance dans les sociétés «pacifiées», ne pas y souligner la stupidité, la méchanceté, et ne pas y voir les causes d’une insatisfaction que l’on présume générale, ne pas ressentir de surcroit une gêne profonde de sa propre réussite, se retenir même de s’en excuser, d’y trouver des facteurs atténuants, est une tâche qui exige le meilleur du militant du parti théorique de la gauche, tâche à laquelle il échoue le plus souvent. Il y a dans son expérience de l’amour du monde comme un fil qui brule au creux de l’intime – la colère, la sienne propre, et aussi celle qui circule à laquelle on se sent constamment obligé de répondre, comme forme d’écart à l’être, comme manière d’exister, une ambiance sociale et tribale spécifique. Peut-être une forme culturelle en soi, quelque chose comme une croyance dans le mal, qui empêche d’aimer, mais qui fait société.

La vallée du Saint-Laurent

 

Amor Fati

Dans la thérapeutique de Sloterdijk, il n’y a pas de retour en arrière, il n’y a pas de contraire de ce monde-ci, il n’y a pas d’autre de ce monde-ci qui serait activable par la force de la pensée ou la force des armes : ce qui est, est, c’est un surgissement, et les possibles ne se déploient qu’à partir de l’existant, penser autrement n’est pas éthique. La haine du monde n’est pas éthique. Une vieille sagesse s’impose dès lors à l’action, qui est paradoxalement celle des très pauvres : «to make do», «faire avec ce que l’on a».

Sloterdijk, à sa manière extravagante, statue en pied de l’Occident, dira que dans ce choix millénaire entre «l’insurrection anti-impériale séculaire et l’espoir religieux ou parareligieux dans la chute globale des systèmes10», la modernité a ajouté la possibilité de «dépassement réformiste», et il s’agit de la seule qui a une chance de réussir. Faire avec ce qui est, avec «ce que l’on a» : réformer. Autrement dit : une pensée du «milieu», puisque c’est cela, ce milieu, cette situation moyenne, cette richesse relative, ce constitutionalisme électoral technique, loin des extrêmes de l’ère du même nom, qui nous est imparti. Une condition historico-mondiale ordinaire, qui n’appelle pas d’héroïsme, qui ne demande pas de sacrifice, qui offre au grand nombre une trajectoire individuelle confortable et relativement insignifiante, relativement flexible, relativement ouverte. Être du milieu : ne pas faire l’histoire parce qu’il n’y a pas d’histoire à faire, sinon qu’une sorte de damage control bienfaiteur et anonyme.

Or, croit notre homme, nous, guerriers symboliques, sommes en retard quant à ce programme du milieu, et les conséquences en sont funestes, et nous en faisons déjà l’expérience :

Les historiens confirmeront à l’avenir que le XXe siècle a été dominé, pendant son dernier tiers, par le motif du retour au centre – un centre qui n’a cependant jamais pu s’entendre suffisamment sur ses motifs et ses implications philosophiques. Ils montreront que le refus, par les intellectuels, de tirer des valeurs positives des situations moyennes, était l’un des symptômes de la crise de l’époque – le romantisme persistant de la radicalité a bloqué les processus d’apprentissage qui auraient préparé à affronter les problèmes du XXIe siècle. Ils auront à reconstituer la manière dont se déroula la chute des démocraties occidentales qui, après 1990 et plus encore après 2001, durent peu à peu négocier un tournant néo-autoritaire et parfois néo-belliciste11.

Le «radicalisme» apparaît ici, à travers la déclinaison des terrorismes, des révoltes, et des révolutions théologiques de la chaînes de l’action anti-impérialiste mondiale, et dont l’écho hargneuse s’entend au sein de tout le parti théorique de la gauche comme des partis socio-démocrates aux «discours laids», comme une sorte de faillite intellectuelle et politique de l’Occident. Un pathos morbide affectant l’expression thymotique au sein des puissances globales, qui excite l’agressivité des accumulateurs de puissance souverains.

Au terme de la lecture de Colère et Temps, j’ai aperçu quelque chose comme de la peur, un appel pieux à la mesure : «Il est bien plus important désormais de délégitimer l’alliance antique et fatale entre l’intelligence et le ressentiment, afin de faire place à des paradigmes fondés sur une sagesse de la vie décontaminée de son venin et capable de faire face à l’avenir12

 

Rome

En quoi encore il y va d’un humanisme dans cette élan affectif vers la santé : la santé dont il est question est la santé de l’entreprise romaine. Qui pense le monde comme une sphère? Quelle culture, quelle cosmologie, quelle proposition épistémologique, quelle éthique s’exprime dans cette destinée sphérique sinon que la République romaine en marche? Le translatio Imperii dessine la carte politique à partir de laquelle le médecin voyage dans l’imaginaire total, ce par quoi il est en mesure d’articuler l’impérial et l’intime : non pas une Raison dans l’Histoire, mais un projet dans l’espace. Sloterdijk est très clair là-dessus :

Être européen aujourd’hui, dans un sens ambitieux, c’est concevoir la révision du principe d’Empire comme la plus haute mission de la théorie comme de la pratique. «Penser l’Europe» signifie sans doute d’abord, comme nous l’avons montré, penser dans un premier temps la mytho-motricité des transmissions de l’Empire ; mais la pointe de la mission intellectuelle est désormais dirigée vers la nécessité de transférer l’impérialité elle-même à une grande forme politique trans-impériale ou post-impériale13.

Lisant avec ce dernier extrait les passages programmatiques de Colère et Temps, on comprend qu’il est impératif de poursuivre cette unité du monde – ce seul monde qui ne comprend pas d’autres mondes, qui n’est pas chez Sloterdijk le produit d’une posture ontologique du type de l’idée, de la croyance en une destinée historiale : l’ambition sphérique (globale) de l’empire, sa valeur relative à produire un habitat vivable, crédible, durable. L’éclatement de l’empire, métonymie de la guerre, c’est la barbarie – et la barbarie, c’est le rapetissement de l’ambition extra-utérine : refuser Rome, et le luxe, et la propriété privée, et les institutions séparées du pouvoir, et le constitutionalisme, et les éthiques du milieu, voilà un crime contre la grandeur – contre ce que l’Europe porte de valable. Sloterdijk, comme presque tout le monde aujourd’hui de gré ou de force, est romain, il est traducteur, c’est à ce seul titre qu’il est lockéen, et pour provocation aussi, par grotesque volontaire, proclamant : «Vie! Liberté! Propriété!».

Ligne de transport d’énergie

 

Civilisation

La géographie de cette pensée nous étant rendue visible, et il faut suspendre indéfiniment le jugement topologique, revenons aux tâches, aux devoirs, aux nécessités de la pensée. «Faire avec ce que l’on a», cela implique, dans l’accueil de Rome-réceptacle-de-la-sagesse-grecque que le médecin nous prescrit, un travail d’entretien continu, pour en intensifier la beauté – et la vertu. C’est-à-dire : maximiser la teneur éthique de cette formation culturelle. Et encore: réorganiser le thymos de la guérilla symbolique pour arriver à générer une militance décomplexée (joyeuse) pour la sphère post-impériale.

L’invitation éthique, l’adresse de Sloterdijk dans Colère et Temps, nous enjoint – nous supplie presque, à force de méchanceté – à continuer de «civiliser» ce monde, le seul que nous ayons, cette res publica mondiale, cet héritage mirifique, ce grand aqueduc voyageur, le système de droit privé et d’ingénierie qui nous (l’humanité) a permis de visiter l’espace intersidéral, qui nous donne et qui soigne nos cancers, qui nous propose des routes vers tous les confins, et qui nous permet de nous reproduire in vitro dans des habitacles climatisés. L’appel demeure kunique, car comment ne pas sourire devant ce triclinium romain que nous avons pourtant voulu? – ce en quoi, selon l’implacable règle de l’amor fati, notre puissance commune s’est rendue manifeste.

Poursuivre le projet de civilisation, celui-là, et en particulier, pour ce qui est des guerriers symboliques, développer des exercices de raffinement des instincts : eros et thymos doivent faire l’objet d’un travail de modulation perpétuelle : travail de l’art, travail de la science – tâche ascétique et donc, selon cette veine à laquelle s’attache Sloterdijk, travail philosophique. Cette ambition d’amener au-delà d’elle-même la civilisation occidentale, par une entreprise de (et un appel à la) transvaluation. Faire avec ce qu’on a. Même si ce que l’on a étonne, fait rire, déprime un peu, déçoit, gêne (et voilà le vrai sens du cynisme de notre auteur) : comment en effet accepter que ce avec quoi il s’agit de travailler, pour le rendre beau (vertueux), est une culture du confort?

 

Destin

La pensée en résonnance ne connaît pas cette peur d’ancien régime qui annonce que l’humain en se modifiant lui-même cessera d’être humain – il ne s’alarme pas d’une mutation de nature. Ce que nous pouvons ne peut en aucun cas faire sortir de lui-même l’être humain – qui dès lors n’est pas une entité fixe détentrice d’une archè.

Il est dans la nature humaine de muter, c’est-à-dire de croître, de se produire comme œuvre d’art globale et improbable – trace indélébile dont la matière exprime la temporalité. Auto-plasticité, donc. Cela, encore : manifestation de puissance, des arts et de la technique, surenchère, croissance, doit être accueillie comme le propre de l’espèce humaine, et sa déclinaison est indéfinie, nécessairement elle nous prend par surprise. L’espèce n’est que projet, luxuriance, variation, écoulement, c’est un habitacle en révolution permanente – là se trouve l’intériorité (socialisée) qui fait l’objet du travail phénoménologique.

Primat du futur chez l’être en devenir – ce qu’on a erronément appelé, à propos de la pensée de Sloterdijk, post-humanisme (si l’humanisme n’est pas un dogme mais plutôt, comme je pense qu’il est à l’origine, un pari).

 

Avidité

Le philosophe n’est pas tendre pour autant envers cette ère de la sphère qui est la nôtre (il évalue intensément), et fixe de manière très spécifique l’objet du travail affectif selon lui requis. Son diagnostic nous en donne la direction :

Ce qui est en jeu dans la modernité économique, c’est tout simplement le remplacement du pilotage thymotique des affects (qui n’a que l’apparence de l’archaïsme), en même temps que ses aspects incompatibles avec le marché (qui n’ont que l’apparence de l’irrationnel), par la psychopolitique, plus conforme à l’époque, de l’imitation du désir et de la cupidité calculatrice14.

Ainsi, l’affectation thymotique millénaire de la colère, dont la queue de comète est la révolte chronique de la gauche désorganisée et des émeutes sans objet qu’elle s’associe, laisse place dans ce qui constitue une «modernité économique» à un investissement érotique dans l’acquisition, l’émulation, la compétition. Cet investissement trouve une forme pathologique dans l’avidité – précisément ce qui demande à être courbé, dilapidé, transvalué, éduqué, civilisé. La chose, enfin une, qui dégoûte notre héros dans son appréciation de la puissance commune appelée Occident – l’érotique de l’acquisition effrénée qui caractérise la sphère post-impériale.

 

Richesse

La richesse : le terme n’existe pas chez les Anciens dans la forme que nous utilisons. Les Grecs avaient plouton, ploutos, indiquant une correspondance entre brillance, richesse, et divinité. Très proche, en latin on avait divitiae, qui signifie «brillant», proche de «Dieu» et de «jour» – opulent, fécond, abondant, et ses dérivés : puissance, autorité, trésor. Dans sa forme actuelle, tel que nous l’utilisons, «richesse» est un mot barbare, qui apparait dans les langues romanes au XIIe siècle, du francique rîki : puissant, également : richeise : puissance. L’ancienne langue avait aussi richor et richeté.

Synonyme d’aisance, biens, fortune, opulence, faste, luxe, somptuosité, fertilité, ressources, ampleur, fécondité, profondeur, foisonnement, luxuriance, différentes définitions existent aujourd’hui de la richesse : fortune, biens importants, abondance de biens, de moyens, de revenus ; caractère des objets précieux, de grand prix, de grande valeur, luxueux, magnificence ; tout bien matériel qui peut être objet de propriété, l’argent, les objets de valeur ; caractère de ce qui peut produire matériellement quelque chose en abondance et en variété, ou qui contient quelque chose en quantité notable (un compte en banque haut chiffré, une bibliothèque bien garnie, une crème bien grasse) ; PIB : somme des biens et des services produits par les entreprises et administrations dans un pays.

La richesse est le contraire de : dénuement, gêne, indigence, misère, pauvreté, austérité, simplicité, sobriété, insuffisance, médiocrité. Rien dans le contraire de la richesse, semble-t-il, de souhaitable.

On trouve enfin un concept philosophique de richesse. Chez André Lalande : «tout ce qui peut satisfaire un besoin ou un désir15.» Les richesses sont des «biens», des choses qui comblent des besoins, des choses dont on jouit. Il y a des richesses qui sont du domaine commun : l’eau, le soleil. Lalande précise que «ce sens tend à disparaître». Il y a les richesses qui sont des biens économiques : qui peuvent être objet de propriété, qui peuvent être cédées, qui ont une valeur (dont une quantité correspond à un besoin).

Dans le domaine de la pensée et de l’art, la richesse est ce qui contient des possibilités de développement, qui dénote une grande activité artistique ou intellectuelle, c’est le sens figuré («abondance et complexité d’éléments, en particulier intellectuels ou affectifs», selon Lalande). Ce dernier sens pointe vers une notion de «richesse psychologique», qui s’oppose, mais pas toujours, à la «misère psychologique».

Une note, toujours dans Lalande, indique que certains auteurs voudraient réduire la notion de la richesse à sa dimension matérielle. Or, si l’on considère qu’«au fond les richesses consistent toujours en des droits», c’est l’occurrence où ces droits se rapportent à des objets qui nous fait incorporer ces droits dans les objets en question, et ainsi confondre richesse et matière.

Dans tous les cas, il n’y a pas de concept négatif de la richesse dans la tradition occidentale (la richesse peut seulement susciter de mauvais rapports) – elle est un bien en soit, elle est le fait de «droits». Elle est valeur pure, apodictique – Sloterdijk nous invite devant cela à embrasser la richesse, tel le don romain qui nous est imparti (et non le cadeau de Grec que les malades du parti de la gauche théoriques voudraient y voir), qui est divine, qui est lumière, qui est puissance. «We are the front of luxury!».

 

Don

L’éducation affective qui tient lieu de processus de civilisation, dans le contexte de la «modernité économique», devrait ainsi viser à intervenir sur les rapports que nous entretenons avec la richesse. L’ennemi, ou, plus précisément, la chose laide contre laquelle le médecin de la civilisation se bat, est ce rapport à la richesse qui conçoit celle-ci comme l’objet d’une accumulation, d’une assimilation, d’un accaparement, jusqu’à l’overdose. Non pas que nous consommions, ou produisions trop : la richesse est bonne en soi. Plutôt à quoi nous sert la richesse : s’augmenter, se mesurer, gagner, imiter aussi, désirer l’autre dans la chose qu’il a, désirer la chose en guise d’accomplissement. L’érotique de la consommation dans la culture du capitalisme fait du sujet gagnant un être gavé dont l’orgueil est dans la capacité de mettre en œuvre une avidité sans fin. Ici se confondent peut-être, justement, la richesse et l’objet – alors que la richesse est plutôt dans les droits au choses que tous détiennent à la jouissance de tout.

Pour défaire cette pathologie, Sloterdijk entrevoit la naissance d’une «culture ouverte de l’ambition» :

Celle-ci devrait être postmonothéiste en ce qu’elle brise radicalement les fictions de la métaphysique de la vengeance et de ses reflets politiques. Ce que l’on s’efforce d’obtenir, c’est une méritocratie qui, au niveau intraculturel et transculturel, crée l’équilibre entre une morale antiautoritaire détendue, une conscience affirmée des normes et un respect pour les droits inaliénables de la personne. L’aventure de la morale s’accomplit par le parallélogramme des forces élitaires et égalitaires. Ce cadre est le seul dans lequel on puisse penser un changement de centre de gravité remplaçant les pulsions de l’appropriation par les vertus de laprodigalité16.

Ce qui est à sauver, donc, serait quelque chose comme la prodigalité, ou la valeur de don. Transformer les accumulateurs de puissances en entreprises de dilapidation générale – en centres de dépense, en leur multiplication, et y inscrire quelque chose comme un orgueil, une liberté de donner, de prodiguer – non seulement une érotique du consommable, mais surtout un thymos du partage. Manifeste en forme de bloc de joie.

 

Ban-lieu

Au final, acceptant la tâche de soigner le ressentiment militant, ce thymos fourvoyé de la métaphysique de la vengeance, il reste encore à concevoir en termes éthiques cette sphère dont il est question et qui serait le résultat d’un processus achevé et irréversible – cette nouvelle Rome offerte en vision par Docteur Europe.

Mais la sphère telle qu’elle nous est proposée ici, en son sens historique et destinal, est-elle en elle-même susceptible d’être un matériau éthique? Peut-elle même avoir un sens philosophique, comme tente de nous le faire valoir Sloterdijk dans ses ouvrages de la dernière décennie? Robert Smithson se plaisait à dire, à propos du paysage post-industriel, et contre la maxime de Pascal, que le centre ne s’en trouve nul part et que sa périphérie se retrouve partout. Le centre est disparu, et pourtant il organise l’ensemble de l’habitat, fétiche du «lieu vide du pouvoir» – habitat par là dévoyé de la capacité de mettre en relation les êtres en vue du vivant in situ. Un monde asséché. Une puissance au bout de la route, parmi les déchets de la grandeur, où nous plaçons nos meubles et nos antennes pour y passer la nuit, pour envoyer et recevoir des messages, dans l’attente des jouets de pétrole qui nous sont promis et livrés, une vague inquiétude au cœur, les barbares!, et des certitudes raffermissantes aussi : vie, liberté, propriété! Nous sommes les héritiers de la sphère dont le centre est éternel et inaccessible, mais réel : tout ce droit civil et privé, ce confort inouï, cette capacité militaire sans égal, ces banquets, cette sagesse de la puissance. Traduisons! Ne méprisons pas ce que nous avons de plus cher – l’habitacle méditerranéen qui s’est répandu partout, qui partout multiplie les bonnes nouvelles, dont la trace est notre histoire!

Si l’on veut cultiver, comme forme d’habitation mentale, le «parallélogramme des forces élitaires et égalitaires», ainsi que nous le propose Sloterdijk, la sphère romaine fait sans doute l’affaire – pourquoi jeter par terre pour recommencer la même chose, sinon que par ressentiment, sinon que par envie, sinon que par vengeance? Pourquoi autre chose que l’humanisme post-romain, s’il n’est pas requis d’inclure onto-épistémologiquement, à titre d’ayant droits aux richesses, l’ensemble ou plus précisément la variété des êtres, sinon que par vulgarité, par jalousie, par manque d’intelligence? Rien à redire ici sur le propos de Colère et Temps.

Or, ce centre qui ne se trouve nul part et cette périphérie qui est partout, avec en son être l’homme et sa bulle totale, l’impressionniste désinhibé dont la parole est d’or et qui nous soigne en tant qu’Occident, constitue la limite éthique et politique, la limite en quantum de joie aussi, de l’humanisme éco-technologique du médecin allemand, et ce qui heurte de manière guerrière l’aspiration indéfinie et multiforme à la lumière qui caractérise le vivant. Sloterdijk dit bien d’ailleurs : «La grande politique se fait sous le mode d’exercices d’équilibre. S’exercer à l’équilibre, cela signifie n’esquiver aucun combat nécessaire et n’en provoquer aucun de superflu17.» Garder le centre au centre, c’est-à-dire au cœur de la périphérie – voilà l’exercice de santé civilisationnelle qui nous est proposé. Une sorte d’ascèse hantologique : Rome doit vivre partout.

L’ensemble ou plus précisément la variété des êtres qui pourraient faire l’objet d’une totale prodigalité, qui sont sujet d’un don total, et qui ne sont pas de Rome, et qui ne sont jamais que périphérie – toujours réificats, toujours domestiques, toujours objet de bienveillance : le soleil, les peuples d’animaux, la pierre, les vents, la mer, les formes végétales, le pétrole, la puissance de l’eau, la vitesse, les trajectoires des mobiles, les outils, les désirs, les déchets, les sages des interstices, les enfants, les idiots, les mourants – autant de points d’habitation qui organisent un monde dont la totalité n’est pas, dont la circonférence fuit dans toutes les directions, un monde qui se déborde lui-même sans cesse.

La pensée, plutôt que de s’y identifier, ne devrait-elle pas simplement cesser de s’adresser aux accumulateurs de puissance, aux unités de désertification? Ne devrait-on pas simplement cesser de penser à la manière de puissances réifiées, de comprendre l’habitation par le biais de l’assimilation du vivant et de la civilisation? Pourquoi penser le monde par le haut? Pourquoi le penser par le centre historique? Pourquoi l’histoire serait-elle destin? Qui fait sphère? Que fait sphère? Comment être «entre soleils» avec la variété de ce qui habite? L’humanisme romain, son confort, sa capacité, surtout, à machiner des accumulateurs de puissance, de par sa condition d’existence même, cette séparation, ne peut pas cela.

Loisir motorisé

 

Diagnostic

Nous sommes ici, avec l’invitation romaine de Sloterdijk, devant une forme nouvelle de la vieille manie de la totalité. Il s’agit d’une maladie onto-topologique, et s’il faut admettre que les cures proposées jusqu’à présent pour traiter cette affection n’ont pas obtenu les résultats escomptés, cela nous indique simplement qu’il reste beaucoup de travail à faire – sans ressentiment, c’est bien vrai, et cela a été criminellement négligé.

En guise de traitement, il faudrait beaucoup, beaucoup approfondir cette voie du don, en dépassant le stade théologico-économique du concept, auquel restent au final accrochés Nietzsche et Bataille et Sloterdijk – ou encore, ce serait la même chose, il faudrait initier une véritable science économique, qui l’émanciperait de son statut actuel de modèle d’accumulation. Recentrer l’activité vivante, désactiver les fonctions périphériques de l’accumulation centrale, pour simplement vivre – avec tout ce qui se donne, enfin.

Il y va dans ce traitement d’une autre échelle ontologique, à partir de laquelle il serait possible d’initier un mouvement de dilapidation généralisée de la puissance. Il s’agit d’un saut dans le vide, leap of faith, qui accepte de voir que nous ne sommes pas les auteurs de la puissance de laquelle nous (sur)vivons, non plus que celle-ci n’origine de quelque monopole extra-lunaire ou continental avec lequel nous serions en connivence. Il s’agit d’amorcer, sous le signe de la mécréance, sans la moindre peur, un cycle d’exercices d’horizontalité. N’importe qui, n’importe quand, n’importe où.

 

***

Admettez que le superflu allège l’âme. Le luxe est une vertu noble qu’il ne faut pas confondre avec le confort. Vous avez le confort. Il vous manque le luxe. Et ne me dites pas que la monnaie y joue un rôle. Le luxe que je préconise n’a rien à voir avec l’argent. Il ne s’achète pas. Il est la récompense de ceux qui ne redoutent pas l’inconfort. Il nous engage vis-à-vis de nous-mêmes. Il est la pâture de l’âme. Il faut qu’un jeune homme se réveille le matin dans un profond malaise et sans l’ombre d’amertume ni de dégoût18.

  1. Peter Sloterdijk, Colère et Temps (2007), Paris, Fayard, 2011, p. 122
  2. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison (1944), Paris, Gallimard, 1983
  3. Walter Benjamin, «Thèses sur le concept d’histoire» (1942), Écrits français, Paris, Gallimard, 1991
  4. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 252
  5. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, «Troisième dissertation », #14, trad. de l’allemand par Henri Albert.
  6. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, op. cit., p. 61
  7. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 61
  8. Peter Sloterdijk, ibid., p. 280
  9. Sjoerd Van Tuinen , «A Thymotic Left? Peter Sloterdijk and the Psychopolitics of Ressentiment», Symploke, vol. 18, n° 1-2, 2010, p.n.d.
  10. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, op. cit., p. 130
  11. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 262
  12. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 316
  13. Peter Sloterdijk, Si l’Europe s’éveille, Paris, Mille et Une Nuits, 2003, p. 74
  14. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, op. cit., p. 279
  15. André Lalande, «Richesse», Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1996, p. 933-934
  16. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, op. cit., p. 317
  17. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 319
  18. Jean Cocteau s’adressant aux Américains dans l’avion qui le ramène en France après un séjour à New York en 1947, dans Jean Cocteau, Lettres aux Américains (1949), Paris, Grasset, 2003, p. 38