Le Merle

vol.6 no.1, Été 2021
»
vol.6 no.1, Été 2021
Aux limites de l'empire : Les mesures de Peter Sloterdijk
«
Aux limites de l'empire : Les mesures de Peter Sloterdijk

Nous prenons le parti d’un Peter Sloterdijk maternel, celui dont la parole soigne, celui qui raconte qu’«il y a un trou au début et un trou à la fin», et qu’il faut «boucher les deux par la forme narrative». Car ces récits, cette parole couveuse, cette philosophie ovoïde, cet éloge du natal, ce fantasme vertical, dit-il encore, et c’est là que nous l’aimons le plus, sont des «formes de paniques». Ce numéro a été édité par Erik Bordeleau et Dalie Giroux.

Portrait

Anja Weber

Un portrait de Peter Sloterdijk (2020) par Anja Weber

    Introduction

    Erik Bordeleau & Dalie Giroux

    Peter Sloterdijk n’est pas à un scandale politique près. La vive polémique qui a suivi la conférence où il énonçait les Règles pour le parc humain en 1999 a fait sa réputation d’iconoclaste, alors qu’il a osé prendre de front la question, politiquement taboue, de l’eugénisme. Quelle politique de sélection, demandait-t-il en substance, exerçons-nous collectivement, et à quelles fins? La prétention de Sloterdijk, au fond irrésolue à ce jour, était à l’époque de dire que la culture, de fait, est d’une part un processus qui favorise certaines formes de vie au détriment d’autres formes de vie et que, d’autre part, l’évolution accélérée des technologies et des formes médiatiques configurant notre époque intensifie ce processus de sélection et le rend plus explicite – exigeant par là l’élaboration d’une politique idoine. Questions post-heideggeriennes, résolument anthropologiques – ou dangereusement anthropogénétiques? –, qui marquent d’un signe trouble et annonciateur cette philosophie du présent.

     

    Au fil des ouvrages et des interventions publiques (fort nombreuses), et dès son premier opus, La Critique de la raison cynique, le philosophe médiatique a mené en Allemagne des guerres parfois vicieuses contre les tenants de la théorie critique et l’héritage dit pathogène de la Révolution française. Le conflit philosophique entre Jurgen Habermas, grand exécuteur testamentaire de l’École de Francfort, et Peter Sloterdijk, qui se qualifie de nietzschéen de gauche, est total et exemplaire des forces en présence dans la pensée continentale post-1968. La question au cœur du conflit était celle de «dépasser» la nécessité de porter philosophiquement le fardeau de la Deuxième guerre mondiale – ce que Sloterdijk a en quelque sorte forcé en abordant de front les enjeux liés au posthumanisme.

    Plus récemment, l’usage répété du trope de l’immunitaire dans les prises de position du philosophe vis-à-vis la crise des réfugiés en Allemagne a fini d’enfoncer le clou d’un Sloterdijk politiquement douteux, à forte tendance conservatrice. «Les Américains nous ont donné, a-t-il dit récemment dans une conférence suivant la publication de son dernier ouvrage, Après Dieu, cette idée de multiculturalisme qui convient à leur société, mais qui, en tant que logiciel, n’est pas compatible avec le hardware de l’État-providence allemand.» Dans l’ensemble des remarques qu’il fera de manière publique, tant face à la question de l’immigration massive qu’à propos de la montée des partis de droite en Europe, se profile un polémiste au tempérament résolument culturaliste : le contenant national-étatique, la machine à fabriquer des humains, la politique de sélection singulière de l’Allemagne, de l’Europe, doit pouvoir fonctionner, et ses éléments, l’État, la frontière, la culture nationale et occidentale exigent selon Sloterdijk d’être protégés, préservés, démarqués. Cela d’une part parce que les espaces discrétionnaires et les distances culturellement aménagées sont les conditions d’émergence des formes de libéralité et de générosité – des sphères de luxe et de gâterie – qui définissent la production même de l’animal humain. D’autre part, parce que les unités ordonnatrices que sont les États occidentaux garantissent ces valeurs que scande Sloterdijk dans ses écrits récents : «Vie! Liberté! Propriété!». Il dit bien, dans une entrevue de 2003 où il définit le conservatisme de gauche dont il qualifie sa posture politique, que «la civilisation ce n’est pas seulement le savoir-faire, c’est le savoir-apprécier-la-richesse. Et être de gauche, c’est combattre la pauvreté dans tous ses domaines et toutes ses expressions». Cet appel à l’abondance bien sentie se double paradoxalement d’une attaque en règle contre cette forme étatique de redistribution de la richesse qu’on appelle l’impôt. Sloterdijk aimerait bien le voir remplacé par une culture philanthropique de la générosité spéculative qui s’inspirerait à la fois des seigneurs de la Renaissance et des libertariens de Silicon Valley – et sans doute également de l’opulent Osho.

    En récusant, comme l’écrit si bien Elisabeth von Samsonow, toute procédure «d’auto-accusation» lorsqu’il s’agit de penser l’Europe dans le monde et l’avenir de l’Allemagne dans la civilisation occidentale, Sloterdijk a ainsi curieusement eu tendance à négliger le motif, appelons-le benjamien, de la violence. C’est là que joue une dimension néanmoins tragique, conservatrice, parfois pauvre de sa pensée politique – dimension qu’il persiste à assumer de manière volontaire et affirmative, dans un contexte politique complexe qui n’appelle sans doute pas de décision souveraine.

    C’est dans l’optique d’une saisie en connaissance de cause, bravant la mégalomanie et la courte-vue dont il a pu faire preuve dans la sphère publique, que nous voulons rencontrer Sloterdijk «aux limites de l’Empire», c’est-à-dire non pas tant par le revers de ses prises de positions politiques que dans un esprit de critique immanente qui s’attache à ses gestes cliniques et prophétiques. En ces confins, il nous convient de parler des grandeurs et des mesures, voire des largesses de Sloterdijk : son énergie figurative, ses incursions dans une théorie de l’élasticité, et ses jeux philosophiques qui prennent l’allure d’une métaphysique des hauteurs. Ces lignes de force de l’œuvre rendent raison autant de ses mauvais coups que de ses meilleurs, et sans n’en ignorer aucun, nous prenons le parti de l’intensification philosophique et éthique d’une pensée vivante. Advienne que pourra.

    ***

     

    Penseur figuratif — Ce qui nous saisit chez cet auteur, ce qui nous stimule, c’est d’abord l’abondance des images, la puissance du récit, la fulgurance des figures. Sloterdijk fait fi du concept, il ne construit pas des argumentaires : il raconte des histoires – l’histoire des sphères, de l’Occident, du ressentiment; il invente des personnages – l’ascète, l’acrobate, l’hypnotiseur, le sage ; il récupère les signes de l’expérience – l’utérus, le satellite, la serre, l’appartement. Voilà une pensée qui se donne en exemple, celle d’un penseur sur scène et en acte, qui fouille la mémoire, les sentiments, la géographie, qui cueille les ombres de ce qui pense en ce monde dans le flux de l’existence, dans la plus totale contingence et au risque de l’errance, et cela en cultivant un goût revendiqué des formes classiques. La maison de la philosophie est ronde, dira-t-il. Sa pensée, faite de séduction et d’effets, plaît à notre soif d’incorporation, à notre besoin de vivre et de penser en même temps. Sloterdijk est un désinhibiteur de première classe.

     

    ***

     

    Théoricien de l’élasticité — Il y a une productivité du réel, qui est le fait d’un processus d’autoconstitution du monde que le philosophe allemand investigue par des chemins inédits. La société humaine comme organisme, machine reproductrice et immunitaire, est génératrice de frontières et d’exclusion. Penser ce paradoxe existentiel du vivre ensemble dans la perpétuelle fracture qui le caractérise et dans le mouvement vertical de totalisation qui l’anime est au cœur de la pensée de Sloterdijk. Les formes pulsent au cœur des choses, et organisent ces structures qui se répètent, migrent, croissent et se déplacent de manière si curieuse et si inattendue à toutes les échelles de la réalité. Ce que sont ces formes, cela nous le disputons à notre auteur, mais que celles-ci évoluent, colonisent, s’adaptent, que les formes forment, cela nous apparait indéniable. Et nous cherchons ces formes, et nous en explorons les images, et nous souhaitons les multiplier au moins autant que nous souhaitons comprendre cette pensée résolument moderne qui en tente l’élaboration.

     

    ***

     

    Métaphysicien des hauteurs — Ce travail des images, cette pléthore de figures historiques offertes sous le terme de philosophie, dessine les contours comiques d’une sorte de métaphysique : celle du haut et du bas, vision qui est nietzschéenne quand elle n’est pas platement impériale. Sloterdijk nomme la sphère, il cherche le principe des formes à l’origine du monde – il postule cette origine. Il se fait géomètre ovipare, et par là notre auteur se montre être un empiriste plutôt diabolique. Le centre sphérique traduit ce qui l’entoure, et s’en empare. Le monde s’unifie, s’étend, se globalise, s’arrondit. La mesure du monde est la mesure de l’appropriation de la périphérie, et l’humanisme occidental a des jambes. Des jambes poilues de légionnaire. Sloterdijk est un optimiste de l’Europe. Et le monde de l’Europe est celui des souverainetés, celui des frontières, celui de l’immunité. Il y a ce globe qui s’organise, dont le centre s’écoule sur la terre depuis l’Europe, et il y a la caméra satellite qui capte des images du globe sur lesquelles n’apparaissent pas les frontières étatiques. Le surhomme de Sloterdijk réfute le pathos de l’enracinement : c’est un acrobate métastable qui répond à l’appel de la lévitation.

     

    ***

     

    «Donnez-moi n’importe quel sujet», dit Sloterdijk, car le philosophe primordial peut parler de tout. Philosophe primordial: c’est-à-dire, penseur des «formes» et auteur de «sagesses». C’est sous ces deux pans de l’engagement de Sloterdijk dans la pensée que nous avons rangé les huit contributions réunies dans cet ouvrage. Les formes : hominisation sauvage, cerveau élastique, média autoplastique, utérus extatique. Les sagesses : révolution, décolonisation, désœdipianisation, ascension.

     

    ***

     

    Formes

    Ouvrant la marche d’une longue procession curieuse et critique, le texte de Frédéric Neyrat revisite le concept sloterdijkien d’anthropotechnique pour y insuffler une dose de liberté indomptée. Dans un premier temps, il revient sur l’évolution de cette notion chez quelques penseurs contemporains, pour ensuite s’intéresser à ce qui, dans l’animal humain, résiste à ce processus adaptation technologique et que Neyrat qualifie de «réserve sauvage».

    Reprenant les considérations de Buffon et de Bergson sur l’invention de l’outil comme scène originaire de l’hominisation, Neyrat affronte le paradoxe voulant que l’humain ait engendré l’humain. L’auteur retient l’argumentaire de Bernard Stiegler, qui consiste à retourner le rapport de l’humain et de la technique: il s’agit, au départ, non pas de l’humain qui crée l’outil, mais bien de l’outil qui crée l’humain. L’être verticalisé se met «hors de portée de soi», il s’intériorise par l’extérieur et, avec la prothèse (l’archive, la trace – synthèse de la technique et du temps), voilà que «l’homo est fabriqué», selon la jolie formule de Neyrat. C’est dès lors l’histoire d’une dénaturation exempte de téléologie qui est racontée : peut-être ce processus va-t-il s’arrêter, peut-être ne sommes-nous déjà plus humains.

    À ce point d’élaboration du scénario anthropotechnique, qui se refuse tout recours au vitalisme d’une «création continuée», Neyrat se demande : la nature est-elle absorbée par la technique? Quel serait alors le rapport possible avec cette nature? C’est Sloterdijk qui lui permet ici de faire un pas de plus : penser l’origine comme milieu, espace habitable, c’est-à-dire sphère, ce qui qui favorise la naissance. «Nous faisons un bond important avec ce concept de sphère anthropotechnique : a/au lieu de nous fixer sur le trait technique, nous l’envisageons au sein d’une émergence collective ; b/ au centre, nous avons les femmes et les enfants ; c/ l’insulation anthropotechnique permet de visualiser correctement le phénomène de détachement vis-à-vis du mode de sélection darwinien». Ainsi donc, l’humanité se fabrique comme émergence d’un utérus externe et a pour horizon une rétention de jeunesse – elle «compose avec la néoténie».

    Au terme, Neyrat souligne qu’il est inutile de définir l’humain par sa biologie ou par sa technicité. L’être humain est le fait d’une inadaptation, d’une évolution arrêtée, déviée, rétive – «une intensité sombre et décalée». En ce sens, la jeunesse qui fleurit dans les sphères n’est pas la chose qui s’adapte, elle est plutôt la nature qui chemine avec la prothèse. Neyrat va jusqu’à définir la jeunesse comme cela même qui ne cherche pas à s’adapter. Ainsi donc, contre l’adaptation requise comme expression pratique ultime de la morale contemporaine, laquelle jouxte la notion d’exercices chère à Sloterdijk, Neyrat conclut en invitant à explorer la teneur éthique de l’inadaptation : «comment faire en sorte que ce qui, en nous, demeure rebelle aux exercices des sphères adaptatives, puisse tourner les technologies du monde en moyens de changements politiques radicaux?»

    La proposition de Sjoerd van Tuinen qui suit est aussi radicale que passionnante : il s’agirait d’aborder la co-constitution de la conscience et du monde, l’objet même de la phénoménologie, non pas à travers la notion de plasticité, mais plutôt par le biais de celle d’élasticité. Le concept de plasticité suggère un potentiel d’adaptabilité illimité, mais pour cette raison même, il rend plus difficilement compte du jeu d’habitudes et de répétitions qui participent de la puissance d’auto-affectation du cerveau. Car, pour van Tuinen, «tout ce qui subsiste dans le temps est élastique par nature» : l’élasticité nomme le rapport vital aux origines où se joue subjectivation et répétition – c’est le lieu de la continuité en même temps que celui de la différence. En dialogue étroit avec le Deleuze de Différence et répétition, van Tuinen fait sienne l’idée que «revenir est l’être, mais seulement l’être du devenir» pour affirmer l’élasticité essentielle de la pensée : «si le cerveau est la puissance plastique ou le potentiel du devenir de la pensée, alors la pensée est notre capacité élastique d’apprendre et de grandir avec ses interstices.»

    La discussion de van Tuinen ne se limite pas à la sphère métaphysique. Reprenant les thèses de Catherine Malabou, van Tuinen s’inquiète de ce que la plasticité donne flanc à «l’idéologie de la flexibilité» et à une objectivation indue de notre rapport au cerveau. Problème proprement biopolitique : «nous réduisons le potentiel plastique du cerveau à une image aliénée et déplacée du monde – le kopfkino de notre précarité manifeste – et nous ne voyons pas que c’est aussi une construction biopolitique.» Autrement dit : lorsqu’il en va de notre cerveau, la question n’est jamais «que faire?» ; mais, pour reprendre le principe leibnizien de raison suffisante, Dic cur hic, «dis pourquoi maintenant». La question de l’élasticité se présente ainsi comme un enjeu anthropotechnique de premier ordre, et c’est à ce niveau d’analyse que la pensée immunologique de Sloterdijk est convoquée. Comme le rappelle enfin van Tuinen, Sloterdijk qualifie sa position politique de «conservatisme élastique». Paradoxalement, ce conservatisme est proprement spéculatif : il concerne les modes de notre implication dans le monde et l’entretien d’un horizon de futurité. S’attachant à la leçon de Tu dois changer ta vie, van Tuinen relève en ce sens la part éthopoïétique de nos efforts d’exister. Ce travail sur soi pointe vers la substance élastique de nos vies et ouvre un horizon d’émancipation au sein d’une biopolitique saturée. Quelque part entre la figure de l’athlète et celle de l’acrobate, van Tuinen qualifie cet être à l’œuvre de maniérisme pour les temps présents. Et de conclure en rappelant que, quand Sloterdijk parle d’élasticité comme d’une tension verticalisante, c’est en tant qu’héritier de Nietzsche et avec en vue le principe de générosité spéculative : «tu dois te conduire à tout moment de telle sorte que tu anticipes dans ta personne le meilleur monde dans le mauvais»1.

    Le texte suivant, de Vincent Duclos, relève l’influence déterminante des travaux du théoricien des média Marshall McLuhan sur l’œuvre de Sloterdijk. Il reprend, à travers cette filiation, le problème classique de la plasticité, cette fois dans sa dimension macropolitique. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de penser les conditions de notre immersion dans les médias et ce, jusqu’à concevoir l’humanité elle-même comme médium autoplastique. Dans La compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste, Sloterdijk l’explique sans détour :

    Je prends comme hypothèse, avec Marshall McLuhan, que les ententes entre les hommes dans les sociétés – avant tout ce qu’ils sont et ce qu’ils font par ailleurs – ont une signification autoplastique. Ces rapports de communication donnent aux groupes la redondance dans laquelle il leur est possible de vibrer. Ils leurs impriment les rythmes et les modèles par lesquels ils se reconnaissent et par lesquels elles se reproduisent à peu près sous la même identité2.

    Duclos montre comment cette réflexion sur notre être-dans-les-médias est aussi bien immunitaire que thérapeutique. «L’immersion radicale dans le média», écrit-il, «est à la fois décentrement et puissance, fragilisation et excitation, absence à soi et disposition à se laisser affecter». Cette vibrante ambivalence est au cœur du défi d’apprendre à habiter les médias à l’ère de la globalisation numérique. Les méditations de McLuhan et Sloterdijk à ce sujet convergent autour de deux figures clés : la Terre conçue comme vaisseau spatial et l’idée de village global. Duclos souligne l’importance phénoménologique de la création d’un espace satellite autour de la Terre. Cette dernière agit à la fois comme vecteur d’unification et vexation métaphysique – à savoir la perte de la naïveté relative au caractère d’évidence de l’habitat terrestre. La technologie spatiale produit ainsi une mise en scène de la Terre : elle explicite les conditions atmosphériques propres à la vie habitée. En ce sens nous disent les deux auteurs, elle doit être conçue comme une installation performative – une œuvre d’art.

    Dans les premières pages d’Écumes, la reprise par Sloterdijk du célèbre motif mcLuhanien du village global s’énonce sous le signe de l’espace acoustique : «La simultanéité électrique du mouvement d’information produit la sphère globale vibrante de l’espace auditif». Duclos explique qu’en tant que système de résonance communicationnel et immersif, le village global ne doit pas être compris comme simple communication entre individus, mais bien comme «un engagement, à la fois corporel et virtuel, de tout le monde dans tout le monde.» Cette image unitaire et vaguement œcuménique a tout pour séduire, et nombreux sont ceux qui ont rêvé de fusion collective dans l’horizon d’une conscience universelle électrifiée. C’est précisément sur ce point que Sloterdijk prend ses distances du maître de Toronto. Il se méfie de son catholicisme électronique, c’est-à-dire de son désir de «ré-introduire le motif théologique de la communion comme mode d’être-ensemble». Dès lors, Duclos relaie l’invitation de Sloterdijk à faire le deuil de toute métaphysique de l’Un à la faveur d’une sphérologie pluraliste, c’est-à-dire «une théorie des espaces habités qui prenne assise dans une conception de la “vie” comme déploiement multiperspectiviste et hétérarchique.»

    En conclusion de cette première section qui explore la potentialité philosophique des formes chez notre auteur, Arantzazu Saratzaga Arregi et Émilie Bernier proposent un regard inversé dans la substance médiatique par le biais d’une exégèse des concepts constitutifs d’une gynécologique philosophique dont Peter Sloterdijk, sur les traces de Platon, de Heidegger et d’Hannah Arendt, serait l’inventeur en même temps que l’héritier. Selon cette pensée onto-topologique de l’utérin, la naissance, la venue au monde équivaudrait à l’expulsion hors du giron maternel d’un sujet dont le «premier tu» serait le placenta.

    Apparait ainsi au lecteur cet être jeté dans le monde qui commence, comme tout ce qui advient dans l’ordre de la sphère, par l’émergence inouïe d’un œuf. Cette phénoménologie de la venue-au-monde permet à Sloterdijk, assisté ici par Elizabeth von Samsonow, de penser le monde à partir de la mère et du giron obstétrical. Or, cette approche ne se contente pas de relater les étapes du drame et de l’épreuve périnataux : elle se veut aussi être ni plus ni moins qu’un ars pariendi – une nouvelle maïeutique. En ce sens, les auteures montrent bien comment la description sloterdijkienne des espaces utérotopiques agit également comme «initiation à une ontologie des frontières et des zones limitrophes». Mais qu’est-ce à dire?

    Sloterdijk accorde une importance toute particulière à la notion de transfert, qu’il dépouille de tout son attirail psychanalytique pour en faire l’opérateur d’«une histoire naturelle des environnements amoureux». Il se plaît d’ailleurs à rappeler que l’Académie platonicienne n’était pas seulement réservée aux géomètres ; à son entrée se trouvait aussi une inscription, moins connue, qui invitait ses visiteurs à s’impliquer dans des aventures amoureuses. Manière de dire que la connaissance part toujours aussi d’une intimité de la rondeur ; façon aussi de souligner la fonction immunitaire et métamorphique des relations d’intimité. Car qu’est-ce donc que l’amour, sinon une manière d’entretenir notre luxuriance néoténique et de se tenir mutuellement dans l’élément fécond de la potentialité? Ou pour le dire un peu plus crûment : de bénéficier la vie durant «du privilège de ne pas être né»3?

    Au terme, les auteures nous amènent à concevoir comment, pour Sloterdijk, le monde des idées possède «les attributs d’une médecine pour ces écosphères postnatales». Et cette médecine, c’est celle d’Aphrodite, déesse des liens et des écumes fécondes, pour qui penser les formes vitales c’est toujours déjà participer de l’élan natal, en «louant les transferts» et en «réfutant les solitudes».

     

    Sagesses 

    Contrepoint énergique qui inaugure la section sur les sagesses du philosophe de Karlsruhe, Bernard Aspe présente une condamnation sans appel de la position politique de Sloterdijk. Il s’agit dans cette contribution du «mauvais Sloterdijk», celui qui pourfend l’École de Francfort et qui a heurté de front l’intelligentsia critique avec sa condamnation sans appel de l’affectivité de gauche dans Colère et Temps, ainsi qu’avec ses positions pro-immunitaires dans la cadre de la crise allemande des réfugiés.

    Pour ce faire, Aspe se penche sur la théorie globale de la vie en exercice développée par Sloterdijk dans Tu dois changer ta vie. Dans celle-ci, à la manière du Foucault du souci de soi, on renoue avec l’Antiquité pour envisager notre époque à l’aune des pratiques ascétiques. Essentiellement, Sloterdijk y conçoit la diversité des cultures de soi comme autant de puissances de sécession. Or, cette analyse repose sur un grand partage historique : si les Anciens sont identifiés à l’exercice (cette transformation du sujet par lui-même dans le cadre d’un rapport intime à l’élévation), les modernes sont identifiés au travail (où la transformation porte sur l’objet dans un cadre technique).

    La critique de Aspe porte sur la disqualification politique qui motive ce partage théorique visant à rendre de nouveau visible «la différence éthique sous sa forme originelle». C’est que pour Sloterdijk, l’erreur révolutionnaire aurait consisté à confondre ascèse et politique. La révolution se présente comme une ascèse prescrite à tous, à qui veut «changer la vie» plutôt que, avec la modestie libérale de rigueur, «changer sa vie». À l’écart de la sécession révolutionnaire donc, Sloterdijk prônerait une «politique évolutionnaire» favorisant, selon les mots de Aspe, «le revival des pratiques de spiritualité, soucieuses de préserver l’équilibre de la “co-immunité”».

    Aspe s’attaque de front à cette dramaturgie post-déconstructiviste. À l’injonction néo-antique «Tu dois changer ta vie!», il répond par une question : «Qui le fera?». Car poser directement la question du «qui?», c’est pour Aspe le moyen de dissiper la mauvaise généralité du «processus-sujet» de la modernité fabulé par Sloterdijk ; et c’est conjurer les vapes spéculatives auto-prophétiques pour faire place aux collectifs en prise avec le réel des conversions politiques, ceux-là même pour qui changer sa vie c’est toujours nécessairement changer la vie.

    Le texte de Dalie Giroux poursuit dans la même veine et s’interroge sur le malaise politique associé à la critique de la gauche radicale développée par Sloterdijk dans Colère et Temps. Plus précisément, elle tente de voir ce qu’il est possible d’en tirer d’un point de vue «critique» ou digestif, pour ensuite proposer une réception franche de l’association entre radicalisme et ressentiment diagnostiquée par Sloterdijk.

    Giroux rappelle d’emblée le cruel diagnostic du philosophe : imbibé de misérabilisme, assoiffé de condamnation morale, «le parti théorique de la gauche» souffrirait d’un «cristal identitaire cancéreux: la haine du monde en tant que ce monde est expression de puissance». Elle fait ensuite état de l’appel sloterdijkien à accueillir le monde tel qu’il est, c’est-à-dire à prendre le parti de la naissance et de l’abondance, à apprendre à dire oui à l’incommensurable monstruosité, dans l’esprit de l’amor fati :

    Être curieux de cette monstruosité à laquelle nous prenons part – se placer au milieu, ce qui exigerait de cesser de se positionner à l’extérieur, en différence, en grève, de quitter le siège du juge de l’existence pour mieux se mouvoir au centre de la foule, avec nos hypothèques, nos barbecues, nos alcoolismes, nos prestations diverses, nos trajets motorisés, nos passeports, notre mobilier, nos diplômes, nos animaux de compagnie, nos emplois et notre chômage, cette abondance, et même celle dont nous serions privés. Se faire humanité.4

    Mais ce monde unique que nous aurions en commun partage, quel est-il au juste? N’est-ce pas, ainsi que l’énonce Sloterdijk, le monde romain, le monde anglais, la mondialisation de l’empire, avec en son centre l’Europe qui aurait un destin providentiel? Et Giroux de montrer que, pour Sloterdijk, refuser ce monde, c’est faire preuve de barbarie, c’est œuvrer contre l’élévation et la grandeur, c’est refuser la pleine extension extra-utérine via la culture ouverte de l’ambition. En un mot : «Garder le centre au centre, c’est-à-dire au cœur de la périphérie – voilà l’exercice de santé civilisationnelle qui nous est proposé.»

    Après en avoir révélé les ressorts éthiques et psychopolitiques, Giroux plaide pour une remise en question plurielle et radicale de l’accumulateur de puissance post-romain. Les frontières réelles des souverainetés nationales ne sont jamais, nous dit-elle, que les réificats d’une ontologie désuète. À partir de ce constat, Giroux abandonne à elles-mêmes les unités impériales de désertification et invite à un mouvement de dilapidation généralisée. «Il s’agit d’amorcer, sous le signe de la mécréance, sans la moindre peur, un cycle d’exercices d’horizontalité» ; de «voir que nous ne sommes pas les auteurs de la puissance de laquelle nous (sur)vivons, non plus que celle-ci n’origine de quelque monopole extra-lunaire ou continental avec lequel nous serions en connivence»; et, de là, de «recentrer l’activité vivante» pour «simplement vivre – avec tout ce qui se donne, enfin.»

    Elisabeth von Samsonow poursuit et approfondit l’exploration de l’espace péri-utérin, en identifiant dans l’œuvre de Peter Sloterdijk un déplacement fondamental de la pensée contemporaine, qualifié «d’attribution monstrueuse du principe maternel à la “sphère”». Ce déplacement, du père vers la mère, aurait contribué de manière significative, selon l’auteure, à la déshérence des binarités héritées de la logique. Il en irait chez Sloterdijk d’une poïesis de la sensualité tellurique et du contact qui, dès L’Arbre magique ou la Critique de la raison cynique, donne le ton en faisant le pari de la petite enfance contre le «progrès de l’individuation». Von Samsonow montre comment cet accent initial mis sur «la force bénéfique du désir de celles et ceux qui sont en symbiose» donne lieu à l’élaboration progressive d’une doctrine des attachements et de la qualité des relations.

    C’est ainsi que le projet des Sphères à la fin des années 1990 est venu concrétiser le concept de maternitude, vers lequel convergent différentes notions aussi explorées dans le texte d’Arregi et Bernier, telles que «proximité (Nähe), choyer (verwöhnen), couver (hegen) et “printemps extra-utérin”». Cette audacieuse métaphysique universalise le référent «Mère». Ce faisant, elle le convertit en principe de la spatialité plastique du social, précisément là où, de Parménide en passant par Saint-Paul, Grosseteste, les gnostiques, Ficin, Leibniz ou Kepler, cet espace cosmo-architectural était identifié au père, à l’esprit, à Dieu.

    Von Samsonow tire des conclusions étonnantes de cette nouvelle cosmologie. En dialogue avec le Baudrillard de L’Échange symbolique et la mort, elle pose à nouveaux frais la question de la production, du travail et du corps sexué dans l’économie. S’en dégage d’abord l’idée du corps de la mère pensé comme lieu de production et paradigme d’une nouvelle économie soustraite à celle du manque des patriarches. S’en suit également une réflexion autour de l’inceste et de la figure de la jeune fille. Plutôt que d’être réduite au statut d’unité d’échange dans une économie fantasmée de la prostitution, celle-ci se révèle plutôt comme puissance empathique et oraculaire qui inaugure une «nouvelle biosocialité». Van Samsonow convoque à cet égard l’anthropologie philosophique de Donna Haraway. La symbiogénèse célébrée par cette dernière recoupe la sphérologie de Sloterdijk : dans un cas comme dans l’autre, écrit-elle, «les humains sont définis comme ceux qui sont dans l’attachement et qui le restent».

    On aurait tort de voir là une forme quelconque de fatalisme ou de contrainte paralysante. Bien au contraire : après avoir établi que le fait de la maternitude n’était en aucune façon réservé aux mères biologiques réelles, von Samsonow conclut avec un appel schizoanalytique à se libérer «des terrorismes parentaux de toute nature» – lire la logique de l’oedipianisation – et à privilégier «les grandeurs systémiques de la terre féconde.»

    Concluant ce parcours de prescriptions, Erik Bordeleau nous engage sur le chemin d’une méditation sur les mouvements ascensionnels qui caractérisent l’œuvre de Sloterdijk, qu’il interprète sous le signe général d’un «enchantement vital par les formes». Définis comme étant à la fois spéculatif et littéraire, ces mouvements animent les sphères de l’intérieur et font d’elles des «matrices de devenir». Bordeleau rappelle que pour Sloterdijk, le mouvement d’animation extatique des sphères aspire d’abord vers le haut, ce dernier allant jusqu’à affirmer que «sans un concept explicite du mouvement ascensionnel, l’activité aphrogène originelle de l’être humain n’est pas exprimable.» S’élève ainsi l’image d’une terre composée d’une multitude irréductible «d’extases locales» qui appellent à une géophilosophie d’inspiration néo-monadologique. Déployé sur le terrain des récits «suffisamment grands» de l’Anthropocène, cet ambitieux programme de pensée décrit ainsi, nous dit Bordeleau, «les contours d’une sorte d’anthropologie sauvage des formes de nos enchantements et des interstices esthético-politiques».

    Bordeleau s’attache à montrer que cette anthropologie baroque des espaces de co-fragilité comprend une composante initiatique essentielle, dont témoigne la «tonalité expansive et prophétique» si caractéristique du philosophe allemand. L’auteur n’hésite pas à souligner comment, à l’intersection des technologies médiatiques et de la métaphysique, le goût de Sloterdijk pour la révélation des «paradis énergétiques au-dessous des personnalités» relève d’une pensée des liens et de la magie. Au fronton de cette entreprise, on trouve la déesse Aphrodite, fille de l’écume, qui communique l’amour du milieu. En découle une interprétation fabulée de la naissance de la philosophie que Bordeleau croise avec le récit whiteheadien de l’essor de la pensée spéculative chez les Grecs. Cette érotique des idées comporte, dans un cas comme dans l’autre, de forts accents platoniciens ; la philosophie apparaît dès lors comme une pratique transdisciplinaire «d’installation dans le plus grand» et comme une «école de l’extase, de la grandeur et de l’étonnement».

    Ne se contentant pas de célébrer la dimension jubilatoire des exercices philosophiques bien menés, l’auteur voudrait encore montrer, en divergent accord avec les considérations psychopolitiques de Sloterdijk sur le translatio imperii – transfert de puissance – et l’armement subjectif romano-impérial aux fondements de l’Occident, en quoi la joie de la fabulation constitue un élément incontournable pour la décolonisation de nos modes de pensée. Mêlant chamanisme et philosophie postcritique, il conclut en nous égarant avec doigté dans les enchevêtrements sémiotiques de la jungle amazonienne, à la recherche de «puissances fugitives et métamorphiques qui s’élaborent entre les êtres», seules capables de contrecarrer «la prétention des différents réalismes identitaires au monopole du sérieux, du vrai et de l’historiquement chargé».

     

    ***

     

    Au croisement de ces différentes pistes de lecture, nous prenons le parti d’un Sloterdijk maternel, celui dont la parole soigne, celui qui raconte qu’«il y a un trou au début et un trou à la fin», et qu’il faut «boucher les deux par la forme narrative». Car ces récits, cette parole couveuse, cette philosophie ovoïde, cet éloge du natal, ce fantasme vertical, dit-il encore, et c’est là que nous l’aimons le plus, sont des «formes de paniques». Nous prenons le parti de ce Sloterdijk dont le rapport à la limite est celui de la naissance et non celui de la frontière turque, dont la luxuriance à nourrir est celle du vivant et non celle de l’empire, qui nous rappelle, avec cette voix d’une douceur redoutable à propos de son enfance passée à jouer dans les ruines du Berlin d’après-guerre, que «tout le monde avait une archive de peur dans la poitrine».5

    Peter Sloterdijk’s work desk by Anja Weber
    1. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2011, p. 459
    2. Peter Sloterdijk, La Compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste, Paris, Mille et Une Nuits, 2001, p. 10
    3. Peter Sloterdijk, «Domestikation des Seins. Zur Verdeutlichung der Lichtung», Nicht gerettet. Versuche nach Heidegger, Francfort, Suhrkamp, p. 189
    4. Voir le texte de Dalie Giroux, Méditations post-colériques, dans le présent numéro.
    5. Nous aimerions remercier Nicolas Zurstrassen, précurseur écouménique. Sans son impulsion initiale et décisive, cet ouvrage n’aurait su voir le jour.

    Anthropotechnique d’un singe qui a mal tourné.
    Sloterdijk et la paléoanthropologie

    Frédéric Neyrat

    L’objectif de ce texte est d’examiner la manière dont le concept de sphère anthropotechnique, tel que nous le proposons à partir d’une lecture des analyses de Sloterdijk, peut nous permettre de revisiter la scène des origines de l’humanité. En repassant par les thèses de Georges-Louis Leclerc de Buffon, Henri Bergson, Bernard Stiegler et Peter Sloterdijk, nous essaierons de montrer ceci : certes, l’être humain est impensable sans dispositif technologique préalable ; mais les technologies de l’humain – les anthropotechnologies – enveloppent ce qui du vivant est inadaptable. Une réserve sauvage, définitivement décalée, une nature attardée fait de l’humain ce labyrinthe rétif aux spéculations paléoanthropologiques. La sphère anthropotechnique permet à un certain type de singes de se rater suffisamment pour faire de leur nature incontrôlable une éventualité de subversion.

    Avant Homo faber?

    Là où il y a de l’outil, il y aurait de l’humanité. On peut rapidement comprendre les vertus d’une telle hypothèse relative au dit processus d’«hominisation». Si le célèbre archéologue et paléontologue André Leroi-Gourhan a substitué le nom d’«australanthropes» à celui d’australopithèques, c’est parce que ces derniers savaient utiliser des outils, et qu’ils pouvaient ainsi être élevés à la dignité d’êtres humains. «À quelle date faisons-nous remonter l’apparition de l’homme sur la terre?» écrit Bergson, «Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils». Ce ne sont pas les guerres et les révolutions, ni la politique qui définissent les humains pour Bergson, mais c’est de toujours que les inventions techniques déterminèrent par avance la forme des sociétés : «si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber1

    Homo faber cherche à remplacer Homo sapiens, le terme forgé par Linné en 1758 pour distinguer l’homme de l’animal-machine. Pour Bergson, ce n’est pourtant pas exactement à ce dernier que s’oppose Homo faber, mais à l’animal en tant qu’il ne sait pas machiner des machines. En se dépouillant, l’humanité dévoile ce qui la conditionne : pas simplement l’utilisation occasionnelle d’outils, mais la fabrication d’objets artificiels, «en particulier des outils à faire des outils» précise Bergson à la suite du texte cité. Dans ses Époques de la nature, Buffon nous dit en effet que les êtres humains effrayés par les «mouvements convulsifs de la terre», «victimes de la fureur des animaux féroces», «nus d’esprit et de corps», ont «commencé par aiguiser en formes de haches ces cailloux durs, ces jades, ces pierres de foudre, que l’on a crues tombées des nues et formées par le tonnerre, et qui néanmoins ne sont que les premiers monuments de l’art de l’homme dans l’état de pure nature2». Voilà ce par quoi tout commence, «l’ordre, la police et les lois ont dû succéder» à cette appropriation technique de la Terre que Buffon décrit comme «septième époque» de la nature. «Nus d’esprit et de corps» écrit Buffon : c’est bien par habilitation technique que l’être humain acquiert de l’esprit. Et pourtant, la technique est ici précédée par l’être humain, déjà existant, déjà créé… Certes nu, sans vêtement pour le couvrir, sans lois morales ou politiques, mais déjà humain… Déjà humain avant l’humain? Bergson cherche à sortir de ce paradoxe historico-épistémologique en invoquant un principe supérieur qui traverse l’être humain et le dépasse : dans sa formule, «des outils à faire des outils», la redondance est fondamentale, elle montre que la finalité de l’outil n’est pas utilitaire et finie, mais transite l’infini, l’au-delà, plus que soi, plus que l’être humain. En définitive, ce n’est pas le résultat matériel de l’invention qui compte, «tout se passe en effet comme si la mainmise de l’intelligence sur la matière avait pour principal objet de laisser passer quelque chose que la matière arrête3». Laisser passer l’élan vital et l’évolution créatrice? Si l’être humain est le sommet technique de l’évolution, c’est pour chanter la gloire de plus-que-lui : l’humanisme chrétien de Bergson est la transition nécessaire pour accéder au christianisme tout court. Et le paradoxe de l’être-humain-avant-l’être-humain est «résolu» – faussement résolu – par la Création évolutive.

    Deux solutions se présentent donc à nous : 1. ou bien on risque d’être forcé d’admettre, non sans paradoxe, que l’être humain existait d’ores et déjà avant l’être humain (Buffon); 2. ou bien on envisage quelque chose comme une Création continuée et un Créateur (Bergson) précédant Homo faber. Peut-on proposer un autre scénario évitant et le paradoxe de l’être-humain-avant-l’être-humain, et la solution magico-théologique de l’élan vital?

    L’extériorisation prothétique (Stiegler)

    Oui, en inversant le rapport de l’homme à la technique. Le paléontologue Louis Leakey (1903-1972) accomplit ce retournement : ce n’est pas seulement «l’homme qui fait l’outil», mais «l’outil qui fait l’homme4». Dans La faute d’Epiméthée, Bernard Stiegler développe au plus haut point ce retournement. Car l’évolution de l’être humain, soutient Stiegler, n’est pas «seulement biologique», parce que l’être humain est un être «essentiellement technique», bien que la «dimension zoologique soit une part essentielle du phénomène technique lui-même et comme son énigme». Dans ce cadre conceptuel, l’évolution de l’être humain est l’évolution de la technique, autrement dit la transformation (quasi-lamarckienne) des prothèses par lesquelles l’humain se fait humain. L’être humain se définit comme être vivant par la médiation technique – «comme si, avec lui, l’histoire de la vie devait se poursuivre par d’autres moyens que la vie : c’est le paradoxe d’un vivant caractérisé dans ses formes de vie par du non-vivant – ou par les traces que sa vie laisse dans le non-vivant5». Est-ce à dire que la vie serait appelée à disparaître, relevée (dépassée et conservée) par la technique? Qu’est-ce que la «poursuite de l’évolution du vivant par d’autres moyens que la vie6», si ce n’est, en définitive, une élimination du vivant?

    Essayons de répondre à ces questions. De fait, Stiegler poursuit les analyses de Leroi-Gourhan, pour qui l’hominisation était une rupture dans le mouvement de libération (ou de mobilisation) qui caractérise la vie. D’abord vient la bipédie, «tout commence par les pieds», «nous étions préparés à tout admettre sauf d’avoir débuté par les pieds7» écrit Leroi-Gourhan. Voilà qui libère la main. On notera au passage que Darwin soutenait déjà cela, avant Leroi-Gourhan : «Mais les mains et les bras n’auraient jamais pu devenir des organes assez parfaits pour fabriquer des armes, pour lancer des pierres et des javelots avec précision, tant qu’ils servaient habituellement à la locomotion et à supporter le poids du corps8.» Du même coup la face est libérée de ses fonctions de préhension, et peut se vouer au langage, devenir visage. Libre, la main prête d’être outillée libère la parole, le destin de celle-ci étant dès lors indissociable de celui de la technique (p.155), et l’évolution du cerveau accompagnera ce processus. C’est ainsi dans la suite et au-delà de ce mouvement de libération que vient le mouvement d’extériorisation qui pour Stiegler est propre à l’être humain : «ce qui est spécifique de l’homme est le mouvement de se mettre hors de portée de sa propre main, enchaînant sur le processus animal de “libération”9», le cerveau ne faisant (Stiegler cite alors Leroi-Gourhan) que «profiter des progrès de l’adaptation locomotrice, au lieu de les provoquer». La prothéticité n’est pas le complément technique que l’être humain s’ajoute pour être tel, mais l’extériorisation technique sans laquelle il n’y aurait pas d’humanité. Cependant, nulle intériorité ne précède cette mise hors de soi, cette «mise hors de portée de soi», l’intérieur vient ici après l’extérieur, il se forme par appropriation de l’extérieur, par incorporation de la «structure épiphylogénétique», cette mémoire technique des expériences passées, des épigenèses humaines, inventions, savoir-faire qui, sans prothèses, se perdraient dans l’oubli10. Retournement effectué. Homo fabriqué.

    Ce processus d’extériorisation prothétique n’a pas attendu l’écriture, il commence dès l’origine, dès le silex, qui est déjà «enregistrement de ce qui s’est passé, conservation qui est déjà, elle-même, comme trace, une réflexion11». Dès qu’il y a de l’outillage aux parages de grands primates, ce ne sont plus des primates, mais bien déjà des humains. De la même façon, dès qu’il y a geste, il y a anticipation, outil et mémoire artificielle, hors-corps ou plutôt hors-bio-corps : «à partir de l’extériorisation, le corps de l’individu vivant n’est plus seulement le corps : il ne fonctionne qu’avec ses outils» (p.158). Réciproquement, en vertu de la logique de l’extériorisation, il n’est nulle anticipation sans pro-thèse, terme qu’il faut entendre ainsi : ce qui est «posé devant», spatialisé, éloigné, à la fois «posé d’avance, déjà là (passé)» et anticipé (prévu) (p.161-162). La prothèse est bien pour Stiegler la synthèse de la technique et du temps (et toute la philosophie de ce dernier est articulée autour de cette question). Qui dit anticipation et temporalisation dit rapport à la mort, et ce dès le premier être outillé. Certes, si l’australanthrope est un être humain, il n’est «manifestement pas pourvu de toutes ces facultés que nous attribuons à l’humanité», du fait de la petitesse du cerveau notamment. Mais, ajoute Stiegler, «ne voyons-nous pas, en cet être humain de l’”origine”, que la “nature humaine” ne consiste qu’en sa technicité – sa dénaturation?» (p.158). Si l’être humain est dénaturé dès l’origine, et humain dès australopithèque, ce qui permet de penser son unité et sa permanence devient hautement problématique, et se limite à la technicité, phénomène se déroulant sur plusieurs millions d’années sur fond de dénaturation. Rien ne garantit cette permanence ajoute Stiegler, il n’est aucunement nécessaire que le processus d’extériorisation se poursuive (p.159). Après tout, «ce qui commence doit finir» : il n’y aura pas eu «naissance de l’homme comme étant se rapportant à sa fin», mais son «invention, voire sa fabrication ou sa conception embryonnaire», «hors de tout anthropologisme, quitte à prendre très au sérieux cette question : “Et si nous n’étions déjà plus des hommes?”» (p.146).

    Cette question n’a de sens que si l’on comprend bien l’opération philosophique effectuée par Stiegler. Un être essentiellement technique, dénaturé à l’origine, cela veut dire que toute l’essence de l’être humain est désormais passée de la nature à la technique, qui assure la substance manquante de l’humanité en panne d’essence, sous le coup de la faute d’Epiméthée et son lien originel avec un défaut d’identité. Mais, du coup, où est passée l’«énigme» de la «dimension zoologique», pour reprendre les mots de Stiegler? N’aurait-elle pas été absorbée par la technique? Sans doute, si l’on fait du défaut d’origine un pur néant, si on le purifie. Stiegler dit bien que l’hominisation est une «nouvelle organisation de la vie» qui n’est pas en rupture avec la nature, privilégiant les logiques de différenciation sur la métaphysique des oppositions (p.172). D’accord, mais l’on aimerait savoir ce qu’il en est du bios, du zoon et de la nature ; déconstruire la nature est une chose, l’évacuer en est une autre. Nature n’est pas que flatus vocis ! Ou bien l’on risque d’oublier celle-ci en voulant combattre l’oubli de la technique…

    Il faut briser ce dilemme occidental. Qui conduit à cette dialectique infernale de la dénaturation originelle et de la technicisation compensatoire, de l’indétermination ontologique et de la détermination ontique. On fait d’autant plus de la technique un point, une amarre de substance qu’on définit l’être humain à partir (à tous les sens du terme, au sens de l’origine et de ce qui doit être quitté) du néant. Au néant, il n’arrive désormais plus rien, il pourra demeurer indemne du début à la fin – tout n’arrivera plus désormais qu’à la technique et ses évolutions. Peut-être est-il nécessaire d’abandonner la recherche de l’unité de l’homme ou de ce qui permane de lui et à travers lui sur des millions d’années. Peut-être faut-il abandonner la recherche de ce qui indemnise son être et le clive du reste du monde. Peut-être est-ce le concept même d’hominisation dont il faudrait nous débarrasser12.

    Sphère, cercle et insulation (Sloterdijk)

    Sloterdijk peut nous aider à effectuer ces pas théoriques : au lieu de mettre l’humain au centre, il faut le déplacer sur les côtés, aux frontières ; au lieu de se demander, trop vite, comment on produit l’humain, il faut se demander : comment se reproduit-il?

    Coup de théâtre au pays des «hommes», ils n’étaient pas seuls à l’origine, la horde primitive ne comptait pas que des phallus, ou des pierres noires érigées à la 2001. Voici les femmes, les enfants, et les sciences qui les accompagnent, paléogynécologie et paléopuéricologie! Tel est le sens de la technique selon Peter Sloterdijk : rendre possible, habitable et à peu près confortable, un Centre d’Education pour Enfants. Autrement dit faire de l’espace habitable, bâtir des frontières et les consolider, créant ce qu’il nomme une «sphère». Oui, abandonnons le terme d’hominisation, restreignons en tous les cas son utilisation, car tout commence avec des hommes et des femmes et des enfants. On ne naît certes pas seul, mais pourquoi diable oublie-t-on sans cesse le fait que l’on vient toujours au monde en collectivité, et que le monde dit humain n’a pu se former qu’à partir d’un collectif? Animal social est une appellation bien trop précipitée, le prédicat masquant les fondements anthropotechniques du collectif humain. On passe en effet notre temps à couper en deux le Social, en mettant d’un côté l’indétermination, et de l’autre la technique sensée y remédier. Avec Sloterdijk, il devient possible de distribuer le collectif dans toute la sphère paléogyn/écologique.

    Expliquons ce dernier point. Dans La Domestication de l’Être, Sloterdijk se confronte à la même difficulté que nous avons précédemment pointée : le court-circuit par lequel «l’homme ne peut engendrer l’homme que parce qu’il est déjà homme avant d’être homme», autrement dit un Homme – ou un Dieu, ça ne change rien au problème – qui connaitrait déjà l’homme, vivant, en chair, en os et en outils, avant que de l’avoir fait13. Ce court-circuit doit être distingué du cercle anthropotechnique dans lequel l’homme est produit sans qu’il y ait pourtant quelque Producteur en surplomb. Cette approche de type auto-organisationnel tente de situer la constitution de l’être humain non pas au sein d’une ligne évolutive verticale ou horizontale, mais comme un entre-deux. Les sphères sont pour Sloterdijk les outils théoriques permettant de penser la formation par le milieu, elles «peuvent faire office d’échangeurs entre des formes de la co-existence du corporel-animal et du symbolique-humain, parce qu’elles englobent les contacts physiques, y compris les processus métaboliques et la reproduction, mais aussi les intentions distantes concernant des objets hors de contact, comme l’horizon et les astres» (p.43). Certains mécanismes fondamentaux permettent de comprendre la constitution de la sphère archaïque de la horde primitive dans laquelle les êtres humains sont venus au monde et le monde s’est (déc)ouvert dans les êtres humains.

    1

    Tout d’abord les «insulations», soit les formes de protections primitives du groupe. Elles marquent les premières frontières, de telle sorte que se crée un «avantage climatique», un «effet de serre» profitant à la relation mère/enfant. Cette insulation permet certes d’assurer la reproduction, mais aussi d’allonger le temps nécessaire à l’éducation des enfants. Sans cette vertu climatique propre à la sphère primitive qui fait chuter le taux d’exigence adaptative, il n’y aurait nulle possibilité d’échapper aux modalités darwiniennes de la sélection;

    2

    Mais cette libération ne pourra devenir effective que lorsque les frontières symboliseront une mise à distance de l’environnement naturel. Ce second mécanisme sphérologique est très proche de ce que Stiegler nomme prothéticité, dans la mesure où il s’agit de montrer que l’humanité commence par le lointain14. C’est la mise à distance qui rend possible la proximité. L’usage primitif de l’outil en milieu climatisé, c’est la symbolisation originaire de l’espace par jets de pierres (qui permettent de tenir le dangereux animal de proie à distance) et coups à portée de main15, c’est l’articulation de l’être humain sur le monde et du monde dans l’être humain. Car en même temps que l’espace se fait sphère, se mettent en place les mécanismes d’enregistrement, dont Stiegler a montré l’importance dans plusieurs ouvrages. Enregistrement et conservation des outils efficaces et abandon des coups qui tombent à l’eau. Les hommes et les outils se mettent en boucle, feedbacks positifs et négatifs, consolidation des frontières : plus elles sont dures, plus l’intérieur peut être tendre, et se désolidariser de la pression naturelle. «Inversion des tendances de la sélection» écrit Sloterdijk.

    Voilà ce qu’en pensait Darwin : «Quant à nous, hommes civilisés, nous faisons», au contraire des sauvages, «tous nos efforts pour arrêter la marche de l’élimination; nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades […]. Les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment. Or, quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait, à n’en pas douter, combien cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine […]. A l’exception de l’homme lui-même, personne n’est assez ignorant ni assez maladroit pour permettre aux animaux débiles de se reproduire»16. Il serait malvenu de s’en prendre moralement à Darwin, qui insiste tant sur l’«instinct de sympathie» : c’est bien ontiquement qu’il faut le critiquer, car il s’est trompé de sphère, d’où son erreur d’évaluation : il n’a pas vu que la débilité signe une caractéristique fondamentale de l’humanité, que la «marche de l’élimination» est entravée pour l’humanité en son entier, et qu’à ce titre, c’est l’humanité tout entière qui est nuisible pour elle-même…

    Nous faisons un bond important avec ce concept de sphère anthropotechnique : a/ au lieu de nous fixer sur le trait technique, nous l’envisageons au sein d’une émergence collective; b/ au centre, nous avons les femmes et les enfants; c/ l’insulation anthropotechnique permet de visualiser correctement le phénomène de détachement vis-à-vis du mode de sélection darwinien. C’est ce dernier point, l’inversion des tendances à la sélection, qu’il nous faut maintenant expliciter. Car s’y joue la prise en considération du biologique, largement minoré dans la thèse du retournement technique.

    Anthropotechnique d’un singe qui a mal tourné

    Il est en effet essentiel de bien mettre en rapport l’idée d’une débilité humaine commune avec le concept de sphère. Pour Sloterdijk, la sphère primitive doit en effet être considérée comme un véritable «utérus externe»17, dont l’existence est justifiée par un trait biologique: la néoténie, littéralement une rétention de jeunesse, une persistance tardive de traits juvéniles, que Sloterdijk assimile au troisième mécanisme sphérologique.

    Ne nous emballons pas : la néoténie n’est pas propre à l’espèce humaine, on la trouve chez tous les grands singes. Mais elle prend chez l’homme une ampleur inégalée (différence de degré et non de nature aurait sans doute dit Darwin). Ajoutons également que la rétention de jeunesse n’est pas l’effet d’une fixation identitaire biologique, mais d’un ralentissement des rythmes de développement, d’une altération de la chronologie du développement : une modification, même minime, du programme génétique touchant les gènes dits régulateurs, ou temporiseurs, peut s’amplifier sur le plan morphologique. Comparé au chimpanzé, le développement humain est fortement ralenti, et la période de croissance doublée. C’est l’allongement de la phase embryonnaire qui explique l’hypertrophie du cerveau; la phase fœtale a été raccourcie pour permettre au cerveau de continuer son évolution hors du corps de la mère ; la phase lactéale dure trois ans chez le chimpanzé, six chez l’homme, etc. Pour cette raison, Jean Chaline définit l’hominisation comme la conséquence d’une altération génétique mineure de la chronologie du développement. Soit une «simple histoire interne (inside story18. Ce retard dans l’accès à la maturité se double d’une nécessaire naissance prématurée, en regard des vingt et un mois qu’exigerait un développement embryologique comparable aux autres primates. C’est ce mécanisme qui permet l’augmentation considérable du volume cérébral. D’où la nécessité d’un accouchement prématuré : mené à son terme, le développement du cerveau rendrait l’accouchement impossible! Tout se passe dès lors comme si la nature s’extériorisait, s’expulsait d’elle-même pour se laisser-être grâce à la technique. La nature n’est pas ici relevée (anéantie, dépassée et conservée) par la technique, mais accompagnée.

    On voit bien dès lors que l’inversion des tendances de la sélection n’est pas d’abord l’effet d’un programme politique auxiliaire, qui s’ajouterait au cercle anthropotechnique, mais désigne bien plutôt le phénomène fondamental de la création de la communauté humaine par la production de sphères. Les politiques de sélection raciste ne font que projeter sur une catégorie de population particulière la caractéristique universelle de l’immaturité et du ratage ou du patinage biologique. Ses promoteurs distinguent abruptement et sélectionnent abusivement pour dénier le fait qu’eux-mêmes n’ont pas été sélectionnés!

    Pour Stephen Jay Gould, les caractéristiques juvéniles sont un «réservoir d’adaptations potentielles»19. Il devient dès lors possible d’entendre la fable humaniste d’une autre manière : la liberté et la plasticité humaine ne consistent nullement à s’arracher à la nature, mais trouvent leur signification dans cet inachèvement biologique par lequel l’humain naît humain. Si l’être humain manque de qualités, ce n’était pas de la faute d’Epiméthée! L’être humain n’aura échoué à aucun concours d’auto-définition, et il faut cesser de considérer l’éducation et l’acquisition de savoirs comme un cours du soir, un cours de rattrapage faute de programmation. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, et à la façon dont nous réalisons cette croyance selon la guise de ce que Heidegger nomme l’humanisme métaphysique, l’éducation ne cherche pas à rattraper un défaut d’essence, ne compense pas un défaut d’identité mais compose avec la néoténie. A sa table d’écolier, on peut voir un enfant à qui le temps, biologiquement donné, sert à apprendre à ne rien faire. Il pense peut-être aux chimpanzés. Au long apprentissage d’Australopithecus afarensis, le clan de Lucy, qui entre –4 et –3 millions d’années, en Ethiopie, passait déjà près d’un tiers de son espérance de vie auprès de sa mère. Mais il n’y pense pas forcément en termes d’adaptation. Contrairement à ce que soutient Stephen Jay Gould, il faudrait aussi rappeler que la jeunesse est précisément ce qui ne s’adapte pas, ce qui cherche à ne pas s’adapter. Une jeunesse qui répèterait les normes et les savoirs serait d’ores et déjà vieille, aussi vieille que les connaissances qu’elle dupliquerait. Sur un mur d’Oxford, la jeunesse des années 1960 inscrivit : «Don’t adapt yourself, there’s a fault in reality».

    Il devient dès lors totalement absurde de définir l’être humain par un trait biologique ou par sa maîtrise tech- nique, tout aussi absurde que de l’excepter du vivant ou de lui dénier sa spécificité technique : chaque prélèvement univoque dans la sphère-de-vie humaine conduit à un effet de loupe théorique, l’exagération d’un trait qui nous fait tout louper… Définir l’être humain comme Homo faber revient ni plus ni moins qu’à l’identifier à un Shadok, qui s’outille pour s’outiller – à moins de finir par avouer spirituellement qu’il ne fait qu’outiller l’Esprit, ou le Divin… Mais le définir à partir d’une technique qui le précède et l’informe passe à côté du mécanisme biologique du ralentissement du développement. Au miroir, sachez que votre visage est celui d’un fœtus de singe : ovoïde d’abord, capable d’accueillir un gros cerveau, mais diminuant par la suite, par abaissement de la voûte crânienne. De même, le gros orteil est d’abord non opposable chez la plupart des primates, et ne le devient pour eux que plus tard au cours du développement. Pour reprendre les interrogations de Leroi-Gourhan et de Stiegler relatives à la libération de la main, il faudrait dire ceci : si nous avons les mains libres, et les coudées franches, c’est par manque d’évolution. Là gît le secret de ce que Serres nomme la déspécialisation, le fait que l’évolution nous «programma dans la déprogrammation, comme si nous revenions vers les branches principales de l’arbre, même vers le tronc», nous «désadaptant» ainsi de toute «niche locale, fine, précise», et devenant ainsi les «champions de l’inadaptation»20. C’est tout à fait exact, mais il faut ajouter que cela ne s’est pas fait, comme il le dit, en «perdant d’innombrables spécificités»(p.81) : car nous n’avons rien perdu, et nous n’avons rien gagné au change, nous sommes seulement l’effet d’une différenciation, les enfants persistants d’une clade.

    En ce sens, les singes sont, littéralement, des êtres plus évolués que nous – «l’homme est un singe dont le développement est stoppé» écrit Stephen Jay Gould21. Enoncé à coups de marteaux, cela donne une formule de Nietzsche : «l’homme est l’animal le plus raté22.» Ou sous la plume de Wells, dans The Grizzli Folks : «une sorte de singe qui a mal tourné».

    S’inadapter

    Tirons les conséquences de la définition de Wells : le redressement de l’humain, effectué dans les maisons du même nom, ne pourrait dès lors aboutir – au mieux – qu’à ce résultat plutôt cocasse : en faire un singe, un singe au développement abouti. Mais certainement pas un humain remis dans le droit chemin. Car de chemin il n’y a, pour la communauté humaine, et sans doute pour de nombreux autres animaux, que tordu – dès l’origine.

    Voilà qui pourrait nous permettre de nous dégager de cette vogue post-foucaldienne des «exercices spirituels», que Sloterdijk reprend à son compte dans un livre dont le sous-titre nous importe ici : Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique. Sloterdijk y définit l’exercice comme «toute opération par laquelle la qualification de celui qui agit est stabilisée ou améliorée jusqu’à l’exécution suivante de la même opération, qu’elle soit déclarée ou non exercice»23. Notre étude paléoanthropologique pourrait peut-être nous inciter à déplacer les données du problème : au lieu de s’essouffler à «changer» sa vie, il serait bon de commencer par s’exercer à déstabiliser tout ce qui pourrait considérer l’humain comme génie des adaptations sphérologiques, passé maître dans l’art de se conformer sans distance avec le moindre schème qui lui passe sous la main. Car la sphère anthropotechnique est parcourue par une intensité sombre et décalée qui s’évertue à retarder obstinément tout programme d’adaptation.

    Au lieu de se demander : quels exercices me permettront de m’adapter aux exigences du capitalisme ou à celles que je me suis imposées afin de me créer une poche d’autonomie face au capitalisme débordant, on ferait peut-être mieux de se poser la question suivante : comment faire en sorte que ce qui, en nous, demeure rebelle aux exercices des sphères adaptatives, puisse tourner les technologies du monde en moyens de changements politiques radicaux? Ou : comment transformer les technologies en système de transmission de ce qui, en nous et en plus que nous, cherche obstinément à s’inadapter? Sans réponses données à de telles questions, aucune césure politique globale ne sera envisageable.

    1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 2003, p.138 et 140 (italiques ajoutées).
    2. Georges-Louis Leclerc de Buffon, Des époques de la nature (1778), Paris, Diderot Éditeur, 1998, p.199
    3. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p.184
    4. Cité par Claudine Cohen, L’Homme des origines. Savoirs et fictions en préhistoire, Paris, Seuil, 1999, p.70. J’ai utilisé le deuxième chapitre de ce livre : «Seuils de l’humanité : nouveaux regards sur la spécificité humaine».
    5. Bernard Stiegler, La Technique et le Temps. La Faute d’Épiméthée, t. 1, Paris, Galilée, 1994, p.64
    6. Bernard Stiegler, ibid., p.146
    7. André Leroi-Gourhan, cité par Bernard Stiegler, ibid., p.158
    8. Charles Darwin, La Descendance de l’homme. Les facultés mentales de l’homme et celles des animaux inférieurs (1881), Paris, L’Harmattan, 2006, p.51
    9. Bernard Stiegler, La Technique et le Temps, t. 1, op. cit., p.152
    10. Voir Bernard Stiegler, ibid., p.168
    11. Bernard Stiegler, ibid., p.183
    12. Pour une critique de ce terme, voir mon article : «L’Homme-Labyrinthe» (Lignes, n° 28, 2009) consacré à Darwin et la paléoanthropologie. J’y soutiens que l’hominisme est un humanisme (à liquider).
    13. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p.35
    14. Par l’«é-loignement du lointain» pour reprendre une formule de Heidegger dans Être et Temps (§23) – l’«é-loignement», c’est-à-dire la «tendance essentielle à la proximité» du Dasein. Le lointain n’est pas mesuré métriquement, mais en fonction de son utilité. É-loigner signifie : «faire disparaître le lointain». C’est précisément grâce à cette disparition qu’il peut y avoir de l’être-à-portée-de-la-main à proximité. Voir Martin Heidegger, Être et Temps (1927), Paris, Gallimard, 1986
    15. On pensera aussi au « fort/da » freudien comme scène de symbolisation originaire dans Segmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), Paris, PUF, 2013.
    16. Charles Darwin, La Descendance de l’homme, op. cit., p.144-145
    17. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, op. cit., p.55-56. Je laisse de côté le quatrième mécanisme, le transport ou le transphère, qui concerne les changements de sphères par irruption catastrophique du dehors. Sur ce point, voir mon livre Biopolitique des catastrophes, Paris, Éditions MF, 2008, p.79-88
    18. Voir l’article de Jean Chaline, «Origine de l’homme», Encyclopédia Universalis, vol.12, 2007.
    19. Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, Paris, Seuil, 1997, p.70
    20. Michel Serres, L’Incandescent, Paris, Hachette, 2005, p.80
    21. Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, op. cit., p.67
    22. L’homme est, relativement, l’animal le plus raté, le plus maladif, l’animal, celui qui s’est écarté le plus dangereusement de ses instincts – il est vrai qu’avec tout cela, c’est aussi l’animal le plus intéressant!», voir Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, Paris, Flammarion, 1994, p.57
    23. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique (2009), Libella-Maren Sell, 2011, p.15

    Élasticité et plasticité.
    Immunologie et la crise de la répétition

    Sjoerd van Tuinen

    De nos jours, un concept-clé occupe une place déterminante à l’intersection de la médecine, du design et de la politique : celui de plasticité1. C’est la pièce maîtresse des neurosciences, qui l’utilise pour décrire la manière dont le cerveau se modèle lui-même, développant sa propre histoire et son historicité par-delà les prédéterminations génétiques. Ce concept possède une longue histoire philosophique, de son invention par Goethe, jusqu’à Hegel, Nietzsche et Freud. La plasticité renvoie à la continuité transformative entre la nature et l’histoire, et entre le neuronal et le mental. Chez Hegel, elle concerne la manière radicalement immanente et nécessaire de la pensée humaine de développer et préserver son passé. La pure dialectique, le nom qu’Hegel attribue à l’automouvement de la pensée motivé par la puissance du négatif, décrit l’esprit surgissant du corps, qui lui-même disparait dans ce qu’il devient. Elle est la médiation conceptuelle de leur conflit incessant, la résistance interne qui fait coïncider la formation et la déformation dans une auto-transformation continue de la raison ou de l’esprit2. Mais selon quels critères et selon quelles fins la raison se produit-elle, et ainsi, par la même occasion, configure et compose-t-elle son cerveau?

    Cette question est au cœur de l’humanisme et du post-humanisme, ces modes de pensée qui sont liés au devenir effectif de la vie humaine. Dans les pages qui suivent, j’aborderai conjointement les travaux de deux philosophes contemporains de l’amélioration humaine, Peter Sloterdijk et Catherine Malabou, en vue d’approfondir cette relation intrinsèque entre la pensée et la vie. Je commencerai par présenter brièvement les travaux de l’anthropologue philosophique Peter Sloterdijk, qui compte parmi les plus importants cartographes critiques et cliniques de notre temps. Après un exposé de sa théorie récente de l’anthropotechnique basée sur l’habitude et la répétition, je développerai plus avant sa conception de l’auto-plasticité de l’humain en rapport au concept bien plus connu de plasticité selon Catherine Malabou. Si, avec et contre Sloterdijk, nous divergerons de la position de Malabou, c’est parce que la plasticité, bien qu’elle soit porteuse d’un immense potentiel pour la pensée imaginative, ne suffit pas, en dernière analyse, en tant que modèle ou image. D’un point de vue médical ou immunologique plutôt que simplement biologique, ce concept établit un rapport trop faible et pas assez contraignant entre la pensée et la vie 3. Nous devons répondre à la plasticité d’une façon plus récalcitrante ou élastique, c’est-à-dire, avec une image de pensée non-moderne qui protège et prenne mieux soin de ce que nous – incluant tous ces «autres» qui sont affectés par nos décisions et de qui nous sommes composés – deviendrons.

    Dans le discours autour de la plasticité, on confond régulièrement l’élasticité avec la flexibilité infinie et l’adaptivité acritique. Je me propose ici de mettre de l’avant le concept d’élasticité afin d’inverser la relation moderniste entre, d’une part, la plasticité infinie des modes de vie et, d’autre part, ces subjectivités finies qui ne répondent pas aux attentes et standards de la science et du capitalisme et que l’élan de la modernité écarte activement au nom du progrès. Je soutiendrai que le concept d’élasticité, contrairement à celui de plasticité, pourrait être en mesure de réorienter la pensée au-delà de la division moderne du travail entre connaissance et action, vers la production d’une continuité à venir entre le passé et le présent qui partout aujourd’hui manque si cruellement.

    Sloterdijk endosse la critique de l’humanisme métaphysique de Karl Marx ou de Martin Heidegger, laquelle a été reprise plus récemment par Giorgio Agamben et Bruno Latour : l’homme ne part pas d’une situation aliénée pour ensuite se réapproprier lui-même comme aboutissement futur de l’histoire ; il est d’emblée ce quelque chose de prométhéen capable de s’auto-générer4. L’histoire humaine, autrement dit, n’est pas l’histoire de la négation de la négation de l’humain, mais la prospective (l’avenir, en ce qu’il se distingue du futur) que l’homme s’approprie et assume pour lui-même5. Nous ne nous trouvons pas après la finitude, mais avant, quand bien même c’est une finitude illimitée. Suivant le phénoménologue Hermann Schmitz, Sloterdijk conçoit ce rapport à l’histoire comme une «réintégration» du sujet et un tournant (Kehre) vers le soin total (Sorge) du monde6. Cette conversion ne devrait certainement pas être comprise dans le sens de la liberté inconditionnée de l’existentialisme, puisque le sujet individuel n’est rien d’autre que le pli ou la forme d’un devenir effectif (élasticité) et non son agent et que, comme le cerveau, il est immédiatement et infiniment divisé en un réseau de réseaux (plasticité). Et pourtant, penser c’est répondre cliniquement au défi critique de déterminer comment prendre responsabilité des effets pratiques de la facticité de l’être-là. Comment participer et ralentir à notre mesure ce qui nous arrive, suivant que nous ne sommes jamais seulement des éléments passifs des événements qui composent nos vies?

    L’homme opérable

    Une figure centrale des récents travaux de Sloterdijk est celle de l’«homme opérable»7, l’humain dont la condition se caractérise par le fait qu’il opère et est simultanément objet de l’opération. L’homme moderne se trouve de plus en plus dans une «courbure auto-opérative»8 qui le place en rapport constant avec sa propre passivité, non pas comme résignation ou soumission, mais sous la forme d’une culture ou d’un souci de soi actif et libre. Dans le cas le plus extrême, la courbure auto-opérative se fait cercle et nous opérons directement sur notre soi individuel. Sloterdijk donne trois exemples, tous des cas de chirurgie sur soi-même. Le premier est celui de Leonid Ivanovich Rogozov, un médecin généraliste soviétique qui, durant son séjour dans une station de recherche en Antarctique, a été obligé de performer une appendicectomie sur lui-même. Le deuxième est celui de l’alpiniste américain Aron Ralston, qui, après être resté coincé en montagne pendant cinq jours suite à un accident, a décidé de casser son avant-bras et d’en couper la chair avec un simple canif. Le troisième est l’artiste performeuse anglaise Heather Perry, qui s’est administrée un anesthésiant local et a utilisé une perceuse pour trépaner son propre crâne, apparemment dans le but de lutter contre sa fatigue chronique et d’atteindre un degré supérieur de conscience9. Dans chaque cas, il en va d’une tolérance hors du commun à la douleur découlant d’une détermination extrême à agir.

    À la suite de Martin Heidegger, cette capacité à agir et être simultanément l’objet d’une action apparaît comme une caractéristique typique de la subjectivité surarmée issue de la technologie moderne. Ceci dit, la subjectivité quotidienne de l’homme opérable se montre moins centrée sur elle-même et plus médiocre. Non sans ironie, elle est plus près de ce que Heidegger appelle Gelassenheit ou «laisser être» (sur un mode plus religieux, on pourrait parler de grâce) : la subjectivité décentrée de celle qui assume ses enchevêtrements réticulés en élargissant le radius de ses actions en laissant celles des autres le prolonger. Lorsque j’allume la télé ou que je prends le train, je permets, pour mon propre avantage, à d’autres personnes de faire quelque chose avec moi. Plus le monde entre en réseau, plus ma passivité est impliquée dans mon activité : je dois me faire passif afin de devenir plus actif10. Nous réclamons toujours plus de compétences vis-à-vis des relations sans cesse croissantes de dépendance à autrui, cependant que nous revendiquons dans un même temps un droit à l’impuissance. À cet égard, la disposition d’une salle d’opération ou d’un centre de dialyse est exemplaire de notre condition humaine en général. En fait, comme l’affirme Sloterdijk, les indvidus humains ne sont pas jetés, (Geworfenheit), ils naissent (Getragenheit). Nous n’avons jamais été limités à notre condition humaine, puisque nous sommes le fruit pré-humain et trans-humain de processus de «climatisation» (air conditioning) : depuis le ventre maternel, nous sommes toujours intégrés à des intériorités atmosphériques dans lesquelles nous ne coïncidons pas avec nous-mêmes, mais nous retrouvons en situation d’«extase immanente» avec ce qui nous entoure11. Vivre n’est rien d’autre que notre auto-assomption comme intervenants dans la conception de ce qui a déjà commencé sans nous. Le dasein est design12, geworfener Entwurf13.

    Le Gelassenheit ne s’accorde pas avec la compréhension que les Modernes ont d’eux-mêmes, lesquels se méfient d’à peu près toutes les formes de passivité, voire du passé lui-même. En termes temporels, le Gelassenheit implique que nous établissions une continuité entre le passé dont nous héritons passivement et le futur que nous construisons activement. Ainsi, dans le progrès médical, un équilibre est habituellement maintenu entre la patience passive vis-à-vis ce qui est scientifiquement réalisable (réalisme), et l’impatience active concernant ce qui reste à accomplir (optimisme). Peut-être devrions-nous dire qu’à cet égard, la médecine n’a jamais été moderne. Car dans presque tous les autres domaines modernes, de la physique à l’économie politique, on observe une activité incessante de l’ordre d’une révolution permanente. Quand Karl Marx définit l’humain comme être générique (Gattungswesen), un animal capable de se (re)produire, l’idée était que cette reproduction ne se limite pas à nos besoins biologiques, mais s’accomplisse selon quelque standard que ce soit (même celui de la beauté). Ce que nous sommes coïncide avec ce que l’on fait et comment on le fait14. L’histoire est la transformation de la nature par l’homme, tout comme le travail productif constitue la nature de l’humain (homo faber). Le modelage de l’homme nouveau procède d’un perpétuel découpage qui exclut tout ce qui est vieux. Il en va de la production du producteur lui-même. La question ici est bien sûr de savoir si cette opérabilité à grande échelle est véritablement le signe de notre liberté, ou si la peur moderne de répéter le passé n’inspirerait pas un nouveau genre de répétition, la moins gracieuse et la plus servile d’entre toutes, à savoir la répétition monotone d’une actualité présente sans futur. Nous avons là un premier aperçu du champ dans lequel se déploie ce que Sloterdijk appelle la crise de la répétition.

    Sloterdijk est d’accord avec Marx sur le fait que l’humain est lui-même un produit de la répétition. Mais le travail n’est qu’une forme de répétition et tout dépend de la capacité à établir une différence entre les modes de répétition. Après tout, au niveau animal ou biologique, l’idée que l’humain se produise constamment lui-même n’est pas exactement nouvelle. Même si les technologies et les sciences de la reproduction humaine sont en constante progression, l’humanité comme telle se montre plutôt satisfaite des mécanismes d’essai et erreur de la reproduction organique et des variations affiliatives qui lui sont co-évolutionnaires. Cependant, les effets de l’autoproduction de l’humain dépassent ceux issus de l’évolution naturelle. Déjà à ce premier niveau, rien n’est fixe et les espèces vont à la dérive. Mais s’il existe une chose telle que la culture ou la volonté, c’est parce que, suivant l’argument néo-Lamarckien de Sloterdijk, le pouvoir de la répétition constitue déjà un travail de l’humain sur lui-même. Comme puissance auto-générative de l’exercice, la répétition est coextensive de la culture au sens large15. «Être humain, cela signifie exister dans un espace opérationnellement recourbé où les actions agissent en retour sur l’acteur, les travaux sur le travailleurs, les communications sur le communiquant, les pensées sur le penseur, et les sentiments sur celui qui les ressent16.» La définition sloterdijkienne du «parc humain» ou de «l’incubateur humain» est bien connue : un habitat entre nature et culture dans lequel l’humain se produit et se reproduit par les moyens de rituels domestiques, d’idées, de pratiques, de gestes, de techniques de textes et de toute sorte de nouveaux médias. C’est là que Sloterdijk s’approche le plus de la tradition empiriste, de Félix Ravaisson à William James en passant par Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu. Par conséquent, l’habitude révèle le «paradoxe de la répétition»17 : en se constituant comme milieu intermédiaire ou réversibilité élastique entre passivité et activité, elle tire quelque chose de nouveau de la répétition – la différence même entre nature et volonté18. L’habitude est plastique et, jusqu’à un certain point, «autoplastique» : elle n’est pas simplement une réponse passive à un stimulus, mais est aussi inventive selon sa contenance propre. Elle ne relève donc pas uniquement de la sphère culturelle. Nature et culture, impression et expression ne s’opposent pas mais représentent les deux versants d’une même tendance allant de la réceptivité à la spontanéité. La répétition habituelle est ce qui rend possible la détermination hybride des humains en tant qu’êtres artificiels ou prothétiques par nature, au même titre que les nouveaux agrégats fonctionnels de l’homme et de la machine que nous célébrons de nos jours.

    Fondé sur la notion de répétition habituelle, le concept d’«anthropotechnique» (ou anthropo-urgie, l’œuvre de l’humain) est l’un des plus importants des derniers travaux de Sloterdijk. Si la répétition est active par définition, nous subissons pourtant passivement, dès le début et pour la plus grande partie de notre histoire et préhistoire, le processus de répétition – l’habitude (le présent) et la mémoire (le passé) étant, écrit Deleuze, des «synthèses passives19». Toute tradition est le produit du travail préhistorique de l’humain sur lui-même, et commence comme imposition d’un pouvoir collectif et incontestable de commandement. Platon a nommé padeia le procès par lequel la culture se transmet aux générations suivantes, «l’art sur l’enfant» ; les humanistes préfèrent parle de Bildung ou formation. Afin d’écarter tout préjugé moraliste à propos des finalités de cette répétition primordiale de la culture, Friedrich Nietzsche considérait les anthropotechniques en tant que «morale des coutumes» (Sittlichkeit der Sitte): l’inscription dans les corps des animaux humains d’une capacité de se souvenir (conscience morale) par le moyen d’un entraînement violent et douloureux (une «mnémotechnique») qui demeure sans but moral en tant que tel20. Comme dressage à la dure, la culture est à la fois la pratique et le résultat du modelage répétitif du système nerveux de ses enfants. Il s’en suit que toute moralité est d’abord esclave de la moralité: toute culture est d’abord une affaire d’héritage forcé21.

    Mais tout comme les anthropotechniques outrepassent la reproduction naturelle, elles surpassent aussi la culture d’esclave. La liberté se manifeste initialement quand la répétition culturelle est retournée contre elle-même et que des individus autodéterminés parviennent à se distancer d’eux-mêmes et des liens biologiques locaux de filiation et d’alliance22. Cela devient possible dès que, par les moyens d’exercices sur eux-mêmes, les humains apprennent à intervenir activement dans les répétitions passives desquelles ils sont le résultat. Des rituels monastiques aux entraînements prolongés des athlètes, en passant par les gammes sans cesse reprises des musiciens, les ascèses sont des routines circulaires qui créent des relations autoréférentielles, engagent les individus dans une coopération avec leur propre subjectivation et, de là, les fait passer sur le versant actif de la répétition23. Les transmissions patriarcales de l’Antiquité et les transmissions apostoliques des religions monothéistes s’appuient sur de telles répétitions sécessionnistes24. Elles forment le noyau de l’humanisme moderne, au point de marquer le passage d’une logique de la reproduction à une logique de l’optimisation auto-domesticante, c’est-à-dire une logique de l’anthropo-design fondée sur des tech- niques d’autodiscipline et d’auto-amélioration par lesquelles la condition humaine est modifiée et gardée en forme25.

    Modernité

    Une crise de la répétition advient donc quand la constance et la durée d’une culture sont menacées par des erreurs de copie, c’est-à-dire, quand les répétitions débordent et se transforment en conséquences qui interrompent et se retournent contre la tradition. Si la modernité est «l’âge des effets secondaires», une «mobilisation copernicienne» débouchant sur une «entropie culturelle globale»26, c’est parce qu’elle engendre des effets innovants qui ne peuvent pas s’intégrer à la ligne de filiation culturelle. Pour parler en termes très contemporains, disons que la modernité est obsédée par «l’innovation de rupture». Tel un réacteur nucléaire, la modernité sape sa propre durabilité en produisant trop de «glorieux bâtards» (glorious bastards) ou d’enfants terribles27, des figures d’asymétrie croissante entre le passé et le futur : le mystique, le protestant, l’entrepreneur, le nouveau riche28, l’explorateur, le virtuose qui développe des capacités insoupçonnées, le colon, l’inventeur, le parvenu, le self-made man, le prolétaire, l’artiste-génie, l’intellectuel, le révolutionnaire, le manager, le populiste29. Incarnant le fantasme d’une vie sans présupposés, sans passé, sans péché originel et finalement sans origine, ces figures font prévaloir l’action sur la passion. Comme dans le cercle auto-opératoire, elles tranchent dans leur rapport au monde ou le prennent et le réinventent à leurs conditions. Ce sont des hommes du monde, les héros de la modernité classique. Et dans la mesure où plutôt que d’assumer leur origine ou simplement ce qu’ils sont, ils aspirent à la mobilisation permanente, à l’insurrection permanente, à l’innovation permanente, à la conversion permanente, ceux-ci contribuent à amplifier une crise insistante et persistante de la répétition qui menace toujours davantage d’épuiser nos âmes, nos corps et la Terre, tel que Sloterdijk le propose dans son dernier livre Die schrechlicke Kinder der Neuzeit. Über das anti-genealogische Experiment der Moderne30.

    Confronté à ce diagnostic d’une vie moderne corrompue et décadente, sortie hors de ses gonds, on en vient à se questionner sur son sens, c’est-à-dire sur sa signification critique et son évaluation clinique. Sloterdijk qualifie son orientation politique de conservatrice et «conservante» (Konservatorisch), ou plus précisément, de «conservatisme élastique31». L’extension résiliente d’une culture dans le temps dépend de son immunisation contre la nouveauté autant que de sa capacité d’intégrer des changements à ses conditions. C’est ainsi qu’il comprend les cultures chinoise, juive ou catholique comme «des exemples de réussite de réplications strictement contrôlées32». En conséquence, l’essence d’une culture ou d’une civilisation ne serait rien d’autre que la répétition stable du même, de telle sorte que les causes et les effets, ou encore l’objet et le sujet de la répétition, coïncideraient plus ou moins intégralement. Comme nous l’avons vu chez Hegel, il en va de même avec la modernité. Si l’humain est par définition un effet autogénique, coproduit par les répercussions que ses actions ont sur lui-même, alors sa spécificité réside dans l’essai anthropotechnique de devenir le sujet exclusif de sa propre reproduction. Mais cette visée reste en réalité hors d’atteinte, car comme la généalogie de la morale nous l’a enseigné, le sujet de la répétition (le «Je» actif mais fissuré) ne coïncide jamais avec son objet (le soi passif). En principe, toute identité s’individue au sein d’un processus ouvert et apparaît comme telle seulement à la fin d’une série, non au début. Et ce sans compter que chaque tentative de faire coïncider le début et la fin risque de mener à des «répétitions malignes» dans lesquelles des systèmes égoïstes – Sloterdijk pense à la colonie pénitentiaire, à l’école moderne ou à l’art contemporain – perdent de leur élasticité et finissent par tourner sur eux-mêmes33. La crise de l’humanisme a déjà été annoncée par Nietzsche comme l’avènement du dernier homme, ce produit final sans descendance de l’individualisme humaniste : «Tout l’Occident n’a plus ces instincts d’où naissent les institutions, d’où naît l’avenir : rien n’est peut-être en opposition plus absolue à son «esprit moderne». On vit pour aujourd’hui, on vit très vite, – on vit sans aucune responsabilité : c’est précisément ce que l’on appelle “liberté”»34.

    Si nous continuons d’invoquer Nietzsche, c’est pour souligner l’ambiguïté et l’ambivalence de cette crise. L’individu moderne a certes pu figurer comme objet historique de répétitions pendant de nombreux siècles ; mais le revers subjectif de la répétition est beaucoup plus difficile à saisir, en ce qu’il implique toutes sortes d’éléments non-humains incluant des processus naturels et inconscients ainsi que des développements socio-économiques et des technologiques biopolitiques. En dernière analyse, nous nécessitons une perspective non-moderne sur la modernité. Car même si toute production est reproduction, elle n’est jamais simplement répétition exacte du même : elle consiste toujours à «faire ressemblant, mais par des moyens accidentels et non ressemblants»35. Il ne s’en suit pas que toute continuité dans le temps ne soit qu’illusion fugace, mais plutôt que tout ce qui subsiste dans le temps est par nature plastique. Qu’on ait affaire à une chose, une institution ou une civilisation, chacune est composée à la fois de la mémoire des forces de répétition qui s’y sont inscrites et de la capacité d’une dissolution relative et d’une métamorphose de leurs traces. La plasticité permet l’absorption d’une forme de vie épuisée dans une forme avoisinante, non pas en tant que passage d’une forme bien délimitée et totale à une autre (transformation), mais en tant que «transdifférentiation» entre formes (déformation)36. La fatigue est ainsi la limite objective où le passé doit être oublié pour éviter qu’il ne devienne le fossoyeur du présent et de son futur. Elle est partie prenante de la modification des habitudes existantes ou de la formation de nouvelles. Comme Nietzsche l’a bien montré, ce qui se présente comme une discontinuité historique de l’identité est en fait une continuité plus liquide de devenir à travers distances et différences. L’habitude unifie et s’étend à travers la durée entre répétitions, de sorte que la permanence elle-même est un modèle de changements, une communication d’ «événements» dans un temps radicalement discontinu. Nous sommes si obsédés par la transmission culturelle et la survie que, comme Claude Lévi-Strauss l’a un jour dit, nous voulons faire de l’histoire la force motrice de son propre développement37. Mais peut-être le véritable danger pour la survivance d’un corps (social) réside-t-il dans ses tentatives auto-immunitaires de concevoir la répétition et la transmission exclusivement à l’image de ce qui est déjà donné, et ce au prix du retour de son potentiel de devenir. C’est pourquoi l’ultime concept de répétition de Nietzsche est l’idée néguentropique de l’éternel retour, l’être du devenir. La plasticité implique une ontologie inversée : nous sommes toujours déjà pris dans des boucles de rétroaction complexes dont les effets ont le potentiel d’agir rétroactivement sur la causalité de la répétition et ainsi de produire une troisième synthèse passive qui fait coexister le présent et le passé dans le futur. Il n’y a pas de répétition sans excès, mais «si la répétition nous rend malades, c’est elle aussi qui nous guérit»38. Au sens d’une altérité immanente ou encore d’une répétition entendue puissance du faux et pour laquelle continuité et discontinuité deviennent indiscernables dans l’épaisseur d’un devenir, la différence critique entre le sujet transcendantal de la répétition et son objet empirique ne constitue pas seulement la condition post-humaine de l’humain – l’homme opérable comme multiplicité plastique ou plastes et fictor, comme l’a un jour énoncé Pic de la Mirandole. Elle requiert aussi, comme j’aimerais à présent le démontrer, une conception encore plus élastique de la conservation que celle que Sloterdijk lui-même, malgré son inspiration nietzschéenne manifeste, défend habituellement.

    Immunologie

    Qu’on considère la crise moderne de la répétition comme un effondrement de l’ancien ou une défaillance du nouveau, le message est clair : Du mußt dein Leben ändern, tu dois changer ta vie. En pleine crise de cohérence et de consistance de nos habitudes et de leurs autorités traditionnelles, il se pourrait bien qu’il s’agisse là de la seule autorité dont nous sachions accepter l’exigence. Elle nous dit d’abord une chose : nous devons nous ré-impliquer dans des processus qui nous dépassent de toutes parts. Que ce soit dans le rapport entre le local et le global dans la culture en réseau, la renégociation entre les riches et les pauvres dans l’économie politique, la redéfinition de la relation entre l’humain et la biosphère dans l’écologie politique, ou encore la relation entre l’âme et le corps dans les formes nouvelles d’incorporation, l’homme opérable se révèle à lui-même sous de nouvelles prémisses immunologiques qui exigent qu’il se responsabilise activement vis-à-vis ce qu’il subit passivement.

    Cette ré-implication de notre propre passivité est inséparable de ce que Sloterdijk appelle l’explicitation du paradigme immunologique. Le problème de l’immunité consiste à traduire de nouveau l’humain dans la nature et à incorporer le non-humain. En tant que tel, ce problème constitue le Dehors de tous les humanismes classiques, mais, en s’explicitant, il devient son destin ou, selon le langage en usage lorsqu’on parle aujourd’hui de destinée, complexité, risque et incertitude. Une fois qu’il est déplié, le problème de l’immunité ne reviendra jamais à son état implicite préalable. Mais précisément pour cette raison, le savoir immunologique est plus qu’un savoir : il transforme la manière dont nous pensons et nous rapportons à notre passivité. Il peut fonctionner comme une prothèse de confiance qui nous réintègre à la nature ou, ce qui revient au même, à nos corps, désormais conçus non pas comme prison aliénante de l’âme mais comme potentiel propre ou disposition latente. Sloterdijk conçoit cette confiance comme «naïveté secondaire»39, une naïveté anthropotechnique de l’ordre de celle que Deleuze envisage lorsqu’il dit que nous ne savons pas ce dont un corps est capable.

    À cet égard, la politique et la science pourraient regagner un sens critique et clinique. La bifurcation moderne de la nature a mené à une culture d’experts et de spécialistes, figures aux origines problématiques et pleines d’animosité mutuelle pour lesquelles la pensée, qu’elle soit de type scientifique ou politique, a été réduite à la connaissance et à la réflexion sur la vie, tout en étant déconnectée de celle-ci. Afin d’éviter cette stagnation culturelle et de se rendre pertinent pour le futur, le paradigme immunologique vise à reconnecter la pensée à la vie elle-même, à recouvrer une «relation naturelle» (*HH1 224, Human, All…) ou vivante, en transformant la philosophie en ce que Sloterdijk appelle biosophie. Si nous sommes constitués par des séries habituelles, et qu’en effet la vie elle-même est un continuum vital de comportements répétitifs, alors la connaissance aussi devient un «acte immunologique (…) mené de manière telle que son exécution présente co-conditionne ses exécutions futures»40. Si la vie est une homéostasie produite par des répétitions auto-organisantes, alors la pensée immunologique se veut explicitement être une continuation et une intensification de la vie, une expérience affective d’auto-anoblissement conduite délibérément et à ses propres conditions. Partant de notre passivité, elle se demande comment la connaissance passe du côté productif de la répétition, pour ainsi y intervenir et devenir véritablement une pensée de la plasticité, au lieu de n’être que sa réflexion indifférente dans la connaissance. En ce sens, nous sommes d’accord avec Sloterdijk lorsqu’il affirme : «De la même manière que le XIXe siècle était placé, du point de vue cognitif, sous le signe de la production et le XXe sous celui de la réflexivité, l’avenir devrait se présenter sous le signe de l’exercice.»41

    La réunion de la pensée et de l’être est au cœur du concept de plasticité élaboré par Catherine Malabou. Comme nous l’avons vu, la plasticité, tout comme la répétition habituelle, est à la fois active et passive, c’est-à-dire qu’elle «désigne à la fois la capacité de recevoir la forme (l’argile, la terre glaise par exemple sont dites “plastiques”) et la capacité de donner la forme (comme dans les arts ou la chirurgie plastique)»42. En conséquence, elle est tout aussi bien préformation que transformabilité, déplaçant les seuils entre l’organique et l’inorganique, l’inné et l’acquis et, par le fait même, entre le corps humain comme organisme et les technologies machiniques. Composées de plis, de champs et de couches, le cerveau n’est pas une entité fixe, mais une infinité de séries de modifications de modifications de notre système nerveux, de nos nerfs, de nos neurones et de nos synapses. Peut-être devrions-nous dire que le cerveau est une cascade de répétitions, de déterminations répétées mais aussi de leurs frictions et indéterminations interstitielles, de telle sorte que sa récursivité ne fait pas qu’affiner les voies cérébrales déjà existantes, mais génère aussi de nouvelles connections au sein des régions cérébrales, comme par exemple en cas de dommage cérébral irréversible. Ainsi donc, avec ses conditions jumelles de réceptivité et de changement, et toujours conditionnée par les voies qu’elle emprunte, la plasticité est le futur potentiel du cerveau.

    Le problème est que dans l’approche descriptive de la science, ce potentiel demeure non-pensé. Si la neurobiologie a explicité une quantité impressionnante de connaissance sur la plasticité du cerveau, Malabou soutient que nous avons toujours besoin «d’impliquer la conscience» ou une «représentation» de la plasticité dans le cerveau lui-même43. Quand bien même il convient de dire que «nous sommes notre cerveau», la familiarité de cet énoncé est toutefois trompeuse. Comme Alva Noe l’a indiqué, il serait bien plus étonnant s’il se révélait que nous ne sommes pas nos cerveaux! Car la vraie question est : qu’est-ce qu’être un cerveau et comment être un cerveau au sein du processus d’être est-il rendu présent pour nous44? Les matérialistes réductionnistes aimeraient voir des liens forts, et même une coïncidence entre la conscience et le cerveau, alors que les idéalistes préféreraient couper tout lien entre les deux. Mais qu’en serait-il s’il n’y avait que des liens faibles de sorte que même si la pensée et la vie étaient connectés, elles ne seraient pas le miroir l’une de l’autre (c’est-à-dire une «adéquation sans correspondance»)? Pour Malabou, le concept de plasticité constitue les conditions mêmes de la cohérence entre ce que nous savons du cerveau et comment nous nous y rapportons45. Avant d’avoir une connaissance explicite de comment le cerveau nous conditionne (et se conditionne lui-même), nous avons déjà implicitement modelé le cerveau sous l’influence de nos expériences cognitives. Ce qu’un cerveau peut faire n’est donc pas qu’une question épistémologique, mais bien une question ontologique. À la différence de toutes les tendances contemporaines vers sa naturalisation, le cerveau n’est jamais simplement un donné, parce qu’il doit toujours être façonné afin d’exister. Plus qu’un objet des lois de la neuroscience, le cerveau est d’abord et avant tout un milieu de pensée, sa matière, tout comme la pensée n’est pas ce que le cerveau est, mais bien ce qu’il fait, le comment ou la manière du cerveau, sa performance même46. Le cerveau, écrit Malabou, est «un dispositif virtuose producteur de futur» et la plasticité, «La dimension événementielle du machinal»47. En ce sens, la question «que faire de notre cerveau?» résonne étroitement avec l’impératif sloterdijkien «tu dois changer ta vie». L’explicitation de la nature synthétique du cerveau ne peut que commander une plus grande attention, laquelle vient se substituer à la liberté de rester inconscient en regard des limites de notre souveraineté: «Nous ne posons pas simplement la question de la répétition; la répétition est devenue la question, ce qui nous questionne.»48 En vertu de la plasticité dans la répétition, nous ne configurons pas seulement nos vies, nous configurons aussi notre cerveau. Et précisément parce que nous savons maintenant qu’il n’est pas fini et ne le sera jamais, et aussi que nos habitudes actuelles pour le modeler ne sont pas soutenables dans la durée, nous devons nous demander quoi faire avec notre cerveau, comment œuvrer à le modifier.

    Apprendre quoi faire et pourquoi

    Aussi loin que l’on remonte, le mot design a toujours comporté une combinaison de pensée et d’action. Si de nos jours il nous manque une conscience de la plasticité et nous ne faisons qu’entendre le cri de son impératif, c’est parce notre capacité de penser, comme Hannah Arendt l’a déjà signalé, n’arrive plus à suivre le développement de nos capacités de connaître et d’agir. L’écart ne pourrait être plus grand entre, d’une part, les promesses neurologiques et les possibilités qu’elles comportent et, d’autre part les espaces politiques, philosophiques et culturels pour agir sur la base de ces promesses et possibilités. Nous façonnons notre cerveau tout autant que l’ordre social, mais nous n’en prenons certainement pas acte au même degré. Conséquemment, la pensée et l’action ne communiquent pas entre elles. Si, par exemple, nous sommes confrontés à une «épidémie de dépression49», une déconnection ou affaiblissement de nos connexions neuronales de grande ampleur, l’idée dominante de la plasticité nous conduit à prendre des antidépresseurs qui stimulent le transfert neurochimique afin de réparer et protéger les capacités plastiques du cerveau (comme l’auto-trépanation performée par Heather Perry pour combattre son sentiment d’épuisement). Mais comme le montre Malabou, dans de tels exemples, la plasticité se réduit à la capacité de travailler et de «bien fonctionner», en d’autres mots, à la flexibilité. En termes physiques, être flexible signifie être capable de plier, de céder et de prendre forme, mais pas la capacité de produire une forme elle-même. En termes psychopolitiques, cela équivaut à de la souffrance impuissante, de l’obéissance et de la résignation, qui est l’opposé de la capacité de résistance. En tant qu’entrepreneurs de soi modernes, nous aimons concevoir nos vies comme des œuvres d’art, et ce malgré que nous sommes généralement indifférents aux diverses possibilités de les styliser autrement. Avec le cerveau, les choses sont pires encore. Nous célébrons l’adaptativité et la créativité sous forme de contrats temporaires, de travail à temps partiel et de plus grande mobilité, alors que nous acceptons généralement le cerveau comme un donné naturel, comme un système en circuit fermé à l’intersection des sciences sociales et du bio-engineering («nous sommes finalement capables de le mesurer»). En ce sens, notre conscience du cerveau coïncide avec le nouvel esprit du capitalisme. Nous réduisons le potentiel plastique du cerveau à une image aliénée et déplacée du monde – le kopfkino de notre précarité manifeste – et nous ne voyons pas que c’est aussi une construction biopolitique. Tout se passe comme si, comme Malabou l’écrit sur un mode très nietzschéen, «nous en savions davantage sur ce que nous pouvons supporter que sur ce que nous pouvons créer50». Mais tout comme le social, le cerveau n’est pas qu’une faculté de tolérance passive : c’est aussi un champ d’activité et une histoire en train de se faire. Et tandis que nous sommes exposés à l’histoire plus que nous sommes en mesure d’influer sur elle, la question se pose de savoir comment, en se fondant sur notre passivité, pouvons-nous devenir au moins un des sujets de cette histoire. Comment penser ce que nous faisons? La réponse – et sur ce point aussi Sloterdijk et Malabou convergent – implique une conception «cybernétique» de la liberté : en apprenant.

    Tout le monde sait que l’apprentissage n’est pas qu’une affaire de cognition. Cela suppose non seulement de penser différemment, mais aussi de sentir et de vivre différemment. C’est une affaire de conversion plutôt que de simple accumulation d’information et de connaissance. Aucun apprentissage n’a lieu, aucune futurité n’est possible sans un rapport au passé et à l’histoire, incluant, aujourd’hui sans doute plus que jamais, celle du cerveau. Selon Malabou, nous devons donc «répondre de manière plastique à la plasticité du cerveau51». À la différence de la flexibilité, laquelle fixe le cerveau entre le déterminisme biologique et ses multiples usages économiques, la plasticité délocalise le cerveau en produisant des effets transformationnels. Comme Deleuze et Guattari l’ont noté, le cerveau s’apparente davantage à l’herbe qu’à l’arbre52. Ni intérieur ni extérieur, c’est un tout interstitiel, et non un tout intégré. Apprendre du cerveau, c’est ainsi cultiver ses interstices au-delà du déterminisme biologique et créer de nouveaux circuits. Comme pour l’intelligence artificielle, l’essence de l’intelligence réside dans la capacité des processus linéaires d’interrompre leur automaticité et de produire de l’interférence résiduelle. Cela implique une expérimentation avec un réseau cérébral interactif dont l’organisation fragmentaire est déterminée, non pas par quelque «centre administratif», mais par le moyen de son dehors immanent.

    Dans cette expérimentation/expérience d’apprentissage, Malabou ne met pas l’accent sur la prudence. Sans une crise d’immunité, sans un effondrement de nos habitudes et de nos automatismes, le cerveau est condamné à demeurer la caricature du monde. C’est pour cela qu’elle distingue entre deux types de plasticité, positive et destructrice. Dans la plasticité positive, un équilibre continu est préservé entre la capacité de changement et l’aptitude à demeurer le même ou, en d’autres mots, entre le futur et la mémoire, entre la donation et la réception de forme. La plasticité est un processus en cours qui nécessite un peu de destruction, cependant que cela ne contredit pas une forme donnée, mais la rend possible. Comme le Bateau de Thésée ou le «bootstrap» d’Otto Neurath, nos cerveaux et nos corps doivent être constamment et graduellement reconstruits afin qu’ils préservent leur essence dans la forme d’une continuité complexe dans une mer de discontinuités53. La plasticité destructrice, par contraste, est une sorte de plasticité qui ne répare pas et dans laquelle le moindre accident suffit à générer la plus grande des déformations. C’est le type de destruction causé par une lésion cérébrale, mais aussi une bouffée soudaine de colère. Plutôt que la répétition du même, la plasticité ici devient la répétition de la différence, la production du singulier. Malabou s’intéresse principalement à ce deuxième type de plasticité parce qu’il oblige le cerveau à se réinventer et à découvrir sa liberté en relation aux traces du passé. Ce n’est qu’avec l’interruption du continuum de répétitions qui met le fonctionnement neuronal en état de dépendance fonctionnelle mutuelle avec le fonctionnement normal du monde, que le cerveau devient capable de se transformer en un événement et par là de se dé- et reprogrammer54. Quand la pression de la polymorphie flexible dépasse nos limites, il y a rupture, un point est atteint ou ne plions plus mais trouvons notre propre forme. Une «explosion» (Malabou parle avec Bergson d’un «renversement de la loi de la conservation de l’énergie») force le cerveau à renégocier sa relation avec le monde d’une manière non-pathologique et non-docile. Selon Malabou, l’alternative au sein de la plasticité ne se joue donc pas entre la terreur et l’identité fixe, la destruction ou l’impression de la forme. L’immanence de l’explosion et de la génération (ou : la partialité de la mort) est plutôt la condition de possibilité de la résilience formelle. La plasticité doit être critique ou destructrice afin de devenir clinique, c’est-à-dire, pour qu’elle puisse faire une différence.

    Mais est-ce que le concept de plasticité suffit pour apprendre du cerveau? Telle est la question immunologique que j’aimerais désormais poser. Une rupture plastique n’est pas, après tout, quelque chose que nous «voulons» pour elle-même. Si elle advient, c’est à notre insu, de manière non-intentionnelle, dans les interstices entre nos raisons et le corps-cerveau que nous habitons, et donc au risque de nous laisser complètement exposés et sans protection face au chaos d’une forme d’incorporation inhabitable, quelque chose qui s’approche de ce que Deleuze et Guattari décrivent comme un «trou noir». La plasticité signifie que notre vie peut continuer sans nous55. Elle ne pose peut-être pas de danger à la continuité du cerveau, mais elle peut certainement signifier une discontinuité radicale dans la conscience et la pensée. Lorsque nous devenons ce que nous sommes, nos cerveaux ne deviennent pas nécessairement qui nous sommes, ainsi que, dans le pire des cas, il importe peu à celui que nous deviendrons de savoir qu’il est ce qu’il est devenu. Jairus Grove suggère en ce sens que la plasticité ne concerne pas tant l’espoir que l’horreur. Lisant l’histoire de la cybernétique comme un tour d’essai de la neuroplasticité, il soutient que la plasticité se révèle être non pas tant une capacité à apprendre qu’une capacité à contrôler et à prévoir au-delà de l’horizon humaniste. En conséquence, elle peut nous intéresser comme problème spéculatif, mais elle est limitée en terme de portée pratique : «le défi de la neuroplasticité est nécessaire mais insuffisant pour formuler une politique ou une éthique56

    En fait, il faudrait plutôt nous demander si, en pratique, la plasticité destructrice et la flexibilité ne sont pas pareillement indifférentes à la pensée. Car en effet, dans les deux cas, on assiste à une neutralisation de la subjectivité. S’il est clair que la plasticité du cerveau implique une re-singularisation et pourrait engendrer une réflexivité (comme le dit Hegel : en se niant, le corps devient pensée), la manière dont la pensée ou la réflexivité importe au devenir du cerveau n’est pas évidente du tout. C’est comme si la plasticité du cerveau n’avait pas vraiment besoin de la pensée pour s’organiser, mais se contente de faire souffrir nos «soi» narcoleptiques d’une disposition à l’autre – elle consiste, après tout, en un changement d’habitudes inconscientes qui ne requiert aucune intervention consciente. Et de même, tout se passe comme si la réponse à la question «que faire de notre cerveau?» était déjà connue, laissant peu de place à des apprentissages issus des risques de désaffection et de détachement auxquels le cerveau est exposé. Comme le souligne Sloterdijk, la forme même de la question, qui remonte à Lénine et aux avant-gardes, exprime une sorte d’énergie ontologique, une certitude extrême que faire quelque chose est toujours possible même lorsque toutes les possibilités existantes semblent avoir été épuisées57. Le progrès se paie certes au prix du risque, mais il devient de plus en plus difficile d’entrevoir comment quiconque pourrait vraisemblablement profiter des sauts réalisés par les entrepreneurs du neuro-capitalisme. En revanche, ce que nous avons défini précédemment comme une crise de la répétition signifie précisément que nous ne savons pas quoi faire, et pas même si nous pouvons faire quoi que ce soit! C’est aussi l’argument de Grove : oui, la plasticité implique que notre pensée, notre liberté et notre vie soient contingentes. Mais cela a pour conséquence que la connaissance acquiert une dimension d’autant plus urgemment pratique et politique – immunologique en termes sloterdijkien. Dans une situation de désorientation radicale, ou de ce qu’Ulrich Beck a qualifié d’hystérie de précaution face à l’inconnu, il y a à la fois trop et trop peu de motifs pour agir58. On doit changer sa vie, mais nous ne pouvons agir spontanément sur la base de ce que nous savons qu’il est possible de faire avec notre cerveau. Au contraire, le savoir de la plasticité semble induire en nous le même désintérêt et la même déresponsabilisation que celle produite par la plasticité elle-même. C’est pourquoi je doute que notre manière de nous rapporter à la plasticité, sa pensée ou sa réflexion, doivent être elle-même plastiques. En vérité, il semble que la notion de plasticité ne suffit pas pour établir davantage qu’une cohérence théorique entre la pensée et le cerveau car en pratique, ils ne communiquent pas de la même manière. Ainsi donc, la tentative de Malabou de résoudre l’ambivalence de la plasticité en la subdivisant en flexibilité et résistance reste finalement assez abstraite, la liberté ou la pensée créatrice ne figurant que comme transgression aveugle des limites de la flexibilité.

    Précisément parce que la plasticité ne nous offre aucune promesse de retour, l’image de l’élasticité, en tant que modèle alternatif de rapport réflexif à la plasticité, constitue une meilleure manière, et sans doute la seule qui soit humaniste, de poser le problème de la tension entre docilité et (auto)créativité. Dans la mesure où elle est ancrée dans l’éternel retour de la différence plutôt que du même, elle pourrait même constituer un supplément important au concept de plasticité de Malabou. Pour cette dernière, l’élasticité se confond avec la flexibilité, limite naturelle des diverses formes présentes qui exclut le travail plastique du négatif59. Mais là où la flexibilité est la forme idéologique de la plasticité, l’élasticité est la capacité de retour, non pas tant à une forme originale que de quelque chose de la forme originale qui perdure à travers la différence. Contrairement à la pure consilience de la flexibilité, l’élasticité constitue aussi la ré-silience qui permet la formation d’un soi processuel par et contre sa destruction. Si la plasticité positive dépend d’une continuité formelle, la raison de cette constance réside dans la manière élastique par laquelle cette continuité, aussitôt qu’elle vient à être, est (re)produite dans la matière discontinue. Dans la plasticité destructrice, en contrepartie, il ne semble y avoir ni raison ni cause60. Pourtant, aucune explosion n’est totale et la plasticité est toujours partielle, une dialectique entre l’émergence et la destruction de formes. Ici aussi, seule l’élasticité de la forme déformée peu donner sens à l’appropriation d’une explosion et la développer en un nouveau degré de liberté. Dès qu’il y a homéostasie (laquelle, du point de vue de la genèse plutôt que de la structure, est toujours un principe d’«allostasie», c’est-à-dire, d’hétérogenèse et de métastabilité), l’auto-préservation procède comme autocréation constante et orientée de l’intérieur dans et sur le dehors. C’est précisément parce que la plasticité est illimitée et va ultimement nous achever qu’elle doit être dissociée d’elle-même pour devenir viable. À cet égard, la stase est cruciale. Même si elle naît de la passivité comme glissement dans l’environnement qui la camoufle, l’élasticité devient une cause en soi, une force d’internalisation. Elle représente la capacité conative (la «passibilité61») qui s’occupe de la tension entre la genèse de la forme et sa déflagration en cours. Structurellement ouverte mais opérationnellement fermée, elle est le vis elastica qui intègre en soi-même le monde en ce qu’il dépasse les forces du sujet62.

    Puisque le corps et le cerveau ne sont jamais que des donnés naturels mais qui doivent toujours être élaborés en variation et continuité par les manières mêmes de les habiter, le problème qui se pose est : comment apprenons-nous à les faire nôtres? Il ne suffit pas d’énoncer ce que le corps ou le cerveau est capable de faire ; nous devons faire une différence en nous les appropriant, c’est-à-dire en les répétant et en nous produisant nous-même à travers cette répétition. Ainsi donc, suppléer l’élasticité à la plasticité exige d’ajouter à la question «que faire?» cette autre question à laquelle doit répondre toute entité vivante, autrement dit tout mode d’être pour qui est en jeu la continuité de ses conditions vitales : «pourquoi ici maintenant63?» Si la première question appartient au registre de la connaissance et de l’action, de la possibilité et de l’actualité, seule la deuxième est en mesure d’orienter la pensée en présence de son fond et ainsi d’initier une courbe d’apprentissage, et ce même si ultimement elle nous porte au-delà d’elle-même dans la répétition. Comme l’écrit Agamben : «Le Dasein n’est pas une essence qui, comme chez Duns Scot et les scolastiques, est indifférente à ses modifications : il est toujours et seulement son mode d’être, ce qui veut dire qu’il est radicalement mode 64.» De nos jours, le cerveau plastique est l’image et l’étiologie de la vie nue ; elle est la pierre de touche du management biopolitique des incertitudes et de l’engineering social des probabilités et des possibilités. Mais la pensée est précisément l’imagination élastique par laquelle nous réclamons une part dans la manière dont nous devenons ce que nous sommes et, par là-même, dans ce que nous deviendrons. Si le cerveau est la puissance plastique ou le potentiel du devenir de la pensée, alors la pensée est notre capacité élastique d’apprendre et de grandir avec ses interstices.

    Loin d’un humanisme sentimental qui subordonne le corps à l’esprit ou sépare l’intentionnalité de son incarnation, l’élasticité représente la puissance anthropotechnique d’incorporation capable de s’élever à la hauteur de l’occasion. Au lieu de réduire la vie cérébrale à notre image et de chercher pleine domination sur elle, nous nous impliquons dans l’aventure de la discontinuité immanente de son développement à venir. L’élasticité de l’habitude génère à la fois la personne et le cerveau, les rendant mutuellement inclusifs dans leur devenir singulier. Si ce que le cerveau «est» sera décidé par la manière dont il est mis en exercice, tout ce que nous pouvons faire est d’expérimenter et de le suivre dans son incessante plongée dans le chaos65. Tel que Jacques Derrida l’avait souligné dans sa célèbre déconstruction de l’humanisme, il n’y a pas de réponse transcendante qui tienne face à la question des fins de l’humain, et ce parce que la fin ultime de l’humain réside justement dans sa fin à lui66. Ou dans le langage de Malabou : la plasticité de la répétition est le matériel brut de nos vies auquel nous retournons même quand notre essence est dissoute. «L’humain sculpte une relation particulière avec la répétition et (…) cette relation le sculpte en retour67.» Mais dans une perspective immunologique, une perspective qui n’est plus moderne, la manière dont nous répondons à la crise de la répétition est élastique. La situation historique étant ce qu’elle est, nous ne pouvons que protéger notre mode de vie. Seule la fragilité de l’habitude peut ouvrir un espace d’expectative et de désir, et elle apparait par le fait même comme un prérequis pour la croyance dans le futur. La pensée est ce processus d’orientation immanente qui produit son critère au fur et à mesure de ses opérations, devenant sensible à la validité et la viabilité des différences, démontrant son aptitude pour le retour et pour l’engendrement d’un héritage ou d’une tradition. «La raison est la discipline que s’impose l’élément originaire dans le cours de l’histoire68

    Tension verticale

    Comme la plasticité, le concept d’un conatus élastique comme raison ultime et image de pensée possède une longue tradition dans la philosophie moderne, qui remonte à Spinoza et Leibniz69. Comme puissance de contraction et dilatation, l’élasticité est le maillon faible par le moyen duquel les forces extérieures sont doublées ou pliées par une résistance intérieure70. Penser, pourrions-nous dire, c’est plier, répéter et ainsi s’approprier notre propre passivité et possibilité. L’élasticité constitue ainsi la réciprocité dialectique et la consistance entre l’âme et le corps : à la fois développement de l’âme par le corps et affirmation enveloppante du corps dans l’âme.

    La principale différence introduite par des auteurs plus tard venus comme Schelling, Bergson et Ravaisson découle de leur empirisme. Au lieu d’un dualisme (provisionnel) des êtres (corps et esprits, passivité et activité, sensibilité et entendement, nature et volonté), il n’y a plus que des modes d’existence définis par leurs habitudes. Hume nous avait déjà mis en garde au sujet de la propension de la répétition qui, en tant que principe de la nature humaine, ne trouve sa cause ni dans une modification physique du corps ni dans une faculté intellectuelle. Ravaisson réplique avec l’idée que l’habitude est causa sui, une cause inséparable de son efficacité réelle. Il décrit ainsi un monde profondément plastique ou «maniériste» dans lequel la répétition ou le changement précède et excède l’essence du corps ou de l’esprit. Plutôt que de n’être qu’un simple mécanisme qui annule liberté et pensée, l’habitude est la manière par laquelle la volonté et l’intelligence imprègnent le corps et deviennent une forme de vie, l’être même du mouvement et de la tendance qu’il détermine.

    Dans un autre article, j’ai défendu l’idée que ce monde synthétique du maniérisme est toujours le nôtre71. C’est un monde dans lequel, autant Malabou que Sloterdijk en conviennent, nos corps et nos cerveaux se développent selon les modes dans lesquels ils sont exercés. L’esprit est une manière par laquelle la matière existe ; il est à la fois le corps et son produit, produit signifiant métamorphose du corps. Mais à la différence de la dialectique hégélienne, les habitudes corporelles et la raison ne se trouvent pas en opposition mais se déterminent mutuellement. Alors que l’activité habituelle tend à n’impliquer que peu de pensée, son potentiel plastique ou sa résistance interne à l’automatisme pur constitue précisément le point de départ de l’apprentissage et de la pensée. Avant que l’esprit ne soit négation, il est production interstitielle d’une différence de et à travers l’habitude. En conséquence, il ne s’en suit pas que le corps et l’esprit se rencontrent dans le vide de la négation, tel que Malabou le conçoit. L’altérité immanente doit être conçue à nouveaux frais comme disparité positive, comme un élément différentiel qui est en même temps un plenum de répétitions continues et discontinues avec leurs modes d’existence correspondants – un pluralisme de manières. «L’homme n’est pas négativité, il est le point de difference entre des répétitions72.» Né de la différence – de la différence natale comme le dit Sloterdijk –, le soi comme auto-fondement infini et mouvement à tendance auto-appropriante hors de soi-même est l’épreuve même de l’immanence73. Le défi immunologique est de nous orienter au sein de ce fondement sans fondement de l’existence comme dans un champ de distances, de voisinages, de tonalités affectives et de vecteurs.

    Pour Sloterdijk, l’intuition directrice de cette orientation est celle du soi. Tout comme le concept d’habitude selon Ravaisson doit être compris comme une disposition disposante, une vertu (hexis) d’actualisation acquise et composée à travers des actes antérieurs par lesquels un être a prise sur lui-même et son futur74, Sloterdijk définit l’habitude non pas par ce que nous sommes mais par ce que l’on possède tandis que nous sommes possédés, ce qui le conduit à une réhabilitation de l’égoïsme comme vertu primordiale. Il cite Ernst Bloch à cet effet : «Je suis. Mais je ne suis pas en possession de moi-même. Telle est l’origine de notre devenir75.» Une habitude est une sorte d’auto-dépendance : nous entrons en possession de nous-mêmes par l’entremise de relations qui nous possèdent (là encore, cela explique en quoi le projet de l’humanisme traditionnel de l’humain visant à prendre pleinement possession de lui-même est voué à l’échec. De nouvelles habitudes supposent de nouvelles répétitions compulsives). Contracter une habitude (le mot dérive de habitus – habere/ekhein : avoir/ tenir), c’est intégrer les éléments et répétitions desquels nous provenons d’une nouvelle façon. Je commence toujours par être «l’hôte d’un autre», mais ce commencement est simultanément l’appropriation de la différence d’où cette relation avec l’autre provient. La pierre devient un outil dans mes mains en même temps que je deviens tailleur de pierre. L’habitude est donc la manière imaginative et autoréférentielle par laquelle un être passe d’une methexis instable (participation dans l’autre) à un individu stabilisé. Pour Sloterdijk, ce passage fournit l’orientation de base de la pensée immunologique, à savoir un Je fort, un Standortvorteil Ich. L’individu humain, soutient-il, n’est pas un donné mais un projet politique de conditionnement en continu d’une atmosphère élastique qui est système immunitaire : «L’individu est une passion futile, mais une passion qui devrait malgré tout se maintenir76

    Sloterdijk définit plus avant cette orientation immanente du soi en termes de «tension verticale» (Vertikalspannung) : l’affirmation de la résistance dans un geste auto-génétique par lequel nous faisons une différence. Ce n’est qu’en cherchant et en produisant de la friction que nous nous déprenons et passons «de l’autre côté de l’habitude», c’est-à- dire de la répétition répétée de la religion et des médias de masse à la répétition répétante de l’art ou du sport. Il est vrai qu’un élastique qui revient à sa forme initiale n’est pas d’un grand intérêt. Mais tout comme l’élasticité est une caractéristique essentielle de la plasticité, l’élasticité sans la rigidité et la résistance de la plasticité n’est que le degré le plus bas de l’élasticité. En réalité, il ne peut y avoir aucune reproduction sans que la répétition ne se tourne contre elle-même et se fasse auto-intensification créative, engendrée par un cercle tortueux certes, mais néanmoins vertueux.

    L’humain élastique, pour Sloterdijk, se tient entre l’athlète et l’acrobate. Il pratique une «subversion par le haut», une «supraversion» de l’existence actuelle77. La pensée ou le design, pourrions-nous dire avec Sloterdijk, n’est rien d’autre que cette poussée ascensionnelle et transcendantale. Quand Sloterdijk parle d’élasticité comme tension verticale, il l’envisage comme une posture aristocratique. «Tu dois te conduire à tout moment de telle sorte que tu anticipes dans ta personne le meilleur monde dans le mauvais78.» Cette «différence éthique», dont il fait remonter l’origine à Héraclite, est en fait déjà impliquée dans le concept d’habitude, puisque «l’habitude ne peut être dépassée que par l’habitude» (Thomas a Kempis)79. L’habitude ne fait pas qu’habituer ; elle habilite aussi. Cela veut dire que la manière produit toujours ses propres conditions d’amélioration, comme une valeur en excès sur l’essence qui amène un mode d’existence aux limites de son devenir. «Dans le maniérisme, on pose, sur le premier étage des habitudes populaires, un deuxième, un troisième étage, de moins en moins habituels. Plus c’est haut, plus c’est maniériste.»80 Dans la foulée de l’essai de Maine de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1799), Ravaisson décrit cette puissance hiérarchisante et différenciante de la répétition comme la «double loi» de l’habitude, en ce qu’elle produits des effets opposés selon le versant passif ou actif d’une conduite : des passions répétées s’affaiblissent et sont éliminées tandis que des actions répétées se renforcent et demeurent81. L’élasticité de l’habitude nous fait passer de l’optimisme au méliorisme : le devenir est mieux que l’être dans la mesure où le rêve de l’être ou l’absence de changement exprime déjà une base de devenir. Pour Sloterdijk, la pensée immunologique ne constitue pas un mouvement transcendant de va-et-vient entre le possible et le réel, mais une orientation immanente et constante vers «le meilleur» (eris)82. Si la plasticité est un changement sans subjectivité, froid et indifférent, alors l’élasticité représente la capacité de synthétiser et subjectiver le changement en auto-amélioration. Tout comme dans les sports, nous sommes ultimement en compétition non pas avec les autres mais avec nous-mêmes, travaillant avec et sur un dehors qui est nécessairement plus intime que tout intérieur relatif, en ce qu’il est le potentiel même de notre devenir meilleur. Chaque habitude, chaque tendance peut être envisagée comme étant duplice et incomplète, autrement dit, comme une relation transductive dans laquelle il en va de notre soin pour le meilleur, lequel peut contenir le pire autant qu’il peut y être contenu83. Tel est l’ultime signification de la proposition sloterdijkienne de conversion ascétique de la pensée au monde : tu dois changer ta vie. 

    1. Traduit de l’anglais par Erik Bordeleau. Ce texte a été publié initialement dans Radman, Andrej, and Heidi Sohn (eds), Critical and Clinical Cartographies: Architecture, Robotics, Medicine, Philosophy. Edinburgh University Press, 2017
    2. Voir Georg W. F. Hegel, La science de la logique, plus particulièrement la préface à la seconde édition.
    3. Emboîtant le pas à une coalition de théories féministes, d’études des sciences et technologies et de mouvements environnementaux, Sloterdijk redéfinit en mode immunologique la relation entre fini et infini et nous met en garde contre le mauvais infini, ou «infinitisme» métaphysique qui vit dans le déni de ses prémisses immunologiques, voir Sphère II. Globes, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2010, p.361
    4. Voir Giorgio Agamben, Enfance et Histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Rivages, 2002, p.189 sq.
    5. Bruno Latour, «A Cautious Prometheus? A Few Steps Toward a Philosophy of Design with Special Attention to Peter Sloterdijk», dans Sjoerd van Tuinen et Koenraad Hemelsoet (éds.), Measuring the Monstrous. Peter Sloterdijk’s Jovial Modernity, Bruxelles, KVAB, 2009, p.61-71
    6. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique (2009), Paris, Libella-Maren Sell, 2011, p.447-470, chapitres «Les exercices des modernes» et «Retour au monde du sujet retiré», voir aussi «De la réinsertition du sujet à la rechute dans le souci total», p.624-632
    7. Peter Sloterdijk, Nicht gerettet. Versuche nach Heidegger, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2001, p.212-34
    8. Voir Peter Sloterdijk, ibid., p. 69-81 et Tu dois changer ta vie, op. cit., p.527-576, en particulier p. 533-535
    9. Peter Sloterdijk, ibid., p.539-541
    10. Peter Sloterdijk, Les Lignes et les Jours. Notes 2008-2011, Paris, Libella-Maren Sell, 2014, p.53
    11. Pour une discussion du concept sloterdijkien de design comme air climatisé (et de la terre comme entité plastique), voir Sjoerd van Tuinen, «La Terre, vaisseau climatisé. Écologie et complexité chez Sloterdijk», Horizons philosophiques, vol. 17, n° 2, 2007, p.61-80
    12. Henk Oosterling, «Dasein as Design. Or : Must Design Save the World?», dans From Mad Dutch Disease to Born to Adorno. The Premsela Lectures 2004-2010, Amsterdam, Premsela, 2010, p.115-40
    13. Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie. Gesamtausgabe 65, Frankfurt, Klostermann, 1989, p.56. (trad. François Fédier), Apports à la philosophie: de l’avenance, Gallimard, coll. «Bibliothèque de philosophie», 2013
    14. Voir Franck Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza, Paris, Vrin, 2014.
    15. «J’entends par “exercice” toute opération par laquelle la qualification de celui qui agit est stabilisée ou améliorée jusqu’à l’exécution suivante de la même opération, qu’elle soit ou non déclarée comme exercice.» Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.15
    16. Peter Sloterdijk, ibid., p.160-161
    17. Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, Minuit, 1968, p.96
    18. Félix Ravaisson, Of Habit, Londres, Continuum, 2008, p.58 (édition bilingue).
    19. Gilles Deleuze, Différence et Répétition, op. cit., p.97
    20. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, deuxième dissertation, 2e partie.
    21. Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2014, p.245, 255
    22. Peter Sloterdijk, «Exercices et mauvais exercices. Pour une critique de la répétition», Tu dois changer ta vie, op. cit., p.577-624
    23. Peter Sloterdijk, «Programme. Anthropologie de l’exercice», Section I., Ibid., p.159-163
    24. Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, op. cit., p.229-311
    25. Peter Sloterdijk, Ibid., p.358
    26. Peter Sloterdijk, Ibid., p.92
    27. note du traducteur : En français dans l’original.
    28. *ndt : En français dans l’original.
    29. Peter Sloterdijk, Ibid., p.312-28, 54, 485
    30. Peter Sloterdijk, Ibid., p.23. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2006, p.221-222
    31. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.20-22 ; Peter Sloterdijk, Heilige und Hochstapler: Von der Krise der Wiederholung in der Moderne, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2015, p.8
    32. Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, op. cit., p.234
    33. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.609-623
    34. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, § 39
    35. Gilles Deleuze distingue entre la ressemblance comme producteur et la ressemblance comme produit. Voir Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence, 1984, p.63
    36. Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, Paris, Bayard, 2011, p.63
    37. Je tiens cette référence au concept lévi-straussien de «société chaude» de la discussion de Didi-Huberman autour de la plasticité comme force matérielle de devenir entre la survivance (Nachleben) et la renaissance, la mémoire et la métamorphose, l’effet et l’après-coup (Nachwirkung), le corps et le style dans George Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps de fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
    38. Gilles Deleuze, Différence et Répétition, op. cit., p.15
    39. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphérologie plurielle. Sphères 3, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005, p.179
    40. Peter Sloterdijk, Scheintod im Denken. Von Philosophie und Wissenschaft als Übung, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2010, p.19
    41. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.16
    42. Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, op. cit., p.43
    43. Catherine Malabou, Ibid., p.54
    44. Catherine Malabou, «Vous êtes vos synapses», Ibid., p.135 sq.
    45. Catherine Malabou, Ibid., p.40
    46. Comme le dit Deleuze, «Ce n’est pas que nous pensions d’après la connaissance que nous avons du cerveau, mais toute nouvelle pensée trace à vif dans le cerveau des sillons inconnus, elle le tord, le plisse ou le fend.» Gilles Deleuze, Pourparlers. 1972-1990, Minuit, 2003, p.204. C’est pour cette raison qu’il oppose l’image neuroscientifique de la pensée, basée sur les «circuits tout préparés» et les «réflexes conditionnés les plus rudimentaires», aux «tracés plus créateurs» et sans image de la pensée. Gilles Deleuze, Ibid., p. 87. Voir aussi la conclusion de Gilles Deleuze et Félix Guattari, «Du chaos au cerveau», Qu’est-ce que la philosophie?, Minuit, 2000, p.189
    47. Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, op. cit., p.104-105
    48. Catherine Malabou, «From the Overman to the Posthuman: How Many Ends?», dans Brenna Bhandar et Jonahan Goldberg-Hiller (éds.), Plastic Materialities: Politics, Legality, and Metamorphosis in the Work of Catherine Malabou, Durham, Duke University Press, 2015, p.71
    49. Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue une épidémie, Paris, La Découverte, 2012
    50. Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, op. cit., p.58
    51. Catherine Malabou, Ibid., p.90
    52. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p.20
    53. Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, op. cit., p.138 sq.
    54. Catherine Malabou, Ibid., p.163
    55. «La plasticité n’est pas une habitude, mais une condition de l’habitude.» Voir Clare Carlisle, «The Question of Habit in Theology and Philosophy : From Hexis to Plasticity», Body & Society, 2013, 00 (0) p.1-28, p.2
    56. Jairus Grove, «Something Darkly This Way Comes : The Horror of Plasticity in an Age of Control», dans Brenna Bhandar et Jonahan Goldberg-Hiller (éds.), Plastic Materialities. Politics, Legality, and Metamorphosis in the Work of Catherine Malabou, op. cit., p.233-63, 250
    57. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.554-559 ; Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, op. cit., p.54-74
    58. Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, op. cit., p.85
    59. Catherine Malabou, «Plasticity and Elasticity in Freud’s Beyond the Pleasure Principle», Diacritics, vol. 37, n° 4, Winter 2007, p.78-85
    60. Voir Catherine Malabou, Ontologie de l’accident. Essai sur la plasticité destructrice, Paris, Éditions Léo Scheer, 2009
    61. Comme Ed Cohen l’a souligné, aux antipodes de l’opposition soi-environnement, la médecine pré-moderne (avant la moitié du XIXe siècle) se fonde sur une «élasticité naturelle» ou propension curatrice naturelle des organismes. Voir Ed Cohen, A Body Worth Defending. Immunity, Biopolitics, and the Apotheosis of the Modern Body, Durham, Duke University Press, 2009, p.4
    62. Sloterdijk parle d’une «découverte du monde dans l’homme», voir Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.460- 464. Deleuze discute de l’élasticité comme force d’inertie capable de rendre visible l’activité réelle du monde des images et des signes. Tandis que l’activité elle-même est une affaire de forces invisibles, ce n’est que parce que ses traces sont gardées dans un corps de sensation que le mouvement devient visible. «Le mouvement n’explique pas la sensation, il s’explique au contraire par l’élasticité de la sensation, sa vis elastica.» Voir Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p.30
    63. Isabelle Stengers,«Introductory Notes on an Ecology of Practices», Cultural Studies Review, vol. 11, n° 1, 2005, p.183-96
    64. Giorgio Agamben, L’Usage des corps, Paris, Seuil, 2015, p.247
    65. Voir Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.236. Comme l’écrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie? (op. cit., p.198) le cerveau «plonge dans le chaos et l’affronte»
    66. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p.129-164
    67. Catherine Malabou, «From the Overman to the Posthuman : How Many Ends?», art. cit., p.62
    68. Alfred N. Whitehead, La Fonction de la raison et autres essais, Paris, Payot, 2007, p.99
    69. Voir Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988. Deleuze fait de l’élasticité du cerveau la clé de sa lecture entière de Leibniz.
    70. Mark Sinclair, «Ravaisson and the Force of Habit», Journal of the History of Philosophy, vol. 49, n° 1, 2011, p.65-85
    71. Voir Sjoerd van Tuinen, «Mannerism, Baroque and Modernism: Deleuze and the Essence of Art», SubStance, French Cinema and the Crises of Globalization, vol. 43, n° 1, 2014, p.166-190
    72. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.593
    73. Voir à ce sujet Jean-Luc Nancy, Hegel. L’inquiétude du négatif, Paris, Hachette, 1997.
    74. Félix Ravaisson, Of Habit, op. cit., p.48, 76
    75. Peter Sloterdijk, Les Lignes et les Jours, op. cit., p.86
    76. Peter Sloterdijk, Ausgewählte Übertreibungen. Gespräche und Interviews 1993-2012, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2013, p.444
    77. Deleuze parlerait sans doute à ce sujet de contre-effectuation, quoi que Sloterdijk accuse Deleuze de mettre trop l’accent sur la part involontaire de l’événement: «[Deleuze] attribue à l’événement ce qui appartient à l’exercice.» Voir Peter Sloterdijk, Les Lignes et les Jours, op. cit., p.146
    78. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.459
    79. Peter Sloterdijk, ibid., p.248. Avec la théorie de l’habitude, «nous disposons d’un concept anthropologique de l’efficacité des technologies internes» qui «exprime la manière dont il est possible que ce qui réussit déjà fort bien sente l’aspiration du meilleur et pour quelle raison ce en quoi l’on a une capacité remarquable est pris dans le champ d’attraction d’une capacité encore supérieure»(ibid., p.269).
    80. Peter Sloterdijk, Les Lignes et les Jours, op. cit., p.148
    81. Félix Ravaisson, Of Habit, op. cit., p.68
    82. Sur l’amélioration de l’être comme métaphysique latent de la modernité tardive, voir Peter Sloterdijk, Ausgewählte Übertreibungen, op. cit., p.156, 163
    83. Accentuant ses motifs duplices, Bernard Stiegler décrit l’eris ou la culture aristocratique comme une compétition émulative (en opposition à la compétition imitative ou nivelante), c’est-à-dire «l’élévation vers un meilleur toujours possible, artiston» Bernard Stiegler, Mécréance et Discredit. La décadence des démocraties industrielles, t. 1, Paris, Galilée, 2004, p.79. De manière similaire, Sloterdijk cherche à «développer une alternative, plus compétente sur le plan éthique et plus adéquate du point de vue empirique, à la déduction grossière de tous les effets de hiérarchie ou phénomènes de paliers à partir de la matrice de la domination et de la soumission», voir Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.193

    Signes

    Jeff Gibson

      Le motif fort d’être-en-forme.
      Éthique et thérapeutique de l’immersion médiatique

      Vincent Duclos

      Je suis un intellectuel voyou qui a lentement accumulé un arsenal privé avec l’intention de l’utiliser. À une époque où règne le prêt-à-penser, toute idée originale prend le caractère d’une arme mortelle. Tout homme de bonne volonté est l’ennemi de la société.1.
      — Marshall McLuhan

      Penser n’a-t-il pas toujours signifié répondre au défi consistant à faire apparaître le démesuré objectivement devant nous? Et ce démesuré qui invite au comportement conceptuel n’est-il pas déjà en soi incompatible avec la nature tranquilisante du médiocre2?
      — Peter Sloterdijk

      Cet essai explore l’influence de la théorie des médias développée par Marshall McLuhan sur le souci thérapeutique généralisé qui anime l’œuvre de Peter Sloterdijk3. Il s’agira de montrer comment, en résonance avec McLuhan, Sloterdijk pose un regard clinique sur la viabilité de notre situation dans le monde, sous l’effet d’une immersion radicale dans ce qui nous dépasse et nous façonne de l’extérieur : le média.

      À la suite de McLuhan, Sloterdijk pense l’immersion radicale dans le média comme étant à la fois explicitation de l’environnement – par exemple planétaire ou virtuel – et provocation immunitaire. L’enjeu concerne les modalités propres au «dans» en question: sa spatialité, sa teneur ontologique, ses dispositifs techniques, ses expériences, les tentatives d’invasion dont il fait l’objet, etc. À cet effet, nous ne pouvons trop insister sur le fait que le «dans» moderne n’est plus le fait d’une entrée dans une sphère intime identique à elle-même, qu’elle soit divine, métaphysique ou géopolitique. Même Heidegger, insiste Sloterdijk dans les dernières lignes de Bulles, n’invite plus à chercher la vérité dans l’homme intérieur ; il appelle à s’engager dans la monstruosité de l’extérieur : «Le sens du “dans” se transforme une nouvelle fois. Compte tenu des guerres de mondialisation et des percées techniques qui ont donné son caractère à notre siècle, être-dans signifie habiter le monstrueux4.» La question est alors de comprendre comment résister à une intériorisation toxique de cette extériorité sans fin. L’explicitation moderne, c’est la fin de l’aura de sécurité dont jouit la «vie non-alarmée5».

      Traversant l’œuvre de Sloterdijk, il y a un examen minutieux de cette propension, propre à l’immersion médiatique – et tout particulièrement à l’ère de la globalisation numérique –, à se projeter vers, mais aussi à se laisser atteindre par le lointain. Cette propension s’accompagne aussi bien d’un potentiel émancipateur que d’une exposition dangereuse, voire insupportable. Le projet éthique et thérapeutique de Sloterdijk consiste à penser l’aménagement d’espaces et la conception de médias autoplastiques et vibratoires — auquel il donne le nom de «sphères» — assurant le confort et la stabilité nécessaires au déploiement créatif de la vie. La provocation immunitaire propre à l’immersion médiatique ne saurait mener à un retrait du monde. Au contraire, il s’agit d’assurer une capacité d’expansion dans l’espace et de prévenir par le fait toute chute dans une spatialité dépressive6. La dépression apparaît comme le symptôme d’une rétraction, voire d’une destruction de l’espace relationnel7. Hors des médias, des sphères, nous ne sommes que points morts «dans un alentour indifférent et hors d’atteinte» – dans un environnement8. L’effet thérapeutique de la constitution de sphères peut à cet égard être considéré comme la possibilité du «bon éloignement», par lequel des connexions peuvent être établies et la pensée prospérer.

      Cette conception du média comme puissance affective et énergétique, créatrice d’espaces de solidarité et de résonance, c’est chez McLuhan qu’il faut en chercher la filiation :

      Je prends comme hypothèse, avec Marshall McLuhan, que les ententes entre les hommes dans les sociétés – avant tout ce qu’ils sont et ce qu’ils font par ailleurs – ont une signification autoplastique. Ces rapports de communication donnent aux groupes la redondance dans laquelle il leur est possible de vibrer. Ils leurs impriment les rythmes et les modèles par lesquels ils se reconnaissent et par lesquels elles se reproduisent à peu près sous la même identité9.

      Le rapport aussi bien immunitaire que thérapeutique aux médias joue un rôle central dans l’œuvre de McLuhan. Celui-ci explore les effets des médias, conçus comme des prolongements technologiques du corps, en portant une attention particulière à la manière dont ils assurent aussi bien qu’ils perturbent l’équilibre sensoriel et cognitif. Loin d’être le chantre de l’émancipation technologique auquel on l’associe parfois, McLuhan pose le diagnostic précoce d’une modernité médiatique qui s’impose sous le signe de l’effroi, de l’hypnose et de la dépression nerveuse. Son œuvre peut être comprise comme un effort visant à contrer les effets néfastes des médias, par un entraînement assidu des sens et de la perception.

      En examinant l’influence de la théorie médiatique de McLuhan sur Sloterdijk, cet essai accorde une attention spéciale à deux structures spatiales inhumaines qui ont occupé les deux auteurs et constitué un moment fort de l’explicitation des conditions de l’hébergement humain : l’espace cosmique et l’espace virtuel du village global10. Il s’agira également d’insister sur la manière dont Sloterdijk se distancie de McLuhan et de l’optimisme d’un retour inévitable à un équilibre des sens, voire même à une forme d’unité spirituelle11. L’essai conclut sur une discussion des enjeux thérapeutiques propres à cette tâche fondamentale qui consiste à apprendre à habiter les médias qui nous constituent, à l’ère de la globalisation numérique.

      Depuis l’espace : la Terre, comme œuvre d’art 

      Nous ne savons pas qui a découvert l’eau, mais nous sommes quasiment certains que ce n’était pas un poisson.12.
      — Marshall McLuhan

      L’examen des effets de l’aventure spatiale sur la manière dont les humains perçoivent et habitent la Terre constitue un héritage, chez Sloterdijk, de la pensée de McLuhan. Déjà, il y a 50 ans, McLuhan commentait en ces termes la manière dont la capsule spatiale et la technologie satellite transformaient notre perception de la Terre en tant qu’environnement artificiel :

      La capsule et le satellite ont créé un nouvel environnement pour notre planète. La planète est maintenant le contenu des nouveaux espaces créés par la nouvelle technologie. Au lieu d’être un environnement dans le temps, la terre elle-même est devenue une sonde dans l’espace. En d’autres termes, la planète est devenue un anti-environnement, une forme artistique, une extension de la conscience donnant une nouvelle perception du nouvel environnement créé par l’homme.13.

      Ou encore, cet extrait d’un entretien diffusé en 1972 sous le titre évocateur de The Planet as Art Form :

      Lorsque le Spoutnik a fait le tour de la planète, la planète est devenue une forme artistique. La nature a disparu du jour au lendemain et la planète polluée (polluto) a pris la place de l’ancienne nature. Planète polluée (polluto), découverte en très mauvais état, nécessitant une grande attention de la part de l’humain – une forme artistique.14».

      La technologie spatiale ne concerne donc pas seulement une sortie hors de l’environnement terrestre, mais bien, par contraste, l’installation technologique de la Terre en tant qu’anti-environnement. La distinction est cruciale et pour bien la cerner il convient peut-être de rappeler que chez McLuhan, le propre d’un environnement est d’être invisible à ceux qui s’y trouvent. L’environnement est, par définition, imperceptible. C’est à ce titre qu’il conditionne avec succès notre conscience, notre perception et notre expérience du monde. Et c’est d’ailleurs à ce niveau qu’intervient le processus esthétique et plus précisément le travail de l’artiste : l’artiste est engagé dans la détection et l’exploration – à coups de sonde (probing) et de transgressions – des environnements qui nous constituent15. Pour McLuhan, l’œuvre d’art est une forme remarquable et indispensable de perception, au sens où elle révèle à la conscience l’environnement inconscient qui la constitue. L’œuvre d’art transforme l’environnement existant en un anti-environnement16. Pour le dire dans les termes qui seront ceux de Sloterdijk, l’œuvre d’art participe de l’explicitation moderne, de par sa mise en scène des conditions atmosphériques propres à la vie habitée.

      Ce travail au niveau de la perception ne doit pas être conçu comme une simple affaire de représentation. Le satellite a des effets : il modifie notre manière de percevoir la Terre et de s’y rapporter tout en générant de nouvelles manières de penser l’espace. Avancer avec McLuhan que la technologie spatiale transforme la planète en une œuvre d’art c’est donc dire qu’elle crée un nouvel environnement. Toute technologie, chez McLuhan se crée un environnement. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre la formule de McLuhan voulant que le médium soit le message. Le médium, c’est l’environnement ; et le message, son effet. Tel un poisson dans l’eau, l’humanité est immergée dans le média de sa propre création17.

      Dire qu’avec Sputnik, la Terre devient une forme d’art, c’est donc aussi dire que, par le fait même, la technologie spatiale expose, rend visible, l’environnement qui nous conditionne et que nous habitons – ce qui contribue à nous en immuniser. Sputnik transforme la Terre en seconde nature. Pour illustrer cette dialectique entre les effets de l’environnement et notre perception de ces effets, entre conditionnement et immunisation, McLuhan utilise l’exemple de la capsule spatiale, qui incarne la capacité qu’a la technologie à mimer, à simuler l’(ancien) environnement dans lequel nous vivons. Il emprunte à l’inventeur et designer américain Buckminster Fuller, qui a entre autres contribué à populariser la vision de la Terre en tant que vaisseau spatial (spaceship earth). Dans un document publié dans le cadre de la série de la World Design Science Decade18, Fuller indiquait par exemple que la première capsule spatiale qui pourra assurer un séjour prolongé de l’homme dans l’espace, loin de tout service de traitement des déchets, serait considérée comme la première «habitation scientifique» (scientific dwelling) de l’histoire19. L’environnement artificiel qu’est le vaisseau spatial soustrait le «voyageur» à l’environnement terrestre et, par le fait même, permet d’appréhender celui-ci d’une nouvelle manière. La technologie prend alors la forme d’un travail de la perception faisant émerger des processus du reste invisibles dans le champ de la visibilité.

      Les relations fortes établies par McLuhan entre technologie spatiale et mise en scène de la Terre trouvent une forte résonance dans la pensée sloterdijkienne de l’explicitation. Les outils des technologues et autres cartographes, insiste Sloterdijk, n’ont de cesse de faire artificiellement émerger des faits jadis voilés dans le champ de la visibilité. À cet effet, l’«installation d’une atmosphère électronique et d’un environnement satellitaire dans l’orbite de la Terre»20 est sans contredit l’un des événements-clé par lesquels notre situation dans le monde s’est imposée à nous comme connaissance à la fois explicite et vexatoire. Plus qu’un simple malaise, cette ouverture à un espace extérieur que l’on dit infini est vécue sous le signe d’un arrachement à l’intérieur qui abrite. Elle signe aussi bien l’achèvement de la globalisation terrestre qu’elle constitue une transformation significative des conditions de l’immunité humaine.

      Sloterdijk s’attardera d’ailleurs à son tour au vaisseau spatial en tant que technologie particulièrement propice à illustrer la dimension immunitaire de l’espace habité. Si d’un point de vue philosophique le vol spatial est l’entreprise la plus importante de la modernité, c’est qu’il constitue l’expérience ultime de cohabitation immanente des hommes avec des systèmes de choses – systèmes de communication, centres de navigation, vecteurs d’approvisionnement énergétique, unités de life support, etc21. Le vol spatial, c’est le séjour suprême dans une prothèse du «monde de la vie», dans laquelle l’espace d’habitation est totalement contrôlé de sorte à protéger la vie, à la renforcer. Pour Sloterdik, le vaisseau spatial incarne l’«île absolue», le modèle «du monde dans le monde» ayant pour objet la «reconstitution intégrale, excentrique, radicalement explicite des prémisses de la vie dans l’espace extérieur»22.

      La station spatiale nous oblige à penser la vie des hommes en dehors du confort ontologique habituel, en dehors de l’environnement qui l’entoure, la porte, lui sert de milieu. Dans la station, ce sont les hommes qui font eux-mêmes le design de l’environnement dans lequel ils sont appelés à séjourner : la technique y renverse littéralement l’environnement, entoure ce qui entoure, englobe ce qui englobe, porte ce qui porte. Ce n’est pas l’astronaute qui s’adapte à un environnement, mais bien un environnement qui est installé à même l’édifice spatial, duquel dépend entièrement le maintien de la vie dans un milieu qui lui est autrement hostile. Les hommes n’y viennent jamais «nus et seuls». La station spatiale, c’est aussi l’art du maintien en vie dans la connected isolation, ce principe du co-isolement par agrégation caractéristique des formes de vie contemporaines : le système d’approvisionnement – autant organique (déchets, etc.) que psychique – y dépend entièrement d’une mise en réseau des corps, d’une gestion de la fermeture et de l’ouverture par rapport à l’extérieur (stations terrestres au sol, film, musique et repères culturels amenés à bord, etc.). Ayant intériorisé la totalité de la nature, le vaisseau représente le type de l’espace sans extérieur : la Terre est enfin ronde. En somme, la capsule spatiale incarne le cas paradigmatique de l’explicitation du séjour dans un intérieur. Il s’agit d’une expérience extrême de design technique de l’être-ensemble, du monde commun aux hommes et aux choses.

      Dans l’«air vif de la modernité», les conditions propices à l’habitat ne parviennent plus à rester à l’arrière-plan. Le résultat net, en termes immunitaires, c’est la perte du privilège de la naïveté relativement à «ce qui “reposait” jadis discrètement à la base de tout, ce qui entourait et enveloppait pour former un environnement23». Après Sputnik, la Terre n’est plus au-delà de tout soupçon.

      L’espace virtuel, ou être-dans-le-global
       
      L’espace acoustique a le caractère fondamental d’une sphère dont le foyer ou le centre est simultanément partout et dont la marge n’est nulle part…24—Marshall McLuhan

      La théorisation de l’espace et plus spécifiquement des sphères, chez Sloterdik, est marquée par l’influence de la notion d’espace acoustique développée par McLuhan — avec des collègues de l’Université de Toronto, dont Ted Carpenter — dès la fin des années 1950. L’espace acoustique, chez McLuhan, se donne à penser comme un espace non-enfermé, à la fois abstrait et matériel. Il s’agit d’un espace dynamique, qui problématise l’association dominante entre l’espace et le visuel, particulière forte dans le cas du média imprimé25. Par contraste avec l’espace visuel, l’espace acoustique constitue un espace non-linéaire. En ce sens, il se distingue aussi radicalement des conceptions modernes de la communication comme un transport d’information d’une source vers une cible.

      Dans The Global Village, McLuhan formulera à cet effet une critique sans appel du modèle qui est à la base des théories contemporaines de la communication, soit le modèle de Shannon et Weaver, qu’il qualifiera de «modèle oléoduc» (pipeline model), ancré dans une séparation entre «contenant matériel» (hardware container) et «contenu logiciel» (software content)26. Si le modèle de Shannon et Weaver est particulièrement représentatif d’une pensée linéaire, c’est qu’il isole la communication de son environnement, excluant de facto le «bruit» (noise) inhérent aux conditions et aux possibilités de la communication. Par le fait même, il accentue la distinction entre intérieur et extérieur et tient pour acquis que la communication renvoie à une correspondance littérale en lieu d’une construction, d’une traduction perpétuelle(((Ailleurs, l’importance que McLuhan accorde aux médias comme environnements prend une tournure littéralement écologique. Par exemple, en 1976, toujours à propos du modèle de Shannon et Weaver:

      Leur modèle est tiré du télégraphe qu’ils considèrent simplement comme une sorte de pipeline pour le transport. Récemment, alors qu’on débattait de l’oléoduc oléoduc trans-Alaska ici au Canada, c’est ressorti avec force qu’il allait détruire les peuples indigènes, dans toutes les directions. Le modèle de communication Shannon-Weaver n’est qu’un modèle de transport qui n’a pas de place pour les effets secondaires des environnements de service.» 27.

      Par contraste, l’espace acoustique est un espace sans frontières stables et sans direction – un espace animé, qui crée ses propres dimensions, qui ne contient pas la chose elle-même, mais qui est plutôt constitué par celle-ci28.

      Cette compréhension de l’espace acoustique comme espace animé et non-linéaire constitue une influence forte de McLuhan sur la théorie médiatique de Sloterdijk. Tel que le rappelle d’ailleurs celui-ci, McLuhan conçoit la communication en tant que transformation de la source et de la cible : «Toute forme de transport ne véhicule pas seulement, mais transpose et transforme l’expéditeur, le récepteur et le message29.» Chez Sloterdijk comme chez McLuhan, les médias – à commencer par les langages – n’ont pas pour usage principal la transmission de l’information, mais bien «la formation du corps de groupe communiquant». Les médias produisent des espaces à la fois intimes et interpersonnels, de résonance collective. Des espaces énigmatiques, qui résistent à toute réduction au langage et à la pensée. Mais les espaces acoustiques sont d’abord et avant tout des espaces de solidarité et de non-indifférence. Comment ne pas penser, à cet effet, à cette description que fait Sloterdik de la cohésion psychoacoustique de la «horde primitive» dans cet essai de paléopolitique qu’est Dans le même bateau :

      D’une certaine façon, on est en droit de dire que le mode d’existence des groupes préhistoriques est un mode global – non parce que les individus auraient su que la terre était un globe physique à la surface duquel ils auraient pu vivre partout, mais bien parce qu’ils existaient à l’intérieur d’un globe psychique et sonore, et pouvaient y survivre partout, à la seule condition que cette sphère acoustique se maintienne intacte30.

      Voilà un thème qui traverse la théorie médiatique de Sloterdijk, se déclinant sur le thème de l’immersion de l’individu dans un média qui le dépasse et par lequel il se place en contact avec d’autres. L’histoire des médias, c’est d’abord l’histoire des systèmes de résonance communicationnelle, de communion dans la pensée. C’est l’histoire d’un «jeu incessant de contaminations affectives31» C’est bien à cela que réfère la sphère acoustique de la horde primitive : au motif fort d’être ensemble, en des formes variables32.

      À plusieurs égards, cette description du «mode global» emprunte à celle attribuée à la notion de «village global» développée par McLuhan. Pour McLuhan, l’avènement des médias électroniques participe d’une implosion de l’espace habité et plus particulièrement de l’espace compris comme uniforme, pictural et clos : l’espace euclidien. Cette situation l’amènera formuler l’émergence d’un village global au sein duquel l’étendue du monde se résorbe en une forme de tout organique. Ce qui est en jeu concerne la manière dont une forme de média modifie notre rapport le plus intime, sensoriel, au monde. C’est, plus spécifiquement, la manière dont le média électronique désincarne l’individu, le dissout dans un extérieur, dans une situation qui le dépasse. Déjà, en 1961, McLuhan écrivait :

      Ce qui s’est passé avec l’avènement de l’électronique n’est pas que nous déplacions plus rapidement les produits de la connaissance ou du travail humain vers tous les coins de la planète. Nous dilatons plutôt les moyens et les processus mêmes des discours pour créer une enveloppe globale de sens et de sensibilité à la terre… Chacun d’entre nous, activement ou passivement, inclut toutes les autres personnes sur terre…33»

      Ou encore :

      À l’âge de l’électricité, où notre système nerveux central se prolonge technologiquement au point de nous engager vis-à-vis de l’ensemble de l’humanité et de nous l’associer, nous participons nécessairement et en profondeur aux conséquences de chacune de nos actions34.

      Comme l’indique la référence au système nerveux central, McLuhan conçoit les médias, et toute technologie d’ailleurs, comme des prolongements des sens. Cette corporéité de la communication constitue une dimension fondamentale du village global. Espace acoustique s’il en est un, celui-ci ne saurait être compris comme simple mise en communication entre individus, mais bien comme un engagement, à la fois corporel et virtuel, de tout le monde dans tout le monde.

      La thèse du «village global» constitue également un moment de distanciation de Sloterdijk par rapport à McLuhan. Pour dire les choses simplement, Sloterdijk soupçonne McLuhan de ré-introduire le motif théologique de la communion comme mode d’être-ensemble à l’ère électronique35. Ainsi lorsque vient le temps d’identifier une œuvre illustrant bien l’image d’un globe à la rondeur achevée que doit contester une théorie médiatique de l’époque contemporaine, c’est vers ce concept que se tourne Sloterdijk. Dès les premières pages d’Écumes, troisième tome de la trilogie des Sphères, il cite la thèse classique de McLuhan, reformulée de plusieurs façons à travers son œuvre36 : «La simultanéité électrique du mouvement d’information produit la sphère globale vibrante de l’espace auditif, dont le centre est partout et la circonférence nulle part.37» En apparence, nous dit Sloterdijk, la thèse de McLuhan concerne la répartition des chances auditives dans l’espace radio-acoustique de la sphère globale38. Mais, à y regarder de plus près, nous n’avons affaire ici à rien de moins que l’incarnation d’une «théorie dernière de la sphère unique», trahissant les «lubies théologiques» et autres «ambitions néo-pauliniennes du plus grand théoricien des médias de son époque» 39. Après tout, McLuhan ne suggère-t-il pas qu’en nous soustrayant aux opérations de la parole ( spoken word ), l’ordinateur pointe vers la formation d’une sorte de «conscience cosmique universelle40»? Tel qu’envisagé par McLuhan, le village global serait animé par une sorte de catholicisme électronique, suivant lequel l’ordinateur permettrait l’intégration de l’humanité dans une «communauté psychique supertribaliste41».

      Sans aucun doute, McLuhan prête le flanc à une telle critique. Pensons à la conclusion d’un célèbre entretien paru dans le magazine Playboy, en 1969, et où il affiche un mélange d’utopisme technophile et d’harmonie organiciste :

      Je sens que nous sommes au seuil d’un monde libérateur et enivrant dans lequel la tribu humaine (human tribe) pourra réellement devenir une famille et dans lequel la conscience de l’homme sera libérée des chaînes de la culture mécanique et pourra errer dans le cosmos42.

      Pensons aussi à cet extrait de Pour comprendre les médias dans lequel il évoque la promesse d’une «Pentecôte technologique», c’est-à-dire d’un «état de compréhension et d’unité universelles40». Il ne fait aucun doute que l’humanisme technologique de McLuhan a tendance à se confondre avec une médiologie de la communauté universelle à venir44.

      C’est précisément en ce sens que Sloterdijk insiste sur l’écart entre sa proposition d’une sphérologie pluraliste et la cosmologie médiatique de McLuhan. En effet, s’il y a bien un impératif qui traverse les travaux de celui-ci, c’est l’urgence de faire notre deuil de toute forme de «métaphysique de l’Un» et plus particulièrement, de l’adéquation entre l’espace solidaire de l’humanité et la rondeur d’un globe uniforme. C’est d’ailleurs à cette tâche que se consacre le concept d’«écume», qui rompt radicalement avec toute forme d’holisme voulant que nous soyons tous inclus dans une «sphère hybride, tribale et globale45». En partant du constat voulant que «la mort de Dieu» représente aussi et surtout un éclatement de la «Sphère Une», il s’agit alors de formuler une théorie des espaces habités qui prenne assise dans une conception de la «vie» comme déploiement multiperspectiviste et hétérarchique38. Le diagnostic est sans appel : il faudra faire sans conscience universelle.

      Voilà qui s’applique tout particulièrement au «fantasme spatial» sur lequel se fonde le projet de globalisation numérique, consistant à rendre au monde la forme sphérique de l’espace qui protège. Se drapant d’une peau médiatique électronique, résume-t-il dans l’introduction à Bulles, le corps de l’humanité cherche à se créer une nouvelle constitution immunitaire47. Comment ne pas penser à cette affirmation de McLuhan dans Pour comprendre les médias: «À l’âge de l’électricité, c’est toute l’humanité que nous portons comme peau48». À McLuhan qui associe ainsi les prolongements technologiques de l’être humain à une humanisation intégrale de la planète, Sloterdijk ne manque ainsi pas de rétorquer que l’«humanité» après la globalisation, «ce sont en majorité ceux qui sont restés dans leur propre peau, les victimes du Moi comme inconvénient lié au site49». C’est-à-dire que le fait que le «monde n’a plus d’extérieur», vérifié par la mise en orbite des premiers satellites, ne signifie aucunement que tout un chacun en habite l’«intérieur» selon les mêmes conditions symboliques, économiques et biopolitiques. En aucun cas, l’inégalité des accès aux possibilités immunitaires – et les combats entre systèmes immunitaires qui en découlent – ne sauraient être considérées comme chose du passé50.

      Par-delà les références nostalgiques au confort implicite d’une «humanité» rassemblée sous l’égide de l’Un – sorte de superorganisme préexistant l’organisation de la vie connectée –, nous dit Sloterdijk, l’horizon politique mondial demeure sous le signe du formatage familial, tribal et national des unités de solidarité51. Quiconque affirme savoir comment fonctionne l’inclusion totale de l’humanité dans l’humanité elle-même est un charlatan52. S’il y a bien un élément central à la figure de l’écume, c’est justement le fait que les forces humanisantes ne sauraient être autres que des forces «se pliant sur elles-mêmes» ; il s’agit de forces médiales qui, du fait même de leur constitution, restreignent l’accès aux ressources vitales disponibles, à l’espace aérien. Il n’y a donc pas de «maison pour tous», d’unité effective du monde – qu’elle soit spirituelle, technologie, politique, ou autre.

      Aussi, d’une manière générale, lorsque McLuhan discute du «village global», ce n’est pas pour en souligner l’«unité», mais bien pour mettre en évidence la situation d’«interdépendance» qui y est manifeste53. L’idée voulant que le village constitue un espace d’apaisement et de pacification occupe ainsi une place pour le moins incertaine – et contestée – dans l’œuvre de McLuhan. Ainsi, quelques instants seulement avant de se faire le prophète d’un monde libérateur, lors de son entretien avec Playboy, McLuhan y allait d’une mise en garde sans équivoque : «Il est inévitable que la circulation mondiale de l’information électronique nous ballotte comme des bouchons sur une mer agitée […].»54 C’est justement en raison de l’inévitabilité du cataclysme, indiquait-il alors, qu’il convient d’étudier en profondeur les transformations médiatiques contemporaines, de manière à mieux s’y adapter. On ne peut pas, insiste ailleurs McLuhan, voir dans la connectivité le signe d’une cohésion ou d’une circulation harmonieuse et, conséquemment, faire l’apologie de l’implosion spatiale qui l’accompagne :

      Plus vous créez les conditions du village, plus il y a de discontinuité, de division et de diversité. Le village global assure impérativement un désaccord maximal à tous les plans. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que l’uniformité et la tranquillité étaient les propriétés du village global. […] Le village est, en profondeur, une fission, et non une fusion. Le village n’est pas un endroit où trouver la paix et une harmonie idéale. C’est exactement le contraire. […] Je n’approuve pas le village global. Je dis que nous y vivons55.

      Cette insistance sur la scission et le conflit régnant à même le village global réconcilie partiellement celui-ci avec une sphérologie pluraliste caractérisée justement par l’absence de structure immunitaire effective à l’échelle mondiale. Pourtant, la sévérité de la critique de Sloterdijk concernant «l’unité du village global et de l’Église» indique que c’est insuffisant à ses yeux.56 Pour comprendre le sens de la rupture opérée par Sloterdijk, on ne peut s’en tenir à la question de la justesse, ou non, du diagnostic – qu’en est-il du village global? Il n’est pas suffisant d’affirmer le caractère dépassé de formes anciennes de solidarité, dont la perte d’efficacité immunitaire ne fait plus aucun doute. Ce qui sous-tend la rupture dans le traitement de la question du global, c’est d’abord et avant tout la question du caractère habitable du monde après l’irruption du monstrueux : de quelles énergies, de quelles forces disposons-nous pour répondre à l’exigence de nouvelles structures de co-immunité à l’ère de la globalisation numérique?

      De la provocation immunitaire à la création d’espace

      Le thème de la viabilité de la vie dans les médias constitue une constante dans l’œuvre de McLuhan, qui prend par moments une tournure explicitement immunitaire. McLuhan propose une thérapie pour une population hypnotisée, et donc paralysée, sous l’effet de la technologie médiatique57.

      Les médias, chez McLuhan, assurent une fonction métabolique essentielle. En agissant comme médiateurs entre le corps et l’environnement, ils contribuent à préserver un certain équilibre face au stress physique et à l’irritation environnementale58. Les médias, comme toute technologie, protègent le système nerveux central contre tout choc environnemental59. C’est-à-dire que si les médias sont eux-mêmes des «accélérateurs de la vie sensorielle 60», les pressions et inflammations collectives provoquées par l’accélération répondent également d’un principe d’auto-amputation par lequel on isole un organe surstimulé de manière à soulager le système nerveux central. Les médias engourdissent leurs patients sous l’effet d’un déplacement des ratios sensoriels. Ce déplacement agit à titre d’anesthésiant, diminuant la douleur liée à la transformation. Les médias participent toujours d’un équilibre précaire entre exposition et fermeture, extension corporelle et auto-amputation.

      Ce qui est unique aux médias électriques, chez McLuhan, c’est qu’en prolongeant le système nerveux central lui-même, ils posent le risque d’une surexposition – et donc d’une surexcitation – susceptible d’entraîner un engourdissement généralisé de la conscience. Dans Counterblast, McLuhan écrit :

      Tout au long de l’évolution précédente, nous avons protégé le système nerveux central en extériorisant tel ou tel organe physique dans les outils, les logements, les vêtements, les villes. Mais chaque sortie d’organe individuel était aussi une accélération et une intensification de l’environnement général jusqu’à ce que le système nerveux central opère un retournement. Nous sommes devenus des tortues. La carapace est entrée à l’intérieur, les organes à l’extérieur. Des tortues à carapace molle deviennent vicieuses. C’est notre état actuel. Mais quand un organe sort (ablation), il s’engourdit61.

      Les médias électriques sont à la fois tentatives de neutraliser des inflammations collectives et susceptibles d’empirer les choses. L’enjeu immunitaire, chez McLuhan, passe donc par un «entraînement de la perception» visant à se soustraire à son environnement de manière à l’appréhender d’une nouvelle manière. À ce niveau, la principale fonction thérapeutique revient à l’artiste. L’art, chez McLuhan, est un «milieu-radar», un système d’«alerte-préalable» permettant de former la perception62. Tel que mentionné précédemment, chez McLuhan l’artiste rend explicite l’environnement inconscient qu’est le média et contribue ainsi à éviter qu’il n’anesthésie les modes d’action conscients63 :

      Aucune société n’a jamais suffisamment compris ses actions pour s’immuniser contre ses nouveaux prolongements ou ses nouvelles technologies. Aujourd’hui, nous commençons à sentir que l’art pourrait peut-être nous conférer cette immunité64.

      En rendant explicite ce qui demeurait latent – soit l’action inconsciente des médias sur les sens – l’intervention de l’artiste est thérapeutique dans la mesure où elle est dérangeante, vexatoire. Sans celle-ci, l’homme ne fait que s’adapter aux médias, à l’environnement dans lequel il est immergé. L’artiste, au contraire, entraîne les sensibilités en pratiquant un «dérèglement de tous les sens», pour reprendre la célèbre formule de Rimbaud65. L’immunisation aux médias, chez McLuhan, relève d’une désarticulation de l’homme par laquelle il devient d’une certaine manière étranger à lui-même. Or, malgré l’importance d’une telle désarticulation, McLuhan conçoit le travail de l’artiste-thérapeute d’abord comme un travail de restauration66. Si McLuhan demeure généralement optimiste quant à la suite des choses, c’est en partie en raison d’une association forte – on pourrait même parler d’unité – entre la prise de conscience des médias dans lesquels nous sommes immergés et un éventuel retour à l’équilibre. Tout dérèglement des sens, chez McLuhan, obéit en quelque sort au motif d’un éventuel retour à l’équilibre, sorte d’horizon éthique et thérapeutique indépassable.

      À la manière de McLuhan, Sloterdijk conçoit la pratique thérapeutique comme pratique ayant pour objet de «provoquer des ruptures et d’introduire des changements d’humeur67». Le thérapeute, c’est l’entraîneur qui apporte son soutien à «de meilleures attitudes68». La thérapie ne poursuit aucun objectif déterminé, pas plus qu’elle ne cherche à révéler une vérité ensevelie. Elle est plutôt guidée par une éthique des supportabilités, de l’écologie de la douleur et du plaisir et de la vie inventive69. Suivant McLuhan, Sloterdijk pose l’enjeu thérapeutique de l’immersion dans les médias en termes de capacité à rendre explicite l’inconscient, le latent propre au média, à l’environnement. En affectant notre compréhension de notre situation dans le monde, l’explicitation transforme la manière dont nous y sommes immanents – dont nous l’habitons.

      Il me semble que c’est justement à ce niveau que le souci thérapeutique de Sloterdijk se distingue de manière importante de McLuhan. Alors que McLuhan associe directement explicitation, en tant que prise de conscience, à un retour à l’équilibre des sens, le lecteur de Nietzsche qu’est Sloterdijk ne saurait sous-estimer les périls qui accompagnent le travail d’explicitation, pensé comme irruption du monstrueux dans nos vies. C’est qu’une fois assumé, à la manière de Sloterdijk, le deuil de toute forme d’unité spirituelle, la conscience devient une arme à double tranchant. Même après la révélation du caractère illusoire, ou toxique, de nos médias, nous ne sommes pas moins condamnés à les habiter : «La méfiance peut croître, nous restons immanents à ce qui est suspect70.» L’art thérapeutique consistant à concevoir des espaces et situations d’immunité viables, chez Sloterdijk, ne saurait être confondu avec le pouvoir harmonisant d’une conscience éclairée. Bien au contraire, les procédés immunitaires par lesquels la vie se transfigure elle-même – par substitution, ou médiation – de manière à assurer sa viabilité sont constamment accompagnés de vérités «dont l’effet est indifférent aux intérêts vitaux des êtres humains71». Il n’y a pas de pratique thérapeutique digne de ce nom, pour Sloterdijk, qui puisse faire l’économie de ce conflit primordial entre le pensable et le vivable 72.

      Chez Sloterdijk, les bienfaits thérapeutiques de notre soustraction aux médias ne relèvent pas tant d’une appropriation, vers une «conscience cosmique» à venir, mais bien d’une manière de les faire entrer dans l’espace – de les mondialiser. Faire entrer le média dans l’espace anthropogène, c’est se donner les moyens de l’habiter convenablement. Les modalités de ce passage, de cette transformation, prennent des formes fort variables à travers l’œuvre de Sloterdijk, allant de la démobilisation73 à l’augmentation anthropotechnique de soi74. Il me semble que s’il était possible de discerner une trame commune à ces variations elle se trouverait dans le choix du mouvement-vers-la-vie face à un être-vers-la-mort (qu’il soit métaphysique, existentialiste ou technologique) menant ultimement au nihilisme et à ses diverses manifestations psychosociales (ressentiment, décadence, perte de vitalité, etc.). Lorsque vient le temps de comprendre l’immersion moderne dans le média, l’heure n’est pas plus au cynisme qu’à la nostalgie. Ainsi, là où Heidegger voyait dans la technique un achèvement de la métaphysique dans le nihilisme, appelant à un «retour à l’Être», Sloterdijk l’appréhende sous le signe de l’excès, de la restauration permanente d’une richesse originelle. Il dynamise la dimension extatique du fait d’être dans «le monde» en conceptualisant l’être-dans comme une constante venue-au-monde. À la quête de la conformité avec une essence à préserver, il oppose un processus hétérogène et indéterminé de venue-au-monde : la force pratique du monstrueux, de l’explicite et de l’accidentel se substitue à l’attente passive de la parole de l’Être. C’est à partir de «l’aérien, du suspendu, du mêlé et de l’inspiré75» qu’il faut alors interroger l’anthropogenèse, l’engendrement de l’homme par l’homme. Au travail de restauration McLuhanesque, le thérapeute sloterdijkien préférera donc «la cultivation d’arts de vivre ascensionnels76».

      La pratique thérapeutique est à cet effet traversée par une tension vive et centrale dans l’œuvre des deux auteurs entre les puissances créatrices et les pouvoirs de domestication, pour reprendre les termes de Deleuze, commentant McLuhan77. L’enjeu qui se dessine en filigrane d’une pratique thérapeutique, chez Sloterdijk, concerne la distinction entre les conditions réactives et les conditions affirmatives de l’être-dans-le-média78. Voilà qui implique d’assumer un passage à l’offensive : du manque vers l’excès, de la consommation de soi vers une certaine radicalité d’autoaffirmation, de la domestication à la création. L’immersion radicale dans le média est à la fois décentrement et puissance, fragilisation et excitation, absence à soi et disposition à se laisser affecter. Penser les conditions affirmatives de l’immersion requiert donc de comprendre le média comme «intermédiaire des corps79», comme insertion dans ce qui nous dépasse.

      Appréhender comment du média advient du monde implique de rendre au média son volume, en le pensant non comme moyen vers une fin, mais bien comme passage, médiation du dehors. C’est à ce titre, et à ce titre seulement, qu’on peut dire qu’il tisse un espace thérapeutique au sens fort, biopolitique, de ce qui génère de la vie à même le désordre des choses.

      1. “I am an intellectual thug who has been slowly accumulating a private arsenal with every intention of using it. In a mindless age every insight takes on the character of a lethal weapon. Every man of good will is the enemy of society.” Marshall McLuhan, The Letters of Marshall McLuhan, Toronto, Oxford University Press, 1987, p. 227. Traduit par l’auteur.
      2. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Hachette Littératures, 2006, p. 13
      3. Bien que s’étendant jamais longuement sur son œuvre, Sloterdijk fait systématiquement référence à McLuhan, qui trouve sa place dans presque chacune de ses œuvres importantes.
      4. Peter Sloterdijk, Bulles. Microsphérologie. Sphères I (1998), Paris, Pauvert, 2002, p. 684
      5. Ces provocations ne sont pas toutes de l’ordre du grandiose et se font ressentir, par exemple, dans ces innombrables références infinies au risque sous toutes ses formes (terroriste, sanitaire, d’accident, etc.). Provocations qui ne sont pas sans entraîner d’inquiétantes positions de repli sur la défensive, réflexes de préservation de soi, d’exclusions, etc.
      6. Peter Sloterdijk, Ni le soleil Ni la mort, Paris, Pauvert, 2003, p. 303
      7. Peter Sloterdijk, Globes. Macrosphérologie. Sphères II (1999), Paris, Pluriel, 2011, p. 545-546
      8. Peter Sloterdijk, Ni le soleil Ni la mort, op. cit., p. 304
      9. Peter Sloterdijk, La Compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste, Mille et Une Nuits, 2002, p. 10
      10. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphérologie plurielle. Sphères III, Paris, Hachette, 2005, p. 445
      11. Voir par exemple McKenzie Wark, «Whatcha Doin’, Marshall McLuhan?», Media International Australia incorporating Culture and Policy, vol. 94, n°1, 2000.
      12. “[W]e don’t know who discovered water, but we’re pretty sure it wasn’t a fish.”, Marshall Mcluhan, Understanding Me: Lectures and Interviews, Toronto, Ontario, McClelland & Stewart, 2005, p. 106. Traduit par l’auteur.
      13. The capsule and the satellite have created a new environment for our planet. The planet is now the content of the new spaces created by the new technology. Instead of being an environment in time, the earth itself has become a probe in space. That is, the planet has become an anti-environment, an art form, an extension of consciousness, yielding new perception of the new man-made environment.” Marshall McLuhan, «The Emperor’s Old Clothes», dans Gyorgy Kepes (éd.), The Man-Made Object, New York, George Braziller, 1966, p. 93
      14. “When Sputnik went around the planet, the planet became an art form. Nature disappeared overnight and planet polluto took the place of the old nature. Planet polluto, discovered to be in a very bad state, needing a great deal of human attention – art form.” Pour l’entretien intégral voir : marshallmcluhanspeaks.com.
      15. McLuhan ne distingue pas l’œuvre de l’artiste de celle du scientifique ou du technologue. L’artiste, c’est un expert à noter les changements de perception sensorielle. C’est celui qui appréhende les implications de ses actions et des savoirs propres au temps qui est le sien. L’artiste, c’est l’homme de la conscience intégrale. Voir Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1968. Plus largement, McLuhan associe cette capacité de perception extraordinaire à une tendance (qu’il détecte également chez les criminels et les a-sociaux) à traverser les frontières et à se tenir à distance des tendances dominantes.
      16. Marshall McLuhan, «The Emperor’s Old Clothes», art. cit.
      17. McLuhan écrira : «One thing about which fish know exactly nothing is water, since they have no anti-environment which would enable them to perceive the element they live in.» Voir Marshall McLuhan et Quentin Fiore, War and peace in the global village. An inventory of some of the current spastic situations that could be eliminated by more feedforward, New York, McGraw-Hill, 1968, p. 175
      18. The World Design Science Decade est une série de documents rédigés à l’attention des écoles d’architecture et de design, au milieu des années 1960. Presque entièrement rédigés par Fuller, ces documents visaient à améliorer l’utilisation des ressources naturelles mondiales de sorte à ce qu’elles servaient l’ensemble de l’humanité. Il s’agit, en somme, de documents portant sur le design intérieur du monde. Voir Richard Buckminster Fuller et John McHale, World design science decade. 1965-1975. Five two-year phases of a world retooling design proposed to the International Union of Architects for adoption by world architectural schools, Illinois, World Resources Inventory Southern Illinois University Carbondale, 1963.
      19. Voir Richard Buckinminster Fuller, «Comprehensive Thinking» (1965), phase 1, doc. 2, p. 90, dans Richard Buckminster Fuller et John McHale, World design science decade, op. cit.
      20. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 23
      21. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 294
      22. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 286
      23. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 116
      24. Acoustic Space has the basic character of a sphere whose focus or center is simultaneously everywhere and whose margin is nowhere…” Marshall McLuhan et Bruce R. Powers, The Global Village : Transformations in the World Life and Media in the 21st Century, New York & Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 74. Traduction de l’auteur.
      25. Richard Cavell, McLuhan in Space. A Cultural Geography, Toronto, University of Toronto Press, 2003, p. 20
      26. Marshall McLuhan et Bruce R. Powers, The Global Village. Transformations in the World Life and Media in the 21st Century, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 231
      27. Their model is from the telegraph which they see merely as a kind of pipeline for transportation. Recently, while debating the Alaska oil pipeline here in Canada, it was brought out vividly that it would destroy the indigenous peoples, in all directions. The Shannon/Weaver model of communication is merely a transportation model which has no place for side-effects of the service environments.” cité dans Cavell, McLuhan in Space: A Cultural Geography, p. 5. Traduction de l’auteur.
      28. Marshall McLuhan, «Five Sovereign Fingers Taxed the Breath»(1960), dans Edmund Carpenter et Marshall McLuhan (éds.), Explorations in Communication. An Anthology, Boston, Beacon Press, 1960, p. 207
      29. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p. 107
      30. Peter Sloterdijk, Dans le même bateau. Essai sur l’hyperpolitique, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2003, p. 23
      31. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op.cit., p. 227
      32. Peter Sloterdijk, «En guise d’aveu», 2011, [consultable sur Internet].
      33. What has happened with the electronic advent is not that we move the products of human knowledge or labour to all corners of the earth more quickly. Rather we dilate the very means and processes of discourses to make a global envelope of sense and sensibility to the earth…Each one of us, actively or passively, includes every other person on earth…“, cité dans Richard Cavell, McLuhan in Space, op. cit., p. 238. Emphase dans l’original, traduction de l’auteur.
      34. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 33
      35. Dans Le Palais de cristal, Sloterdijk écrit : «[…] la Modernité ne produirait que de la folie si elle devait se lancer dans le projet hybride consistant à intégrer la quantité des sites de culture et d’entreprise comme des sous-sphères dans une monosphère à structure concentrique. C’est ce que Marshall McLuhan semble avoir sous-estimé lorsqu’il s’est adonné pour un moment à sa vision du village global, au temps où la déception ne l’avait pas encore rattrapé : “Les extensions médiales de l’être humain mènent à l’humanisation de la planète”. Ce genre de choses ne pourrait pas même être répété aujourd’hui dans des sectes missionnaires.» Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 212-13
      36. Par exemple, dans l’introduction à la première édition de Pour comprendre les médias, parue en 1964 : «Pendant l’âge classique, nous avons prolongé nos corps dans l’espace. Aujourd’hui, après plus d’un siècle de technologie de l’électricité, c’est notre système nerveux central lui-même que nous avons jeté comme un filet sur l’ensemble du globe, abolissant ainsi l’espace et le temps, du moins en ce qui concerne notre planète.» Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 21
      37. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 17
      38. Peter Sloterdijk, Ibid.
      39. Ibid.
      40. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 137
      41. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 18
      42. Marshall McLuhan, «An interview with Marshall McLuhan», Playboy Magazine, mars 1969.
      43. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 137
      44. In an interview, McLuhan suggested that : «[T]he Christian concept of the mystical body — all men as members of the body of Christ — this becomes technologically a fact under electronic conditions. However, I would not try to theologize on the basis of my understanding of technology.» Marshall McLuhan et Gerald Emanuel Stearn, «Even Hercules had to Clean the Augean Stables but Once!», dans Gerald Emanuel Stearn (éd.), McLuhan hot & cool. A Primer for the Understanding of and a Critical Symposium with a Rebuttal by McLuhan., New York, Signet Books, 1967, p. 267
      45. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 18
      46. Peter Sloterdijk, Ibid.
      47. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op.cit., p. 28
      48. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 94
      49. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 211
      50. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique, Paris, Libella-Maren Sell, 2011, p. 643
      51. Voir Peter Sloterdijk, Ibid.
      52. Liesbeth Noordegraaf-Eelens, Willem Schinkel et Peter Sloterdijk, «The Space of Global Capitalism and its Imaginary Imperialism : An Interview with Peter Sloterdijk», dans Willem Schinkel et Liesbeth Noordegraaf-Eelens (éds.), In Medias Res. Peter Sloterdijk’s Spherological Poetics of Being, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2011, p. 193
      53. W. Terrence Gordon, McLuhan. A guide for the perplexed, New York, Continuum, 2010, p. 24
      54. Marshall McLuhan, «An interview with Marshall McLuhan», art. cit. [notre traduction].
      55. Marshall McLuhan et Gerald Emanuel Stearn, «Even Hercules had to Clean the Augean Stables but Once!», art. cit., p. 272-73.
      56. Sloterdijk parle en ce sens d’une «unité du village global et de l’Église» chez McLuhan. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 18. Or c’est bien cette thèse qu’identifie Sloterdijk pour illustrer un vestige d’une tradition médiatique à dépasser. Pour une exploration des relations entre médias et religion chez McLuhan, voir Eric McLuhan, Jacek Szlarek (éds.), Marshall McLuhan, The Medium and the Light. Reflections on Religion (1999), Eugene, Wipf and Stock Publishers, 2010.
      57. Arthur Kroker, Technology and the Canadian Mind. Innis/McLuhan/Grant, Montreal, New World Perspectives, 1984
      58. Par exemple, le prolongement du pied par la roue peut être considéré comme un remède à l’accroissement des fardeaux subis par ce dernier, dans un contexte d’intensification des échanges, voir Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 86
      59. Marshall McLuhan, Ibid., p. 88. McLuhan était en ce sens fortement influencé par la recherche médicale sur le stress, l’engourdissement et l’irritation, par exemple par les travaux de l’endocrinologue montréalais Hans Selye.
      60. Marshall McLuhan, Ibid., p. 91
      61. “Throughout previous evolution, we have protected the central nervous system by outering this or that physical organ in tools, housing, clothing, cities. But each outering of individual organs was also an acceleration and intensification of the general environment until the central nervous system did a flip. We turned turtle. The shell went inside, the organs outside. Turtles with soft shells become vicious. That’s our present state. But when an organ goes out (ablation), it goes numb”, Marshall McLuhan, Counterblast, Londres, Rapp and Whiting, 1970, p. 41
      62. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 26-27
      63. Marshall McLuhan, Ibid., p. 120
      64. Marshall McLuhan, Ibid., p. 118
      65. Marshall McLuhan et Eric McLuhan, Laws of Media. The New Science, Toronto, University of Toronto Press, 1992, p. 98
      66. Richard Cavell, McLuhan in Space, op. cit., p. 44
      67. Peter Sloterdijk, Ni le soleil Ni la mort, op. cit., p. 321
      68. Peter Sloterdijk, ibid.
      69. Peter Sloterdijk, Le Penseur sur scène. Le Matérialisme de Nietzsche, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1990, p. 173
      70. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 171
      71. Peter Sloterdijk et Éric Alliez, «Vivre chaud et penser froid», Multitudes, vol. n°1, 2000, p. 77
      72. Pour un essai traitant de cette question à partir d’une lecture lumineuse de La naissance de la tragédie du jeune Nietzsche, voir Peter Sloterdijk, Le Penseur sur scène, op. cit.
      73. Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, Frankfurt am Main, Christian Bourgeois, 1989
      74. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit.
      75. Peter Sloterdijk, Sphères. Écumes, op. cit., p. 41
      76. Voir Erik Bordeleau, «Des mouvements ascensionnels», ce volume.
      77. Gilles Deleuze, Pourparlers. 1972-1990, Minuit, 2014, p. 179
      78. Henk Oosterling, «Interest and Excess of Modern Man’s Mediocrity. Rescaling Sloterdijk’s Grandiose Aesthetic Strategy», Cultural Politics, vol. 3, n°3, 2007, p. 360
      79. Érik Bordeleau, Comment sauver le commun du communisme?, Montréal, Le Quartanier, 2014, p. 161

      Une classe préparatoire de gynécologique philosophique

      Arantzazu Saratxaga Arregi Émilie Bernier

      Si l’on suit les traces de l’inquiétant jusqu’à son point de départ, on arrive au drame de la naissance humaine1.

       

      Tout sujet est le reste instable d’un couple dont la moitié que l’on a ôtée ne cesse jamais de revendiquer celle qui est restée2.

      Que demeure à distance de ces lieux d’apprentissage philosophique celui qui craint la solidarisation et l’amour du tout, ou qui souhaite se préserver des champs de force magnéto-fusionnelle3. Mais que celui-là alors renonce à «élucider la forme vitale4». Tel est en substance l’avertissement qui figure dans les pages liminaires de la série des Sphères. C’est en ces termes, qui reprennent en la radicalisant la devise que Platon avait inscrite au-dessus de l’entrée de son Académie5, que Peter Sloterdijk entend convier la communauté des intelligences à penser la suave intimité des espaces intérieurs, tout en s’attachant à la construction d’objets gynécologiques. La proposition consiste à investir la folie topographique de l’existence humaine, c’est-à-dire à prendre pied dans l’orbe de ses champs d’attraction, que l’on ne pénètre jamais qu’à la faveur de forces, inversement proportionnelles, de rupture et de dislocation. Le geste a tout d’une impertinence académique, ou à tout le moins d’un «grave écart hors des chemins de l’orthodoxie6», mais cette contribution au jardin des théoriciens n’est pas moins essentielle. Il pousse l’audace au point de «gynécologiser jusqu’aux grands thèmes philosophiques tels que “le sujet”, “l’autonomie”, “la liberté”, “l’être”, “le néant”7», car seule la lumière d’une «obstétrique de l’“âme”7», cette science de la naissance que la philosophie a été dès l’origine, peut faire du monde l’abri des formes humaines. Sloterdijk est le théoricien d’une géométrie vitale dont la condition primordiale réside dans le fait d’avoir été expulsé hors de la toute première niche écologique que constitue l’utérus.

      Faire du monde des idées une classe préparatoire de gynécologique philosophique, voilà qui constitue à nos yeux le principal legs de Peter Sloterdijk. La fonction qu’exerce la gynécologie au sein de son œuvre est en effet capitale : c’est en ramenant l’ensemble des composantes de l’édifice de la métaphysique occidentale sur le plan des objets proprement gynécologiques que s’arc-boute son prodigieux exercice philosophique. L’essentiel de son argumentation, que nous tenterons de restituer ici en poursuivant ce motif à travers la faune bigarrée de ses thèmes et de ses concepts, se présente en effet comme une gynécologique philosophique – une science de l’utérovaginal-périnatalistique et de ses implications. De ses tous premiers écrits de la fin des années 1980, qui développent une théorie des mobilisations fondée sur l’idée de naissance comme processus ontocinétique, à la sphérologie des années 1990, consacrée aux milieux intérieurs et aux processus immunologiques, jusqu’à l’ultime conversion de sa philosophie en une histoire des dramatisations anthropotechniques, le souci gynécologique organise la trame de l’œuvre de Sloterdijk.

      Science du périnatalistique et de l’utérovaginal érigée au rang de philosophie, le projet consiste aussi bien en une réflexion sur la nature du mouvement natal qu’en une considération de la figure de la mère, et notamment du corps de la mère. Celui-ci ne se limite pas à sa seule appréhension anthropologique, mais relève avant tout de la géométrie ou de la topologie9. Ces deux éléments essentiels – la mère comme celle qui porte en son sein un milieu intérieur et le phénomène de la naissance, comme transit de la sphère intra-utérine à l’espace ouvert – articulent la thèse centrale de cette philosophie, dont la prétention n’est rien de moins que de redéfinir formellement le fait humain de venir-au-monde.

      Le thème de la naissance semble être demeuré en marge des grands systèmes philosophiques et de leurs principaux ensembles théoriques, mais il ne faudrait pas en minimiser les indices, qui sourdent çà et là dans les lettres de la sagesse occidentale10. Sa présence discrète, croyons-nous, est ce qui annonce et trahit l’avènement des questions aussi essentielles, pour ainsi dire et au risque de la tautologie, que la question de l’être elle-même. Lire cette tradition sous les espèces d’une gynécologique philosophique implique que l’on ait aperçu de loin la possibilité que l’existence soit déjà donnée dans le milieu intra-utérin et qu’ainsi le personnage de la mère, à la fois réel et symbolique, soit l’auteur d’une discontinuité ontologique dont s’ensuivent d’irréparables conséquences. Avec Sloterdijk, la vieille «question de l’être», où Heidegger avait fixé la philosophie, se voit remettre en mouvement et renvoyer dans le giron obstétrical d’où elle était venue : «l’objectif c’est une théorie de la naissance, une phénoménologie de la venue-au-monde, une nouvelle maïeutique, une ontotopologie, une ontocinétique, une ontopolitique11».

      Du point de vue de cette philosophie natale, le fait de venir-au-monde décrit non seulement une condition existentielle – nous y venons en tant qu’être-né –, mais ontologique, car les catégories de l’utérus et de la mère sont métabiologiquement chargées : elles représentent les valeurs constitutives de la mondanéité du monde. Le geste sloterdijkien a donc pour effet de faire passer de la bivalence d’une ontologie de la différence à une ontologie que nous dirons trivalente, qui ne se forme plus sur la base du couple différentiel mère/monde, mais sur la modulatoire utérus-mère-monde. De la part de l’enfant terrible de la philosophie académique, ceci ne constitue rien de moins qu’une bruyante protestation contre toute métaphysique de la substance. Or son Kehre, Sloterdijk le veut salvateur12, c’est pourquoi il procède à la patiente élaboration d’une propédeutique philosophique à l’étude des entre-deux, des conteneurs contenus et des canaux de transvasement. Forts de cette science des lieux intermédiaires, nous pourrons entreprendre d’inférer quelques-unes des conséquences de cette prémisse selon laquelle nous sommes-au-monde en tant qu’êtres-nés, laquelle, chez Sloterdijk et contre les apparences, n’a rien d’une évidence. C’est ce que nous ferons en abordant l’extension que confère à cette science la pensée de la mère proposée par Elisabeth von Samsonow, dont le travail porte à la fois sur l’élément matriciel et natalistique13, et à qui l’on doit une précision et un raffinement des desseins d’une gynécologique philosophique.

       

      Drame périnatal

      Sous la plume de Sloterdijk, le phénomène de la naissance renvoie à l’ensemble des événements qui ont lieu avant, pendant, après et autour de l’expulsion effective du fœtus hors du sein de la mère. Le qualificatif «périnatal» s’impose pour en marquer la spécificité à la fois temporelle et spatiale : il s’agit d’un événement transitoire, du passage d’un (mi)lieu à un autre. En conséquence, le fait de venir au monde implique quelque chose de plus que l’éviction hors de la matrice ; il représente un changement de situation. Parce qu’il sort de la poche qui le contient initialement, le nourrisson entre dans un milieu encore inconnu, «extra-maternel, totalement différent, qui se révèle comme le véritable monde extérieur, à côté de l’intra-utérinité et de l’immanence de la cavité amniotique14». La naissance est un drame qui a pour théâtre l’espace gynécologique.

      Ce n’est pas au hasard que cette épreuve périnatale est qualifiée de «drame». Pour celui qui vient au monde, le transit vaginal qui succède à l’explosion définitive et irréparable de l’enveloppe gestatoire a tout d’une tragédie. Non seulement la séparation par rapport au corps de la mère lui assigne un nouveau lieu de résidence dans un dehors inquiétant, mais elle le contraint à cet exode, sans retour possible à la niche écologique primitive. Cet irrésistible mouvement d’extériorisation prive le sujet de la relation symbiotique avec la mère et le propulse dans un processus d’individuation. Le relâchement et la déprise de cette communion sacrée, qui s’éprouvent aussi bien comme déchirement et démembrement, satisfont pourtant une pulsion libératrice. Les rapports d’altérité que l’individu commence fatalement à établir constituent le fond salvateur de la venue-au-monde.

      Les expériences d’altérité se comprennent d’après leur caractère onto-topologique du jaillissement natal. Le rapport entre le «je» et le «tu», en effet, n’est pas d’abord donné sous le mode binaire de l’opposition toi-moi, mais il se constitue dans l’explosion qui chasse le sujet hors de son écosphère primitive. Le toi opère à la fois en tant que marqueur de cette éviction et de la venue dans l’espace ouvert que constitue le monde : il forme le signe différentiel dont le moi tire son identité subjective, ce qui ne survient qu’à la faveur de nouvelles modalités de liaisons et de reconnaissance. Ainsi va le jeu de la construction identitaire, comme fait de l’individuation proprement anthropologique. Sloterdijk fait des processus de reconnaissance faciale, tels qu’ils se vivent dans la figure prototypique d’intimité que constitue la relation mère-enfant, un transcendantal ontocinétique.

       

      (a) Transcendantal ontocinétique

      Dans la foulée de l’anthropologie philosophique15, Sloterdijk entreprend de mesurer les conséquences de cette transposition onto-topologique. La naissance est le fait anthropologique le plus significatif parce que le là de l’être est irréversiblement déplacé. Un tel changement de lieu implique un changement de position, ou, comme on le dit dans le langage de la phénoménologie, de «situation». L’auteur doit à Heidegger cette idée que l’être est au-monde sous le mode de la situation. «Instruit par sa propre dynamique émergeante, dit Sloterdijk, Heidegger était le seul penseur de la tradition philosophique à être capable de donner une idée de ce que signifie poser debout du point de vue de l’essence ontocinétique16». Or, Sloterdijk pose une condition transcendantale à cet existential : l’être-là n’est que dans la mesure où il a été mis en mouvement vers le lieu où il se situe. Rappelant que, du point de vue de l’histoire des organes, l’intériorité propre aux types hominiens trouve son origine dans la création d’un système de gestation qui découle de l’ovulation vers l’intérieur, Sloterdijk souligne la charge ontologique du changement de lieu ontique qui se produit par et à travers la naissance : «par la naissance, le plus intérieur et le proche sont livrés à une inéluctable ouverture brutale par le lointain17».

      En posant cette condition à la mondanéité du monde auquel on vient, Sloterdijk tente de remédier à la césure onto-topologique de l’intérieur et de l’extérieur du milieu utérin. Si sa périnatalistique philosophique entend décrire «le fait de la naissance [comme] matrice de tous les changements de lieux et de situations dotés d’un caractère radical18», elle doit définir la fluidité des zones transitoires et esquisser une forme d’onto-topologie d’entre-les-mondes. Une classe préparatoire de gynécologique philosophique représente cette initiation à une ontologie des frontières et des zones limitrophes. En reconstituant le mouvement vers l’ouvert à partir des moments de la dialectique de la mère et du monde, le travail du philosophe doit ultimement parvenir à mettre en lumière les caractéristiques morphologiques des milieux et des environnements anthropotechniques.

       

      (b) Dialectique mère et monde 

       

      «Toute naissance a quelque chose d’un avortement19».

      La déliaison fœtale par rapport à la mère est le fait inéluctable d’où procède la création de liens avec le monde. Le mouvement natal se donne ainsi comme le motif contradictoire et pourtant nécessaire d’une séparation qui unit – une dialectique qui compense la tragique expulsion du milieu intérieur matriciel par une pénétration dans l’ouvert et l’incertain. Cette ouverture, et son ambivalence, décrivent sans doute l’opération la plus poétisée de toute l’histoire de la culture : tantôt le fait de venir au monde s’entend comme aliénation ontologique, en raison de la perte irrémédiable de la niche primitive, tantôt la séparation par rapport au corps de la mère est le signe d’une libération prophétique. Pour un être dont la venue-au-monde est un fait plus-que-biologique, la naissance implique toujours l’abandon prématuré de sa demeure première et son introduction trop précoce à un nouveau milieu. Ce milieu s’entend ici comme le lieu de l’ouvert, et Sloterdijk y découvre les caractéristiques de l’habitat anthropologique par excellence.

       

      i. Exil cosmique 

      Du point de vue de la gynécologique philosophique, le processus de la naissance est déjà initié dans la phase intra-utérine de la vie, ou pour mieux dire, l’être y est déjà «en travail». Le processus d’implantation embryonnaire forme le principe d’une opération ontogénétique. Dans le cours de l’évolution qui aboutit à la formation de la vie animale, l’ontogénie embryologique apparaît comme la conséquence d’un processus d’ovulation vers l’intérieur. Chez tous les vivipares, cependant, l’endogénèse est vouée à culminer dans l’explosion de la poche amniotique qui expulse le fœtus hors de son giron protecteur, car cette enveloppe qui l’abrite et l’alimente tout au long du premier acte de son drame périnatal lui devient trop étroite. C’est pourquoi la sortie de l’œuf, qui, chez l’humain, décrit l’événement onto-topologique par excellence, recèle toute l’ambivalence tragique de la venue-au-monde.

      Avec sa symétrie magique et sa forme quintessentielle, l’œuf, depuis les jours des créations néolithiques de l’image du monde, avait servi de symbole primaire de la création de cosmos à partir du chaos. On pouvait, grâce à lui, présenter avec une évidence relevant de la pensée élémentaire le fait que les créations par naissance constituent toujours une pièce en deux actes : d’abord la production de l’œuf par une puissance maternelle, ensuite la libération de la créature vivante par elle-même, à partir de ses enveloppes ou coquilles initiales. L’œuf est ainsi un symbole qui apprend, à partir de soi-même, à penser à la fois la forme qui protège et son éclatement20.

      Ainsi la déconnexion entre le fœtus et le corps maternel que représente la naissance n’initie-t-elle rien qui ne soit déjà commencé, à cette nuance près que ce qui était déjà continue d’être, cette fois dans une proximité élargie. On se demanderait même si le giron-extérieur où nous survenons est réellement autre chose que le magma matriciel du giron-intérieur, si l’on n’avait cette intime conviction que «l’évolution luxuriante qui mène à l’intériorisation de l’œuf – et, partout, au cycle d’ovulation endogène chronique – crée l’arrière-plan d’une conquête risquée de l’extérieur par le nouvel organisme21».

      La pensée de Sloterdijk est trop contemporaine pour être tout à fait affranchie de la référence obligatoire aux deux monuments de la modernité philosophique que sont Nietzsche et Heidegger. Ces derniers ont tous deux caractérisé l’existence par l’angoisse d’être livré au néant – ce que l’histoire de la métaphysique occidentale devait refuser de penser, au prix d’exposer au déchaînement de la puissance du négatif22, c’est-à-dire de convier l’«hôte inquiétant qui hante le Dasein moderne23».

      Pour Sloterdijk, cette situation angoissante n’est toutefois pas le simple trouble passager qui affecterait une «vie d’habitude bien en selle24». Dans les temps post-coperniciens, la condition existentielle et topologique du sujet se présente comme une exposition intégrale et permanente aux incalculables dangers d’un univers infini. Le monde est ressenti comme un exil cosmique. Venir au monde signifie alors être renvoyé de chez soi et se voir contraint de pénétrer dans le désert glacé de l’existence. «La naissance physique de l’homme est le contraire d’une venue-au-monde, c’est une chute hors de tout “connu”, une chute dans l’inquiétant, un se-trouver-exposé dans une situation non rassurante25», écrit Sloterdijk. Cette chute assigne l’être humain à un extérieur angoissant, à une entité étrangère, inconnue, trop vaste, qu’il éprouve comme un destin. Venir au monde signifie être jeté en pleine face sur la surface de la terre, dans une terrifiante absence de patrie (Heimatlosigkeit) que l’on ne se représente, selon Nietzsche et Heidegger, qu’au risque de s’y engouffrer. Or c’est précisément ce qu’accomplissent les révolutions cosmologiques dont l’histoire de la civilisation moderne est le récit. La froideur existentielle représente la réalisation la plus accomplie de ces révolutions, mais pour le penseur du transfert et de la suavité, elle s’accompagne d’une invitation à créer de nouveaux espaces-girons de cordialité, d’un appel à faire nôtres les instances allo-maternelles destinées à nous contenir, d’un effort de penser de nouvelles relations écosphériques.

       

      ii. Habiter l’ouvert et le lointain

      Le deuxième acte du drame périnatal, où le nourrisson est propulsé dans l’ouvert et le lointain, dont il est pourtant destiné à faire sa demeure, est marqué par l’impact de la chute. Si l’on se heurte ainsi de plein fouet à la surface de la Terre, c’est que l’on succombe aux forces gravitationnelles – celles, précisément, qui disposent l’ordre dans le cosmos. La chute, le fait d’être-tombé, ou encore l’échéance (Im-Fall-sein) selon le lexique heideggérien, constitue l’existential de tous ceux dont la venue-au-monde est caractérisée par un séjour dans l’orbe du monde et qui, pour faire de la Terre leur demeure, savent qu’ils devront aussi périr en elle. Cette idée de l’être-échu (Gefallenen), bien qu’elle porte chez Heidegger une trace indélébile de théologie – l’existence terrestre comme marqueur de la finitude –, Sloterdijk l’entend avec le plus grand sérieux philosophique :

      «Quand Heidegger, rivé aux questions métaphysiques classiques, déclare […] que les hommes doivent commencer par devenir des “mortels”, il aborde seulement l’incontournabilité, plus faible, au moins en comparaison, que le plus fort et le premier incontournable qui veut que les hommes commencent par devenir des natals, des êtres-qui-viennent-au-monde»26.

      La descente irrésistible vers le corps de la Terre n’est le signe distinctif de l’être-pour-la-mort (zum-Tod-Sein) que parce qu’elle décrit, onto-topologiquement, le mouvement propre à un être natal. Grâce à cette opération de sauvetage de la philosophie heideggérienne, Sloterdijk peut rapporter l’angoisse qui accompagne l’entrée dans le monde au fait d’être arraché à l’immémorial du magma matriciel pour être implanté dans un temps historique qui en sera le séjour, son nouveau pôle d’attraction, contenant d’une luxuriance encore inédite. Ce phénomène qui, du point de vue de la métapsychologie, correspond à proprement parler au processus d’individuation, est la progression involontaire vers un extérieur dont l’inhospitalité congénitale est à la fois l’origine du développement psychique et ce qui le rend à jamais impénétrable27. Deux possibilités découlent de cette translocalisation obligatoire.

      Ou bien le néant peut maintenant signifier qu’on ne promet rien à celui qui vient au monde si bien que celui-ci ne peut pas attendre grand-chose de son existence et qu’il développe par conséquent l’envie de retourner à l’endroit d’où il est venu, dans le sein de sa mère, dans la mort, dans le tout-néant moniste – motif qui a sa place dans toutes les religions rédemptrices et dans toutes les doctrines monistes ; ou bien le néant incite à croire qu’il n’en est rien des grandes promesses qui ont été faites, et que rien des espérances du monde que font naître les mères ne se réalise dans le monde comme non-mère, motif dont traitent toutes les variantes de ces scepticismes, de ces cynismes et de ces nihilismes qui ont une large expérience du monde28.

      L’analytique existentiale de Heidegger indique le point de fuite permettant d’échapper à ce dilemme. Elle ramène d’abord l’être dans l’horizon de la temporalité, et ensuite le rend susceptible d’un changement de position. Ce faisant, c’est elle qui jette les bases d’une gynécologique philosophique, mais un peu comme le jeune Artréju, héros de L’Histoire sans fin de Michael Ende29, Heidegger demeure le regard fixé vers les glaciales intempéries auxquelles expose l’exil cosmique. Pour Sloterdijk, «l’exode natal dans le monde a le sens d’une odyssée à travers des forêts inquiétantes à côté desquelles la forêt d’Artréju ne procure que des frissons (petit-) bourgeois30», mais le conte de Ende n’exprime pas moins de quel prix se paie le fait de regarder fixement ce qui néantise. Or pour le penseur de la condition périnatalistique, dont le Kehre présente le caractère salvateur d’une philosophie des aménagements écosphériques, il importe de conquérir ce lieu où nous surgissons, de faire de ce dernier notre demeure.

      Car la douloureuse épreuve de la venue au monde se présente aussi bien sous l’aspect désinhibiteur d’une dynamique libératoire. L’incertain et l’imprévisible qui caractérisent l’entrée dans l’espace ouvert, sont autant de promesses d’émancipation par rapport à la suffocante tyrannie du col utérin, que de sources d’espérance et de lumière devant l’horreur d’un intérieur asphyxiant et oppresseur dont on demeure captif jusqu’à l’inéluctable parturition31. Le lien qui unit au monde est une intimité à l’ouvert et au lointain. Sloterdijk écrit :

      «Dès que la proximité se met à dissoudre l’imprécision idéale, tous les signes permutent. Certes, dans la mesure où la fusion avec le tout apparaissait purement et simplement comme une impossibilité, rien ne s’opposait au dévoue- ment à l’inaccessible. Mais quand le chœur sauvage, composé de sons, de corps et de désirs, s’approche, le gouffre de l’origine s’ouvre, dans laquelle le sujet individué ne peut vouloir retourner pour rien au monde. Aussitôt émergent des images épouvantables – images d’oppression fatales et de mort par asphyxie dans la caverne érotique ; ce qui faisait pour la nostalgie l’objet d’un désir ardent, constitue maintenant, au moment de s’accomplir, un motif de recul dégoûté et sans appel. L’impulsion à s’unir se renverse en rage de se séparer, et l’Éros du retour au sein de la terre et du groupe se transforme en une peur panique de la dissolution32».

      Une fois que le fœtus largue ses amarres maternelles, qu’il surgit dans le dehors prêt à ne plus s’alimenter que par lui-même et à s’implanter durablement dans un extérieur qu’il entreprend d’apprivoiser et de connaître, alors débute l’individuation, le venir-au-monde anthropologique. Parmi tous les êtres assujettis au corps de la Terre, le type hominien est la sous-espèce dont le privilège consiste à être aussi assujetti à des forces affectives qui le protègent. Soumis à des champs d’attraction magnéto-fusionnelle qui, aussitôt né, le mènent vers d’autres environnements amoureux, l’être natal est voué à la création d’autres espaces-girons qui le «dédommagent» pour la perte de la «proximité substantielle», dirait Sloterdijk33. L’aménagement de ces mondes fait régner parmi ceux qui sont nés le calme que l’on ressent dans le creux des cavernes, ainsi qu’une apparence de liberté, suggère-t-il34. Tout se passe comme si la prégnance du modèle du contenant donné par la «claustration» originaire au sein de la mère était telle qu’elle condamnait l’humain à ne plus rechercher, voire à ne revendiquer qu’à être contenu dans cette sorte de caveau protecteur. Il n’en va peut-être pas autrement lorsque les individus souffrent de ces «grandes phobies des contenants sans lesquelles, en particulier, les individus des temps modernes ne peuvent pas dire ce qu’ils veulent lorsqu’ils expliquent qu’ils veulent la liberté – sans adjectif35». Ce qui est ironique dans le processus d’individuation anthropogénétique, c’est bien que le sujet se persuade d’être affranchi par rapport aux drames amoureux que portent en elles les forces gravitationnelles, ce dont il s’assure, au cours des temps modernes, grâce à tout l’arsenal de la philosophie spéculative. «L’espace jadis intime, symbiotique, parcouru par un unique motif, s’ouvre dans le neutre divers et multiple où la liberté n’est préservée qu’au prix de l’étrangeté, de l’indifférence et de la pluralité36», écrit Sloterdijk. L’incontournable devenir natal assigne à la création d’une série de couches protectrices de substitution, qui vont du cocon familial aux aires climatisées. Le philosophe en décrit l’économie :

      «Des espaces intérieurs partagés, consubjectifs et inter-intelligents, auxquels prennent part seulement des groupes dyadiques ou pluripolaires – mieux : qui peuvent seulement exister dans la mesure où les individus humains, par les incorporations, les imbrications, les implications et les résonances – mais aussi, en termes psychanalytiques : les identifications – créent ces formes particulières de l’espace comme contenants autogènes37».

      Lorsque nous disons que Sloterdijk entend faire du monde des idées une classe préparatoire de gynécologique philosophique, c’est que pour lui, la pensée possède réellement les attributs d’une médecine pour ces écosphères postnatales. C’est pourquoi «penser la forme vitale» consiste essentiellement à  «louer le transfert et […] réfuter la solitude38».

       

      (c) La mère comme canal et comme altérité 

       

      «Homo sapiens jouit – en même temps que ses animaux domestiques – du privilège précaire, parmi toutes les créatures vivantes, de pouvoir le plus facilement devenir psychotique, pour autant que l’on entend par “psychose” la trace d’un échec dans le changement d’enveloppe. Cette trace est le résultat de cette fausse couche que je suis moi-même comme sujet affligé d’un déménagement erroné dans ce qui n’a ni appui, ni enveloppe39».

      Nous savons à présent que, pour Sloterdijk, l’éclatement de la sphère utérine entraîne des conséquences à la fois cognitives et ontologiques irrémédiables. Or, à l’instar des philosophies de l’existence, si le penseur proclame l’autotranscendance de la venue au monde, il persiste à affirmer que la naissance s’inscrit dans un processus d’aménagement d’espaces intérieurs et de girons protecteurs déjà entamé. Par conséquent, il pose le phénomène natal comme le principe d’une adaptation toujours recommencée des installations vitales et d’une extension à un espace ouvert et toujours plus vaste des modes d’enveloppement dont la sphère utérine a fourni le prototype. Le philosophe insiste sur la continuité du processus : à l’extension topologique extra-utérine correspond, sur le plan de la morphologie, une amplification. On ne se représente toutefois cette continuité qu’en insistant sur la différence topologique.

      Au début, le monde auquel nous venons est identique, à une bagatelle près, à la mère dont nous venons. Cette bagatelle a exactement la dimension de la différence ontologique. Car dès que nous sommes assez âgés pour connaître notre mère de l’extérieur, nous commençons à connaître un «monde» qui n’est pas notre mère. On est en droit d’affirmer que l’étrange différence entre la mère et la non-mère occupe les humains pendant le reste de leur vie, parce qu’ils ne pourront jamais tout à fait comprendre comment le monde, qui a d’abord le toucher de la mère, a pu se transformer en un autre, étrangement semblable à celui que nous connaissons maintenant40.

      Grâce à l’interaction avec la mère41 qui suit immédiatement l’exode natal, l’enfant s’éveille à la conscience d’être dans un monde qui, au début, a pour principale caractéristique de ne pas être le corps maternel. L’apparition très progressive de sa propre altérité, par la confrontation avec la mère, commence à tracer les lignes de démarcation non seulement entre la mère et lui, mais entre le monde et ce que le monde n’est pas. Depuis la perspective cognitive de l’enfant, la mère est la toute première expérience de la différence, elle assure donc le passage initiatique à l’individuation psychique. En tant que tout premier «tu», la mère délimite l’extérieur, vers lequel on tend, de l’intérieur, dont on vient, devenant ainsi le prototype du «changement de lieu ontique chargé d’une portée ontologique42». Contenant principiel, canal de transvasement et passeuse d’entre les mondes, la mère offre à l’individu la représentation d’un monde qui n’est plus le sien, et auquel il doit apprendre à se lier.

      C’est pourquoi tout enjeu relatif à l’être humain se rapporte à une question de transfert. Ce qui assure la réussite de la migration forcée de l’enveloppe au sein de la mère à l’enveloppement dans le monde, ce ne peut être que la capacité de transfert, que l’on a eu tort, suivant un certain usage psychanalytique, d’assimiler à un phénomène névrotique, tel que le signale Sloterdijk dans les avertissements placés en tête de Sphères. Les frontières du monde qu’habite le «moi» en progrès vers l’individuation se définissent donc en relation d’altérité avec la toute première instance d’un «tu», et en fonction des limites de sa capacité de transfert.

      Alors que nombre de débats ont cours à propos de la figure de la mère, Elisabeth von Samsonow estime que Sloterdijk parvient à réinstaller cette figure symbolique dans l’horizon de la question ontologique, afin d’en repenser le paradigme par-delà l’alternative père-mère. La mère offre le motif permettant de penser les relations intérieures et de mettre au jour la qualité proprement sociale et affective de la composition anthropologique des forces vitales. En posant le soin maternel comme exemple paradigmatique de la relationalité humaine, von Samsonow en reconnaît la plasticité et la dimensionnalité spécifique. Puisque la mère se révèle d’abord, phénoménologiquement, comme un conteneur destiné à l’hébergement de ses hôtes, elle renferme le symbole le plus puissant de la construction de structures formatives. Formellement et morphologiquement, l’instance maternelle représente le lieu béni où s’installent ses organismes parasitaires pour leur propre développement cellulaire et en vue de leur propre adaptation au vaste monde où ils s’apprêtent à être envoyés en exil.

      Ainsi le projet de gynécologique philosophique mené par Sloterdijk, étendant la figure de la mère à tout rapport d’altérité, fait-il de cette dernière l’archétype de toutes relations symbiotiques et l’indicateur de la différence onto-topologique. À l’issue de ce parcours, il vaut de préciser, comme le fait von Samsonow lorsqu’elle rappelle ce fait biologique : la première source nourricière d’où procède l’enfant, ce n’est pas la mère, mais une autre entité arrondie qu’elle héberge également dans sa cavité utérine : le placenta. En tant que tout premier «tu», la mère incarne cette tierce instance qui fait imploser la logique binaire revendiquée par le substantivisme métaphysique – une catastrophe périnatale que l’on n’évitera qu’à la faveur de l’ars pariendi philosophique, c’est-à-dire de la création de rapports investis d’une logique trivalente, susceptibles de succomber encore à une multiplicité de pôles d’attraction. Il n’est d’individuation sans intimité à la mère, au monde et à tous les contenants contenus qui, de proche en proche, définissent la grande sphère anthropogénétique.

       

      Anthropotechnique et processus autogénétiques  

       

      «L’intimité est le royaume des contenants autogènes surréels43».

      Pour les êtres natals, le déplacement ontologique et spatial demeure assujetti à une fonction essentiellement immunologique. L’espace qui abrite l’enfant dans le sein de la mère, l’isolant des périls du monde extérieur, forme le tout premier mode, symbiotique, de ce qui doit devenir une cohabitation durable et persistante avec les éléments d’altérité auxquels se heurte quiconque pénètre aussi irrésistiblement dans le monde ouvert. La fonction immunitaire des relations d’intimité est ainsi commise à un objectif inhérent à la condition anthropologique. Autrement dit, elle répond à l’exigence anthropotechnique de l’extension à l’espace dilaté du monde ouvert, du processus ontogénétique mis en marche au cours de la cohabitation placentaire originaire. Du point de vue de l’anthropologie, on dira que le propre de l’humain consiste dans le fait de créer des mécanismes d’«isolation» et de mettre en place des structures d’adoption immunitaire toujours plus extensives – contre la «sélection», «l’isolation», selon le mot de Dieter Classens44. Si l’on tentait de définir la proposition onto-anthropologique où doit aboutir la gynécologique philosophique dont nous avons tenté de restituer le programme, nous aurions sans doute ceci : une histoire naturelle des environnements amoureux. Puisque le venir-au-monde proprement humain consiste à être affectivement contenu dans les corps multiples d’instances allo-maternelles, on ne pense l’anthropogénèse que si l’on suit ce penchant pour les formes luxurieuses.

      En assignant à la philosophie une problématique gynécologique, le geste de Sloterdijk a peut-être lui-même quelque chose de luxurieux, cependant que ce quelque chose est ce qui, dans sa pensée, produit un effet d’apaisement. L’exercice vise à décharger la tension qui déchire le monde des idées depuis plus de deux siècles, entre l’ambition forcenée de réfléchir le monde historique comme demeure par excellence de l’Humanité, et le sentiment de déréliction qui sourd néanmoins du plus profond de la psyché moderne. À l’aide d’un simple ajustement de l’ontologie existentiale du maître de Fribourg, Sloterdijk parvient à rétablir les fonctions périnatalistique en tant qu’essentielles à toute construction immunitaire, à tout aménagement des espaces d’inter-cordialité, à l’opération de toute force centripète. C’est en activant de telles puissances formatrices qu’il apaise la grande tension qui traverse la pensée moderne.

      Nous pourrions faire remarquer tout simplement, en guise de conclusion, que le travail opéré sur le terrain de la gynécologie est sans doute ce que peut offrir de mieux un philosophe de l’être à la réflexion sur les techniques écouméniques et les théories du design intérieur. Au «royaume des contenants autogènes surréels45», il ne s’agit certes pas de se laisser aller passivement aux assujettissements et aux dépendances étrangères, mais d’accepter comme un fait l’adhérence irrésistible de ces rapports que distillent les phénomènes d’intimité. L’être humain s’engendre lui-même dans des environnements érotiques – c’est bien pourquoi ce que nous avons de mieux à faire, d’après Sloterdijk et à la suite de Platon, est sans doute de nous impliquer dans des aventures amoureuses avec d’autres habitants du monde des idées.

      1. Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, p. 159
      2. Peter Sloterdijk, Sphères I, Bulles, p. 96
      3. *ndlr : La venue au monde du présent texte est le résultat d’un travail philosophique et littéraire en deux temps. Arantzazu a élaboré la première version en espagnol, puis le texte a été traduit et repris en vue de l’édition par Emilie.
      4. Peter Sloterdijk, Bulles. Microsphérologie. Sphères I, Paris, Arthème Fayard, 2010 (2002 [1998]), p. 13
      5. En dessous de la célèbre exclusion de l’Académie aux seuls géomètres, on trouvait l’inscription, moins connue, qui invitait ses visiteurs à s’impliquer dans des aventures amoureuses avec d’autres visiteurs. Que l’on ne prétende pas accéder à la connaissance si l’on se refuse à fréquenter Éros.
      6. Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique (1989), Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2000, p. 143
      7. Peter Sloterdijk, ibid., p. 143
      8. Peter Sloterdijk, ibid., p. 143
      9. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphérologie plurielle. Sphères III (2003), Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005, p. 342
      10. Outre chez Arendt, qui place explicitement la condition humaine de la natalité au centre de sa phénoménologie, Sloterdijk en retrouve des traces, de Socrate à Cioran, chez autant de jalons de la pensée ancienne et moderne que : «Platon et Bloch, Schelling et Rank, Patanjali et Marx, Johannes Climax et Nietzsche, Maine de Biran et Stanislav Grof», Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie, op. cit., p. 182. On doit notamment à Hans Sener d’avoir attiré l’attention sur la présence d’une «conscience d’être “né”» dans Être et Temps de Martin Heidegger, remarque-t-il, et à Thomas H. Macho d’avoir ingénieusement découvert chez le même auteur «une pensée latente de la natalité», Peter Sloterdijk, ibid., p. 191, note 1
      11. Peter Sloterdijk, ibid., p. 181
      12. «S’il y a une part active dans Kehre, dit Sloterdijk, c’est bien celle qui se veut être une mesure contre la destructivité qui se déchaîne dans l’effondrement de positions non tenables.» Peter Sloterdijk, ibid., p. 189
      13. On doit à cette artiste et penseure un minutieux ouvrage consacré la figure archétypique de la mère. Voir Elisabeth von Samsonow, L’Anti-Électre. Totémisme et schizogamie (2007), Genève, MétisPresses, 2015 ; «Philosophie der monströsen Mutter», dans Marc Jongen, Sjoerd van Tuinen, Koenraad Hemelsoet (éds.), Die Vermessung des Ungeheuren. Philosophie nach Peter Sloterdijk, Munich, Fink, 2009, p. 130-142
      14. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 357. C’est l’auteur qui souligne.
      15. Voir aussi Max Scheler, La Situation de l’homme dans le monde (1928), Paris, Aubier, 1979 ; Helmuth Plessner, Die Stufen des Organischen und der Mensch. Einleitung in die philosophische Anthropologie (1928), Berlin, De Gryter, 1975 ; Arnold Gehlen, Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt, 1940.
      16. Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie, op. cit., p. 178
      17. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 356
      18. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 344
      19. Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, p. 162
      20. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 352-353
      21. Peter Sloterdijk, ibid., p. 356
      22. Voir Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1964
      23. Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie, op. cit., p. 162
      24. Peter Sloterdijk, ibid., p. 162
      25. Peter Sloterdijk, ibid., p. 159
      26. Peter Sloterdijk, ibid., p. 191
      27. «En traversant le monde souterrain et sinueux du monde intérieur, écrit Sloterdijk, on voit se déployer, comme une carte géographique sonore, l’image fantomatique d’un univers liquide et auratique – entièrement tissé à partir de résonances et de substances en suspension; c’est dans cet univers qu’il faut continuer à chercher l’histoire primitive du psychique. Cette quête a, par nature, la forme d’une mission impossible, que l’on ne peut ni remplir, ni abandonner.» Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 72
      28. Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie, op. cit., p. 161-162
      29. Artréju s’aventure à travers des forêts où, la destruction s’étendant un peu plus chaque jour, il rencontre des créatures et des objets grignotés par le néant, jusqu’à ce qu’avec l’intrépidité de celui qui vient en sauveur, il se hisse à la cime d’un très grand arbre afin d’apercevoir la source du désastre. Alors, se tournant vers la direction où le soleil se lève, il a cette vision insoutenable : «Les couronnes des autres arbres qui se trouvaient à proximité étaient vertes, mais les feuilles des arbres qui se trouvaient derrière semblaient avoir perdu toute couleur, elles étaient grises. Et encore un peu plus loin, elles paraissaient étranges, comme du brouillard, ou, pour mieux dire, elles paraissaient devenir de plus en plus irréelles. Et derrière tout cela, il n’y avait plus rien. Ce n’était pas un endroit vide, ni une obscurité, ce n’était pas non plus une clarté, c’était quelque chose qui était insupportable aux yeux et qui vous donnait la sensation d’être devenu aveugle. Car nul œil ne peut supporter de regarder le néant complet. Artréju porta la main devant son visage […] c’est à ce moment-là seulement qu’il comprit tout à fait l’épouvante qui avait gagné Fantasie.» Cité par Peter Sloterdijk, ibid., p. 155 sq.
      30. Peter Sloterdijk, ibid, p. 160
      31. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve ici la structure du mythe platonicien de la caverne, prototype de toutes les catastrophes sous-terraines auxquelles l’ars pariendi promet d’échapper.
      32. Peter Sloterdijk, Le penseur sur scène. Le Matérialisme de Nietzsche (1986), Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 63-64
      33. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 357
      34. Voir Peter Sloterdijk, Zur Welt kommen-Zur Sprache kommen. Frankfurter Poetik-Vorlesungen, Berlin, Suhrkamp, 1988.
      35. Peter Sloterdijk, Globes. Macrosphérologie. Sphères II (1999), Libella-Maren Sell, 2010, p. 184
      36. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 58
      37. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 108-109
      38. Peter Sloterdijk, ibid., p. 15
      39. Peter Sloterdijk, Sphères I, Bulles, p. 359
      40. Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie, op. cit., p. 160
      41. Dont il faut rappeler que l’appréhension, ici, n’est ni strictement anthropologique, ni biologique. Il ne s’agit pas de la mère-femme mais de la sphère de soin qui, dans des conditions normales pour des vivipares qui naissent en présentant un total défaut d’autonomie, entoure le nouveau-né.
      42. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères 1, op. cit., p. 356
      43. Peter Sloterdijk, Sphères I, Bulles, p. 99
      44. Voir Dieter Classens, Das Konkrete und das Abstrakte. Soziologische Skizzen zur Anthropologie, Frankfurt am Main, Surhkamp, 1993.
      45. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères 1, op. cit., p. 99

      Qui le fera ?

      Bernard Aspe

      Le nom d’un auteur recouvre parfois des héritages disparates. J’entends par là, non pas tant la diversité des influences qu’il aura subies, que l’ambivalence de ce qu’il nous lègue. Le nom de Sloterdijk renvoie d’un côté à une manière singulière d’appréhender la dimension de l’intériorité commune (à travers notamment l’image des «bulles»), en tant que seul véritable point de départ pour le pensée et pour la vie. Et de l’autre, à un interminable règlement de comptes avec la pensée «radicale», appuyé sur une version post-déconstructiviste de l’histoire universelle. Le premier a infiniment plus d’importance que le second. C’est pourtant à celui-ci que je consacrerai l’essentiel des lignes qui vont suivre – pour déblayer le passage afin de mieux voir le Sloterdijk dont je ne parlerai pas.

      La voix du quasi-Autre 

      «L’unique fait ayant une signification éthique universelle dans le monde actuel est l’intuition, qui croît partout de manière diffuse, que cela ne peut pas continuer ainsi.» Il y aurait donc un désir à la fois diffus et massif de transformation, et, dans la mesure où c’est bien «le monde actuel» qui se trouve ici invoqué, il s’agirait bien d’un désir de transformation globale. D’où sans doute la possibilité d’entendre à nouveau l’impératif «tu dois changer ta vie»1, et de ré-assumer la dimension d’ascèse qu’il implique. Ce qui peut nous soumettre globalement à cet impératif, c’est le risque de désastre planétaire qui caractérise notre temps, dont le signe le plus visible est la conjonction entre la crise socio-économique et le bouleversement climatique. Ce que Sloterdijk rassemble sous le syntagme de «crise planétaire» est ainsi abordé comme un quasi-Autre. Le quasi-Autre, c’est ce non-étant (puisque, comme on le sait, on ne doit lui prêter aucune «consistance») qui est cependant en capacité de nous interpeller. L’urgence qui lui est attachée se fait à ce point pressante qu’elle oblige même ces spécialistes de la «procrastination universelle» que sont les occidentaux à entendre une nouvelle version de l’«appel de l’être».

      Tout semble donc en place pour proposer une reprise des exigences d’une spiritualité politique accordée à notre temps – ce qui veut dire: débarrassée des fictions de transcendance qui avaient pu en encombrer les occurrences passées. On se retrouverait alors en terrain relativement connu, occupé notamment par l’histrion Slavoj Zizek : il s’agirait de reprendre l’exigence révolutionnaire en la délestant des résidus de métaphysique qui l’attachait à la fiction trompeuse d’une consistance de l’Autre (notamment dans la figure de l’Histoire); et de mobiliser dans cette direction les nouvelles expériences de spiritualité qui se caractérisent de ne pas reposer elles non plus sur cette fiction. Affirmation de l’inconsistance de l’Autre; formes de spiritualité fidèles à cette inconsistance; reprise par leur biais, ou en tout cas avec leur accompagnement, de l’exigence révolutionnaire : voilà qui pourrait dessiner la configuration subjective de notre contemporanéité.

      Mais ce n’est pas à cet endroit que Sloterdijk entend nous conduire. Tout au contraire, cette manière d’identifier les exigences attachées à notre temps correspond pour lui au piège qu’il nous faut absolument éviter. Et pour l’éviter, il faut procéder à la séparation de ses éléments. Ce qui implique un triple écart : premièrement, l’ascèse contemporaine doit être mise à distance de la césure existentielle que désigne le nom de «conversion» ; deuxièmement, la politique doit être découplée de l’ascèse, ce qui implique notamment qu’elle doit assumer la forme d’un «progressisme gradualiste» ; troisièmement, mais ce n’est que l’autre versant du précédent, l’appel du quasi-Autre doit être préservé de toute tentation de réponse révolutionnaire.

      La coupure moderne 

      Pour éclairer le premier point, il faut d’emblée convoquer ce personnage central des analyses de Sloterdijk qui a pour nom : «modernité». Pour Sloterdijk, il est évident qu’il existe, pour reprendre un terme de Jean-Claude Milner, des coupures majeures, et que «modernité» est le nom de l’une d’entre elles – et peut-être de la seule à laquelle nous pouvons avoir affaire. Cette coupure peut être appréciée en des sens opposés, y compris à l’intérieur de l’œuvre de Sloterdijk lui-même (mais je vais m’en tenir ici aux derniers travaux). Elle n’en reste pas moins pour lui toujours fondatrice, donc «majeure» au sens de Milner. Il y a une coupure majeure là où une transformation discursive affecte simultanément l’ensemble de ce qui se présente au titre de savoirs. Milner note que l’analyse foucaldienne des épistémès a précisément pour objectif de dissoudre la supposition d’existence de telles coupures. Mais Sloterdijk ne s’encombre pas des réticences souvent formulées par Foucault à l’égard des mots censés indiquer les grandes scansions de l’histoire humaine : Antiquité, Moyen Âge, Modernité. Cette dernière indique au contraire pour lui ce Repère absolu qui permet de penser de façon unifiée la destinée humaine, à tel point que ce qui précède se laisse désigner sous le nom générique «Antiquité». Même le dit «Moyen Âge européen ne représente pas un point fixe entre l’Antiquité et la modernité, mais constitue sans aucune discussion possible une partie de l’Antiquité2».

      La différence entre les deux, modernité et Antiquité, semble très simple : la première a réalisé une «mobilisation des forces humaines sous le signe du travail et de la production», alors que la seconde avait réalisé cette mobilisation «au nom de l’exercice et de la perfection3». Quelle est dès lors la différence entre travail et exercice? Elle aussi paraît on ne peut plus simple : le premier est tourné vers la production de l’objet ; le second, vers l’élaboration du sujet par lui-même. Il y aurait donc une coupure majeure qui déplace la visée de la mobilisation subjective du sujet à l’objet. Avec l’exercice, le sujet cherchait à se construire lui-même, à se former lui-même ; dans le travail, il ne forme qu’une réalité extérieure à lui, un produit.

      Mais les choses ne sont bien sûr pas aussi simples en réalité. Car Sloterdijk nous prévient aussitôt : «la thèse selon laquelle l’Antiquité se trouve, concrètement, sous le signe de l’exercice, et la modernité sous celui du travail, affirme une opposition autant qu’un lien interne entre le monde de l’exercice et celui du travail, le monde de la perfection et celui de la production» 4. Ce «lien interne» se révèle en ceci qu’en dernière analyse, le travail se laisse décomposer en un ensemble d’ascèses masquées. Ainsi, «même dans les activités les plus massives du type “travail”, on reconnaît l’un des nombreux masques de la vie en exercice. Celui qui le lève met au jour les mystifications de l’ère productiviste et se persuade de l’omniprésence de l’élément de l’exercice au cœur des phénomènes du travail» 5. Il y a donc un modelage de soi par soi jusque dans les processus de travail.

      Mais ce modelage ne procède pas à la manière antique : le fond sur lequel il s’opère a changé. Ce qui était jadis le fruit d’un processus difficile devient une donnée, un état de fait qui nous précède, une composante du monde dans lequel nous venons nous insérer. Le développement rationnel et technique permet de prendre en charge l’ensemble des dimensions éthiques de la vie du sujet. Celles qui étaient susceptibles d’une élaboration subjective ont déjà été incorporées à l’ensemble des programmes qui constituent la toile de fond de la vie moderne. La modernité «sécularise et collectivise la vie en exercice en faisant sortir brutalement les ascèses traditionnelles de leurs contextes traditionnels pour les dissoudre dans le fluide des sociétés d’entraînement, de formation et de travail»6. Elle constitue ainsi une démocratisation de l’exercice en tant qu’il est fondamentalement délégué aux artefacts techniques, et aux spécialistes qui savent les actionner. Ce qui reposait jadis sur les capacités d’individus d’exception, capables d’instaurer une coupure avec le train du monde social pour configurer un espace de retrait dans lequel élaborer une autre forme de vie, repose désormais sur l’appareillage technique qui a accompagné l’essor du monde moderne, et sur la division du travail qui l’accompagne.

      C’est sur ce fond que se comprend la place essentielle accordée à la pédagogie. C’est elle, avant tout, qui a en charge de découpler l’ascèse de ce qui semblait lui être indéfectiblement attaché : l’expérience de la conversion. Car les pédagogues prennent «la décision de prévenir la métanoïa, la révolution éthique à mi-chemin de la vie en plaçant la transformation de la vie à ses commencements»7. Ce n’est pas une contre-révolution préventive qui est en jeu ici, mais une pseudo-conversion préventive. «Pseudo» conversion dans la mesure où celle-ci est évitée en tant que césure existentielle, en tant qu’expérience du retournement subjectif. Les programmes d’enseignement doivent être apportés aux élèves avant qu’ils aient pu s’interroger de leur côté sur ce qu’ils contiennent8. C’est ce qui permet à l’enseignement de demeurer «auto-référentiel», et de ne promouvoir rien d’autre que la forme vide de l’école9.

      On pourra dès lors trouver étrange que l’ascèse persiste dans ce nouvel état des choses, et jusque dans les processus de travail. Mais le simple fait d’exercer des activités répétitives, instauratrices d’habitudes, suffirait, à en croire Sloterdijk, à assurer au travail une dimension d’ascèse – une ascèse rendue en quelque sorte inoffensive. Nul besoin, donc, d’élaboration de soi par soi, nul besoin de l’expérience douloureuse d’une rupture qui scinde l’existence en deux, en un avant et un après : il suffit d’apprendre les bonnes habitudes.

      Le problème est que, si l’humain est un être d’exercice, ce n’est pourtant pas seulement parce qu’il est livré à des répétitions ; c’est dans la mesure où il peut changer de répétition. Sloterdijk y insiste à plusieurs reprises : l’humain est cet être qui peut substituer aux habitudes imposées, et aux fausses évidences qui les accompagnent, des habitudes qu’il se forge lui-même10. Mais pour cela, il faut bien entrer en lutte avec les anciennes habitudes. C’est ce que montre le paradigme de la vie monacale : il y a travail de spiritualité là où il y a sécession, mise à distance des affaires courantes du monde. Or une semblable sécession n’a pas lieu dans le rapport de travail. C’est pourquoi les ascèses n’y sont pas seulement masquées, mais aussi tronquées. Dans le travail, il ne s’agit plus de faire sécession avec le monde, il s’agit au contraire d’être pleinement inséré dans le train du monde – et de ne s’autoriser «l’évasion hors du monde» que sous cette seule forme qui reste disponible dans nos sociétés : celle des vacances11.

      D’où cette difficulté : pourquoi le travail, qui exclut par définition la dimension de sécession, est-il dit véhiculer des pratiques ascétiques? Si l’ascèse est constitutivement sécession, comment peut-elle se retrouver intacte là où se trouve exclu cela même qui la définit?

      Mais ce n’est pas la seule difficulté. Selon Sloterdijk, la conséquence du processus moderne est que les pratiques ascétiques entendues au sens antique s’éloignent définitivement. «Ceux qui ont un intérêt pour le spirituel, de nos jours, devraient prendre connaissance du fait que les grands enseignants de l’humanité, de Lao Tseu à Gautama Bouddha, de Platon à Jésus mais aussi, pourquoi pas, Mohammed, ne sont plus, au sens strict, nos contemporains»12. La modernité est ainsi par définition une séparation d’avec les pratiques spirituelles antiques. Or, il apparaît que celles-ci peuvent malgré tout être à nouveau mobilisées : «le temps est venu de rappeler toutes les formes de la vie en exercice, même si les élévations vers les révolutions métaphysiques, dont elles étaient porteuses au début, sont tombées en déchéance. Il faut vérifier la possibilité de réemployer les formes anciennes et en inventer de nouvelles»13. Même si Sloterdijk est prudent, puisqu’il s’agit de «vérifier» cette possibilité, il n’explique pas ce qui permet de les convoquer «toutes» à nouveau – y compris donc celles qui avaient été déclarées radicalement hors du socle de notre contemporanéité.

      Et de fait, «toutes» les pratiques de spiritualité reviennent, comme en témoigne l’attention portée aux thérapies «alternatives», aux arts martiaux ou aux régimes diététiques accordés à la santé du corps et de l’esprit, mais aussi la tendance à une sorte de néo-syncrétisme religieux. Ces attitudes sont l’indice d’un «nouvel intérêt largement répandu pour les traditions “religieuses” et spirituelles»14. Les pratiques de spiritualité héritées du monde pré-moderne sont donc à la fois ce qui, pour les modernes, est devenu définitivement inaccessible, et ce qui, pour les extrêmes contemporains, se trouve miraculeusement à nouveau disponible.

      Processus historique

      La «solution» de ces contradictions semble tout entière contenue dans le (ou en tout cas confiée au) personnage «modernité». C’est la modernité qui met «définitivement» à distance les pratiques antiques ; mais c’est elle aussi qui permet leur ré-élaboration à l’intérieur du monde du travail, en tant que somme d’ascèses masquées ; et ce sont les problèmes qu’elle nous pose qui nous obligent à redécouvrir aujourd’hui les vertus des pratiques antiques décantées de leurs fictions de transcendance, et même à «en inventer de nouvelles». La modernité, donc, entendue comme une processus qui accomplit «le passage de la métanoïa individuelle à la reconstruction massive de la condition humana». Ainsi entendue, la modernité a pris en charge ce qui était visé dans les pratiques ascétiques : la transformation des individus ; mais elle a pris en charge, simultanément et indissociablement, celle du monde. «Ainsi entendue», c’est- à-dire : prise comme un processus unifié.

      On s’arrêtera alors un peu sur quelques points de méthode. Il n’y a pas de sujet de l’histoire ; et pourtant, il y a bien un processus-sujet – et si l’on peut répondre au nouvel appel de l’être, c’est de l’intérieur de ce processus-sujet. On sait pourtant que l’invocation du processus-sujet est le comble du présupposé métaphysique dans l’optique heideggérienne. Mais Sloterdijk prend le parti de la désinvolture : plus encore qu’une coupure majeure, la modernité est un processus unifié, un quasi-Sujet de l’Histoire. La désinvolture à l’endroit des questions pseudo-théoriques ou épistémologiques est toujours préférable au faux sérieux du discours de l’Université. Mais ces questions ne peuvent pas non plus être totalement méprisées si l’on retient la leçon hégélienne selon laquelle la méthode n’est pas séparable de son objet. Le problème est qu’ici, le point de coïncidence de l’objet et de la méthode se trouve dans le schème de «l’explicitation», sur quoi Sloterdijk fait reposer à la fois l’exposition de sa perspective d’analyse et la saisie de la différence entre bonnes et mauvaises répétitions. On ne sort pas facilement de la philosophie allemande : c’est la conscience de soi – même si elle est envisagée comme pure ponctualité théorique, et non attachée à quelque individualité empirique – qui reste ici comme ailleurs à la fois critère éthique et socle de la construction théorique.

      Il y a un autre élément d’approximation méthodologique, au niveau cette fois de ce que l’on convient d’appeler «histoire des idées». Pour les besoins de sa dramatisation Sloterdijk fait comme si les exercices «antiques» avaient nécessairement été coupés non seulement du monde social, mais du monde en tant que tel, du monde de l’immanence, pourrait-on dire – comme si toute pratique ascétique avait nécessairement une composante gnostique. À l’inverse, la modernité serait, selon le cliché courant, ce qui a retourné nos regards vers ce monde, en tant qu’il est le seul monde. Ce faisant, Sloterdijk recouvre la distinction entre le monde de l’immanence, celui vers lequel nos regards doivent effectivement se tourner, et le monde social. C’est un tel recouvrement que lui permet son concept de «modernité». C’est aussi l’une des raisons de sa place éminente dans sa construction théorique.

      Illusion

      La reprise post-déconstructiviste de la dramaturgie du quasi-Sujet de l’Histoire qui, dans sa phase tardive, doit correspondre à l’appel du quasi-Autre, a un objectif : celui de disqualifier une certaine entente de la politique. Si la correspondance à la voix du quasi-Autre doit avoir la forme du «progressisme gradualiste», c’est-à-dire du réformisme libéral qui a caractérisé le mouvement réel de la modernité, c’est qu’elle ne peut avoir celle d’une transformation révolutionnaire. Ce progressisme définit précisément le processus moderne décanté des fausses projections qui l’ont obscurci, et en particulier des projections révolutionnaires. La thèse axiale de Sloterdijk est celle du deuil nécessaire de la politique révolutionnaire en tant que forme de mobilisation subjective à l’échelle des masses. Cette politique a explicitement visé le bouleversement de l’ordre des choses, et elle a cru pouvoir l’effectuer parce qu’elle croyait en connaître le sujet : le prolétaire, l’ouvrier. C’est bien de cette figure tout d’abord qu’il faut faire le deuil – et le deuil, dans l’histoire, est toujours deuil d’une illusion. Mais cela ne suffit pas : il faut aussi comprendre quelle a été exactement l’erreur des révolutionnaires.

      Or cette erreur correspond exactement au deuxième point que j’évoquais en commençant : conjoindre ascèse et politique. La politique révolutionnaire était en quelque sorte une ascèse adressée à tous, une ascèse voulue pour tous en même temps. Double erreur, donc : l’ascèse demeurait prise dans le schème de la conversion ; et c’était l’ascèse ainsi appréhendée, l’ascèse radicale, qui faisait matrice pour penser la subjectivation politique. Dans des écrits antérieurs, l’erreur révolutionnaire se confondait avec la volonté «d’avoir voulu faire une projection du petit dans le grand» ; ou : d’avoir voulu projeter la bulle sur le globe ; et d’avoir ainsi confondu l’expérience de la communauté intime avec la constitution d’un peuple. Dans Tu dois changer ta vie, l’erreur du révolutionnaire est pensée comme la volonté de rassembler l’ascèse antique et les éléments de formation anthropotechniques issus de la modernité. La révolution russe, et ses suites chinoises, ont constitué non pas un prolongement politique, mais une dépolitisation de la Révolution française, car elles ont transformé l’héritage de celle-ci en «une expérimentation métanoïaque radicale», en une «conversion de l’extérieur»15 à l’échelle des masses. Si les ascèses antiques voulaient l’impossible pour les individus séparés, la révolution russe a voulu «l’impossible pour tous»16. Contre cette erreur, il s’agirait bien de commencer par ré-apprendre à distinguer l’exigence de changer sa vie et celle de «changer la vie», ou de changer le monde. Ce qui attesterait par contrecoup la fin des illusions et la victoire définitive du mode «évolution» sur le mode «révolution», censé rendre à nouveau visible «la différence éthique sus sa forme originelle – la distinction entre le souci de soi et le travail sur tout le reste»17.

      Le problème, c’est qu’après avoir éloigné l’une de l’autre l’exigence ascétique et la pratique politique, il faut aussitôt apprendre à les reconnecter. La désorientation singulière dans laquelle se trouve l’homme moderne en est le signe : «la modernité, c’est l’époque où les hommes qui entendent l’appel à la transformation ne savent plus par quoi commencer : par le monde ou par eux-mêmes – ou par les deux à la fois»18. Il semblerait en réalité que l’on n’ait guère le choix, et qu’il faille précisément commencer par «les deux à la fois». C’est le processus moderne qui nous y contraint, si l’on s’en tient à la manière dont Sloterdijk lui-même l’a caractérisé. La parenté entre l’erreur révolutionnaire et les bienfaits évolutionnaires est dès lors des plus troublantes. Si «le trait caractéristique de l’expérience communiste a été de commencer d’emblée et simultanément sur deux fronts anthropotechniques pour rattacher aussi directement que possible la composante spirituelle et ascétique à la composante bio-technique»19, ce rattachement, on l’a vu, est aussi le problème qui se pose dans notre stricte contemporanéité. L’appareillage techno-social doit être animé par un souffle de spiritualité nouvelle, pour que l’état du monde en vienne à être transformé. Mais comment l’erreur de la politique peut-elle être, simultanément, la gloire de la modernité? Comment peut-elle être en tout cas la perspective salutaire censée s’offrir à nous, du sein de notre modernité tardive?

      Il semblerait en tout cas, et même si nous ne savons pas bien pourquoi, que nous soyons ceux qui pouvons gagner de tous les côtés : en faisant d’une part l’apologie du mouvement moderne et en récupérant d’autre part cela même qu’il avait pourtant définitivement écarté. De la même manière que les pratiques de spiritualité «antiques», pourtant disqualifiées sur notre sol, se trouvent à nouveau miraculeusement disponibles, l’exigence criminelle de changer, non pas seulement sa vie, mais la vie, de la changer pour tous, se trouve à son tour miraculeusement innocentée. Nous sommes bien en ce sens des enfants gâtés du palais de cristal.

      Allégé

      Sloterdijk nous répondra aisément que tout l’enjeu réside dans la manière de relier les ascèses individuelles et la politique. Il ne s’agit plus de faire de la politique révolutionnaire une manière de mobiliser les masses en appliquant au temps historique, qui est celui des vastes ensembles collectifs, le schème de la césure existentielle par conversion (en invoquant par exemple la table rase qui permet la production de l’homme nouveau). Il s’agit de faire de la politique évolutionnaire le cadre au sein duquel doit prendre place un revival des pratiques de spiritualité, soucieuses de préserver l’équilibre de la «co-immunité». Mais, et c’est le troisième point que j’évoquais en commençant, il n’est pas sûr qu’une telle «réponse» soit à la hauteur de l’enjeu affiché – à savoir : se tenir à la mesure de l’appel du quasi-Autre ou de «l’intrusion de Gaïa», pour reprendre le vocabulaire d’Isabelle Stengers. Ou encore : il n’est pas sûr que par là, Sloterdijk réponde véritablement à la question qu’il se pose pourtant : «qui le fera»? Qui fera en sorte de suivre l’impératif «tu dois changer ta vie» de telle sorte qu’il ouvre sur la force nécessaire pour que «les choses ne continuent pas ainsi»? Quel sujet collectif, impossible à confondre avec un processus-sujet – qui n’est qu’un concept dans l’esprit des philosophes – pourra le faire, c’est-à-dire l’agir?

      Mais invoquer «l’agir», c’est bien sûr s’exposer à l’accusation de rester crispé sur cette posture «attardée», comme aime à dire Sloterdijk : celle de la philosophie de l’acte qui s’est épanouie au XIXe siècle. Il ne s’agit bien sûr pas de procéder à la réfutation de la posture «activiste» centrée sur la dramaturgie de la Décision – il suffit d’user d’ironie à son égard. Il s’agit en revanche de décrire l’état du monde de telle sorte que cette dramaturgie s’avère dénuée de pertinence. L’acte est émoussé, nous dit Sloterdijk, parce que, en situation de «densité», c’est-à-dire dans la situation caractérisée par le maillage des interactions socio-communicationnelles et par l’usage des techniques qui avivent en permanence ces interactions, les individus se trouvent les uns par rapport aux autres en état d’«inhibition réciproque». Ce n’est pas que l’acte disparaisse, mais il est contraint de faire des détours, et il est tributaire d’un opérateur de plus en plus contingent de désinhibition. Ceux qui restent pris dans le romantisme décisionniste ne sont tout simplement pas capables de voir l’état du monde dans lequel ils vivent.

      Que reste-t-il dès lors pour répondre à la question «qui le fera»? Quelque chose qui ressemble beaucoup à l’appel aux bonnes volontés : d’une part celle des individus soucieux d’avoir une vie éthique et bio ; d’autre part, et même s’il n’est pas vraiment mentionné comme tel, celle d’une sorte de gouvernement mondial qui pourrait être capable de prendre les mesures nécessaires. Mais les bonnes volontés des citoyens ne pourront aboutir au mieux qu’à une redéfinition plus «éthique» des circuits de la consommation, qui laissera inentamées les logiques qui mènent à cette fameuse situation mondiale qui «ne peut pas continuer ainsi». Et qui pourrait croire qu’un gouvernement mondial, s’il est appuyé sur les personnalités et les institutions existantes, pourrait avoir le moins du monde l’intention de changer le cours des choses. Rien de ce qui constitue la forme de vie de l’oligarchie transnationale des professionnels de la politique ne les voue à assumer cette évidence universelle selon quoi «cela ne peut pas continuer ainsi». Ils sont au contraire formés pour permettre que tout continue ainsi – avec bien sûr la dose de changement nécessaire que doivent raisonnablement accepter les nouveaux princes de Salina.

      Inutile d’insister sur le fait que, dans cette perspective, ce qui doit disparaître avant tout, c’est la figure de l’ennemi : elle aussi est censée appartenir à la posture attardée dont nous serions heureusement sortis – nous qui sommes bien informés. Ainsi délesté de tout élément de rupture existentielle, délivrée même de la figure de l’ennemi, la politique de Sloterdijk est comme le café sans caféine : une politique sans politique. Le mot d’ordre d’«aller vers le léger» est celui d’une politique, mais aussi d’une éthique et d’une spiritualité devenues light, «allégées» au sens où on le dit des produits de supermarché. La politique sans ascèse est une gestion de l’ordre courant des choses devenue gestion du désastre. L’éthique sans conversion se dissout quelque part entre travail et vacances. La religiosité de l’appel de l’être entraîne cette vague attente d’un Dieu qui permet d’éviter de se confronter au «tranchant de la spiritualité» dont parlait Foucault, et qui pourrait être à la mesure de «l’intrusion de Gaïa».

      Il vaut mieux ne pas suivre Sloterdijk, et tomber dans le piège qu’il a cru nous tendre. Cela nous permet de restituer à sa propre démarche la cohérence qu’elle n’a pas. C’est en associant les éléments qu’il nous donne, et non en les laissant désassemblés comme il le fait, que nous pouvons avoir un éclairage suffisant sur notre présent. C’est, à l’inverse, en laissant les éléments de son analyse déconnectés les uns des autres 20 que Sloterdijk se dispense de tirer les conséquences de sa clairvoyance. Il nous faut donc en conclure précisément ce qu’il voulait éviter, à savoir que «politique» est encore le nom de la forme de subjectivation qui tient ensemble ces exigences dispersées : répondre à l’intrusion de ce que Sloterdijk appelle ailleurs «l’impératif écologique», reprendre les exigences éthiques qui touchent à la nécessité d’une transformation des formes de vie, et renoncer à cette foi anémiée en un réformisme politique qui apparaît de plus en plus clairement aux yeux de tous (à moins bien sûr d’être aveugle – ou simplement provocateur) comme une mystification définitivement obsolète.

      Spéculation

      Je le disais au début de cette étude : il y a plusieurs manières d’aborder l’œuvre de Sloterdijk et j’ai choisi la pire. Je n’ai rien dit des très belles analyses que contiennent en particulier la série des Sphères. Mais ce n’est pas un geste arbitraire : la lecture des livres de Sloterdijk donne le sentiment d’un gâchis, et il s’agit d’identifier les raisons de ce gâchis. Il me semble que son œuvre assume toujours plus fortement une dimension auto-référentielle, analogue à celle que met au jour, dans l’analyse de Niklas Luhmann que Sloterdijk prolonge, la théorie des «systèmes». Les différents systèmes ou sous-systèmes du monde social (économie, politique, droit, science, art, pédagogie, système de santé, etc.) ne renvoient qu’à eux-mêmes ; leur fonctionnalité se ramène à leur perpétuation. Il en va bien sûr de même pour la philosophie – qu’elle soit envisagée dans sa dimension académique et universitaire, ou qu’elle soit prise comme l’une des activités culturelles de cette figure essentielle du monde contemporain qu’est «l’intellectuel». Tout ouvrage de philosophie est d’abord une intervention dans l’économie de la culture. Le «livre pour tous et pour personne», aujourd’hui, signifie : un livre destiné à un public indéterminé, c’est-à-dire large. Sloterdijk lui-même n’échappe pas à la règle qu’il a mise en lumière, avec son ex-collègue Boris Groys, concernant le fonctionnement de l’économie culturelle : un livre qui s’y insère n’a pas pour souci de dire ce qui est susceptible d’être prolongé, mais seulement de contenir des tournures qui appellent à être commentées. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de ce que rien, dans le réel, n’est à prolonger du «co-immunisme», qui n’a vocation qu’à être un concept sur le marché de la culture.

      Mais le problème est plus profond. Il concerne en définitive ce choix existentiel singulier qui est celui de tourner sa vie vers la pensée pure. Sur l’actuel marché de la culture, il y a au moins deux voies possibles pour légitimer cette disposition – pour ceux qui sont encore capables de voir qu’elle n’a rien d’évident : celle de la pensée critique et celle de la pensée spéculative. C’est bien cette dernière voie que Sloterdijk emprunte à la faveur de la réhabilitation post-déconstructiviste du «grand récit». Une voie qui se veut précisément alternative à celle suivie par la pensée critique, mais qui ignore ainsi qu’elle fait vérité de ce que vise nécessairement la pensée maintenue dans son propre élément. Car lorsqu’elle est poussée à ses extrêmes conséquences – dans la dialectique négative d’Adorno – la théorie critique expose ce qui est à la fois la ressource et le point d’aboutissement inéluctable de la pensée pure : son «caractère destructeur». La pensée pure repose sur la volonté de détruire tout ce qui pourrait constituer une position d’existence. La voie spéculative est constitutivement moins honnête, elle qui se veut si volontiers «affirmative». Elle ne peut que masquer ce résultat, ce point d’aboutissement de la pensée pure dans le rien d’existence. Mais elle aussi repose en définitive sur ce rien : si l’on entend au plus simple «position d’existence» comme une manière de se tenir dans le monde en y dépliant les conséquences de sa pensée, rien de la pensée n’a de conséquences nécessaires pour la forme de vie du penseur spéculatif. Et comme il faut bien malgré tout que le penseur spéculatif ait une vie, sa forme de vie correspondra à celles qui sont effectivement disponibles, aussi étroites soient-elles : celle de l’intellectuel, celle du professeur.

      1. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique (2009), Paris, Libella-Maren Sell, 2011
      2. Ibid. p. 303
      3. idem.
      4. Ibid. p. 304
      5. Ibid. p. 454
      6. Ibid. p. 470
      7. Ibid. p. 495
      8. Ibid. p. 531-532
      9. Ibid. p. 617-618
      10. Ibid. p. 577 sq.
      11. Ibid. p. 625
      12. Ibid. p. 468
      13. Ibid. p. 631
      14. Ibid. p. 576
      15. Ibid. p. 559
      16. Ibid. p. 560
      17. Ibid. p. 574
      18. Ibid. p. 459
      19. Ibid. p. 554-555
      20. y compris celle des «maux» issus du processus moderne : Ibid. p. 617 sq.

      Méditations post-colériques

      Dalie Giroux

      Avec Zorn und Zeit, ouvrage hautement politique, Peter Sloterdijk propose une généalogie de la colère en Occident. L’opus publié en 2007 a été reçu de manière douloureuse par de nombreux lecteurs. En particulier, est apparue odieuse cette assimilation du militantisme occidental à l’histoire du ressentiment nietzschéen, qui forme le cœur de la thèse proposée dans l’ouvrage : «le militantisme, d’ancienne et de nouvelle date, est l’une des clefs principales de la colère et du temps parce que, sous ses premières formes, il met en marche l’histoire effective de la mémoire cumulative de la colère1.» Du judaïsme antique jusqu’aux insurrections littéraires du XXIe siècle, en passant par les révolutions communistes et les partis de gauche contemporains, et, surtout, par l’esprit de la théorie critique auquel finit par être associé le vandalisme des cités et le djihadisme contemporain : tout cela est entaché, issu de passions tristes, négativité souffreteuse, attitude de perdant, organisé par l’esprit de vengeance, et n’a abouti qu’à la formation d’une «Internationale des dégoûtés», nouvelle figure du nihilisme politique dont Sloterdijk se moque et à laquelle il associe le radicalisme contemporain.

      J’ai hurlé intérieurement en m’assimilant ce texte. Enfant vandale élevée dans une morale d’esclave, électrice votant irrégulièrement mais toujours le plus à gauche possible, personnalité «humiliée par le réel», minoritaire multiple, lectrice de La Dialectique de la Raison2 et des «Thèses sur le concept d’histoire3», enthousiaste des émeutiers de la banlieue, nostalgique du «véritable communisme», soldate égarée du romantisme, et encyclopédie de l’oppression générale, je me suis vue, au reflet du miroir que me tendait l’artiste, en être du ressentiment, poète de la colère politique dévoyée, para-chrétienne jouissant d’une promesse de vengeance, égarée dans un présent qui ne sait plus faire de la colère une forme d’intelligence.

      Sloterdijk m’a placé avec Colère et Temps dans un dilemme infâme : ou bien ressentir du dégoût pour mes propres pensées, perdre intérêt pour la vie politique, cacher cet horrible radicalisme. Accepter le diagnostic de nihilisme virulent. Ou bien : rejeter cette tirade conservatrice du revers de la main : réformisme insignifiant, grande politique obscure, posture bourgeoise, «pensée de professeur». Ou bien, ou bien. Dans les deux cas je m’enfonce toujours un peu plus dans la colère. C’est le fait du raisonnement affectif, dans lequel Sloterdijk a décidé de se mouvoir à la suite de Nietzsche et en prenant tous les risques que cela implique : demander au lecteur de se jouer lui-même, de trouver une brèche à la jonction de la haine de soi et du rejet de l’autre.

      Le texte qui suit vise à cet effet à répondre à une simple question : Que peut-on sauver de Colère et Temps? Comment lire Colère et Temps d’une manière satisfaisante, c’est-à-dire sans se mettre en colère, sans avoir honte, sans être blessé et sans rejeter son auteur?

      Bien entendu, Sloterdijk n’a pas besoin d’être sauvé, certainement pas par des lecteurs blessés, encore moins par des tard-venus des confins de l’empire. Et pourtant, il s’adresse bien à des lecteurs amis, «entre soleils», ceux-là dont il traite les parties psychopolitiques, qui ont confiance en son art thérapeutique. C’est à ses lecteurs radicaux que Sloterdijk administre Colère et Temps, et certainement aussi en même temps, à la manière du «penseur sur scène», à lui-même. C’est pourquoi nous devons à nouveau nous expliquer, à l’aide et aux frais de l’opus honni, ce qui demeure aimable dans cette pensée. Il s’agit, toujours et encore, de résoudre une énigme.

      Ce qu’il y a donc à sauver dans Colère et Temps est sans aucun doute ma propre pensée, et en elle, substance énigmatique, l’élément de radicalité – que je définirais, en guise d’horizon au propos qui suit, par la maxime phare du jeune Nietzsche selon laquelle «il faut savoir se garder».

       

      Un seul monde

      Sloterdijk «montre» sa pensée devant un public, ses lecteurs. Il se présente pensant, en ce monde, devant n’importe qui, sans discrimination. Ce monde dans lequel il se présente pensant est, en tout état de cause, le sien, son monde, et ce monde qui est le sien, il prétend qu’il est aussi celui de son public – il baigne dans un monde en partage avec son lecteur, ses lecteurs, n’importe qui. Prémisse essentielle de l’entreprise humaniste et exhibitionniste de Peter Sloterdijk : il n’y a qu’un seul monde, nous sommes tous dedans, nous en vivons ensemble. En est témoin cet acte de pensée publique, cette exhibition qu’est l’œuvre.

      Mieux : l’artiste-penseur fait ce monde, il l’active, il en force une cristallisation affective. Il prend sur lui l’humanité, en accueillant tel un médium sa manifestation en images. Sloterdijk est un artiste de l’humanité, parlant en son nom, pour ce faire la séduisant, lui montrant son reflet au miroir de l’œuvre, spectre d’une tension amoureuse – résonnance. Il en résulte un système de visions, une intelligence graphique et sensible, qui est en même temps désir de susciter, de guider, une disposition, un ensemble, un vécu.

      Cela, ce don, est offert de manière urgente, de cette urgence de poursuivre et de prendre sur soi la tâche de symboliser ce monde comme monde, tâche héroïque parce qu’honnête, même si fantaisiste, même si erratique. Il y a dans ce travail frénétique d’imagerie qu’est l’œuvre de Sloterdijk une forme éthique de supplication: celle qui nous enjoint, par l’exemple, nous l’armée des symbolistes et des terriens, n’importe qui, n’importe où, de continuer de rêver le monde, ce seul monde qui est la prémisse de la parole partagée, du don. Sous cette supplication, sous la pierre placide de la littérature historique, se trouve la croyance immémoriale que le récit déraille l’aliénation – qu’il suffise, ainsi, de poser la question de l’être pour être en accord avec le destin.

      Publicité de l’auteur

      Pour «nous» épargner le pire, Sloterdijk raconte des histoires, empruntant une posture magique de dévoilement, proposant des portraits de toute chose présente dans son maximum d’intensité, des images qui activent des tonalités de sobriété et de futurisme. Le médium fait voir. Sloterdijk n’est pas un homme, c’est l’aura de l’extase désinhibé, un punk bien nanti qui se baigne nu dans la lumière de toute chose, sans ressentir quelque gêne d’exhiber son gros corps repu.

      Pathologie critique

      Cette thérapie de lumière à laquelle se soumet l’exemplaire Peter Sloterdijk vise à soigner les effets psycho-politiques de la Théorie critique et de la critique : l’anathème larvé, la négation éthique, la mélancolie, la haine poétique du présent, l’incapacité d’un étonnement philosophique non assorti d’un jugement, surtout. La détestation du monde tel que nous en faisons l’expérience, qui est l’apanage du parti théorique de la gauche, n’est pas une posture éthique, nous dit Sloterdijk à travers ses lignes les plus cruelles, c’est une pathologie de l’affection, une figure du ressentiment, un trait du nihilisme européen : ne plus être en mesure de créer des valeurs pour avoir déjà cru, le mépris de l’animal domestique qu’est le soi, l’incendie des effigies du pouvoir dont nous serions la création malheureuse, applaudir à la destruction inéluctable de la civilisation occidentale, la recherche d’un monde autre, meilleur, plus vrai, et la relégation perpétuelle, frustrée, misanthrope, du moment inéluctable de basculement vers celui-ci. «Elle [la colère de la gauche contemporaine] ne produit qu’un bruit insatisfait et n’engendre guère que des actes d’expression isolés4

      Cette condition de manque qui affecte la constitution mentale et politique de l’esclave et qui teinte tous ses rapports, qui lui fait rêver de prendre plutôt que de donner, lui qui est néanmoins paralysé à l’idée de prendre – car il ne veut pas être celui qui l’a fait tel qu’il est : le malade de gauche est celui qui veut changer le monde tout en refusant d’être puissant. Structure du burn-out.

      Le danger annoncé par Nietzsche du dégoût de l’homme est l’objet de la bataille que mène Sloterdijk dans Colère et Temps. «Ce qui est à craindre, ce qui est désastreux plus qu’aucun désastre, ce n’est pas la grande crainte, mais le grand dégoût de l’homme, non moins que la grande pitié de l’homme5.» Le médecin-artiste traite pour le neutraliser quelque chose dont vit, tant bien que mal, le parti théorique de la gauche, un cristal identitaire cancéreux : la haine du monde en tant que ce monde est expression de puissance.

       

      Hospitalité ontologique

      Coupant dans le vif de l’acte de juger, le pharmakon manipulé par notre médecin dans la cure esthétique qu’il administre est actif dans l’acte de recevoir : se laisser pénétrer par les choses, résonner avec ce seul monde possible, notre destin, accueillir le fait de l’humanité en acte sans commettre l’odieux d’accorder à celui-ci une valeur (seul ce qui a une valeur est susceptible de déchéance, a-t-on retenu du bon Nietzsche).

      Ainsi, refuser de juger le monde, ne pas l’embrasser non plus. Il s’agit, pour les êtres blessés en leur capacité symbolique par l’inculcation de l’ethos critique, de s’exercer à faire partie de ce monde : être affecté sans arrière-pensée, saisir sa vie comme une trajectoire spontanée au sein d’une réalité singulière dont la temporalité est le déploiement de tout ce qu’il a y à connaître. Être curieux de cette monstruosité à laquelle nous prenons part – se placer au milieu, ce qui exigerait de cesser de se positionner à l’extérieur, en différence, en grève, de quitter le siège du juge de l’existence pour mieux se mouvoir au centre de la foule, avec nos hypothèques, nos barbecues, nos alcoolismes, nos prestations diverses, nos trajets motorisés, nos passeports, notre mobilier, nos diplômes, nos animaux de compagnie, nos emplois et notre chômage, cette abondance, et même celle dont nous serions privés. Se faire humanité.

       

      Cruauté

      Il y a va dans cet étrange humanisme de Sloterdijk avant tout d’une épistémologie : celle-ci se traduit par une pratique de l’étonnement, un regard enfantin sur, à travers le temps présent, qui va vers ce qui se donne aux sens et à l’intuition, ce qui se présente, surtout, dans l’ordre tactile : formes, espaces, démultiplication, monades, textures, saynètes, regards, taquineries, provocations, pastiches, inventions, amplifications, éparpillement, hybridation. La pensée est production d’images affectives, elle est accueil du monde par un jeu dont les règles s’élaborent au fur et à mesure – par là elle force l’attention, elle active l’humeur, elle tonifie.

      Cette pensée enfant se saisit de tout, de manière profane, apparemment sans catégoriser : les textes sacrés, la presse people, les prouesses techniques, les affects sombres, la pensée orientale, le bâti contemporain, les siècles et les millénaires, l’érotisme, les biographies d’hommes riches, les anecdotes de guerre, l’empire – matériaux imprévisibles qui composent les personnages de ces histoires exemplaires racontées par Sloterdijk dont on ne sait pas très bien d’où elles surgissent – toujours d’un centre, milieu obscur, le ventre de papa.

      Ce parti pris épistémologique, ami d’Arendt, est celui de la naissance – étonnement de ce qui surgit, sans que cela puisse faire l’objet d’un choix, sans que l’on puisse l’anticiper, le souhaiter ou le refuser. Étonnement devant ce que l’on peut, soi-humanité, sans jugement possible, puisque ce que l’on peut, nous ne pouvons que le découvrir. Naissance, dès lors, comme effectivité de la puissance générale, comme ce qui se donne. «Ce que l’on peut» : c’est-à-dire, chez Sloterdijk, quelque chose de nécessairement monstrueux – débordement, déracinement, invagination, mise en orbite, luxe : les figures inédites de la puissance. Seul l’enfant joue innocemment avec les bêtes féroces.

      Symbolisation sauvage, sans arrière-pensée, science joyeuse, dangereuse, ignorante des tabous critiques, sans autre esthétique que celle de la résonnance : Sloterdijk est entre tous un penseur cruel.

       

      Les perdants

      Une des invectives les plus gênantes portées par Sloterdijk au parti théorique de la gauche, toujours en vertu du tough love qu’il pratique dans Colère et Temps, est celle qui touche à la haine de la réussite dans ce monde-ci, et à la haine conséquente de ce monde-ci. «Plus la “société” est pacifiée dans ses traits fondamentaux, plus on voit prospérer la jalousie de tous contre tous. Elle entraîne ceux qui postulent à de meilleurs places dans des guéguerres qui pénètrent tous les aspects de la vie6.» Cette jalousie serait un moteur d’inventivité, de création, de dépassement qui, en contre-partie produirait un contingent de frustrés, «les perdants», dont la tendance psycho-politique serait à la détestation du monde : «leurs rancœurs ne se tournent pas seulement contre les vainqueurs, mais aussi contre les règles du jeu7

      L’idée d’une proximité entre le militantisme et la jalousie des perdants évoquée ici est manifeste dans cette autre tournure, cinglante : «Les partis de gauche classique […] sont condamnés à lutter, avec des discours laids, contre les images de belles personnes et des tableaux de chiffres durs – entreprise vouée à l’échec8.» La gauche est munie de «discours laids» : condamnation des puissants, refus des politiques de libéralisation, dénonciation de l’individualisme outrancier, culpabilisation du manque de solidarité, appel à une mobilisation qui ne vient pas – toujours sous le signe du jugement, sous le signe, aussi, de l’échec. La gauche est perdante, et elle est en colère, d’abord contre son propre échec (à incarner l’élément de puissance dans le monde contemporain), et ensuite contre la société, contre les règles du jeu : structure classique du ressentiment.

      Esthétique du gagnant

       

      Misérabilisme

      Selon les termes de la correction scripturaire administrée par Sloterdijk à ses lecteurs, les militants contemporains sont des perdants douillets mais humiliés au sein d’un système pacifié, visiblement producteur de richesse, de luxe, de «gâterie», d’un modèle de société qui remplit ses fonctions de protection, de liberté, de stimulation, d’habitabilité. La gauche se révolte contre un monde qui n’a jamais autant livré ses promesses, qui n’a jamais, historiquement, été plus favorable au projet d’amélioration rêvé par l’humanité, celui de l’éradication de la misère, celui de la maximisation du potentiel des individus, le grand rêve historique tel que l’identifie notre médecin de la civilisation : le confort généralisé.

      Son diagnostic est à l’effet que nous nous pensons encore à partir du manque, et ce au milieu du surplus le plus inimaginable – et n’avons pas encore été capable d’accueillir ce qui semble être la caractéristique la plus évidente du monde contemporain, à savoir l’abondance. Peut-être sommes nous pétris de manière atavique par la peur du manque, peut-être sommes nous traumatisés par une histoire de privation, de souffrances physiques insondables, de morts précoces, de maladies incurables, de saisons sans nourriture, de maisons froides, d’humiliations répétées, d’économie de guerre : nos corps sont sortis de l’ère de la privation, mais nos esprits et nos cœurs y résideraient encore – fidélité en partie inconsciente aux ancêtres dont les souffrances nous servent d’origines et dont les réflexes de misère ont structuré notre affectivité, mais aussi refus capricieux ou coquet ou buté de se reconnaître enfant du luxe. Sujet de la misère dans un monde d’abondance – une avidité mal calibrée, sans horizon réel, rendue folle, comme un enfant sur un rush de sucre : en manque! manque! manque!

      Sloterdijk nous invite à cet égard à un exercice inédit, et à une disjonction de l’héritage psychique de la pénurie. Ainsi que l’écrit Sjoerd Van Tuinen :

      Against the essential conservatism (SIII 671) of our intellectual auto-immune reflexes, we should therefore ask whether it isn’t typical for life in luxury that one is able to avoid the embarrassment of inquiring after ones origin ? (SIII 690) (Ex-)Posing such a question isn’t just a matter of rhetoric or parody, let alone of arrogance, but an attempt to speak without ressentiment, or what comes down to the same, to speak without squinting and regain our belief in the world. We are the front of luxury9!

      Ne pas haïr la richesse, les puissants, la légèreté des biens nantis, leur beauté, leur succès, les tenure-track positions, ne pas railler tout cela – tout ce qui relève de l’accumulation organisée de la puissance dans les sociétés «pacifiées», ne pas y souligner la stupidité, la méchanceté, et ne pas y voir les causes d’une insatisfaction que l’on présume générale, ne pas ressentir de surcroit une gêne profonde de sa propre réussite, se retenir même de s’en excuser, d’y trouver des facteurs atténuants, est une tâche qui exige le meilleur du militant du parti théorique de la gauche, tâche à laquelle il échoue le plus souvent. Il y a dans son expérience de l’amour du monde comme un fil qui brule au creux de l’intime – la colère, la sienne propre, et aussi celle qui circule à laquelle on se sent constamment obligé de répondre, comme forme d’écart à l’être, comme manière d’exister, une ambiance sociale et tribale spécifique. Peut-être une forme culturelle en soi, quelque chose comme une croyance dans le mal, qui empêche d’aimer, mais qui fait société.

      La vallée du Saint-Laurent

       

      Amor Fati

      Dans la thérapeutique de Sloterdijk, il n’y a pas de retour en arrière, il n’y a pas de contraire de ce monde-ci, il n’y a pas d’autre de ce monde-ci qui serait activable par la force de la pensée ou la force des armes : ce qui est, est, c’est un surgissement, et les possibles ne se déploient qu’à partir de l’existant, penser autrement n’est pas éthique. La haine du monde n’est pas éthique. Une vieille sagesse s’impose dès lors à l’action, qui est paradoxalement celle des très pauvres : «to make do», «faire avec ce que l’on a».

      Sloterdijk, à sa manière extravagante, statue en pied de l’Occident, dira que dans ce choix millénaire entre «l’insurrection anti-impériale séculaire et l’espoir religieux ou parareligieux dans la chute globale des systèmes10», la modernité a ajouté la possibilité de «dépassement réformiste», et il s’agit de la seule qui a une chance de réussir. Faire avec ce qui est, avec «ce que l’on a» : réformer. Autrement dit : une pensée du «milieu», puisque c’est cela, ce milieu, cette situation moyenne, cette richesse relative, ce constitutionalisme électoral technique, loin des extrêmes de l’ère du même nom, qui nous est imparti. Une condition historico-mondiale ordinaire, qui n’appelle pas d’héroïsme, qui ne demande pas de sacrifice, qui offre au grand nombre une trajectoire individuelle confortable et relativement insignifiante, relativement flexible, relativement ouverte. Être du milieu : ne pas faire l’histoire parce qu’il n’y a pas d’histoire à faire, sinon qu’une sorte de damage control bienfaiteur et anonyme.

      Or, croit notre homme, nous, guerriers symboliques, sommes en retard quant à ce programme du milieu, et les conséquences en sont funestes, et nous en faisons déjà l’expérience :

      Les historiens confirmeront à l’avenir que le XXe siècle a été dominé, pendant son dernier tiers, par le motif du retour au centre – un centre qui n’a cependant jamais pu s’entendre suffisamment sur ses motifs et ses implications philosophiques. Ils montreront que le refus, par les intellectuels, de tirer des valeurs positives des situations moyennes, était l’un des symptômes de la crise de l’époque – le romantisme persistant de la radicalité a bloqué les processus d’apprentissage qui auraient préparé à affronter les problèmes du XXIe siècle. Ils auront à reconstituer la manière dont se déroula la chute des démocraties occidentales qui, après 1990 et plus encore après 2001, durent peu à peu négocier un tournant néo-autoritaire et parfois néo-belliciste11.

      Le «radicalisme» apparaît ici, à travers la déclinaison des terrorismes, des révoltes, et des révolutions théologiques de la chaînes de l’action anti-impérialiste mondiale, et dont l’écho hargneuse s’entend au sein de tout le parti théorique de la gauche comme des partis socio-démocrates aux «discours laids», comme une sorte de faillite intellectuelle et politique de l’Occident. Un pathos morbide affectant l’expression thymotique au sein des puissances globales, qui excite l’agressivité des accumulateurs de puissance souverains.

      Au terme de la lecture de Colère et Temps, j’ai aperçu quelque chose comme de la peur, un appel pieux à la mesure : «Il est bien plus important désormais de délégitimer l’alliance antique et fatale entre l’intelligence et le ressentiment, afin de faire place à des paradigmes fondés sur une sagesse de la vie décontaminée de son venin et capable de faire face à l’avenir12

       

      Rome

      En quoi encore il y va d’un humanisme dans cette élan affectif vers la santé : la santé dont il est question est la santé de l’entreprise romaine. Qui pense le monde comme une sphère? Quelle culture, quelle cosmologie, quelle proposition épistémologique, quelle éthique s’exprime dans cette destinée sphérique sinon que la République romaine en marche? Le translatio Imperii dessine la carte politique à partir de laquelle le médecin voyage dans l’imaginaire total, ce par quoi il est en mesure d’articuler l’impérial et l’intime : non pas une Raison dans l’Histoire, mais un projet dans l’espace. Sloterdijk est très clair là-dessus :

      Être européen aujourd’hui, dans un sens ambitieux, c’est concevoir la révision du principe d’Empire comme la plus haute mission de la théorie comme de la pratique. «Penser l’Europe» signifie sans doute d’abord, comme nous l’avons montré, penser dans un premier temps la mytho-motricité des transmissions de l’Empire ; mais la pointe de la mission intellectuelle est désormais dirigée vers la nécessité de transférer l’impérialité elle-même à une grande forme politique trans-impériale ou post-impériale13.

      Lisant avec ce dernier extrait les passages programmatiques de Colère et Temps, on comprend qu’il est impératif de poursuivre cette unité du monde – ce seul monde qui ne comprend pas d’autres mondes, qui n’est pas chez Sloterdijk le produit d’une posture ontologique du type de l’idée, de la croyance en une destinée historiale : l’ambition sphérique (globale) de l’empire, sa valeur relative à produire un habitat vivable, crédible, durable. L’éclatement de l’empire, métonymie de la guerre, c’est la barbarie – et la barbarie, c’est le rapetissement de l’ambition extra-utérine : refuser Rome, et le luxe, et la propriété privée, et les institutions séparées du pouvoir, et le constitutionalisme, et les éthiques du milieu, voilà un crime contre la grandeur – contre ce que l’Europe porte de valable. Sloterdijk, comme presque tout le monde aujourd’hui de gré ou de force, est romain, il est traducteur, c’est à ce seul titre qu’il est lockéen, et pour provocation aussi, par grotesque volontaire, proclamant : «Vie! Liberté! Propriété!».

      Ligne de transport d’énergie

       

      Civilisation

      La géographie de cette pensée nous étant rendue visible, et il faut suspendre indéfiniment le jugement topologique, revenons aux tâches, aux devoirs, aux nécessités de la pensée. «Faire avec ce que l’on a», cela implique, dans l’accueil de Rome-réceptacle-de-la-sagesse-grecque que le médecin nous prescrit, un travail d’entretien continu, pour en intensifier la beauté – et la vertu. C’est-à-dire : maximiser la teneur éthique de cette formation culturelle. Et encore: réorganiser le thymos de la guérilla symbolique pour arriver à générer une militance décomplexée (joyeuse) pour la sphère post-impériale.

      L’invitation éthique, l’adresse de Sloterdijk dans Colère et Temps, nous enjoint – nous supplie presque, à force de méchanceté – à continuer de «civiliser» ce monde, le seul que nous ayons, cette res publica mondiale, cet héritage mirifique, ce grand aqueduc voyageur, le système de droit privé et d’ingénierie qui nous (l’humanité) a permis de visiter l’espace intersidéral, qui nous donne et qui soigne nos cancers, qui nous propose des routes vers tous les confins, et qui nous permet de nous reproduire in vitro dans des habitacles climatisés. L’appel demeure kunique, car comment ne pas sourire devant ce triclinium romain que nous avons pourtant voulu? – ce en quoi, selon l’implacable règle de l’amor fati, notre puissance commune s’est rendue manifeste.

      Poursuivre le projet de civilisation, celui-là, et en particulier, pour ce qui est des guerriers symboliques, développer des exercices de raffinement des instincts : eros et thymos doivent faire l’objet d’un travail de modulation perpétuelle : travail de l’art, travail de la science – tâche ascétique et donc, selon cette veine à laquelle s’attache Sloterdijk, travail philosophique. Cette ambition d’amener au-delà d’elle-même la civilisation occidentale, par une entreprise de (et un appel à la) transvaluation. Faire avec ce qu’on a. Même si ce que l’on a étonne, fait rire, déprime un peu, déçoit, gêne (et voilà le vrai sens du cynisme de notre auteur) : comment en effet accepter que ce avec quoi il s’agit de travailler, pour le rendre beau (vertueux), est une culture du confort?

       

      Destin

      La pensée en résonnance ne connaît pas cette peur d’ancien régime qui annonce que l’humain en se modifiant lui-même cessera d’être humain – il ne s’alarme pas d’une mutation de nature. Ce que nous pouvons ne peut en aucun cas faire sortir de lui-même l’être humain – qui dès lors n’est pas une entité fixe détentrice d’une archè.

      Il est dans la nature humaine de muter, c’est-à-dire de croître, de se produire comme œuvre d’art globale et improbable – trace indélébile dont la matière exprime la temporalité. Auto-plasticité, donc. Cela, encore : manifestation de puissance, des arts et de la technique, surenchère, croissance, doit être accueillie comme le propre de l’espèce humaine, et sa déclinaison est indéfinie, nécessairement elle nous prend par surprise. L’espèce n’est que projet, luxuriance, variation, écoulement, c’est un habitacle en révolution permanente – là se trouve l’intériorité (socialisée) qui fait l’objet du travail phénoménologique.

      Primat du futur chez l’être en devenir – ce qu’on a erronément appelé, à propos de la pensée de Sloterdijk, post-humanisme (si l’humanisme n’est pas un dogme mais plutôt, comme je pense qu’il est à l’origine, un pari).

       

      Avidité

      Le philosophe n’est pas tendre pour autant envers cette ère de la sphère qui est la nôtre (il évalue intensément), et fixe de manière très spécifique l’objet du travail affectif selon lui requis. Son diagnostic nous en donne la direction :

      Ce qui est en jeu dans la modernité économique, c’est tout simplement le remplacement du pilotage thymotique des affects (qui n’a que l’apparence de l’archaïsme), en même temps que ses aspects incompatibles avec le marché (qui n’ont que l’apparence de l’irrationnel), par la psychopolitique, plus conforme à l’époque, de l’imitation du désir et de la cupidité calculatrice14.

      Ainsi, l’affectation thymotique millénaire de la colère, dont la queue de comète est la révolte chronique de la gauche désorganisée et des émeutes sans objet qu’elle s’associe, laisse place dans ce qui constitue une «modernité économique» à un investissement érotique dans l’acquisition, l’émulation, la compétition. Cet investissement trouve une forme pathologique dans l’avidité – précisément ce qui demande à être courbé, dilapidé, transvalué, éduqué, civilisé. La chose, enfin une, qui dégoûte notre héros dans son appréciation de la puissance commune appelée Occident – l’érotique de l’acquisition effrénée qui caractérise la sphère post-impériale.

       

      Richesse

      La richesse : le terme n’existe pas chez les Anciens dans la forme que nous utilisons. Les Grecs avaient plouton, ploutos, indiquant une correspondance entre brillance, richesse, et divinité. Très proche, en latin on avait divitiae, qui signifie «brillant», proche de «Dieu» et de «jour» – opulent, fécond, abondant, et ses dérivés : puissance, autorité, trésor. Dans sa forme actuelle, tel que nous l’utilisons, «richesse» est un mot barbare, qui apparait dans les langues romanes au XIIe siècle, du francique rîki : puissant, également : richeise : puissance. L’ancienne langue avait aussi richor et richeté.

      Synonyme d’aisance, biens, fortune, opulence, faste, luxe, somptuosité, fertilité, ressources, ampleur, fécondité, profondeur, foisonnement, luxuriance, différentes définitions existent aujourd’hui de la richesse : fortune, biens importants, abondance de biens, de moyens, de revenus ; caractère des objets précieux, de grand prix, de grande valeur, luxueux, magnificence ; tout bien matériel qui peut être objet de propriété, l’argent, les objets de valeur ; caractère de ce qui peut produire matériellement quelque chose en abondance et en variété, ou qui contient quelque chose en quantité notable (un compte en banque haut chiffré, une bibliothèque bien garnie, une crème bien grasse) ; PIB : somme des biens et des services produits par les entreprises et administrations dans un pays.

      La richesse est le contraire de : dénuement, gêne, indigence, misère, pauvreté, austérité, simplicité, sobriété, insuffisance, médiocrité. Rien dans le contraire de la richesse, semble-t-il, de souhaitable.

      On trouve enfin un concept philosophique de richesse. Chez André Lalande : «tout ce qui peut satisfaire un besoin ou un désir15.» Les richesses sont des «biens», des choses qui comblent des besoins, des choses dont on jouit. Il y a des richesses qui sont du domaine commun : l’eau, le soleil. Lalande précise que «ce sens tend à disparaître». Il y a les richesses qui sont des biens économiques : qui peuvent être objet de propriété, qui peuvent être cédées, qui ont une valeur (dont une quantité correspond à un besoin).

      Dans le domaine de la pensée et de l’art, la richesse est ce qui contient des possibilités de développement, qui dénote une grande activité artistique ou intellectuelle, c’est le sens figuré («abondance et complexité d’éléments, en particulier intellectuels ou affectifs», selon Lalande). Ce dernier sens pointe vers une notion de «richesse psychologique», qui s’oppose, mais pas toujours, à la «misère psychologique».

      Une note, toujours dans Lalande, indique que certains auteurs voudraient réduire la notion de la richesse à sa dimension matérielle. Or, si l’on considère qu’«au fond les richesses consistent toujours en des droits», c’est l’occurrence où ces droits se rapportent à des objets qui nous fait incorporer ces droits dans les objets en question, et ainsi confondre richesse et matière.

      Dans tous les cas, il n’y a pas de concept négatif de la richesse dans la tradition occidentale (la richesse peut seulement susciter de mauvais rapports) – elle est un bien en soit, elle est le fait de «droits». Elle est valeur pure, apodictique – Sloterdijk nous invite devant cela à embrasser la richesse, tel le don romain qui nous est imparti (et non le cadeau de Grec que les malades du parti de la gauche théoriques voudraient y voir), qui est divine, qui est lumière, qui est puissance. «We are the front of luxury!».

       

      Don

      L’éducation affective qui tient lieu de processus de civilisation, dans le contexte de la «modernité économique», devrait ainsi viser à intervenir sur les rapports que nous entretenons avec la richesse. L’ennemi, ou, plus précisément, la chose laide contre laquelle le médecin de la civilisation se bat, est ce rapport à la richesse qui conçoit celle-ci comme l’objet d’une accumulation, d’une assimilation, d’un accaparement, jusqu’à l’overdose. Non pas que nous consommions, ou produisions trop : la richesse est bonne en soi. Plutôt à quoi nous sert la richesse : s’augmenter, se mesurer, gagner, imiter aussi, désirer l’autre dans la chose qu’il a, désirer la chose en guise d’accomplissement. L’érotique de la consommation dans la culture du capitalisme fait du sujet gagnant un être gavé dont l’orgueil est dans la capacité de mettre en œuvre une avidité sans fin. Ici se confondent peut-être, justement, la richesse et l’objet – alors que la richesse est plutôt dans les droits au choses que tous détiennent à la jouissance de tout.

      Pour défaire cette pathologie, Sloterdijk entrevoit la naissance d’une «culture ouverte de l’ambition» :

      Celle-ci devrait être postmonothéiste en ce qu’elle brise radicalement les fictions de la métaphysique de la vengeance et de ses reflets politiques. Ce que l’on s’efforce d’obtenir, c’est une méritocratie qui, au niveau intraculturel et transculturel, crée l’équilibre entre une morale antiautoritaire détendue, une conscience affirmée des normes et un respect pour les droits inaliénables de la personne. L’aventure de la morale s’accomplit par le parallélogramme des forces élitaires et égalitaires. Ce cadre est le seul dans lequel on puisse penser un changement de centre de gravité remplaçant les pulsions de l’appropriation par les vertus de laprodigalité16.

      Ce qui est à sauver, donc, serait quelque chose comme la prodigalité, ou la valeur de don. Transformer les accumulateurs de puissances en entreprises de dilapidation générale – en centres de dépense, en leur multiplication, et y inscrire quelque chose comme un orgueil, une liberté de donner, de prodiguer – non seulement une érotique du consommable, mais surtout un thymos du partage. Manifeste en forme de bloc de joie.

       

      Ban-lieu

      Au final, acceptant la tâche de soigner le ressentiment militant, ce thymos fourvoyé de la métaphysique de la vengeance, il reste encore à concevoir en termes éthiques cette sphère dont il est question et qui serait le résultat d’un processus achevé et irréversible – cette nouvelle Rome offerte en vision par Docteur Europe.

      Mais la sphère telle qu’elle nous est proposée ici, en son sens historique et destinal, est-elle en elle-même susceptible d’être un matériau éthique? Peut-elle même avoir un sens philosophique, comme tente de nous le faire valoir Sloterdijk dans ses ouvrages de la dernière décennie? Robert Smithson se plaisait à dire, à propos du paysage post-industriel, et contre la maxime de Pascal, que le centre ne s’en trouve nul part et que sa périphérie se retrouve partout. Le centre est disparu, et pourtant il organise l’ensemble de l’habitat, fétiche du «lieu vide du pouvoir» – habitat par là dévoyé de la capacité de mettre en relation les êtres en vue du vivant in situ. Un monde asséché. Une puissance au bout de la route, parmi les déchets de la grandeur, où nous plaçons nos meubles et nos antennes pour y passer la nuit, pour envoyer et recevoir des messages, dans l’attente des jouets de pétrole qui nous sont promis et livrés, une vague inquiétude au cœur, les barbares!, et des certitudes raffermissantes aussi : vie, liberté, propriété! Nous sommes les héritiers de la sphère dont le centre est éternel et inaccessible, mais réel : tout ce droit civil et privé, ce confort inouï, cette capacité militaire sans égal, ces banquets, cette sagesse de la puissance. Traduisons! Ne méprisons pas ce que nous avons de plus cher – l’habitacle méditerranéen qui s’est répandu partout, qui partout multiplie les bonnes nouvelles, dont la trace est notre histoire!

      Si l’on veut cultiver, comme forme d’habitation mentale, le «parallélogramme des forces élitaires et égalitaires», ainsi que nous le propose Sloterdijk, la sphère romaine fait sans doute l’affaire – pourquoi jeter par terre pour recommencer la même chose, sinon que par ressentiment, sinon que par envie, sinon que par vengeance? Pourquoi autre chose que l’humanisme post-romain, s’il n’est pas requis d’inclure onto-épistémologiquement, à titre d’ayant droits aux richesses, l’ensemble ou plus précisément la variété des êtres, sinon que par vulgarité, par jalousie, par manque d’intelligence? Rien à redire ici sur le propos de Colère et Temps.

      Or, ce centre qui ne se trouve nul part et cette périphérie qui est partout, avec en son être l’homme et sa bulle totale, l’impressionniste désinhibé dont la parole est d’or et qui nous soigne en tant qu’Occident, constitue la limite éthique et politique, la limite en quantum de joie aussi, de l’humanisme éco-technologique du médecin allemand, et ce qui heurte de manière guerrière l’aspiration indéfinie et multiforme à la lumière qui caractérise le vivant. Sloterdijk dit bien d’ailleurs : «La grande politique se fait sous le mode d’exercices d’équilibre. S’exercer à l’équilibre, cela signifie n’esquiver aucun combat nécessaire et n’en provoquer aucun de superflu17.» Garder le centre au centre, c’est-à-dire au cœur de la périphérie – voilà l’exercice de santé civilisationnelle qui nous est proposé. Une sorte d’ascèse hantologique : Rome doit vivre partout.

      L’ensemble ou plus précisément la variété des êtres qui pourraient faire l’objet d’une totale prodigalité, qui sont sujet d’un don total, et qui ne sont pas de Rome, et qui ne sont jamais que périphérie – toujours réificats, toujours domestiques, toujours objet de bienveillance : le soleil, les peuples d’animaux, la pierre, les vents, la mer, les formes végétales, le pétrole, la puissance de l’eau, la vitesse, les trajectoires des mobiles, les outils, les désirs, les déchets, les sages des interstices, les enfants, les idiots, les mourants – autant de points d’habitation qui organisent un monde dont la totalité n’est pas, dont la circonférence fuit dans toutes les directions, un monde qui se déborde lui-même sans cesse.

      La pensée, plutôt que de s’y identifier, ne devrait-elle pas simplement cesser de s’adresser aux accumulateurs de puissance, aux unités de désertification? Ne devrait-on pas simplement cesser de penser à la manière de puissances réifiées, de comprendre l’habitation par le biais de l’assimilation du vivant et de la civilisation? Pourquoi penser le monde par le haut? Pourquoi le penser par le centre historique? Pourquoi l’histoire serait-elle destin? Qui fait sphère? Que fait sphère? Comment être «entre soleils» avec la variété de ce qui habite? L’humanisme romain, son confort, sa capacité, surtout, à machiner des accumulateurs de puissance, de par sa condition d’existence même, cette séparation, ne peut pas cela.

      Loisir motorisé

       

      Diagnostic

      Nous sommes ici, avec l’invitation romaine de Sloterdijk, devant une forme nouvelle de la vieille manie de la totalité. Il s’agit d’une maladie onto-topologique, et s’il faut admettre que les cures proposées jusqu’à présent pour traiter cette affection n’ont pas obtenu les résultats escomptés, cela nous indique simplement qu’il reste beaucoup de travail à faire – sans ressentiment, c’est bien vrai, et cela a été criminellement négligé.

      En guise de traitement, il faudrait beaucoup, beaucoup approfondir cette voie du don, en dépassant le stade théologico-économique du concept, auquel restent au final accrochés Nietzsche et Bataille et Sloterdijk – ou encore, ce serait la même chose, il faudrait initier une véritable science économique, qui l’émanciperait de son statut actuel de modèle d’accumulation. Recentrer l’activité vivante, désactiver les fonctions périphériques de l’accumulation centrale, pour simplement vivre – avec tout ce qui se donne, enfin.

      Il y va dans ce traitement d’une autre échelle ontologique, à partir de laquelle il serait possible d’initier un mouvement de dilapidation généralisée de la puissance. Il s’agit d’un saut dans le vide, leap of faith, qui accepte de voir que nous ne sommes pas les auteurs de la puissance de laquelle nous (sur)vivons, non plus que celle-ci n’origine de quelque monopole extra-lunaire ou continental avec lequel nous serions en connivence. Il s’agit d’amorcer, sous le signe de la mécréance, sans la moindre peur, un cycle d’exercices d’horizontalité. N’importe qui, n’importe quand, n’importe où.

       

      ***

      Admettez que le superflu allège l’âme. Le luxe est une vertu noble qu’il ne faut pas confondre avec le confort. Vous avez le confort. Il vous manque le luxe. Et ne me dites pas que la monnaie y joue un rôle. Le luxe que je préconise n’a rien à voir avec l’argent. Il ne s’achète pas. Il est la récompense de ceux qui ne redoutent pas l’inconfort. Il nous engage vis-à-vis de nous-mêmes. Il est la pâture de l’âme. Il faut qu’un jeune homme se réveille le matin dans un profond malaise et sans l’ombre d’amertume ni de dégoût18.

      1. Peter Sloterdijk, Colère et Temps (2007), Paris, Fayard, 2011, p. 122
      2. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison (1944), Paris, Gallimard, 1983
      3. Walter Benjamin, «Thèses sur le concept d’histoire» (1942), Écrits français, Paris, Gallimard, 1991
      4. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 252
      5. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, «Troisième dissertation », #14, trad. de l’allemand par Henri Albert.
      6. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, op. cit., p. 61
      7. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 61
      8. Peter Sloterdijk, ibid., p. 280
      9. Sjoerd Van Tuinen , «A Thymotic Left? Peter Sloterdijk and the Psychopolitics of Ressentiment», Symploke, vol. 18, n° 1-2, 2010, p.n.d.
      10. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, op. cit., p. 130
      11. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 262
      12. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 316
      13. Peter Sloterdijk, Si l’Europe s’éveille, Paris, Mille et Une Nuits, 2003, p. 74
      14. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, op. cit., p. 279
      15. André Lalande, «Richesse», Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1996, p. 933-934
      16. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, op. cit., p. 317
      17. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 319
      18. Jean Cocteau s’adressant aux Américains dans l’avion qui le ramène en France après un séjour à New York en 1947, dans Jean Cocteau, Lettres aux Américains (1949), Paris, Grasset, 2003, p. 38

      Le virus du principe dynastique dans le savoir fondateur.
      Le retour de la parentalité métaphysique et sa critique chez Peter Sloterdijk

      Elisabeth von Samsonow

      La philosophie de Peter Sloterdijk joue le rôle d’une passerelle entre la critique médiologique des années 1980, caractérisée par sa tonalité dépressive, et la pensée actuelle1. Dans cette contribution, je voudrais surtout montrer que l’identification de l’espace avec la «mère» à laquelle procède Sloterdijk au début de la Trilogie des sphères marque le début d’une soft implosion des discours identitaires de la métaphysique et de la théorie du genre. Les conséquences de cet effondrement sont toujours productives aujourd’hui. L’attribution monstrueuse du principe maternel à la «sphère» a parachevé l’érosion des anciennes logiques binaires. Ou du moins elle a favorisé et durablement accompagné le dévoilement de leur idéologie latente. Cet effondrement a rendu possible un autre regard sur l’agencement des discours contemporains. Mais le regard de Sloterdijk est cependant différent de celui des penseurs français. Il est en tout cas significatif que ce soit Sloterdijk qui ait fait cette proposition monstrueuse. Il est de ce fait le catalyseur d’un déplacement sismique des signifiants, si l’on peut se permettre une telle formulation. Je me demanderai à la fin de cet article s’il a vu où conduirait véritablement ce déplacement. Mais il est indubitable qu’en libérant cette énergie transformatrice, il a donné une formulation exemplaire à son ancrage dans l’époque présente.

      On décelait déjà la poiesis philosophique de Peter Sloterdijk, sa capacité à produire des récits bruissant de perspicacité dans des ouvrages plus anciens comme L’Arbre magique ou la Critique de la raison cynique2. Le ton de ces textes avait frappé par son timbre inédit et chaleureux, alors même qu’il n’était pas «gentil». L’Arbre magique, avec son intérêt pour l’hypnose, le choc électrique, la sensation corporelle et tellurique, était une quête insatiable de «contact» (Anschluss). Ce texte délivrait sous une forme inédite un message romantique qui avait encore à faire la preuve de sa capacité à être un nouvel évangile. Sloterdijk se sert de Mesmer comme d’un cobaye en l’envoyant arpenter ce champ d’expérience poétique et théorique qu’est la recherche sur l’hypnose. Des années durant – y compris dans les cours qu’il a donnés pendant les années 1990 à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne – l’intérêt de Sloterdijk s’est concentré sur la question de savoir comment on pouvait recouvrer philosophiquement les souvenirs dont on a été dépossédé. À contre-courant d’une philosophie qui se manifeste comme symptôme, comme déformation professionnelle3, Sloterdijk prenait le parti d’un stade originaire, le parti de la petite enfance. Pour lui, la petite enfance précède cette étape traumatique que l’on exalte dans la carrière des cyniques, des agitateurs et autres existentialistes : les progrès de l’individuation. La petite enfance leur est à la fois antérieure et opposée. Sloterdijk a été un enfant prodige, pas un «in-fans», mais un «valde fans» très éloquent, un prophète en avance sur son époque. L’époque se caractérise par son idéal éculé de l’âge adulte, conçu comme l’âge de la résignation. Sloterdijk pariait au contraire sur une infantilisation dont personne n’anticipait alors ni les avantages ni les inconvénients. À cette époque, il avait indubitablement l’aura d’un héros auprès des groupes militants et des femmes, il était celui qui «comprenait les femmes». Les militants et les gens actifs dans la sous-culture psy se le seraient bien annexé. Il incarnait un type d’intellectuel nouveau. Son ascension au degré de notoriété où les individus font office d’exempla a été favorisée de manière «pneumatique» par les réactions que suscitaient sa parole et ses textes, aussi bien dans sa propre génération que chez quelques aînés et même chez les plus jeunes : tous avaient le sentiment que Sloterdijk allait leur restituer quelque chose d’essentiel.

      En 1997 il a conçu cet immense projet qu’est la Trilogie des sphères. Il a pris a rebrousse poil le processus traditionnel de l’individuation. Au primat de la séparation, il oppose la liaison (Verbindung), la symbiose et l’être-ensemble. Aucune des catégories que la philosophie méprise comme infantiles n’était trop humble pour lui. D’une main sûre, il a trouvé son inspiration dans des sources inattendues, «à côté». Il n’avait que faire d’être un supermind affrontant l’épreuve du néant, attitude qui, avec le recul, s’avère n’être qu’une mode intellectuelle, à laquelle, de l’aveu même de Sloterdijk, échappe le seul Lévi-Strauss. Voici ses maîtres mots : proximité (Nähe), choyer (verwöhnen), couver (hegen) et «printemps extra-utérin». Examiner les forces de lien social, leur développement et les moyens de leur conservation, tel était le projet proto-politique de sa philosophie.

      Dans ce contexte, la «sphère» représente un topos métaphysique extrêmement séduisant. Ce qui a rendu le projet des Sphères si fascinant était aussi qu’il permettait de saisir l’essence de l’être-ensemble sans passer nécessairement par l’auto-dénonciation. Condition de possibilité d’une économie du consensus dans la philosophie de Jürgen Habermas, l’auto-dénonciation obéit à une logique de contrôle social. L’affirmation la plus marquante de Sloterdijk était que le social a toujours une dimension spatiale : condition première de l’être ensemble, la dimension spatiale du social est porteuse d’une structure qui se déploie esthétiquement d’abord comme cosmologie, puis comme architecture. L’intérêt pour le moment de l’incarnation, auquel la spatialisation du social confère une place centrale, recoupait l’intérêt des études culturelles naissantes pour la corporéité et pour les phénomènes de mémoire sociale qui lui sont liés. Que l’affect et l’affectivité soient l’un des thèmes privilégiés de Sloterdijk était également de nature à plaire à des intellectuels s’intéressant de près à Nietzsche et, au-delà, à tout un mouvement à contre courant de l’académisme philosophique.

      S’intéresser à un grand thème a l’avantage que ses diverses déclinaisons ne sont pas encore toutes épuisées. Or la métaphysique des sphères avait déjà fait quelques vagues philosophiques, avant que Sloterdijk ne s’appuie sur l’éloquente figure philosophique de Nietzsche. La première «sphérologie» historique est celle de la Gnose, pour qui la sphère représente l’esprit du globe terrestre. Le néo-platonisme s’est intéressé à son tour à la sphère comme moyen de représenter la conjonction de tous les esprits et l’unité de l’âme. Dans la métaphysique médiévale, c’est surtout l’évêque de Lincoln Robert Grosseteste qui a repris le motif de la sphère pour étayer l’affirmation théologique de la «capacitas» maximale de Dieu4. À la Renaissance, la sphère comme topos philosophique avait donc déjà une longue histoire. Les sphères avaient été mises à contribution à l’appui d’intentions théoriques diverses.

      Une idée que l’on trouve déjà chez Saint-Paul ressurgit dans le traité de Grossetestes : l’idée de la présence divine (Einwohnung), qui fait de la sphère une représentation mystérieuse de Dieu et de sa trinité. Pour le grand astronome Johannes Kepler, l’énigme du devenir-espace (Selbstverräumlichung) de Dieu dans la Création semblait condamnée à rester incompréhensible sans le modèle des sphères. Kepler qualifie la sphère de «adumbratio» de Dieu. Elle est une apparition sur le mode de l’ombre, une enveloppe visible de l’invisible. Kepler situe le Père au centre, l’Esprit dans la partie intermédiaire et l’extase créatrice du fils dans le monde de la surface5. Cette interprétation a l’avantage de mettre toujours l’Esprit en position intermédiaire dans le globe terrestre, là où Parménide l’y plaçait déjà. Le codage des sphères dans la théologie de la création autorise un nouveau regard sur l’espace : des métaphysiciens, qui feraient aujourd’hui de la physique théorique, en ont fait le thème central de leur réflexion. L’intérêt pour l’espace s’explique par le fait que la révolution des sciences de la nature au début de l’époque moderne a érigé l’astronomie en discipline reine. Ce qui s’explique à son tour par le repositionnement de l’être humain provoqué par le repositionnement de la Terre. L’astronomie n’a rien perdu de sa tonalité anthropo-politique, pas même avec l’apparition du culte des hard facts, comme en témoigne la popularité de Hawkings.

      Dans une lettre à Clarke, Leibniz revient sur la phrase de Saint-Paul qui décrit l’espace comme ce en quoi Dieu nous est présent dans son essence6, ce dans quoi nous nous trouvons et dans quoi nous existons. Cette formulation du motif de l’être-dedans, avec sa connotation sociale et affective, servait utilement les intentions de Sloterdijk. Alors que cet espace, comme on le voit très bien dans la reconstitution du néo-platonisme, en particulier de celui de Marsile Ficin, que propose Thomas Leinkauf, est d’abord le domaine du Père. Ce n’est qu’ensuite – mais selon une conséquence infaillible – qu’il devient un espace doué de qualités spirituelles et surtout intelligibles. Sloterdijk, lui, fait fusionner le topos de la sphère avec le topos de l’espace matriciel et de la maison. Ce qui est important dans la sphère telle que la conçoit Sloterdijk est qu’elle a des dimensions et qu’elle est plastique. Il s’emploie à contaminer théoriquement toute la grammaire de l’espace avec des idées telles que la protection maternelle de l’être et de la production du corps. Le volume le plus «chaud» de la Trilogie des sphères est par conséquent le premier. La traduction et les conséquences de la radicalité de sa thèse première, la quintessence qu’il aurait fallu en extraire – comme du reste de l’ancienne métaphysique des sphères, du néo-platonisme par exemple – est que la logique sociale et politique doit être interprétée comme une architecture et qu’il y a des conditions bâties du vivre ensemble.

      Dans le premier tome de la trilogie des Sphères, Sloterdijk reprend une idée de Thomas Macho, qui a décrit la position du jumeau primordial (Ur-Zwilling). Cette position est susceptible d’être diversement occupée par des figures de substitution. Le jumeau primordial – il s’agit de l’énigmatique placenta – fait des humains des êtres fondamentalement accompagnés, qui réalisent et réactivent la proximité première par des moyens toujours renouvelés. L’absence d’une structure moi-toi claire confère à cette première relation une polysémie qui permet que le choix du partenaire n’exclue nullement l’option toi-chose, si l’on peut se permettre la formulation7. La mère offre un cadre puissant à cette construction en fournissant le contenant, l’enveloppe, dont on peut certes changer (la naissance est un changement d’enveloppe), mais non sans dommage : on tombe de Charybde en Sylla, de l’utérus dans la maison.

      Il est tout à fait remarquable que la mère n’a pas ici le rôle trivial qu’on est habituellement tenté de lui faire jouer : l’enfant ne vient pas fondamentalement de la mère, il se développe avec son jumeau primordial dans une «maternitude» (Mutterheit) qui n’est autre que le premier espace, celui qui par lequel s’actualise une première fois le principe d’un espace de lien fiable (ver-bindlich)8. On s’attend à trouver tout de suite la mère au bout du cordon ombilical quand on le suit comme un fil. Sloterdijk, lui, trouve autre chose au bout du cordon : il fait son profit philosophique du fait que le cordon n’aboutit pas dans le corps de la mère (dans son nombril, par exemple, comme le croit une fantaisie inter-ombilicale très répandue), mais dans le placenta. Or le placenta n’a de rapport avec la mère que dans la seule mesure où c’est elle qui l’alimente pour le bien du fœtus. Le placenta ne représente pas la mère, il la sépare au contraire du fœtus d’une manière très compliquée sur le plan immunologique, ce qui, en bonne logique, oblige à conclure que l’enfant, en réalité, ne vient pas de la mère, mais qu’il se contente de sortir d’elleex Maria virgine», comme dit le Credo latin). Sloterdijk a donc montré, quod erat demonstrandum, que l’enfant ne vient pas de la mère. Et s’il a formulé l’hypothèse monstrueuse que la sphère est maternelle, il accorde au principe maternel (das Mütterliche) un statut au moins aussi conceptuel et abstrait qu’en possédait le principe paternel (das Väterliche) dans l’univers parallèle de la doctrine théologique des sphères. La dévotion à la mère que suscite le principe maternel – c’est une mauvaise nouvelle pour les féministes – n’est pas directement récupérable par les individus biologiques qui sont des mères. Il ne peut y avoir de dévotion à la mère que là où une maternitude im- ou transpersonnelle agit dans les mères réelles et fait d’elles des modèles de série d’une maternitude fondamentale. L’enfant n’aime pas automatiquement sa maman ni la maman son enfant parce que le binôme mère-enfant se serait mis en marche comme une machine binaire bien rodée, mais parce que, dans l’intérieur-ité (Innig-keit), à la faveur d’un espace qui permet la proximité, ils se transforment réciproquement en substituts respectifs de leurs jumeaux originaires. C’est en cela que réside la monstruosité philosophique. Selon ce principe, la maternitude peut se manifester partout, pas seulement dans la personne des «mères» biologiques. Cela, en soi, n’est pas nouveau. Mais qu’amplifiée par Sloterdijk cette idée devienne un universel, voilà la révolution.

      Alpais von Cudot, par exemple, décrit la vision qu’elle a eue sur la tombe de l’abbé Gilduin :

      «Quand elle regarda sa tombe, elle vit que la pierre qui recouvrait le cadavre avait été brisée ou ôtée. L’abbé se souleva et se dressa sur son séant, mit sa main sur la pointe de son sein droit, le pressa et en fit couler du lait en abondance, de sorte qu’il en aspergea tous les frères qui paraissaient entourer l’abbé, tant dans la salle du chapitre que dans le reste du monastère9

      «Mère» est une «position» et, dans l’apologétique de Sloterdijk, c’est la position «mère» (et pas le chaos, l’abysse et le champ comme chez Giordano Bruno) qui sert de point de départ à un nouveau compendium métaphysique. Selon Sloterdijk, la «mère» est une force transpersonnelle et transhumaine, un prédicat au sens de Spinoza, pourrait-on dire. La décrire dans le cadre d’une sphérologie philosophique serait aussi pertinent et aussi important que de développer ses qualités dans les termes de la physique théorique.

      Sur le plan politique, la différence des sexes s’est toujours traduite par un combat pour le privilège de la conception. L’inflexion particulière que donne Sloterdijk à l’interprétation des sphères renouvelle aussi le statut des sexes. Premier pas décisif, la référence au maternel (das Mütterliche) permet une égalisation entre les représentations des deux sexes. Mettant l’espace de la création en relation avec le féminin, ce puissant court-circuit théorique est, à lui tout seul, aussi productif que toutes les «mises à feu» réunies qui émaillent les divers traités disputant à Dieu le Père la responsabilité principale dans le devenir du monde.

      Second pas, également décisif, la construction de Sloterdijk permet de dépasser la différence entre le père et la mère, de sorte qu’au bout du compte il ne reste plus que des différences de proximité – avec leur gradation sémiotique – dans un contexte de spatialité primordiale. Ce sont les «ambient qualities» des tomes II et III des Sphères, ce sont des constellations sociales plastiques, qui ne relèvent plus du primat de la maternitude que dans la mesure où cette dernière reste une généreuse dispensatrice d’espace, comme Derrida le pensait de la chora platonicienne.

      La notion de «maternitude» sert à penser de manière exemplaire la qualité de la relation et de l’attachement (Verbindung et Bindung), qualités qui priment sur la séparation et l’individuation. La maternitude véhicule bien évidemment un éthos auquel on serait tenté d’accorder une grande ambition sociale et politique. Reconnaître la validité a priori de l’attachement AVANT la séparation est un renversement révolutionnaire du mythe philosophique de l’amnésie, du lapsus et du solipsisme. Que la doctrine de l’attachement soit «la plus belle», on n’en doutera pas. Mais son effet contagieux ne peut se déployer que tant que l’on échappe au vacarme manipulatif de la théorie médiologique et du catastrophisme psychotique ambiant. Dans la Trilogie des Sphères, Sloterdijk se réfère peu à la théorie médiologique, ce qui ne saurait être un reproche sérieux, si l’on songe que l’idée maîtresse de son projet est de fournir un récit ontologique de grande envergure. Mais l’idée sphérologique de Sloterdijk était riche de conséquences, et la théorie et la critique médiologique ont bien repéré l’importance de sa logique de l’attachement. Si en effet «être», c’est «être dans», être dans un espace qui possède cette qualité protectrice, cette qualité de générosité gratuite, alors l’héroïsme individuel, idée centrale de la modernité européenne, se transforme en une sorte d’existence somnambulique qui contient plus de moments passifs qu’actifs. Le mot-clef est et sera ici la manipulation. La porosité de l’être humain qui est jointe à son désir de se lier font de lui l’objet, le destinataire et le consommateur d’une «matrice» transpersonnelle douée d’une extension spatiale. Même si on réussit à créer des états de bien-être, il y a un prix à payer pour cette manière de se lier («on-line»). Jean Baudrillard l’avait dit dans un passage court et lucide de ce texte philosophique par ailleurs prophétique qu’est L’Échange symbolique et la mort :

      «La répression ne se fait plus au nom du père, mais en quelque sorte au nom de la mère. L’échange symbolique étant fondé sur la prohibition de l’inceste, toute abolition (censure, refoulement, déstructuration) de ce niveau de l’échange symbolique signifie un processus de régression incestueuse10

      Un soupçon apparaît alors, que Baudrillard explique ainsi :

      «C’est une angoisse plus profonde que la frustration génitale, car elle est l’angoisse de la destruction du symbolique et de l’échange dans une situation incestueuse, dans laquelle il manque même au sujet son propre manque – une angoisse qui s’exprime aujourd’hui dans la phobie et l’obsession de la manipulation11

      Baudrillard se concentrait sur une face de la médaille, Sloterdijk, tendanciellement du moins, sur l’autre. Baudrillard répand le pessimisme médiologique et civilisationnel sur le thème de la «maternitude12», Sloterdijk en fait au contraire ressortir les côtés bénéfiques. On aurait une vision complète si l’on prenait en considération les deux faces de la médaille. Non sans une certaine lucidité, Baudrillard formulait la revendication suivante : «Toute révolution à venir devra tenir compte de cette condition fondamentale et retrouver – entre la loi du père et le désir de la mère, entre le “cycle” répression/transgression et le cycle régression/manipulation – la forme d’articulation du symbolique»13. Les modalités techniques de l’économie des «points de connexion» («Anschlussstellen») (dans lesquels Sloterdijk verrait peut-être encore les lointains effets du «câblage» avec le placenta) et les conséquences d’une aptitude fondamentale à se laisser manipuler n’annulent pas l’effet bénéfique produit par le saut évolutif vers la médialité atmosphérique de notre époque. Cet effet bénéfique repose sur une réévaluation du sentiment et de l’empathie (das Mit-Fühlen). À supposer que le Logos de la Terre se révèle à nous dans un proche avenir – ce qui devrait être un sujet de recherche pertinent, étant donné la nécessité urgente d’élaborer de nouvelles énergies –, à supposer que la Terre intensifie sa relation avec d’autres étoiles, soleils et galaxies dans l’espace – Alcyon par exemple –, alors les aptitudes à sentir et à prophétiser accèderaient au rang de fondements essentiels d’une «communication interstellaire». On redécouvrirait la fonction d’antenne des «corps solides» vivants et on en parlerait différemment. Nous le voyons, les préparatifs de l’élargissement du cadre de notre réflexion philosophique sont déjà terminés.

      Ces préparatifs jettent une lumière nouvelle sur les débats économiques contemporains. La question est de savoir si le corps humain, sous sa forme «sexuée» notamment, a encore un rôle à jouer dans cette nouvelle économie – et si oui lequel. Avant de parler de «travail immatériel» et de la fin des «conditions de production» à l’ère du «cyberprolétariat», il faut reposer la question du statut du travail, du statut d’un «manque constitutif» et de sa conséquence, la valeur symbolique et existentielle accordée à l’argent. Pour le cas où le «droit au travail» reposerait sur un concept du corps dont on ne peut dire qu’une seule chose, c’est qu’il «grève le budget», on ne peut considérer le corps travaillant que comme une forme de prostitution. Pour penser une forme d’existence qui ne soit pas d’emblée considérée comme «coupable», il faudrait ériger l’enfance et la jeunesse en modèle universel. En grandissant, l’adulte se précipite de lui-même dans le piège qui consiste à intérioriser le reproche d’avoir jusque là vécu «à l’œil». La notion d’«enfant désiré» pourrait être une occasion idéale pour réfuter l’idée que la vie procède de la culpabilité. Ce n’est pas le souci qui caractérise cette conception de la vie (comme le souci caractérise les «patriarches» d’Heidegger), mais le fait d’être l’objet du souci (das Umsorgtsein). On peut donc dire que Sloterdijk a organisé son tableau des catégories d’une manière extraordinairement lucide.

      La blessure narcissique que représentait jusqu’ici l’entrée dans la vie active – le constat que la vie est tout sauf un cadeau, qu’il faut au contraire la gagner – pourrait être évitée si l’on érigeait durablement la jeunesse en modèle (la condition en est le revenu universel…). Pierre Klossowski disait d’ailleurs très justement que, dans le monde du travail, la justice devrait consister à ce que chacun soit payé «en femmes» pour son travail. L’entrée dans le monde masculin du souci semble donc associée à un fantasme : que les prostituées font office de dédommagement pour la nécessité même de la prostitution. Le corps féminin est ici clairement le corps de la victime qui paye/avec lequel on paye. Or ce corps féminin qui vient se placer au centre de la structure symbolique n’est pas le corps de la mère, c’est le corps juvénile de la jeune fille ou de la «demoiselle». Dans ce déplacement au sein de l’ordre économique – d’un manque constitutif vers une «wellness» universelle dans laquelle le manque n’est plus perceptible –, le corps de la mère devient un lieu de «production» pertinent, «gratuit» et «naturel». Il échappe donc à la capitalisation. Le corps de la mère est la marque de la nouvelle économie, la «jeune fille», elle, en tant qu’elle est douée d’empathie universelle, représente l’ambiance psychique d’une nouvelle société (elle la représente de manière pathologique dans le symptôme de la psychose, pas de l’hystérie). Dans son nouveau livre When species meet, Donna Haraway a donné une explication autobiographique de ce phénomène en méditant sur la zone de contact entre humain et animal, entre femme et chien pour être plus précis14. Baudrillard qualifiait cette situation – le primat de l’empathie sur la distanciation critique – de «manipulation incestueuse», ce qui a une connotation négative. Ce qu’il identifiait comme incestueux est au contraire décrit par Haraway comme l’aptitude à une nouvelle biosocialité. Haraway pense que les individus se «gouvernent» (steuern) les uns les autres15. «L’inceste» comme modalité de la symbiose ne serait donc plus cet épouvantail qu’il représentait dans la logique de l’œdipalisation, mais un «état originel» plus noble, l’abolition de la «loi», un mode d’être d’intensité modérée et baignant dans une ambiance «fœtalisante», «génératrice de symbiose». Cette atmosphère est plutôt celle de l’unité mère-fille, elle n’est pas définie par l’interdit de l’inceste. Privilégier le fait d’être entouré de soins par rapport au souci de prodiguer des soins annonce l’avènement de l’ordre symbolique de la mère, comme le disait justement Baudrillard. Mais, devrait-on ajouter, cela ne se produit pas seulement grâce à l’extension sphérique de «mère» dans le sens de Sloterdijk, mais aussi grâce à la force bénéfique du désir «de celles et ceux qui sont en symbiose». Il reste à se demander si la réalisation du désir de la mère, que les «nouveaux infantiles» assimilent à la réalisation de leur propre désir, est vraiment quelque chose d’aussi terrible que la Psychose de Hitchcock. Très tôt, Baudrillard avait identifié là une forme particulièrement perfide et dangereuse de manipulation, qui, à l’opposé des formes patriarcales de la manipulation, se manifeste d’une manière «soft16».

      Les intuitions nouvelles de Donna Haraway devraient nous mettre la puce à l’oreille. Elles vont dans le sens d’une anthropologie philosophique très proche de la sphérologie de Sloterdijk quand il décrit les humains comme des êtres sentants sur l’horizon d’une chora douée de qualités maternantes. Les humains sont définis comme ceux qui sont dans l’attachement et qui le restent. Ce trait correspondrait parfaitement à la figure de la jeune fille dans l’éventail des signifiants psychanalytiques17. Dans le scénario de la famille bourgeoise, la jeune fille était celle qui échappe à l’interdit de l’inceste dans sa relation avec la mère18. Quand la mère incarne un principe premier dispensateur d’espace, alors la fille ou la jeune fille, entretenant sans déchirure ni rupture une relation avec cette «mère», est la figure maîtresse de notre présent en quête d’attachement. D’une certaine manière, la fille n’est pas encore «usée» ; elle est en toutes choses, mais jamais en tant qu’elle-même. C’est précisément cette compétence qui devient décisive dans le contexte de ce que Baudrillard appelait la «manipulation incestueuse». À partir de la mère comme «contenant» (toi-container), on ne peut déterminer les caractéristiques du «contenu» que de manière catégorielle, pas de manière qualitative. La jeune fille est toujours pour une part «fichée» dans la mère. Elle représente sans médiation «l’accès», l’em-pathie, la vérité de la «gémellité» et du binôme social. La maternitude n’est pas une façon d’être réservée aux mères biologiques réelles, comme l’ont définitivement montré les analyses de Stoterdijk, elle est une force qui peut être recueillie et accumulée comme un fluide. Cela vaut aussi pour la «force de la fille» (Tochterkraft). Les conditions médiatiques et technologiques contemporaines de l’attachement ne doivent pas nous laisser ignorer les possibilités positives de l’universal girl. C’est elle qui nous permet d’entrer dans des identités multiples. Elle est le «savoir oraculaire», la capacité à «ressentir» diverses identités de groupe, y compris celles qui sont bien au-delà des barrières d’espèces. Grâce à elle nous pourrons nous brancher toujours plus facilement sur des identités de groupe variées et aujourd’hui violemment antagonistes. C’est une compétence extraordinairement importante. On la trouve dans la personne des filles réelles, mais aussi partout. Elle est, si l’on nous permet la formulation, la forme désanthropomorphisée de l’existence dans le contexte systémique «Gaia» ou «Terra». Elle nous confère une nouvelle forme de connaissance, elle est la marque d’une nouvelle époque. Sloterdijk reprend ce fil dans son nouveau livre Après nous le déluge19. Il s’agit cette fois du renouvellement des générations : comment se comportent les générations les unes envers les autres? sont-elles solidaires ou révolutionnaires dans leurs relations? Sloterdijk montre que la rupture entre les générations, la négation de la génération des parents est le moteur d’une culture dans laquelle l’invention et le renouvellement sont des valeurs centrales. Et là, ce n’est plus la mère qui est l’objet de l’enquête, mais le père, un père aboli par des opérations compliquées mais curieusement invisibles. Le père de famille, sous le patronat de Saint Joseph, abdique dans la mesure même où on fait jouer à «Dieu le père» le rôle du «père de tous». Le fils, jusqu’ici dans l’ombre de son patron, traîne avec lui son manque du père en un double sens : en abolissant la loi et en tenant pour nul et non avenu l’effet symbolique et génétique du père. La «maternitude» abstraite de la sphérologie ne trouve donc pas son complément paternel, au sens où Dieu le père aurait sa place à côté d’une mère ontologiquement élargie. Sloterdijk pense au contraire jusqu’à son terme ce qui était en germe dans Sphères I, à savoir que les êtres humains ne procèdent pas totalement de leurs parents, qu’ils s’inventent, se découvrent, se libèrent dans des architectures complexes et pluridimensionnelles. La réévaluation de la mère dans Sphères I a sans aucun doute une tout autre portée que la réévaluation du père qui abdique en faveur du fils dans Après nous le déluge. Logiquement, il ne reste plus qu’une mère monstrueuse qui s’est fondue avec l’espace et un fils qui s’invente sans père. Est-ce la résurrection d’Œdipe? La transgression de tous les rôles familiaux? Dès lors que l’on cesse de se focaliser sur les parents et que, parmi les conditions de la reproduction et de la socialisation humaine, on privilégie les grandeurs systémiques de la terre féconde (la «perpétuation des espèces [Fortpflanzung]»), la fiction de la «génétique» peut se déployer sans difficultés : l’idée d’une machinerie désubjectivée de la reproduction de l’espèce a investi depuis longtemps des technologies de reproduction devenues courantes.

      Qu’en est-il? Sloterdijk par ses contributions substantielles sur l’absence des parents nous prépare-t-il un avenir de reproduction purement technique? Se contente-t-il de légitimer ce qui existe déjà? À la bifurcation entre les aspects systémiques-techniques de la reproduction et du renouvellement des générations d’un côté, et, de l’autre, ses aspects subjectifs, voulus par le destin dans la «logique de la Terre», Sloterdijk s’appuie sur les dimensions qui peuvent être racontées de manière subjective et revendiquées par la révolution. Ce qui signifie qu’il ontologise l’élément purement «technique» de la reproduction. Quand on prend la longue histoire comme horizon d’investigation, comme il le fait dans Après nous le déluge, on voit bien que l’ère des technologies reproductrices avait été préparée de longue date. Sloterdijk l’a montré par ses réflexions sur «l’auto-création» de l’être humain, qu’il désigne de ce «vilain» mot d’«élevage» (Züchtung). Après l’abolition des parents ou plutôt après la découverte de leur reproductibilité, vient la recherche d’un ancrage individuel dans le concert des attachements. La libération des terrorismes parentaux de toute nature pourrait en être l’effet. Mais il n’est pas exclu qu’il reste encore assez de ressentiment et de tristesse pour l’empêcher.

      1. Traduit de l’allemand par Béatrice Durand
      2. Peter Sloterdijk, L’Arbre magique. La Naissance de la psychanalyse en l’an 1785 (1988), Paris, Flammarion, 1992 ; Critique de la raison cynique (1983), Paris, Christian Bourgois, 1987.
      3. *ndlt : En français dans le texte.
      4. On trouve des informations historiques toujours fiables dans Dietrich Mahnke, Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt, Halle 1937, reprint Stuttgart-Bad Cannstatt, 1966. Pour une approche plus détaillée, voir la somme plus récente de Michel-Pierre Lerner, Le Monde des sphères : Genèse et triomphe d’une représentation cosmique (vol. I), Paris 1996, et La Fin du Cosmos classique (vol.II) Paris 1997.
      5. Voir à ce sujet Elisabeth von Samsonow, Die Erzeugung des Sichtbaren. Die philosophische Begründung naturwissenschaftlicher Wahrheit bei Johannes Kepler, Munich, Wilhem Fink Verlag, 1986, et en particulier la partie IV, «Metaphysik. Das Sphärensymbol», p. 36-46
      6. Gottfried W. F. Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke. Présentée d’après les manuscrits originaux de Hanovre et de Londres par André Robinet, Paris, PUF, 1957, p. 147-148
      7. Dans sa Strukturanthropologie, Heinrich Rombach a interprété ce point avec une clarté qui ne laisse rien à désirer. Selon lui, l’excellence humaine évolue à vue d’œil vers une interférence avec le «monde». Même le vieux modèle de «l’inimitié» en est ébranlé. Voir Heinrich Rombach, Strukturanthropologie, chap. 7, «Der Schritt über den Menschen hinaus », p. 197 sq. et chap. 8, «Der “Neue Mensch”», en particulier p. 123 sq.
      8. *ndlt : Jeu sur l’adjectif verbindlich, qui signifie «fiable» parce que le partenaire s’est lié (verbunden) par une promesse ou un contrat.
      9. Peter Dinzelbacher, Mittelalterliche Visionsliteratur. Eine Anthologie, Darmstadt 1989, p. 135
      10. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, Minuit, 1976, p. 174-175
      11. Jean Baudrillard, Ibid., p. 175
      12. Ce que fait aussi Marie-Luise Angerer dans sa critique de l’affect : elle souligne précisément cet aspect de la manipulation universelle.
      13. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, op. cit., p. 175-176
      14. Voir en particulier Donna Haraway, «Notes of a Sportwriter’s Daughter/Able Bodies and Companion Species», When species meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.
      15. Donna Haraway, «Living Histories in the Contact Zone», Ibid., p. 35 sq.
      16. Jean Baudrillard dans L’Échange symbolique et la mort (op. cit., p. 174) en décrit les caractéristiques : «…[la répression] n’est plus violente, c’est une répression pacifiée»
      17. Pour plus de détails voir Elisabeth von Samsonow, L’Anti-Électre. Totémisme et schizogamie (2007), Genève, MétisPresses, 2015. Étonnante est aussi l’affirmation de Donna Haraway dans When species meet (op. cit., p. 165) : «Les partenaires ne préexistent pas à leur relation : les partenaires sont précisément le produit de l’inter- et de l’intra-action d’êtres charnels, signifiants et matériellement sémiotiques. C’est peut-être le savoir de la fille (daughter) […].»
      18. Divers cas récents nous rappellent le risque de l’inceste du père sur la fille.
      19. Peter Sloterdijk, Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique (2014), Paris, Payot, 2016.

      Des mouvements ascensionnels

      Erik Bordeleau

      L’enchantement qui combat en notre faveur, c’est la magie de l’extrême, la séduction qu’exerce tout ce qui est extrême : nous autres immoralistes – nous sommes les plus extrêmes…— Friedrich Nietzsche

      君子之於道也,不成章不达。

      L’homme de bien, dans sa recherche, s’il ne réalise pas une forme achevée, il n’atteint pas.
      — Mencius1

      1

      S’il fallait caractériser l’œuvre de Peter Sloterdijk d’un seul et unique trait, je dirais qu’elle consiste en une pensée de l’enchantement vital par les formes dont l’expression la plus générale, dans le registre de la biologie sémio-spéculative, se formulerait comme suit :

      «Le secret de la vie, dès le palier des cellules primitives, ne peut être détaché du mystère de la forme, ou plus précisément de la constitution d’espaces intérieurs selon les lois de la sphère. (…) Dans l’organisme primitif, l’espace est en route vers le Soi2

      Cette caractérisation a l’avantage de tenir en une formule deux dimensions essentielles de la pensée sloterdijkienne des sphères. D’abord, elle fait signe vers la composante réaliste pluraliste de son travail. Sloterdijk dans son œuvre met en scène un «drame permanent de la démarcation» spatio-immunitaire, où «chaque “chose” est posée dans son “lieu” afin d’y faire ses preuves3». Cette agonique architecturale des formes de vie d’inspiration nietzschéenne le rapproche à plus d’un égard des travaux de son bon ami Bruno Latour, un autre penseur incontournable du spatial turn au sein des sciences humaines contemporaines. Le Latour des Irréductions, mais aussi, quoiqu’avec quelques correctifs, de l’Enquête sur les modes d’existence, se présente en effet comme un penseur des épreuves et des forces : il s’intéresse à la manière dont les êtres persévèrent dans l’existence, ou pour le dire avec le philosophe de Karlsruhe, à la série des «succès ontologiques» qui font «le miracle de leur actualité4». Ceci dit, du point de vue de la prolifique phénoménologie de l’espace développée par Sloterdijk, les acteurs-réseaux latouriens sont trop plats. Latour d’ailleurs lui-même en convient, qui s’est récemment affairé à leur donner plus de texture en les redéployant selon une pluralité de modes d’existence. Pour Sloterdijk en effet, les réseaux latouriens, composés sémiotiques de lignes et de points, sont porteurs de «tendances anorexiques qui désenchantent» ; ils ne suffiraient donc pas, à son sens, à rendre compte dans toute leur richesse et leur complexité de la composition des mondes que nous habitons5.

      L’idée qu’une formalisation conceptuelle faillisse parce qu’elle désenchante n’est pas si courante. Normalement, on attend justement des sciences qu’elles produisent des savoirs affectés d’un coefficient de détachement suffisant. Par la négative, on trouve là une indication déterminante sur la teneur à la fois spéculative et littéraire de l’ambition que nourrit Sloterdijk en tant que théoricien des espaces intérieurs animés. L’espace tel qu’il le conçoit ne saurait en effet se limiter à une surface d’épreuves et de connexions dans l’élément extérieur. Suivant en cela l’impulsion théorique heideggerienne, La Terre est pour Sloterdijk le lieu d’extases locales irréductibles aux réseaux médiatiques qui l’enserrent toujours plus sûrement. Pour le dire de manière toute schématique, la pensée de l’animation des sphères suppose que toute formation spatiale comporte une dimension génétique qui précède la tridimensionnalité ordinaire. L’espace doit ainsi être conçu comme lieu et matrice de devenirs :

      «Le concept d’espace qui entre ici en jeu est manifestement un concept non physique et non trivial (…) Cela doit être un lieu qui, à l’instar de la khôra platonicienne (…) est une matrice des dimensions en général, et peut dans cette mesure être la «nourrice du devenir», pour reprendre la métaphore grandiosement obscure de «l’espace» comme «où» hébergeant le devenir6».

      Ainsi donc, si «l’éternelle nostalgie de l’âme revient toujours à l’espace», selon le mot de Max Bense placé en exergue de Globes, l’espace quant à lui n’atteindrait à sa pleine expression que dans l’horizon spéculatif ou futurial d’une géophilosophie. En clé théologique, cela s’énoncerait à peu près ainsi : «l’espace, on l’avait oublié pour un moment, est le siège des dieux. Après un siècle d’idolâtrie du temps, le souvenir de l’espace inspiré ressemble à un retour à nos meilleures possibilités7

      2

      Tant dans la forme que dans le fond, l’œuvre de Sloterdijk, et c’est le deuxième élément que j’aimerais ici mettre en évidence, reste inaudible si on ne lui concède pas la prétention de nous renseigner sur les énigmes métaphysiques de l’anima mundi et autres modes d’enchantement anti-gravitationnels. Son matérialisme dionysiaque et postcritique répond en effet d’une exigence énonciative unique dans le champ théorique contemporain. Suivant le sens antique du terme theoros, la disposition à la théorie célébrée par Sloterdijk coïncide avec le spectacle constamment renouvelé de la vie dans son essor festif. Theoros est celui qui participe à une délégation envoyée à une fête, et qui par-là s’en voit ravi. Cette expérience initiatique et événementielle du ravissement est absolument centrale chez Sloterdijk. Elle teinte ses redescriptions spéculatives et ses dévoilements généalogiques d’une tonalité expansive et prophétique. Le grand récit sloterdijkien de l’individuation anthropotechnique et de l’animation des sphères se dit par exemple fondé sur l’hypothèse qu’ «il n’y a rien dans la technologie qui ne se retrouvait pas au préalable dans la métaphysique, et rien dans la métaphysique qui ne figurait d’abord dans la magie8». Manière de dire que l’ensemble de ses analyses, qu’elles soient d’ordre mythopoïétiques ou théologico-médiatiques, entretiennent sur le monde un regard global extatique qui ne perd jamais de vue les «paradis énergétiques au-dessous des personnalités9».

      Dans la trilogie des sphères, cette immédiateté luxuriante et sensible, cette zone d’inclusion animale et mutuelle qu’est la vie, Sloterdijk la pense en termes d’activité aphrogène originelle. Toute la sphérologie de Sloterdijk se développe sous le signe de l’écume féconde, c’est-à-dire, de la déesse Aphrodite (du grec aphros, écume). Déesse de l’amour et de la sexualité, Aphrodite intensifie les puissances d’expression collective – elle immédiatise les formes de vie et communique l’amour du milieu10. Sous son patronage, la pensée des sphères noue une alliance durable avec l’antique tradition d’une érotique des idées. Il ne faut évidemment pas comprendre ici le milieu comme une juste mesure éthique qui s’établirait à égale distance entre l’excès et le défaut, mais bien comme puissance immanente et singulière d’engendrement, au sens que Deleuze et Guattari par exemple donnent à ce mot lorsqu’ils nous enjoignent à saisir les choses au vol, à les prendre «par le milieu». C’est au Hésiode de la Théogonie que revient le mérite d’avoir forgé l’adjectif aphrogénéa, et d’avoir ainsi produit «l’image mentale inouïe d’une écume dotée non seulement d’une énergie formelle, mais aussi de la faculté de faire naître et d’un potentiel génératif dans la production du beau, de l’attirant, du parachevé11.» C’est dans cet esprit que Sloterdijk développera cette ontologie des flux médiatiques qu’il appelle théorie des sphères ou encore aphrologie. Contre le préjugé substantialiste dominant et les fondamentalismes larvés, il s’agit d’une pensée qui en appelle à une attention renouvelée aux possibles hébergés par les «systèmes affectés de co-fragilité» ; une pensée, donc, pour laquelle «le plus fragile est conçu comme le plus réel12». Voilà un programme de pensée à la fois pratique et spéculatif, qui trace les contours d’une sorte d’anthropologie sauvage des interstices et des formes de nos enchantements esthético-politiques.

      3

      Les sphères peuvent être définies de plusieurs façons. Partant de ce que Bachelard appelait «l’intimité de la rondeur», elles se conçoivent comme des «lieux de la résonance inter-animale dans lesquels la manière dont les créatures vivantes sont ensemble se transforme en un pouvoir plastique13». Sloterdijk qualifie parfois les sphères humaines de «serres érotico-esthétiques» afin de marquer leur rôle de production d’intérieurs confortables et propices à la croissance. Dans la perspective sphérique, l’humanité est ainsi le produit d’une «évolution autoplastique luxuriante» ; et sur un mode résolument jubilatoire, Sloterdijk ne peut s’empêcher de noter que suite aux conditions favorables qui ont pu régner dans les serres humaines, «l’homme est en route vers la beauté14».

      Pour Sloterdijk, on l’aura compris, la vie est affaire de forme. L’impulsion aphrogène aspire à sa complétion : c’est une appétition qui cherche satisfaction (esthétique). La forme ainsi décrite ne se rapporte pas simplement à un état de chose. Elle doit plutôt être entendue comme un événement perceptuel immanent à la vie et dont il faut apprendre à saisir le mouvement – l’enchantement – propre. Ce mouvement d’animation, Sloterdijk le dit ascendant. Cette orientation détermine l’ensemble de sa pensée. Elle le place en position quelque peu volatile – pour ne pas dire en porte-à-faux – vis-à-vis une certaine pensée critique, qui a souvent tendance à sous-estimer l’importance de cette dimension de propulsion affective ou à invariablement la plomber par négligence, c’est-à-dire en la prenant pour acquise. La différence introduite par la théorie des sphères pour l’interprétation de l’histoire humaine (et pas seulement) réside précisément à ses yeux dans le fait qu’elle nous rend plus attentifs aux «moments de mouvement ascensionnel, d’excédent et de libre dérive à l’intérieur des îles anthropogènes15». Cette approche, qui affirme l’abondance au commencement de toute chose, le prémunit contre les conceptions survivalistes de la conditio humana, lesquelles se contentent «d’accompagner la marche des “cultures” et des ethnies le long du parapet de leurs nécessités internes et de leurs stresseurs externes16». De fait, en contraste polémique avec les adeptes du «réalisme de la pauvreté», Sloterdijk ira jusqu’à dire que «sans un concept explicite du mouvement ascensionnel, l’activité aphrogène originelle de l’être humain n’est pas exprimable17».

      4

      C’est ce sens des envols précaires et des compositions plus ou moins fugitives, cet imaginaire des déploiements historiques et des complétudes relatives dont j’aimerais dégager plus nettement les contours dans le cadre de cette étude. Cette analytique prospective de quelques mouvements ascensionnels qui peuplent son œuvre s’articulera selon trois plans qui ne cesseront de s’enchevêtrer. D’abord, j’interrogerai les dimensions littéraire et spéculative de ses descriptions mégalopathiques. Plus particulièrement, j’aimerais mettre en évidence la posture d’énonciation macro-historique adoptée par Sloterdijk et ses effets d’annonce futuriale, en portant attention à la manière dont il relève pour son propre compte l’impératif extatique et jubilatoire qui a présidé à l’essor de la métaphysique classique. À cela s’ajoutera un plan d’analyse éthopoïétique, plus diffus, où se recouperont différentes considérations sur la production de subjectivités, la redéfinition de l’âme comme enjeu immunologique et les effets d’initiation propres à la pratique de la philosophie. Sloterdijk décrit en effet la philosophie comme pratique initiatique et impériale d’installation «dans le plus grand». Qu’en est-il des mouvements ascensionnels et de leur volonté de puissance, c’est-à-dire de cette impulsion différentielle de la vie à se surmonter elle-même, dès lors qu’ils sont envisagés du point de vue de leur «impérialité latente ou manifeste»? Pourquoi l’optimum morphologique sloterdijkien se montre-il invariablement hiérarchique ou, pour ainsi dire, enclos par le haut? Ce troisième plan, dit politique, est sans aucun doute le plus délicat à traiter. Il a déjà fait l’objet de quelques études préalables18, et plusieurs textes du présent volume adressent la question avec aplomb. Je tâcherai pour ma part de voir si Sloterdijk, à l’instar du philosophe Alfred N. Whitehead, malgré son attachement évident à la «grande» histoire de la pensée occidentale, ne pourrait pas, et ce malgré une tendance certaine à l’eurocentrisme, contribuer à une décolonisation de nos modes d’abstraction.

       

      Naissance fabulée et devenirs de la philosophie
      (Sloterdijk avec Whitehead)

       

      «Ainsi, le fait général, tel qu’il se présente à nous empiriquement, apparaît comme le mouvement d’ascension de quelques-uns combiné avec un lent écoulement de l’ample ordre physique ancien qui forme la base à partir de laquelle la montée a lieu19».

      1

      Dans les premières pages de Globes, le deuxième tome de la trilogie des Sphères, Sloterdijk s’élance dans une description magnifiante de l’«idylle intensive» dans laquelle un groupe d’hommes sages, barbus et désœuvrés se sont vus durablement plongés suite à leur contemplation circonspecte de la perfection sphérique de l’Être. Tout l’effort narratif de Sloterdijk vise à nous rendre contemporain de l’effet de métamorphose et de transfiguration qui a opéré chez ceux qu’on appellera bientôt philosophes et qui, pour l’immédiat et pour le futur, ont été illuminés par cette nouvelle évidence géométrique : Eiso panta, «tout est à l’intérieur», tout est grâce pour qui comprend que tout est dans le cercle. Avec les accents euphoriques et cosmo-théologiques de rigueur – «tout langage théorique non jubilatoire serait un indice du fait que le candidat n’a pas été frappé par la foudre de l’évidence20» – Sloterdijk indique comment, désormais, « la sphaira, l’Un devenu forme, est le dieu qui donne à penser21». Cette divinité d’un genre nouveau embrasse le global et vise à l’universel ; elle n’en demeure pas moins jalousement – sinon méthodiquement – exclusive. Dans la «Remarque liminaire» sur laquelle s’ouvre le projet des Sphères, Sloterdijk rappelle l’inscription légendaire qui figurait à l’entrée de l’Académie de Platon : «Que nul n’entre s’il n’est géomètre.» Pas que la géométrie soit pour Platon un but en soi. Seulement, l’audace spéculative, créatrice d’avenir, demande à être disciplinée suivant le sens des formes et la perfection révérée du sphérique.

      2

      Il peut être intéressant d’adjoindre au récit fabulé de la naissance de la philosophie selon Sloterdijk celui, autrement plus sobre mais non moins ambitieux dans sa portée civilisationnelle, du philosophe anglais Alfred N. Whitehead. Une des choses qui frappe dans le récit whiteheadien de la fonction de raison et sa formalisation par la méthode philosophique est l’importance qu’il accorde à «l’impulsion vers la nouveauté22», laquelle s’exprime en conjonction avec ce qu’il nomme «appétition anarchique». Pour Whitehead, le mouvement ascensionnel est premier. Le rôle de la raison, dès lors, est de «favoriser l’art de vivre23» en «dirigeant l’attaque vers le milieu24» en vue d’un mieux vivre(((Dans un sens décidément similaire, Sloterdijk développe «un concept de l’immunité porteur de traits offensifs», à partir
      duquel le «modus vivendi humain» se présente comme «autodéfense par la créativité» : «Les travaux menés en permanence sur leurs propres sphères vitales sont donc l’activité aphrogène primaire.» Voir Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 222 ))). «Dans le corps animal, écrit Whitehead, nous pouvons observer l’appétition vers l’ascension, la raison servant de facteur sélectif25.» Chez les humains, cela se traduit entre autres par une «soif d’infini» et une activité visionnaire porteuse de «nouveauté imaginative» : «Quand la raison spéculative a émergé en tant que force discernable elle est apparue sous la forme d’inspirations sporadiques26.» À ce niveau d’analyse, Whitehead prend soin de noter le rapport étroit qui existe entre la raison spéculative et les intuitions religieuses. Puis vinrent les Grecs. Les Grecs, nous dit Whitehead, «ont fourni l’instrument définitif de la discipline spéculative27» ; «ils ont découvert le secret quasi incroyable que la raison spéculative était elle-même soumise à une méthode régulière26». C’est ainsi que le projet âme du monde ou anima mundi, concentré à la fine pointe du verbe être et de ses possibilités analytiques, «entre dans sa phase de précision29» et devient philosophie.

      3

      Essayons de caractériser encore un peu plus ce qui est en jeu dans cette description mégalopathique des origines fabulées de l’universel philosophique. Le récit whiteheadien des origines de la philosophie s’élabore dans le cadre d’une interprétation du «statut naturel de nos abstractions30». Cette histoire s’articule principalement autour de cette fragile merveille qu’est la spéculation abstraite et de laquelle ne dépend rien de moins, selon Whitehead, que le salut du monde31. C’est que, sur fond des thèses encore en vigueur à son époque concernant ce que Marx et Engels ont pour leur part nommé la «stagnation asiatique», Whitehead explique comment l’élan vers la nouveauté ne va jamais de soi, ou, pour le dire selon son vocabulaire technique, comment l’esprit de la spéculation peut très bien déserter la fonction de raison. Il s’en suit que les mouvements ascensionnels doivent être activement entretenus : ils sont historiques, périssables et contingents. C’est dans le cadre de cette dramatisation civilisationnelle que Whitehead pourra affirmer, avec toute la solennité qu’il se doit, que «le secret du progrès git dans l’intérêt spéculatif pour des schèmes abstraits de morphologie32». Dans cette optique, nous pourrions dire que, telle que Sloterdijk la présente, la sphère Une de l’ontologie classique a joué pendant de nombreux siècle le rôle de canevas directeur, une sorte d’attracteur morpho-spéculatif pour des êtres visionnaires et créateurs d’avenir.

      Mais n’est-il pas étrange de raconter les débuts de la philosophie en la plaçant sous le signe de la divinité? Divinité issue de la pensée spéculative certes, mais qui mobilise tout de même, au moins comme métaphore, notre disposition à l’émerveillement et à la dévotion. Peut-être faut-il voir là une manière de rendre compte de la composante aphrogène inhérente à tout mouvement ascensionnel, même le plus décharné, abstrait ou spéculatif. Nous avons vu combien il importe à Whitehead de rendre compte de cette appétition ou part anarchique qui anime la raison spéculative et lui permet de défier toute méthode préétablie. Cette dimension d’essor, et les modes d’abstraction qui lui sont corolaires, ne vont pas de soi. Whitehead décrit la mise à l’aventure spéculative comme un jeu entre des expériences physiques, qui sont constituées par «la pure jouissance finale d’être quelque chose d’une manière bien définie33», et les expériences mentales. Ces dernières correspondent aux schémas abstraits de morphologie évoqués précédemment, dans la mesure où elles visent à «des fins idéales» et une «satisfaction esthétique» en dehors de la «simple tendance physique». Le pôle mental, «organe de la nouveauté», s’oriente «vers une forme en vue de sa réalisation»34. Ce schéma idéaliste d’inspiration platonicienne recoupe en plusieurs points le récit sloterdijkien. L’un comme l’autre illustre comment, prise par le biais de l’essor spéculatif, l’activité aphrogène est à la fois mise à l’aventure (mentale) et jouissance de la complétion (physique). C’est à cette double-articulation que nous allons maintenant nous attarder, en nous attachant à sa composante littéraire, futuriale et jubilatoire.

      4

      L’exercice de la philosophie ne se limite jamais à l’exercice scolaire et doctrinal de la raison à laquelle elle est trop souvent réduite. Elle requiert au contraire qu’on la conçoive comme une école de l’extase, de la grandeur et de l’étonnement35. La pensée de Sloterdijk croise ainsi celle de Whitehead en ce que toutes deux peuvent être lues comme appel à une grandeur spéculative qui comporte toujours une dimension d’intensité affective et qui participe, sur un mode postcritique, au mystère de la création des formes. Whitehead excelle à faire jouer l’esprit d’aventure spéculative contre la fatigue, les répétitions et leurs retombées36. Sloterdijk complète cet esprit d’aventure avec une description des conditions historiques et macro-historiques dans lesquelles se sont formées les enveloppes psycho-existentielles requises pour que les élans spéculatifs se soutiennent dans la durée.

      En ce sens, l’Être Un sphérique représente pour les Anciens un optimum morphologique : il est condition de possibilité et principe d’abondance qui commande à la fois une gratitude contemplative et des analyses glorificatrices. Car, comme je le soulignais plus tôt, pour qui participe effectivement de la complétude débordante du Tout, «le ton est le message». Le langage qui s’impose est donc celui de la célébration, où «le superlatif est la chose elle-même» et où «fêtes et mots se déploient de manière synchrone37». D’où encore que langage religieux et philosophiques se mêlent si volontiers dans l’interprétation sloterdijkienne de l’onto-théologie : «… bien avant la bonne nouvelle en personne, un évangile morphologique avait enchanté les intelligences du monde antique38» Dans «L’aperçu rétrospectif» qui conclut Écumes et sur lequel nous reviendrons plus en détails, Sloterdijk décrit ainsi, par la bouche du personnage du critique littéraire qui découvrirait là la clé de sa méthode spéculative, la trilogie des sphères comme «un essai sur le superlatif» :

      «C’est avec le principe du meilleur possible que débute la pensée et qu’il faut tenter, par la suite, de maintenir le niveau (…) Dire ce qui est signifie toujours, dans ce régime : porter au niveau de la parole ce qui constitue le plus haut, le meilleur, l’achevé, au moins tant que l’on parle des deux sur-objets, Dieu et le monde, et de leurs annexes politiques, la ville organisée de manière optimale et la bonne vie qu’on y mène (…)39»

      5

      Cette interprétation rétrospective visant à célébrer la gloire désormais déchue de l’Un métaphysique joue chez Sloterdijk un rôle polémique déterminant. Elle voudrait rétablir un plus juste équilibre en regard de deux tendances prédominantes sur la scène intellectuelle contemporaine. D’abord, Sloterdijk pourfend, au nom d’une éthique de la générosité spéculative, les différentes formes de pensée critiques et identitaires qui se donnent comme situation première la pénurie et, de suite, ne peuvent faire autrement que de sacraliser les vécus de la domination. Pour Sloterdijk en effet, «ce que l’on appelle généralement la fin de la métaphysique est aussi, dans la plupart des cas, le début de l’effort consistant à donner licence, sur le plan théorique, au ressentiment40». À l’inverse, l’ontologie classique telle que célébrée par Sloterdijk place au commencement l’abondance, projetant ainsi «une lumière aristocratique sur tout ce qui se présente41». L’énonciation superlative sloterdijkienne voudrait suivre au plus près le mouvement interne et génétique de la pensée philosophique, à savoir son «amour du tout par transfert42» telle qu’il la définit dans les première pages de Bulles. Ce mode d’expression performerait ainsi, au niveau de la pensée théorique, une opération similaire au translatio imperii – transfert de la puissance – du motif dramatique de l’empire romain qu’il identifie aux fondements de l’Europe contemporaine43. Le malentendu ici serait de faire de Sloterdijk un simple apologiste de la grandeur impériale (et coloniale) passée du Vieux continent, là où l’Europe qu’il appelle de ses vœux serait plutôt, à l’image de sa pensée pluraliste des écumes, un lieu de réflexion et de métabolisation de nouvelles formes politiques coopératives et post-impériales, immunisées contre les excitations nationalistes et déprises du fantasme de la centralité. Sloterdijk, penseur post-métaphysique, et par-là même, potentiel pharmakon décolonial? Il faudra y revenir.

      6

      Sloterdijk trouve chez Foucault ou Deleuze des alliés de premier plan dans son combat contre les différentes formes de ressentiment critique issues du primat accordé au manque et à la pauvreté. Néanmoins, ils se désolidarisent en partie de ceux-ci lorsque vient le temps de formuler le fin mot de son projet ontologique. Sloterdijk, et c’est là un des éléments les plus déterminant (et problématique) de sa posture politique, récuse l’infinitisme de gauche, et en premier lieu son rejet un peu simpliste du «fait» de la hiérarchie. Dans un entretien récent, Sloterdijk par exemple témoigne de son malaise vis-à-vis d’un Deleuze un peu trop anarchiste à ses yeux :

      «If you read Deleuze, by and by you feel a little bit uneasy because the resentment against all hierarchical structures is so strong. You feel that it simply can’t be true, because hierarchies just exist8

      Cette attitude réaliste et anti-nomadologique – il la définit parfois de «conservatisme élastique» – le rapproche du conservatisme institutionnel d’un Bruno Latour. Elle l’amène à formuler une pensée cosmopolitique soucieuse de composer avec l’élément sédentaire des pratiques et les démarcations culturelles en vigueur, tout en restant sensible aux mouvements ascensionnels ou aberrants par lesquels procèdent des peuples à venir.

      «Ce qui importe, après la lassitude que nous inspirent les infinitismes poststructuralistes, c’est le travail à une ontologie du monde fini, inachevé, monstrueux ; dans ce monde-là, il faut mener à l’équilibre les moments conserva- teurs et explosifs, on pourrait aussi dire les intérêts psychiques et techniques, tous deux dans leurs radicalismes. (…) La pensée du futur – peut-être une philosophie transgénique – part de la perception du fait que le projet métaphysique d’animation du cosmos – le monosphérisme – a échoué sans que le fait psychique, dans son extension obstinée, ait pour autant été démenti45».

      7

      Là encore s’exprime une défense du fait psychique essentiel de l’animation, lequel, dans le langage technique de Sloterdijk, coïncide avec l’activité aphrogène originelle. Le regard rétrospectif jeté sur l’histoire de la métaphysique vise à en révéler et, jusque dans une certaine mesure, sauvegarder l’impulsion unitaire première, laquelle se déploie «naturellement» sur un mode impérial. Si Sloterdijk s’attache à en célébrer les effets d’agrandissement psychopolitique à rebours de sa fragmentation contemporaine ou post-monosphérique, c’est sans doute parce qu’on ne comprendra rien du monde tel qu’on en hérite aujourd’hui si on ne prend pas la juste mesure de «l’avantage incomparable» qu’a procuré pendant plus de 2000 ans l’optimum morphologique issu de la métaphysique classique. Ce succès ontologique, c’est celui d’un impératif géométrique qui s’est imposé jusque dans la sphère éthique et a contribué à redéfinir la notion même d’âme. À la manière du grand drame de la présence magique esquissé par l’anthropologue italien Ernesto de Martino, Sloterdijk raconte sur le mode de la reconstitution néo-monadologique la conquête d’un être-là toujours plus stable parce que mieux «immunisé» :

      «Lorsqu’on parle d’âme, dans un sens métaphysique, on a déjà accompli un changement de motif dans l’interprétation des énergies interne de défense et d’affirmation. (…) ce sont désormais des constantes formelles plutôt immanentes qui confortent ce qu’on appelle les «âmes» dans la guerre frontalière avec les âmes annexes et le non-âme. (…) Pourvu de cette prime à la stabilité psychique, l’homo metaphysicus a pu aborder les risques existentiels de sa situation dans le monde, d’une manière plus expansive et avec un plus grand goût d’entreprendre que n’importe quel animiste dans ses combats locaux. C’est donc cela, la prestation immunitaire de la forme bien comprise : posséder l’immortalité, donner l’immortalité et libérer ainsi les individus pour les laisser accéder à la supériorité sur les lieux où s’accomplissent leurs liaisons relatives46».

      Il faut prendre garde ici de ne pas confondre âme métaphysique et individualité libérale. Les «constances formelles immanentes» auxquelles il réfère renvoient davantage à des formes subjectives partagées et réparties qu’à des intériorités privées marquées par la névrose de la liberté47. Ceci dit, tout se passe comme si, en contraste avec d’autres penseurs de l’horizon post-heideggérien, Sloterdijk avait choisi non seulement d’expliciter, mais dans une certaine mesure de justifier l’armement subjectif de type romano-impérial48. Il fabule l’émergence d’un nouveau type de présence, celle du sage «logiquement conséquent et morphologiquement juste», lequel, «grâce à l’accomplissement spirituel de la forme, atteint l’optimum immunitaire49». Cette mystique offensive de la forme vraie préfigure l’émergence des Modernes. L’exigence pragmatiste de «se transformer en rayon d’initiative pure50» conduira, par exemple, à la «stabilisation interne d’une culture d’acteurs51», c’est-à-dire à la formation de subjectivités prêtes à se lancer à l’assaut du monde. C’est précisément cette «disposition fondamentaliste» que Heidegger n’aura cessé d’interroger et de désactiver au fil de sa longue méditation sur la question de l’Être. Et le dernier Agamben de même, cherchant à remonter en-deçà de l’efficace du mystère onto-théologique chrétien, porte attention la dimension de précarité «aventureuse et nocturne» dans laquelle se meut l’initié païen52.

      8

      Cette description de l’impulsion dite mégalopathique ou hyperbolique aux origines de l’aventure métaphysique occidentale constitue une composante essentielle du geste de pensée déployé par Peter Sloterdijk. Elle est indissociable d’une réflexion approfondie sur le pouvoir, et plus précisément, sur le rôle de la philosophie comme pratique initiatique et impériale d’installation dans le plus grand. En effet, un des problèmes au cœur de la pensée de Sloterdijk concerne le fait qu’on n’échappe pas à la contrainte – et à la possibilité – d’être puissant. La formation philosophique, dans cette optique, est indissociable d’une metanoia politique. «Lorsqu’on voulait devenir adulte dans l’Athènes des Ve et IVe siècles», nous dit Sloterdijk, «il fallait se préparer à assumer le pouvoir dans des dimensions pratiquement inconnues jusqu’alors – ou du moins, à faire siens les soucis du pouvoir53.» Dès lors, «la philosophie est ainsi d’emblée et inévitablement une initiation au grand, au plus grand, à l’absolu ; […] elle mise sur la possibilité de répondre à la complexité accrue du monde et à la majesté exaltée de Dieu par un effort permanent d’extension des âmes54». La philosophie participe donc d’une «formation de l’homme pour un grand monde à l’impérialité latente ou manifeste» ; elle aura constitué un «rite d’initiation logique et éthique pour une élite de jeunes hommes» spécifiquement conçu pour les amener à «dépasser les imprégnations purement familiales et tribales qui étaient jusqu’ici les leur en faveur d’une humanité fondée sur l’État et l’empire, une humanité visionnaire et magnanime55». Ce ne serait qu’à l’intérieur de ce cadre impérial qu’on prendrait la pleine mesure du rôle politique et civilisationnel de la métaphysique de la sphère Une qui a caractérisé l’Occident :

      «(…) la boule ne doit pas tant être considérée comme une figure de pensée tranquille et géométrique, mais comme une révélation énergétique, pour ne pas dire impériale, du pouvoir. Avec elle, la pensée de l’être atteint sa figure de majesté. C’est notamment pour cela que la sphaira demande à être saisie par les puissants de ce monde ; en tant que symbole de la bonne et forte frontière du monde, elle sera indispensable aux futurs impéro-théologiens et aux créateurs de réseaux56

      Le grand problème de philosophie politique auquel s’attèle Sloterdijk apparait clairement : si sa pensée regorge de ressources pour mieux habiter le monde, il en va tout de même pour lui, en dernière analyse, de penser le passage entre propositions spéculatives et pratiques effectives de gouvernement – de soi, des autres, du monde. On ne sau- rait sous-estimer l’importance de ce dernier point. Cet effort est ultimement guidé par l’éthique nietzschéenne de la générosité provocatrice et sa proclamation évangélique de la noble exacerbation de soi. La politique de gauche du fini à laquelle souscrit Sloterdijk s’arrime à la «vertu qui donne», joyau des enseignements du Zarathoustra. De cette dernière jaillit «une source de pluralisme qui dépasse tous les espoirs d’unité57». Ceci dit, qu’on ne s’y trompe pas : le pluralisme co-immunitaire de Sloterdijk laisse peu de place aux devenirs-révolutionnaires effectifs. Faire le plein d’empire vient tout de même à un prix.

      9

      Nous disions donc : Sloterdijk appelle à la grandeur. Sa pensée thématise de diverses façons notre capacité à nous élever collectivement, au double-sens de l’élévation par la formation et la culture – padeia impériale et étho-poïétique – et de l’élevage (post)humaniste de notre espèce selon un «art pastoral royal» de la domestication. Si, pour Sloterdijk, les humains sont décidément inégaux face aux savoirs qui élèvent et accroissent notre puissance, ses écrits visent néanmoins à élucider les moyens par lesquels nous initier mutuellement à la hauteur des «grandes circonstances» (désormais anthropocéniques) qui sont les nôtres. Suivant l’impératif géométrique donc, la grandeur est (d’abord) une mesure : s’y tenir exige d’apprendre à se confronter à la démesure, c’est-à-dire d’oser se mesurer au monstrueux. La grande âme, c’est-à-dire celle capable de grandeur, c’est donc celle qui «élabore en soi le monstrueux, et qui l’humanise58». Simultanément, pour les apprentis-arpenteurs de l’Être que nous sommes, penser signifiera également «répondre au défi consistant à faire apparaître le démesuré objectivement devant nous59».

      10

      À cette aune, on appréhende bien différemment le statut souvent décrié des grands récits. Le problème littéraire essentiel de Sloterdijk est en effet celui du suffisamment grand60. Poursuivant l’effort heideggerien de «penser suffisamment haut la question de l’homme61», la version ontologique du roman généalogique du devenir-humain de l’homme présentée par Sloterdijk se donne un indicateur – et une méthode dite de redescription spéculative – proprement fantastique :

      «Les propos mythiques donnent une idée de la hauteur de la mission qu’il reste à accomplir : l’homme, en tant que tel, doit être pensé à un niveau tellement élevé que rien qui ne soit inférieur à une correspondance avec ce que la tradition appelait Dieu ne suffit à dire sa situation et sa cause62».

      C’est ainsi que le grand récit macro-historique de l’anthropogenèse esquissé par Sloterdijk se conçoit, en toute rigueur, comme une tentative de créer une littérature des grandes circonstances, tel que Sartre en a formulé l’exigence au sortir de la deuxième guerre mondiale dans Qu’est-ce que la littérature? Cette affirmation du littéraire comme puissance heuristique, Sloterdijk la fait jouer en premier lieu contre les différentes formes d’isolement professionnel et autres confinements d’expertise qui se voudraient savamment immunisés contre «les dangereux enthousiasmes de la philosophie63». Car penser l’époque de la globalisation, ou comme il la définit schématiquement, penser «la rencontre de l’Être et de la forme dans un corps souverain64», exige une souplesse et une mobilité existentielles qui sachent résister aux assignations commandées par le déjà-advenu65. Sloterdijk entretient sa disposition médiale à l’urgence en émergence – à l’emergency comme le dit si bien l’anglais – en forgeant une nouvelle alliance entre art, littérature et philosophie :

      «La philosophie peut et veut être pratiquée dans les règles de l’art, comme une quasi-science des totalisations et de leurs métaphores, comme une théorie narrative de la genèse de l’universel et finalement comme méditation sur l’être-en-situation – alias l’être-dans-le-monde ; je donne à cela le nom de “théorie de l’immersion” ou de théorie générale de l’être-ensemble, et c’est sur cela que je fonde la parenté entre la philosophie actuelle et l’art de l’installation66

      Sloterdijk accorde une grande importance à la dimension historico-narrative de son entreprise de description des modes de notre immersion dans les formes de vie accélérées de la modernité. Dans le chapitre conclusif de sa trilogie des sphères, «Aperçu rétrospectif : extrait d’une conversation sur l’oxymoron», il rend compte de sa posture d’énonciation transdisciplinaire en mettant en scène un dialogue entre un macro-historien, un critique littéraire, un théologien et, étrangement, un historien de la littérature (un historien de l’art aurait certainement pu y trouver son compte). Ce finale polyphonique nous renseigne sur la manière dont Sloterdijk se lit, ou à tout le moins, aimerait être lu. S’y dégage l’idée que «la trilogie est une machine à produire des systèmes d’exagération menés en parallèle 67», machine à outrance hyperbolique où tendances maniaques et tendances sceptiques s’affronteraient pour «rendre la complexité représentable68», le tout dans une ambiance de «neutralité épique69». Cette caractérisation est révélatrice de ce que Sloterdijk ne prétend jamais à une forme supérieure de rationalité, mais préfère plutôt dramatiser un ensemble de forces sensibles et de perspectives en vue d’un équilibre théorique métastable. Non pas que Sloterdijk renonce entièrement à l’idée d’universalité ; c’est plutôt qu’il se méfie des modes d’abstraction qui ne tiennent pas suffisamment compte des conditions locales de leur émergence et de leur entretien70. D’où qu’il s’attache à décrire la philosophie sous l’angle d’une théorie narrative de la genèse de l’universel ; d’où aussi qu’il prête une telle attention aux formes – littéraires, esthétiques, métamorphiques – de nos enchantements.

      11

      Cet intérêt pour la teneur imaginale de nos agencements collectifs se manifeste en toutes lettres dans son appréciation du grand récit marxien. En 2008, le cinéaste allemand Alexander Kluge a réalisé Nouvelles de l’antiquité idéologique : Marx-Eisenstein – Le Capital, un film monumental de plus de 9 heures qui reprend le projet jamais abouti d’Eisenstein d’adapter cinématographiquement Das Kapital d’après le scénario de Karl Marx. C’est un film pour le moins étonnant, qui mêle expérimentations formelles détonantes et interviews avec nombres d’intellectuels allemands de renom. À la lumière de la chandelle, Sloterdijk discute avec Kluge. Il explique qu’il y aurait tout intérêt à lire Le Capital avec en tête les outils de la théorie des récits. C’est que pour Sloterdijk, la critique du fétichisme de la marchandise développée par Marx n’est ni plus ni moins que «l’analyse la plus importante de l’envoûtement jamais proposée71». Le problème, c’est qu’elle a souffert d’avoir été lue dans une optique excessivement positiviste et critique, comme si, une fois le fétichisme éclairci, les gens allaient naturellement revenir à la valeur d’usage, c’est-à-dire, à la réalité. Ce schéma de la raison désenchantée a, sans contredit, dominé la réception marxiste et informé en profondeur son ethos de démystification. Sloterdijk le remet en cause avec une proposition pour le moins audacieuse : et s’il n’avait pas fallu dès le début lire Marx avec Ovide, Le Capital avec Les Métamorphoses? Ainsi reconduit à sa «prodigieuse composante métaphysique», le marxisme se serait évité une compétition ruineuse avec le positivisme des sciences bourgeoises ; et sans doute écouterions-nous d’une oreille plus transductive, plus paradoxale, plus spéculative aussi, son diagnostic toujours aussi actuel à propos de notre immersion dans le monde des marchandises, où «les choses sont toutes des êtres envoûtés72».

       

      Conclusion : Upframing, ou les signes de puissance animistes 

      «Au lieu d’énoncer la loi de la chute des corps vers un centre, que ne préfère-t’on celle de l’ascension du vide vers une périphérie (…)?» —Alfred Jarry, Notes sur la Pataphysique

      À ma connaissance, on ne trouve qu’une seule mention de Whitehead dans toute l’œuvre de Sloterdijk, celle qui figure dans les premières lignes de son portrait philosophique de Michel Foucault. C’est une référence certes mineure, mais qui joue tout de même un rôle significatif. Sloterdijk y marque le contraste entre une philosophie de type classique et une pensée du dehors enfin affranchie de l’influence platonicienne. Avec sa verve usuelle, Sloterdijk se propose de «réfuter la sottise bien connue de l’idéaliste tardif qu’était Whitehead73», à savoir que toute l’histoire de la philosophie occidentale ne serait qu’une longue note en bas de page de l’œuvre de Platon. S’en suit un vibrant portrait de Foucault en philosophe de l’événement libéré des «tentations éléatiques» et livré à «l’aventure d’une existence totalement temporalisée et mobile74». Pour ceux qui connaissent la pensée de Whitehead, il ne fait nul doute que, malgré son attachement au schéma platonicien, sa philosophie du process a elle aussi grandement contribué à déprendre la philosophie de ses embourbements substantialistes.

      Passons donc rapidement sur cette remarque plutôt anecdotique et posons-nous plutôt la question : est-ce que la pensée des mouvements ascensionnels ne serait pas, en dernière analyse, un idéalisme? La reprise whiteheadienne de l’érotique platonicienne des idées et de leur puissance d’attraction pourrait nous le laisser croire, cependant qu’il se dit résolument réaliste et, pour des raisons trop longues à expliquer ici, je ne vois pour ma part aucune raison d’en douter. Et du coté de Sloterdijk alors? Sloterdijk décrit sans relâche un monde emporté par des cercles vertueux d’auto-intensification créatrice, un monde «aspiré par des aspirations75» qui l’éloignent toujours davantage des circuits clos des besoins immédiats et des mandats de la nécessité. Comme j’ai tenté de le montrer ici, son concept d’activité aphrogène originelle encourage à s’interroger non seulement sur la procréation des dieux, mais aussi sur la naissance de l’homme à partir de «l’aérien, du suspendu, du mêlé et de l’inspiré76». Cet accent mis sur les formes porteuses de nos enchantements contraste vivement avec la tendance (lourde) chez nombre d’intellectuels à pratiquer l’interventionnisme au nom du réel perdu. À cet égard, Sloterdijk n’est pas tendre à l’endroit de Heidegger, qui est, il n’est pas inutile de le rappeler ici, un de ses principaux maîtres à penser. Dans des pages d’une grande acuité, Sloterdijk lui reproche d’avoir trop insisté sur le pathos de l’enracinement, là où il aurait dû répondre à «l’appel à la lévitation77» et s’engager en faveur de la démocratie. Notons le singulier rapprochement entre une politique atmosphérique de type libéral ou démocratique et une conception de la culture comme affirmation du «sens libéré de la pesanteur78». Sloterdijk ne se montrerait-il pas ici par trop «léger»? Car dans ces mêmes pages, il s’efforcera également de justifier le système de la gâterie capitaliste avec un détachement ironico-oxymorique qui ne manque pas d’être problématique, surtout lorsqu’on tient à l’esprit ses tirades unidirectionnelles contre les formes révolutionnaires d’engagement politique.

      Nous avons besoin d’éprouver un certain sens de la grandeur et de la joie expansive pour procéder à une décolonisation effective de nos modes de pensée. Mettre l’accent sur les puissances fugitives et métamorphiques qui s’élaborent entre les êtres, là où s’esquissent de nouveaux possibles, me semble une manière efficace de limiter la prétention des différents réalismes identitaires au monopole du sérieux, du vrai et de l’historiquement chargé. Ce type de pseudo-réalisme mutilant est profondément ancré dans nos habitudes de discussion et de pensée. Il agit comme un fantasme protecteur dans de nombreux milieux artistiques, militants et académiques en mal de consistance. Il fait l’effet d’une misplaced concretness, d’une concrétude mal placée pour reprendre l’expression de Whitehead, où la référence au politique et à l’identité agit trop souvent comme une sorte de sceau de validation, un signifiant vide qui produit de la réalité certifiée conforme. Il est difficile de se soustraire à la pression catégorielle, voire au réflexe moraliste de l’anti-oppression, qui surjoue ses effets de gravité, ou plutôt d’aggravation. Cela ne signifie évidemment pas de cautionner je ne sais quel jovialisme. Le poids du réel politique demeure et doit être pris en charge. À juste dose, et plusieurs auteurs de ce volume sont là pour s’assurer que le cocktail théorique ne devienne pas trop éthéré, Sloterdijk me semble pouvoir agir comme pharmakon favorable à la prolifération d’espèces interstitielles et à la cultivation d’arts de vivre ascensionnels et idiorythmiques.

       

      ***

       

      J’ai commencé ce texte en suggérant que la pensée de Sloterdijk pouvait être conçue comme une réflexion extensive et plurielle autour de l’idée d’un enchantement vital par les formes. Cette caractérisation s’est précisée avec la présentation du concept d’activité aphrogène au cœur de sa théorie des sphères, de la discussion des implications éthopoïétiques et potentiellement impériales liées à la pratique de la philosophie, et finalement d’une critique élargie de la raison narrative dans le contexte de l’Anthropocène. En guise de conclusion, j’aimerais faire un pas de côté et sortir du grand récit passablement euro- et humano-centré proposé par Sloterdijk, en lui adjoignant quelques observations ethnographiques concernant le perspectivisme amazonien. Ceci pour activer différemment les notions de forme, d’enchantement et de complétude aphrogénique ou cosmologique, et ainsi mettre une autre fois en évidence la mise à l’aventure inhérente à l’apprentissage des signes qui élèvent et font gagner en puissance.

      Dans le chapitre intitulé «Form’s effortless Efficacy» de son ouvrage How Forests Think? Towars an Anthropology Beyond the Human, Eduardo Kohn nous met au-devant d’une image de pensée pour le moins étonnante. Selon les peuples de la forêt amazonienne, ce qui à nous humains apparaît comme étant imprévisible ou proprement sauvage – le comportement d’un sanglier par exemple – se présente, du point de vue dominant du monde des «maîtres» (amos), c’est-à-dire des esprits, comme étant parfaitement lisible et domestique. «Les gens d’Avilà», écrit Kohn, «réfèrent souvent à la réalité des esprits maîtres comme étant ucuta (à l’intérieur), en opposition au domaine de tous les jours des humains, qui est jahuaman (à la surface)79». C’est à ce point de vue supérieur et objectivant des esprits, par définition toujours intérieur à la forme émergente, que les Amazoniens cherchent à accéder par le biais de leurs rêves afin de les assister dans leurs activités de prédation. Pour qu’une telle chose soit possible, explique Kohn, il faut concevoir le monde des esprits, des rêves et des trajectoires animales dans un même continuum sémiotique. Les différents systèmes de signes qui composent la riche écologie amazonienne représentent autant de points de vue sur le monde, ou mieux : des perspectives constituantes de mondes avec lesquels il est possible d’interagir – à nos risques et périls il va sans dire. S’inspirant de la sémiotique développée par Charles S. Pierce, Kohn s’intéresse aux activités interprétatives qui régissent les interactions des différents acteurs du milieu, humains et non-humains. Plus particulièrement, il décrit la possibilité de tirer parti des «propriétés hiérarchiques inhérentes à la sémiose80» par l’entremise de ce qu’il appelle un processus d’upframing. Il est difficile de traduire directement ce terme. Il me semble, pour ma part, faire écho à la possibilité d’une extension du cadre ou d’une mesure spéculative de la grandeur, tel que discuté précédemment. Les chamans, par exemple, sont définis comme des «experts dans l’art d’adopter des points de vue dominants dans un système perspectiviste multi-naturel de prédation cosmique81». Ainsi donc, pour Kohn, le processus d’hiérarchisation sémiotique ne définit ni plus ni moins que les conditions de possibilité historiques du chamanisme au sein d’une écologie prédatoriale des sois (selves). Le rapport au colonialisme, on l’imagine bien, s’en trouve considérablement compliqué, comme Kohn l’exemplifie dans sa pénétrante analyse de l’exploitation du caoutchouc à la fin du XIXe siècle.

      Ainsi envisagé, le domaine dit «surnaturel» – on devrait sans doute dire surexistentiel – des esprits maîtres apparaît sous un jour pour le moins inédit : «Le domaine des maîtres est ce vaste système virtuel qui émerge du fait que les humains – avec leurs manières distinctement humaines – essaient d’entrer en relation avec la sémiose autre-qu’humaine de la forêt82.» Les esprits de la forêt représenteraient une forme d’expression plus ou moins informelle et métamorphique de notre activité mentale et futuriale. Car loin de ne résider que dans le passé, leur mode d’existence inclut nécessairement la virtualité d’un futur qui se profile à la pointe vibrante des signes de leur puissance. Telle serait le dernier mot d’un réalisme aphrogénique, animiste et enchanté :

      «Un enchevêtrement (comingling) spécifique d’âmes humaines et non-humaines engendre ce domaine enchanté des esprits maîtres dans la forêt des environs d’Avilà – un domaine qui ne se réduit ni à la forêt ni aux cultures et histoires de ces humains qui y sont liés, et ce malgré qu’il provienne d’elles et qu’il ne saurait persister sans elles83

       

      1. Traduction légèrement adaptée. Pour une discussion approfondie de la traduction de ce passage, voir Jean-François Billeter, Études sur le Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2006, p. 220 sq.
      2. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005, p. 46
      3. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 205
      4. Peter Sloterdijk, Ma France, Paris, Libella, 2015, p. 232
      5. Voir Tom Boellstorff et Peter Sloterdijk, «Satan at the Center and Double Rhizomes: Discussing “Spheres” and beyond with Peter Sloterdijk», 2014 (consultable sur Internet). Gare cependant à ne pas trop forcer le contraste entre leurs positions respectives. Latour dénonce depuis longtemps l’idéalisme toxique de ces Modernes qui ont imaginé que «leur matérialité pouvait être faite de points atomiques sans extension spatiale et d’instants sans durée.» Bruno Latour, «Différencier amis et ennemis à l’époque de l’Anthropocène» dans Didier Debaise et Isabelle Stengers (éds.), Gestes spéculatifs, les presses du réel, Dijon, 2015, p. 40
      6. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Paris, Mille et Une nuits, 2000, p. 41
      7. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 770
      8. Tom Boellstorff et Peter Sloterdijk, «Satan at the Center and Double Rhizomes: Discussing “Spheres” and beyond with Peter Sloterdijk», art. cit.
      9. Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 108
      10. Sur Aphrodite comme déesse (im)médiatrice, voir la très belle analyse d’Alexander R. Galloway, «Love of the Middle», dans Alexander R. Galloway, McKenzie Wark et Eugene Thacker, Excommunication. Three Inquiries in Media and Mediation, Chicago, University of Chicago Press, 2014, p. 25-76
      11. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 35
      12. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 32
      13. Peter Sloterdijk, Bulles. Microsphérologie. Sphères I, Paris, Fayard, 2002, p. 42
      14. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, op. cit., p. 54
      15. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 654
      16. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 654
      17. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 658
      18. Voir par exemple mon article «La thérapie cosmico-impériale de Peter Sloterdijk», paru en allemand et espagnol et disponible en français sur Internet.
      19. Alfred N. Whitehead, La fonction de la raison, p.120
      20. Peter Sloterdijk, Globes. Macrosphérologie. Sphères II, Paris, Fayard, 2010, p. 23
      21. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 13
      22. Alfred N. Whitehead, La Fonction de la raison. Et autres essais (1929), Paris, Payot, 2007, p. 116
      23. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 102
      24. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 105
      25. Alfred N. Whitehead, La Fonction de la raison et autres essais, op. cit., p. 117
      26. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 147
      27. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 129
      28. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 147
      29. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 45
      30. Alfred N. Whitehead, La Fonction de la raison et autres essais, op. cit., p. 169
      31. « Le salut du monde a été dans la spéculation abstraite, une spéculation qui faisait des systèmes et puis les transcendait, spéculations qui se sont aventurées jusqu’aux plus extrêmes limites de l’abstraction. Fixer des limites à la spéculation, c’est trahir l’avenir.» Voir Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 154
      32. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 152
      33. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 122
      34. Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 123
      35. «Le chemin de la pensée, au sens fort du terme, passe uniquement par ce que la tradition religieuse nomme la crainte et le tremblement, ou ce que le langage politique du XXe siècle appelle l’état d’exception.» Voir Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, op. cit., p. 9. Dans une optique décidément similaire, Whitehead définira l’activité philosophique comme rationalisation du mysticisme. Ou suivant un des passages les plus cités de son œuvre : «Philosophy begins in wonder. And, at the end, when philosophic thought has done its best, the wonder remains.» Alfred N. Whitehead, Modes of thought, New York, The Free Press, 1968, p. 138 [Alfred N. Whitehead, Modes de pensée, Paris, Vrin, 2004]
      36. Whitehead est en effet à son meilleur lorsqu’il présente la pensée spéculative comme appel à l’aventure : «The fallacy of the perfect dictionary divides philosophers into two schools, namely the “Critical School”, which repudiates speculative philosophy, and the “Speculative School” which includes it. The critical school confines itself to verbal analysis within the limits of the dictionary. The speculative school appeals to direct insight, and endeavours to indicate its meaning by further appeals to situations which promote such specific insights. It then enlarges the dictionary. The divergence between schools is the quarrel between safety and adventure.» Voir Alfred N. Whitehead, Ibid., p. 173
      37. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 25
      38. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 107
      39. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 767
      40. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 24
      41. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 25
      42. Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I, op. cit., p. 17. Voir plus haut dans ce numéro le texte d’Arregi et Bernier : Une classe préparatoire de gynécologique philosophique
      43. «Depuis un millénaire et demi, écrit Sloterdijk dans Si l’Europe s’éveille. Réflexions sur le programme d’une puissance mondiale à la fin de son absence politique, l’Europe est une procession où l’on transporte à la ronde les signes d’un pouvoir inoubliable», Paris, Mille et Une nuits, 2003, p. 54
      44. Tom Boellstorff et Peter Sloterdijk, «Satan at the Center and Double Rhizomes: Discussing “Spheres” and beyond with Peter Sloterdijk», art. cit.
      45. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 25. Plus loin dans Globes, Sloterdijk précisera le sens et les implications de sa critique de l’infinitisme poststructuraliste en ces termes : «Ce qui caractérise la politique “émancipatrice” de la modernité, c’est qu’elle doit miser sur un cosmopolitisme après la fin de de la pensée positive du cosmos – en d’autres termes, sur une politique de l’infini. L’infinitisme politique, qui est la définition politique de la gauche, a dû jusqu’ici se démarquer à l’égard de toute la rhétorique et de toute pratique de la communauté concrète, parce que celle-ci propose une politique du fini. Alain Badiou a récemment reformulé l’axiome d’une politique d’émancipation postmarxiste : “les situations de la politique sont infinies”. Fausse mais claire : en la lisant, on comprend bien que la gauche métaphysique propose l’infini pour la critique du fini – ce qui révèle les racines religieuses de toute politique à gauche du possible et du réel. L’infinitisme politique (vers lequel tendent des auteurs aussi différents que Derrida, Lyotard, Lévinas, Deleuze et d’autres) est donc une forme “d’opinion” au mauvais sens du terme. En revanche, le piquant du communautarisme récent est de clarifier les conditions d’une politique de gauche du fini. Le concept de “culture du monde” indique l’horizon d’un constructivisme politique situé au-delà de l’alternative entre conservateur et progressiste.» Peter Sloterdijk, Ibid., p. 362
      46. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 206
      47. Sloterdijk le rappelle souvent : «Mon projet est fondé sur une hostilité philosophique à l’égard de l’idéologie de l’individu solitaire. Ma thèse est qu’en dernière instance il n’y a pas d’individu. Je refuse le concept erroné de la solitude ontologique sur laquelle s’est édifiée la société des modernes.» Voir Peter Sloterdijk, «Le XXIe siècle sera acrobatique» (consultable sur Internet).
      48. Pour une critique en règle de l’entreprise romano-impériale, ses accumulateurs de puissance et ses unités de désertification, voir dans le présent numéro, Dalie Giroux, Méditations post-colériques
      49. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères 3, op. cit., p. 207
      50. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2006, p. 261
      51. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 100
      52. Giorgio Agamben et Monica Ferrando, La Ragazza indicibile. Mito e mistero di Kore, Milano, Mondadori Electa, 2010
      53. Peter Sloterdijk, Tempéraments Philosophiques, Paris, Fayard, 2014, p. 22
      54. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 19
      55. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 18
      56. Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, op. cit., p. 33
      57. Peter Sloterdijk, La Compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste, Paris, Mille et Une Nuits, 2002, p. 78
      58. Peter Sloterdijk, Si l’Europe s’éveille, op. cit., p. 71
      59. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 13. Sloterdijk cite du même souffle Deleuze et Guattari, lesquels, dans Qu’est-ce que la philosophie? écrivent : «Et que serait penser s’il ne se mesurait sans cesse au chaos?», Paris, Minuit, 1991, p. 196
      60. Il serait intéressant de confronter plus longuement l’esprit de grandeur sloterdijkien avec les nombreuses mises en garde servies par Donna Haraway au sujet de l’appellation Anthropocène. Comme Sloterdijk, Haraway réhabilite la nécessité de raconter des (géo)histoires ou «fabulations spéculatives», cependant qu’elle le fait sur un mode résolument mineur, ayant à cœur de célébrer la diversité des «êtres chtloniens» et autres puissances sympoïétiques qui peuplent notre monde. Pour Haraway, «les histoires d’Anthropocène et de Capitalocène frôlent constamment le devenir Trop Grandes. Marx a fait mieux. Darwin aussi. Nous pouvons hériter de leur courage, de leur capacité à dire des histoires suffisamment grandes sans déterminisme, ni téléologie, ni plan.» Voir Donna Haraway, «Sympoïèse, SF et embrouilles multispécifiques», Gestes Spéculatifs, op. cit., p. 65 (italiques ajoutées).
      61. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain (1999), Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p. 23
      62. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, op. cit., p. 26
      63. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal, op. cit., p. 17
      64. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 19
      65. Défenseur de l’esprit dilettante, Sloterdijk soutient par exemple «qu’une volonté explicite de n’être rien de particulier serait, pour ce qui concerne les modes de discours philosophiques, la preuve du fait que l’on a affaire à une pensée au sommet de son époque (…)», voir Peter Sloterdijk, Ibid., p. 17
      66. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 16
      67. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 771
      68. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 775
      69. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 780
      70. Dans un esprit similaire, et rendant hommage à la pensée des sphères de Sloterdijk – il considère sa définition élargie de l’immunologie comme «offrant probablement la première philosophie qui réponde à l’Anthropocène» – Bruno Latour écrit : «Toute pensée, tout concept, tout projet qui finit par ignorer la nécessité des enveloppes fragiles qui rendent possible l’existence est une contradictio in termini. Bruno Latour, «L’Anthropocène et la destruction de l’image du Globe», dans Émilie Hache (éd.), De l’Univers clos au monde infini, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, p. 47
      71. Peter Sloterdijk, «Les choses sont toutes des êtres envoûtés», entretien avec Alexander Kluge, Idéologies : des nouvelles de l’Antiquité, Paris, TH.TY, 2014, p. 14
      72. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 14
      73. Peter Sloterdijk, Tempéraments Philosophiques, op. cit., p. 149
      74. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 150
      75. Yves Citton, L’Avenir des Humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation?, Paris, La Découverte, 2010, p. 34. Le passage complet s’articule en prolongement de la thèse de Gabriel Tarde concernant une esthétisation croissante des sociétés humaines et intègre, nul hasard, l’idée sloterdijkienne des effets de bulles ou de bouclages récursifs : «En se rappelant que “l’esprit”, qui synthétise nos croyances et nos désirs, tire son origine étymologique du “souffle” et relève du même lexique que l’inspiration et la respiration, on pourrait résumer les leçons de la volatilisation en disant que nos sociétés se trouvent, aujourd’hui plus que jamais, aspirées par les aspirations qu’elles répandent dans les esprits des multitudes qui les composent.» Yves Citton, Ibid., p. 34
      76. Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III, op. cit., p. 41
      77. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 648
      78. Peter Sloterdijk, Ibid., p. 654. Dans un entretien avec Pierre Dumayet, en 1957, Louis Ferdinand Céline disait : «Il y a très peu de légèreté chez l’homme, il est lourd. Et alors maintenant, il est extraordinaire de lourdeur, depuis l’auto… L’alcool, l’ambition, la politique le rendent lourd, encore plus lourd, il est extrêmement lourd. Nous verrons peut-être un jour une révolte de l’esprit contre le poids…»
      79. Eduardo Kohn, How Forests Think? Toward an Anthropology Beyond the Human, Berkeley, University of California Press, 2013, p. 179
      80. Eduardo Kohn, Ibid., p. 178
      81. Eduardo Kohn, Ibid., p. 165
      82. Eduardo Kohn, Ibid., p. 213
      83. Eduardo Kohn, Ibid., p. 217

      FIRE, SMOKE, STEAM

      Ghislain Amar & Joost Nieuwenburg

      Fire Smoke Steam (2017) a été un atelier de cuisine en fosse par Ghislain Amar & Joost Nieuwenburg. À même le stationnement d’un immeuble à vocation culturelle de Rotterdam, une fosse a été creusée sous les pavés afin de cuire les aliments d’un festin sous la braise et la terre; une des techniques culinaires parmi les plus anciennes.

      Les couvertures sont de Ghislain Amar, Promise, série peinte à  l’acrylique sur des duvets et des couvertures, 120 x 150 cm, 2017.























      Images par Teddy Coste