La «Speed glue» est un adhésif qui, lorsqu’il est utilisé sur une raquette de tennis de table, augmente la tension de sa surface de caoutchouc, ce qui permet d’accroitre la qualité des effets possibles et une plus grande vitesse de la balle (mais en réduisant le contrôle sur elle) 1. Découverte par hasard dans les années 70, cette pratique a gagnée en popularité dans les années 80 et s’est finalement avérée indispensable aux compétiteur.trices de tennis de table de haut niveau. Une décennie plus tard, cependant, il est devenu évident que les COV (composés organiques volatils) présents dans la colle rapide étaient dangereux pour la santé. Les tournois ont mis en place des «salles de collage» bien ventilées où les joueur.euses pouvaient préparer leurs raquettes, mais des rapports faisant état de réactions graves ont continué à circuler. En 2008, juste après les Jeux olympiques de Pékin, la Fédération internationale de tennis de table (ITTF) a pris des mesures décisives afin d’interdir l’emploi des colles rapides dans les tournois.
Il est intéressant de noter que cette mesure réglementaire est intervenue à un moment où l’obsession de la vitesse dans ce sport suscitait des inquiétudes générales. Depuis plus d’un demi-siècle, les progrès techniques ont permis au tennis de table d’atteindre des niveaux extrêmes de la vitesse des échanges et des effets appliqués à la rotation de la balle. Mais à mesure que le jeu évoluait, son appréciation exigeait de suivre de près l’évolution rapide des techniques spécialisées. Bien qu’il soit passionnant pour les initié.es, des doutes ont commencé à apparaître quant à la possibilité de commercialiser le tennis de table en tant que sport grand public.
Ironiquement, le tennis de table de compétition a d’abord souffert du manque de vitesse des échanges. Au début du xxe siècle, le style de jeu le plus populaire était de nature défensive. Les compétiteurs attendaient leur heure, en espérant que l’adversaire fasse une erreur ou qu’il/elle soit surpris.e par un coup particulièrement imprévisible ou rusé. Par conséquent, les parties pouvaient durer des heures et exigeaient une patience considérable autant des participant.es que des spectateur.trices. Lors des championnats du monde de 1936 à Prague, deux joueurs auraient mis plus d’une heure pour disputer un seul point. L’année suivante, l’ITTF a abaissée la hauteur du filet afin d’augmenter la vitesse et la difficulté du jeu, pour que les matchs soient plus courts et plus captivants.
Il a toutefois fallu attendre deux décennies pour qu’un nouveau développement redéfinisse véritablement le rapport du sport à la vitesse. La raquette de tennis de table originale était une palette en bois recouverte d’une fine feuille de caoutchouc, mais en 1952, un joueur japonais a inventé une nouvelle raquette avec une couche de mousse éponge collée entre la lame de bois et la surface de caoutchouc. Cette couche supplémentaire n’amorti pas que le bruit de la balle qui percute la raquette, elle augmente surtout considérablement la vitesse et l’effet de rebond de la balle. L’effet de cette innovation a été rapide et définitif :
«La première fois que j’ai joué contre ‘de l’éponge’, j’ai eu l’impression d’être pris en embuscade par un.e adversaire invisible. On n’entendait pas l’impact de la balle sur la raquette, et comme la surface de celle-ci ne faisait qu’à sa tête, on ne pouvait pas anticiper le type de coup joué. La peur est entrée dans le jeu. Une nouvelle agressivité. C’était comme si vous aviez soustrait du jeu. Vous deveniez simplement quelqu’un que la balle devait dépasser à toute une allure». 2
Cette puissance retrouvée a déclenché une vague d’innovations techniques, les joueurs maîtrisant la physique complexe du topspin, du backspin, du sidespin et du corkspin. Ces possibilités ont à leur tour encouragé l’évolution d’une stratégie de jeu plus offensive et une préférence pour les volées extrêmement courtes (le “three-ball kill”).
À la fin du siècle, la combinaison de raquettes plus performantes et de colles plus rapides a accru la vitesse du jeu désormais plus volatile et exigeant une capacité de réflexe et une technique presque inhumaine. Un service peut faire tourner la balle à une vitesse allant jusqu’à 9000 tours par minute, et les joueurs échangent des coups à un rythme de 2 à 3 par seconde, avec une moyenne de seulement 3 à 5 coups par point. Le jeu s’était donc condensé en une série de micro-éclats à peine perceptibles. Cette vitesse extrême signifie que seuls les spectateur.trices expérimenté.es pouvaient apprécier la qualité des échanges. Pour l’observateur.trice occasionnel.le, le sport s’était tout simplement évanoui dans un épais nuage de virtuosité illisible.
Avant même l’interdiction de la ‘Speed glue’ en 2008, l’ITTF cherchait des moyens de rendre ce sport plus accessible par le biais de la réglementation. En 2000, par exemple, elle a augmenté la circonférence des balles de tournoi de 2mm et a changé leur matériau, passant du celluloïd au plastique. L’objectif était de ralentir le jeu, de diminuer l’effet de rotation et d’allonger la durée moyenne d’un échange afin de rendre les matchs plus conviviaux pour les spectateur.trices.
Pourtant, ni les balles plus grosses ni les colles plus lentes n’ont rendu le jeu plus compréhensible pour le grand public. Même un fois les vitesses réduites, les volées restent extrêmement courtes, ce qui rend le jeu peu dramatique et difficile à suivre. Les interventions de l’ITTF ont été inefficaces parce qu’elles ne s’attaquent pas aux stratégies qui façonnent véritablement la nature du jeu. Les tactiques offensives, bien que perfectionnées à l’époque de la ‘speed glue’, ont en fait moins à voir avec la vitesse qu’avec l’efficacité et la gestion des risques. Le “three-ball kill” domine car moins la balle est échangée, moins vous avez de chances de la rater. Or, cette stratégie est un moyen efficace de gagner des points et, en fin de compte, les joueurs compétitifs ne se soucient pas de faire un spectacle divertissant. Ils/Elles sont là pour gagner le match.
Il est clair que dans le contexte du tennis de table de compétition, l’abandon des stratégies offensives est illogique. Mais qu’en serait-il si cette structure compétitive était remplacée par une structure plus ouverte? Quelles autres stratégies pourraient émerger si nous supprimions l’impératif de gagner la partie le plus rapidement possible? Et comment ce changement d’intention pourrait-il transformer l’expérience du jeu, tant pour les participants que pour les spectateurs?
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À l’automne 2016, en réponse à ces questions, nous avons proposé un ensemble de règles expérimentales pour jouer au tennis de table 3. Nous avons recruté trois joueurs professionnels : Pierre-Luc Thériault, Antoine Bernadet et Edward Ly avec qui nous avons convenu d’explorer où ces nouveaux paramètres pourraient nous mener.
- Ce texte a été traduit par François Lemieux→
- Howard Jacobsen, “Whiff! Whaff! The beautiful game may be coming home,”. Independent, 16 juillet 2010.→
- Voir SPEED GLUE dans ce numéro ou ce lien→