Le nom d’un auteur recouvre parfois des héritages disparates. J’entends par là, non pas tant la diversité des influences qu’il aura subies, que l’ambivalence de ce qu’il nous lègue. Le nom de Sloterdijk renvoie d’un côté à une manière singulière d’appréhender la dimension de l’intériorité commune (à travers notamment l’image des «bulles»), en tant que seul véritable point de départ pour le pensée et pour la vie. Et de l’autre, à un interminable règlement de comptes avec la pensée «radicale», appuyé sur une version post-déconstructiviste de l’histoire universelle. Le premier a infiniment plus d’importance que le second. C’est pourtant à celui-ci que je consacrerai l’essentiel des lignes qui vont suivre – pour déblayer le passage afin de mieux voir le Sloterdijk dont je ne parlerai pas.
La voix du quasi-Autre
«L’unique fait ayant une signification éthique universelle dans le monde actuel est l’intuition, qui croît partout de manière diffuse, que cela ne peut pas continuer ainsi.» Il y aurait donc un désir à la fois diffus et massif de transformation, et, dans la mesure où c’est bien «le monde actuel» qui se trouve ici invoqué, il s’agirait bien d’un désir de transformation globale. D’où sans doute la possibilité d’entendre à nouveau l’impératif «tu dois changer ta vie» 1, et de ré-assumer la dimension d’ascèse qu’il implique. Ce qui peut nous soumettre globalement à cet impératif, c’est le risque de désastre planétaire qui caractérise notre temps, dont le signe le plus visible est la conjonction entre la crise socio-économique et le bouleversement climatique. Ce que Sloterdijk rassemble sous le syntagme de «crise planétaire» est ainsi abordé comme un quasi-Autre. Le quasi-Autre, c’est ce non-étant (puisque, comme on le sait, on ne doit lui prêter aucune «consistance») qui est cependant en capacité de nous interpeller. L’urgence qui lui est attachée se fait à ce point pressante qu’elle oblige même ces spécialistes de la «procrastination universelle» que sont les occidentaux à entendre une nouvelle version de l’«appel de l’être».
Tout semble donc en place pour proposer une reprise des exigences d’une spiritualité politique accordée à notre temps – ce qui veut dire: débarrassée des fictions de transcendance qui avaient pu en encombrer les occurrences passées. On se retrouverait alors en terrain relativement connu, occupé notamment par l’histrion Slavoj Zizek : il s’agirait de reprendre l’exigence révolutionnaire en la délestant des résidus de métaphysique qui l’attachait à la fiction trompeuse d’une consistance de l’Autre (notamment dans la figure de l’Histoire); et de mobiliser dans cette direction les nouvelles expériences de spiritualité qui se caractérisent de ne pas reposer elles non plus sur cette fiction. Affirmation de l’inconsistance de l’Autre; formes de spiritualité fidèles à cette inconsistance; reprise par leur biais, ou en tout cas avec leur accompagnement, de l’exigence révolutionnaire : voilà qui pourrait dessiner la configuration subjective de notre contemporanéité.
Mais ce n’est pas à cet endroit que Sloterdijk entend nous conduire. Tout au contraire, cette manière d’identifier les exigences attachées à notre temps correspond pour lui au piège qu’il nous faut absolument éviter. Et pour l’éviter, il faut procéder à la séparation de ses éléments. Ce qui implique un triple écart : premièrement, l’ascèse contemporaine doit être mise à distance de la césure existentielle que désigne le nom de «conversion» ; deuxièmement, la politique doit être découplée de l’ascèse, ce qui implique notamment qu’elle doit assumer la forme d’un «progressisme gradualiste» ; troisièmement, mais ce n’est que l’autre versant du précédent, l’appel du quasi-Autre doit être préservé de toute tentation de réponse révolutionnaire.
La coupure moderne
Pour éclairer le premier point, il faut d’emblée convoquer ce personnage central des analyses de Sloterdijk qui a pour nom : «modernité». Pour Sloterdijk, il est évident qu’il existe, pour reprendre un terme de Jean-Claude Milner, des coupures majeures, et que «modernité» est le nom de l’une d’entre elles – et peut-être de la seule à laquelle nous pouvons avoir affaire. Cette coupure peut être appréciée en des sens opposés, y compris à l’intérieur de l’œuvre de Sloterdijk lui-même (mais je vais m’en tenir ici aux derniers travaux). Elle n’en reste pas moins pour lui toujours fondatrice, donc «majeure» au sens de Milner. Il y a une coupure majeure là où une transformation discursive affecte simultanément l’ensemble de ce qui se présente au titre de savoirs. Milner note que l’analyse foucaldienne des épistémès a précisément pour objectif de dissoudre la supposition d’existence de telles coupures. Mais Sloterdijk ne s’encombre pas des réticences souvent formulées par Foucault à l’égard des mots censés indiquer les grandes scansions de l’histoire humaine : Antiquité, Moyen Âge, Modernité. Cette dernière indique au contraire pour lui ce Repère absolu qui permet de penser de façon unifiée la destinée humaine, à tel point que ce qui précède se laisse désigner sous le nom générique «Antiquité». Même le dit «Moyen Âge européen ne représente pas un point fixe entre l’Antiquité et la modernité, mais constitue sans aucune discussion possible une partie de l’Antiquité 2».
La différence entre les deux, modernité et Antiquité, semble très simple : la première a réalisé une «mobilisation des forces humaines sous le signe du travail et de la production», alors que la seconde avait réalisé cette mobilisation «au nom de l’exercice et de la perfection 3». Quelle est dès lors la différence entre travail et exercice? Elle aussi paraît on ne peut plus simple : le premier est tourné vers la production de l’objet ; le second, vers l’élaboration du sujet par lui-même. Il y aurait donc une coupure majeure qui déplace la visée de la mobilisation subjective du sujet à l’objet. Avec l’exercice, le sujet cherchait à se construire lui-même, à se former lui-même ; dans le travail, il ne forme qu’une réalité extérieure à lui, un produit.
Mais les choses ne sont bien sûr pas aussi simples en réalité. Car Sloterdijk nous prévient aussitôt : «la thèse selon laquelle l’Antiquité se trouve, concrètement, sous le signe de l’exercice, et la modernité sous celui du travail, affirme une opposition autant qu’un lien interne entre le monde de l’exercice et celui du travail, le monde de la perfection et celui de la production» 4. Ce «lien interne» se révèle en ceci qu’en dernière analyse, le travail se laisse décomposer en un ensemble d’ascèses masquées. Ainsi, «même dans les activités les plus massives du type “travail”, on reconnaît l’un des nombreux masques de la vie en exercice. Celui qui le lève met au jour les mystifications de l’ère productiviste et se persuade de l’omniprésence de l’élément de l’exercice au cœur des phénomènes du travail» 5. Il y a donc un modelage de soi par soi jusque dans les processus de travail.
Mais ce modelage ne procède pas à la manière antique : le fond sur lequel il s’opère a changé. Ce qui était jadis le fruit d’un processus difficile devient une donnée, un état de fait qui nous précède, une composante du monde dans lequel nous venons nous insérer. Le développement rationnel et technique permet de prendre en charge l’ensemble des dimensions éthiques de la vie du sujet. Celles qui étaient susceptibles d’une élaboration subjective ont déjà été incorporées à l’ensemble des programmes qui constituent la toile de fond de la vie moderne. La modernité «sécularise et collectivise la vie en exercice en faisant sortir brutalement les ascèses traditionnelles de leurs contextes traditionnels pour les dissoudre dans le fluide des sociétés d’entraînement, de formation et de travail» 6. Elle constitue ainsi une démocratisation de l’exercice en tant qu’il est fondamentalement délégué aux artefacts techniques, et aux spécialistes qui savent les actionner. Ce qui reposait jadis sur les capacités d’individus d’exception, capables d’instaurer une coupure avec le train du monde social pour configurer un espace de retrait dans lequel élaborer une autre forme de vie, repose désormais sur l’appareillage technique qui a accompagné l’essor du monde moderne, et sur la division du travail qui l’accompagne.
C’est sur ce fond que se comprend la place essentielle accordée à la pédagogie. C’est elle, avant tout, qui a en charge de découpler l’ascèse de ce qui semblait lui être indéfectiblement attaché : l’expérience de la conversion. Car les pédagogues prennent «la décision de prévenir la métanoïa, la révolution éthique à mi-chemin de la vie en plaçant la transformation de la vie à ses commencements» 7. Ce n’est pas une contre-révolution préventive qui est en jeu ici, mais une pseudo-conversion préventive. «Pseudo» conversion dans la mesure où celle-ci est évitée en tant que césure existentielle, en tant qu’expérience du retournement subjectif. Les programmes d’enseignement doivent être apportés aux élèves avant qu’ils aient pu s’interroger de leur côté sur ce qu’ils contiennent 8. C’est ce qui permet à l’enseignement de demeurer «auto-référentiel», et de ne promouvoir rien d’autre que la forme vide de l’école 9.
On pourra dès lors trouver étrange que l’ascèse persiste dans ce nouvel état des choses, et jusque dans les processus de travail. Mais le simple fait d’exercer des activités répétitives, instauratrices d’habitudes, suffirait, à en croire Sloterdijk, à assurer au travail une dimension d’ascèse – une ascèse rendue en quelque sorte inoffensive. Nul besoin, donc, d’élaboration de soi par soi, nul besoin de l’expérience douloureuse d’une rupture qui scinde l’existence en deux, en un avant et un après : il suffit d’apprendre les bonnes habitudes.
Le problème est que, si l’humain est un être d’exercice, ce n’est pourtant pas seulement parce qu’il est livré à des répétitions ; c’est dans la mesure où il peut changer de répétition. Sloterdijk y insiste à plusieurs reprises : l’humain est cet être qui peut substituer aux habitudes imposées, et aux fausses évidences qui les accompagnent, des habitudes qu’il se forge lui-même 10. Mais pour cela, il faut bien entrer en lutte avec les anciennes habitudes. C’est ce que montre le paradigme de la vie monacale : il y a travail de spiritualité là où il y a sécession, mise à distance des affaires courantes du monde. Or une semblable sécession n’a pas lieu dans le rapport de travail. C’est pourquoi les ascèses n’y sont pas seulement masquées, mais aussi tronquées. Dans le travail, il ne s’agit plus de faire sécession avec le monde, il s’agit au contraire d’être pleinement inséré dans le train du monde – et de ne s’autoriser «l’évasion hors du monde» que sous cette seule forme qui reste disponible dans nos sociétés : celle des vacances 11.
D’où cette difficulté : pourquoi le travail, qui exclut par définition la dimension de sécession, est-il dit véhiculer des pratiques ascétiques? Si l’ascèse est constitutivement sécession, comment peut-elle se retrouver intacte là où se trouve exclu cela même qui la définit?
Mais ce n’est pas la seule difficulté. Selon Sloterdijk, la conséquence du processus moderne est que les pratiques ascétiques entendues au sens antique s’éloignent définitivement. «Ceux qui ont un intérêt pour le spirituel, de nos jours, devraient prendre connaissance du fait que les grands enseignants de l’humanité, de Lao Tseu à Gautama Bouddha, de Platon à Jésus mais aussi, pourquoi pas, Mohammed, ne sont plus, au sens strict, nos contemporains» 12. La modernité est ainsi par définition une séparation d’avec les pratiques spirituelles antiques. Or, il apparaît que celles-ci peuvent malgré tout être à nouveau mobilisées : «le temps est venu de rappeler toutes les formes de la vie en exercice, même si les élévations vers les révolutions métaphysiques, dont elles étaient porteuses au début, sont tombées en déchéance. Il faut vérifier la possibilité de réemployer les formes anciennes et en inventer de nouvelles» 13. Même si Sloterdijk est prudent, puisqu’il s’agit de «vérifier» cette possibilité, il n’explique pas ce qui permet de les convoquer «toutes» à nouveau – y compris donc celles qui avaient été déclarées radicalement hors du socle de notre contemporanéité.
Et de fait, «toutes» les pratiques de spiritualité reviennent, comme en témoigne l’attention portée aux thérapies «alternatives», aux arts martiaux ou aux régimes diététiques accordés à la santé du corps et de l’esprit, mais aussi la tendance à une sorte de néo-syncrétisme religieux. Ces attitudes sont l’indice d’un «nouvel intérêt largement répandu pour les traditions “religieuses” et spirituelles» 14. Les pratiques de spiritualité héritées du monde pré-moderne sont donc à la fois ce qui, pour les modernes, est devenu définitivement inaccessible, et ce qui, pour les extrêmes contemporains, se trouve miraculeusement à nouveau disponible.
Processus historique
La «solution» de ces contradictions semble tout entière contenue dans le (ou en tout cas confiée au) personnage «modernité». C’est la modernité qui met «définitivement» à distance les pratiques antiques ; mais c’est elle aussi qui permet leur ré-élaboration à l’intérieur du monde du travail, en tant que somme d’ascèses masquées ; et ce sont les problèmes qu’elle nous pose qui nous obligent à redécouvrir aujourd’hui les vertus des pratiques antiques décantées de leurs fictions de transcendance, et même à «en inventer de nouvelles». La modernité, donc, entendue comme une processus qui accomplit «le passage de la métanoïa individuelle à la reconstruction massive de la condition humana». Ainsi entendue, la modernité a pris en charge ce qui était visé dans les pratiques ascétiques : la transformation des individus ; mais elle a pris en charge, simultanément et indissociablement, celle du monde. «Ainsi entendue», c’est- à-dire : prise comme un processus unifié.
On s’arrêtera alors un peu sur quelques points de méthode. Il n’y a pas de sujet de l’histoire ; et pourtant, il y a bien un processus-sujet – et si l’on peut répondre au nouvel appel de l’être, c’est de l’intérieur de ce processus-sujet. On sait pourtant que l’invocation du processus-sujet est le comble du présupposé métaphysique dans l’optique heideggérienne. Mais Sloterdijk prend le parti de la désinvolture : plus encore qu’une coupure majeure, la modernité est un processus unifié, un quasi-Sujet de l’Histoire. La désinvolture à l’endroit des questions pseudo-théoriques ou épistémologiques est toujours préférable au faux sérieux du discours de l’Université. Mais ces questions ne peuvent pas non plus être totalement méprisées si l’on retient la leçon hégélienne selon laquelle la méthode n’est pas séparable de son objet. Le problème est qu’ici, le point de coïncidence de l’objet et de la méthode se trouve dans le schème de «l’explicitation», sur quoi Sloterdijk fait reposer à la fois l’exposition de sa perspective d’analyse et la saisie de la différence entre bonnes et mauvaises répétitions. On ne sort pas facilement de la philosophie allemande : c’est la conscience de soi – même si elle est envisagée comme pure ponctualité théorique, et non attachée à quelque individualité empirique – qui reste ici comme ailleurs à la fois critère éthique et socle de la construction théorique.
Il y a un autre élément d’approximation méthodologique, au niveau cette fois de ce que l’on convient d’appeler «histoire des idées». Pour les besoins de sa dramatisation Sloterdijk fait comme si les exercices «antiques» avaient nécessairement été coupés non seulement du monde social, mais du monde en tant que tel, du monde de l’immanence, pourrait-on dire – comme si toute pratique ascétique avait nécessairement une composante gnostique. À l’inverse, la modernité serait, selon le cliché courant, ce qui a retourné nos regards vers ce monde, en tant qu’il est le seul monde. Ce faisant, Sloterdijk recouvre la distinction entre le monde de l’immanence, celui vers lequel nos regards doivent effectivement se tourner, et le monde social. C’est un tel recouvrement que lui permet son concept de «modernité». C’est aussi l’une des raisons de sa place éminente dans sa construction théorique.
Illusion
La reprise post-déconstructiviste de la dramaturgie du quasi-Sujet de l’Histoire qui, dans sa phase tardive, doit correspondre à l’appel du quasi-Autre, a un objectif : celui de disqualifier une certaine entente de la politique. Si la correspondance à la voix du quasi-Autre doit avoir la forme du «progressisme gradualiste», c’est-à-dire du réformisme libéral qui a caractérisé le mouvement réel de la modernité, c’est qu’elle ne peut avoir celle d’une transformation révolutionnaire. Ce progressisme définit précisément le processus moderne décanté des fausses projections qui l’ont obscurci, et en particulier des projections révolutionnaires. La thèse axiale de Sloterdijk est celle du deuil nécessaire de la politique révolutionnaire en tant que forme de mobilisation subjective à l’échelle des masses. Cette politique a explicitement visé le bouleversement de l’ordre des choses, et elle a cru pouvoir l’effectuer parce qu’elle croyait en connaître le sujet : le prolétaire, l’ouvrier. C’est bien de cette figure tout d’abord qu’il faut faire le deuil – et le deuil, dans l’histoire, est toujours deuil d’une illusion. Mais cela ne suffit pas : il faut aussi comprendre quelle a été exactement l’erreur des révolutionnaires.
Or cette erreur correspond exactement au deuxième point que j’évoquais en commençant : conjoindre ascèse et politique. La politique révolutionnaire était en quelque sorte une ascèse adressée à tous, une ascèse voulue pour tous en même temps. Double erreur, donc : l’ascèse demeurait prise dans le schème de la conversion ; et c’était l’ascèse ainsi appréhendée, l’ascèse radicale, qui faisait matrice pour penser la subjectivation politique. Dans des écrits antérieurs, l’erreur révolutionnaire se confondait avec la volonté «d’avoir voulu faire une projection du petit dans le grand» ; ou : d’avoir voulu projeter la bulle sur le globe ; et d’avoir ainsi confondu l’expérience de la communauté intime avec la constitution d’un peuple. Dans Tu dois changer ta vie, l’erreur du révolutionnaire est pensée comme la volonté de rassembler l’ascèse antique et les éléments de formation anthropotechniques issus de la modernité. La révolution russe, et ses suites chinoises, ont constitué non pas un prolongement politique, mais une dépolitisation de la Révolution française, car elles ont transformé l’héritage de celle-ci en «une expérimentation métanoïaque radicale», en une «conversion de l’extérieur» 15 à l’échelle des masses. Si les ascèses antiques voulaient l’impossible pour les individus séparés, la révolution russe a voulu «l’impossible pour tous» 16. Contre cette erreur, il s’agirait bien de commencer par ré-apprendre à distinguer l’exigence de changer sa vie et celle de «changer la vie», ou de changer le monde. Ce qui attesterait par contrecoup la fin des illusions et la victoire définitive du mode «évolution» sur le mode «révolution», censé rendre à nouveau visible «la différence éthique sus sa forme originelle – la distinction entre le souci de soi et le travail sur tout le reste» 17.
Le problème, c’est qu’après avoir éloigné l’une de l’autre l’exigence ascétique et la pratique politique, il faut aussitôt apprendre à les reconnecter. La désorientation singulière dans laquelle se trouve l’homme moderne en est le signe : «la modernité, c’est l’époque où les hommes qui entendent l’appel à la transformation ne savent plus par quoi commencer : par le monde ou par eux-mêmes – ou par les deux à la fois» 18. Il semblerait en réalité que l’on n’ait guère le choix, et qu’il faille précisément commencer par «les deux à la fois». C’est le processus moderne qui nous y contraint, si l’on s’en tient à la manière dont Sloterdijk lui-même l’a caractérisé. La parenté entre l’erreur révolutionnaire et les bienfaits évolutionnaires est dès lors des plus troublantes. Si «le trait caractéristique de l’expérience communiste a été de commencer d’emblée et simultanément sur deux fronts anthropotechniques pour rattacher aussi directement que possible la composante spirituelle et ascétique à la composante bio-technique» 19, ce rattachement, on l’a vu, est aussi le problème qui se pose dans notre stricte contemporanéité. L’appareillage techno-social doit être animé par un souffle de spiritualité nouvelle, pour que l’état du monde en vienne à être transformé. Mais comment l’erreur de la politique peut-elle être, simultanément, la gloire de la modernité? Comment peut-elle être en tout cas la perspective salutaire censée s’offrir à nous, du sein de notre modernité tardive?
Il semblerait en tout cas, et même si nous ne savons pas bien pourquoi, que nous soyons ceux qui pouvons gagner de tous les côtés : en faisant d’une part l’apologie du mouvement moderne et en récupérant d’autre part cela même qu’il avait pourtant définitivement écarté. De la même manière que les pratiques de spiritualité «antiques», pourtant disqualifiées sur notre sol, se trouvent à nouveau miraculeusement disponibles, l’exigence criminelle de changer, non pas seulement sa vie, mais la vie, de la changer pour tous, se trouve à son tour miraculeusement innocentée. Nous sommes bien en ce sens des enfants gâtés du palais de cristal.
Allégé
Sloterdijk nous répondra aisément que tout l’enjeu réside dans la manière de relier les ascèses individuelles et la politique. Il ne s’agit plus de faire de la politique révolutionnaire une manière de mobiliser les masses en appliquant au temps historique, qui est celui des vastes ensembles collectifs, le schème de la césure existentielle par conversion (en invoquant par exemple la table rase qui permet la production de l’homme nouveau). Il s’agit de faire de la politique évolutionnaire le cadre au sein duquel doit prendre place un revival des pratiques de spiritualité, soucieuses de préserver l’équilibre de la «co-immunité». Mais, et c’est le troisième point que j’évoquais en commençant, il n’est pas sûr qu’une telle «réponse» soit à la hauteur de l’enjeu affiché – à savoir : se tenir à la mesure de l’appel du quasi-Autre ou de «l’intrusion de Gaïa», pour reprendre le vocabulaire d’Isabelle Stengers. Ou encore : il n’est pas sûr que par là, Sloterdijk réponde véritablement à la question qu’il se pose pourtant : «qui le fera»? Qui fera en sorte de suivre l’impératif «tu dois changer ta vie» de telle sorte qu’il ouvre sur la force nécessaire pour que «les choses ne continuent pas ainsi»? Quel sujet collectif, impossible à confondre avec un processus-sujet – qui n’est qu’un concept dans l’esprit des philosophes – pourra le faire, c’est-à-dire l’agir?
Mais invoquer «l’agir», c’est bien sûr s’exposer à l’accusation de rester crispé sur cette posture «attardée», comme aime à dire Sloterdijk : celle de la philosophie de l’acte qui s’est épanouie au XIXe siècle. Il ne s’agit bien sûr pas de procéder à la réfutation de la posture «activiste» centrée sur la dramaturgie de la Décision – il suffit d’user d’ironie à son égard. Il s’agit en revanche de décrire l’état du monde de telle sorte que cette dramaturgie s’avère dénuée de pertinence. L’acte est émoussé, nous dit Sloterdijk, parce que, en situation de «densité», c’est-à-dire dans la situation caractérisée par le maillage des interactions socio-communicationnelles et par l’usage des techniques qui avivent en permanence ces interactions, les individus se trouvent les uns par rapport aux autres en état d’«inhibition réciproque». Ce n’est pas que l’acte disparaisse, mais il est contraint de faire des détours, et il est tributaire d’un opérateur de plus en plus contingent de désinhibition. Ceux qui restent pris dans le romantisme décisionniste ne sont tout simplement pas capables de voir l’état du monde dans lequel ils vivent.
Que reste-t-il dès lors pour répondre à la question «qui le fera»? Quelque chose qui ressemble beaucoup à l’appel aux bonnes volontés : d’une part celle des individus soucieux d’avoir une vie éthique et bio ; d’autre part, et même s’il n’est pas vraiment mentionné comme tel, celle d’une sorte de gouvernement mondial qui pourrait être capable de prendre les mesures nécessaires. Mais les bonnes volontés des citoyens ne pourront aboutir au mieux qu’à une redéfinition plus «éthique» des circuits de la consommation, qui laissera inentamées les logiques qui mènent à cette fameuse situation mondiale qui «ne peut pas continuer ainsi». Et qui pourrait croire qu’un gouvernement mondial, s’il est appuyé sur les personnalités et les institutions existantes, pourrait avoir le moins du monde l’intention de changer le cours des choses. Rien de ce qui constitue la forme de vie de l’oligarchie transnationale des professionnels de la politique ne les voue à assumer cette évidence universelle selon quoi «cela ne peut pas continuer ainsi». Ils sont au contraire formés pour permettre que tout continue ainsi – avec bien sûr la dose de changement nécessaire que doivent raisonnablement accepter les nouveaux princes de Salina.
Inutile d’insister sur le fait que, dans cette perspective, ce qui doit disparaître avant tout, c’est la figure de l’ennemi : elle aussi est censée appartenir à la posture attardée dont nous serions heureusement sortis – nous qui sommes bien informés. Ainsi délesté de tout élément de rupture existentielle, délivrée même de la figure de l’ennemi, la politique de Sloterdijk est comme le café sans caféine : une politique sans politique. Le mot d’ordre d’«aller vers le léger» est celui d’une politique, mais aussi d’une éthique et d’une spiritualité devenues light, «allégées» au sens où on le dit des produits de supermarché. La politique sans ascèse est une gestion de l’ordre courant des choses devenue gestion du désastre. L’éthique sans conversion se dissout quelque part entre travail et vacances. La religiosité de l’appel de l’être entraîne cette vague attente d’un Dieu qui permet d’éviter de se confronter au «tranchant de la spiritualité» dont parlait Foucault, et qui pourrait être à la mesure de «l’intrusion de Gaïa».
Il vaut mieux ne pas suivre Sloterdijk, et tomber dans le piège qu’il a cru nous tendre. Cela nous permet de restituer à sa propre démarche la cohérence qu’elle n’a pas. C’est en associant les éléments qu’il nous donne, et non en les laissant désassemblés comme il le fait, que nous pouvons avoir un éclairage suffisant sur notre présent. C’est, à l’inverse, en laissant les éléments de son analyse déconnectés les uns des autres 20 que Sloterdijk se dispense de tirer les conséquences de sa clairvoyance. Il nous faut donc en conclure précisément ce qu’il voulait éviter, à savoir que «politique» est encore le nom de la forme de subjectivation qui tient ensemble ces exigences dispersées : répondre à l’intrusion de ce que Sloterdijk appelle ailleurs «l’impératif écologique», reprendre les exigences éthiques qui touchent à la nécessité d’une transformation des formes de vie, et renoncer à cette foi anémiée en un réformisme politique qui apparaît de plus en plus clairement aux yeux de tous (à moins bien sûr d’être aveugle – ou simplement provocateur) comme une mystification définitivement obsolète.
Spéculation
Je le disais au début de cette étude : il y a plusieurs manières d’aborder l’œuvre de Sloterdijk et j’ai choisi la pire. Je n’ai rien dit des très belles analyses que contiennent en particulier la série des Sphères. Mais ce n’est pas un geste arbitraire : la lecture des livres de Sloterdijk donne le sentiment d’un gâchis, et il s’agit d’identifier les raisons de ce gâchis. Il me semble que son œuvre assume toujours plus fortement une dimension auto-référentielle, analogue à celle que met au jour, dans l’analyse de Niklas Luhmann que Sloterdijk prolonge, la théorie des «systèmes». Les différents systèmes ou sous-systèmes du monde social (économie, politique, droit, science, art, pédagogie, système de santé, etc.) ne renvoient qu’à eux-mêmes ; leur fonctionnalité se ramène à leur perpétuation. Il en va bien sûr de même pour la philosophie – qu’elle soit envisagée dans sa dimension académique et universitaire, ou qu’elle soit prise comme l’une des activités culturelles de cette figure essentielle du monde contemporain qu’est «l’intellectuel». Tout ouvrage de philosophie est d’abord une intervention dans l’économie de la culture. Le «livre pour tous et pour personne», aujourd’hui, signifie : un livre destiné à un public indéterminé, c’est-à-dire large. Sloterdijk lui-même n’échappe pas à la règle qu’il a mise en lumière, avec son ex-collègue Boris Groys, concernant le fonctionnement de l’économie culturelle : un livre qui s’y insère n’a pas pour souci de dire ce qui est susceptible d’être prolongé, mais seulement de contenir des tournures qui appellent à être commentées. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de ce que rien, dans le réel, n’est à prolonger du «co-immunisme», qui n’a vocation qu’à être un concept sur le marché de la culture.
Mais le problème est plus profond. Il concerne en définitive ce choix existentiel singulier qui est celui de tourner sa vie vers la pensée pure. Sur l’actuel marché de la culture, il y a au moins deux voies possibles pour légitimer cette disposition – pour ceux qui sont encore capables de voir qu’elle n’a rien d’évident : celle de la pensée critique et celle de la pensée spéculative. C’est bien cette dernière voie que Sloterdijk emprunte à la faveur de la réhabilitation post-déconstructiviste du «grand récit». Une voie qui se veut précisément alternative à celle suivie par la pensée critique, mais qui ignore ainsi qu’elle fait vérité de ce que vise nécessairement la pensée maintenue dans son propre élément. Car lorsqu’elle est poussée à ses extrêmes conséquences – dans la dialectique négative d’Adorno – la théorie critique expose ce qui est à la fois la ressource et le point d’aboutissement inéluctable de la pensée pure : son «caractère destructeur». La pensée pure repose sur la volonté de détruire tout ce qui pourrait constituer une position d’existence. La voie spéculative est constitutivement moins honnête, elle qui se veut si volontiers «affirmative». Elle ne peut que masquer ce résultat, ce point d’aboutissement de la pensée pure dans le rien d’existence. Mais elle aussi repose en définitive sur ce rien : si l’on entend au plus simple «position d’existence» comme une manière de se tenir dans le monde en y dépliant les conséquences de sa pensée, rien de la pensée n’a de conséquences nécessaires pour la forme de vie du penseur spéculatif. Et comme il faut bien malgré tout que le penseur spéculatif ait une vie, sa forme de vie correspondra à celles qui sont effectivement disponibles, aussi étroites soient-elles : celle de l’intellectuel, celle du professeur.
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique (2009), Paris, Libella-Maren Sell, 2011→
- Ibid. p. 303→
- idem.→
- Ibid. p. 304→
- Ibid. p. 454→
- Ibid. p. 470→
- Ibid. p. 495→
- Ibid. p. 531-532→
- Ibid. p. 617-618→
- Ibid. p. 577 sq.→
- Ibid. p. 625→
- Ibid. p. 468→
- Ibid. p. 631→
- Ibid. p. 576→
- Ibid. p. 559→
- Ibid. p. 560→
- Ibid. p. 574→
- Ibid. p. 459→
- Ibid. p. 554-555→
- y compris celle des «maux» issus du processus moderne : Ibid. p. 617 sq.→