Je veux dans les lignes qui suivent, dans un horizon de désœuvrement, et en théorie, tracer quelques lignes en faveur d’une déposition de la valeur: crédit, argent, théomanie, speculatio libre.
Crédit
Il faut entendre par crédit l’ensemble des techniques sociales par lesquelles sont induites des relations entre un débiteur et un créditeur, et où la vie du débiteur (son activité, son pouvoir d’achat, sa propriété, sa liberté de mouvement) est mise en jeu en tant que garantie de paiement (en anglais : collateral). Cette forme de relation sociale est généralisée dans l’histoire méditerranéenne et occidentale. Cela passe par la servitude pour dette, dont l’abolition marque dans l’imaginaire occidental la naissance de la démocratie. Cela passe également par la généralisation des dettes paysannes au Moyen âge, et par les systèmes de dette-péonage et de paiement en nature, qui ont dominé l’histoire de l’exploitation et de la colonisation de l’Amérique par l’Europe moderne. Et cela nous mène jusqu’aux dettes individuelles qui financent aujourd’hui, par le biais de l’hypothèque et des produits de crédit personnel, le logement, l’alimentation, les soins de santé et l’éducation des classes précaires (ce qui inclut ces dernières dans la grande catégorie, totale?, des classes spéculatives).
Dans la relation de crédit, la dette individuelle apparaît comme forme analogue et «dérivée» de la séparation juridique du corps par son contact transvaluateur avec le souverain. Ce rapport s’explicite dans la notion d’habeas corpus, qui exige de présenter un corps devant la justice pour que sa capture soit légitime. La dette, comme le droit, tient le corps en joue dans sa séparation juridique avec lui-même (mobile vivant et sujet du pouvoir), le futurise et le mobilise par la promesse, et suspend la possibilité même de l’usage en tant qu’accès libre à toute utilité – usage de soi, usage du monde.
Le crédit, comme le droit, est d’abord, littéralement, une forme d’écriture. C’est une affaire comptable. Ce que cette écriture suscite est l’extériorisation d’une relation matérielle à partir de laquelle il est possible de capturer la force de travail du débiteur. Elle l’obtient soit directement en tant que force de travail, soit indirectement en exigeant le paiement en une forme de valeur donnée, dont le créditeur laisse au débiteur le soin de déterminer les moyens de l’obtenir. Dans tous les cas, ce qui est capté par le crédit est une spatio-temporalité : à la fois dans la notion d’intérêt (qui est une rétribution pour la jouissance abdiquée du créditeur par le fait du prêt), et dans la forme-durée de l’existence débitrice (qui est une détermination de l’agir productif selon les paramètres établis par la relation de crédit). Le crédit est une écriture, le crédit est une capture. C’est dans le cadre de cette institution humaine de la relation débiteur-créditeur que va s’inscrire l’argent comme forme générale et objective de créance de tout et de tous envers tous qu’est devenu le capitalisme financier contemporain. Le crédit est sans aucun doute le principal dispositif d’écriture archaïque par lequel s’actualise historiquement le plan d’existence capitaliste – l’archétype du processus d’accumulation primitive, par lequel, dirons-nous, non seulement le producteur est séparé de ses moyens de production, mais par où s’opère, de manière auto-itérative, la destruction de l’usage.
À cet égard, la manifestation la plus concrète que nous ayons de la théorie de valeur (capitaliste), et que pourtant nous n’arrivons jamais à interroger, à mettre en philosophie, ou simplement à critiquer, est l’argent – plus spécifiquement la signification de l’argent dans le capitalisme. De fait, Marx lui-même n’a pas su proposer un concept d’argent qui se distingue de celui des économistes classiques, et n’a pas jugé qu’une critique de l’argent pouvait mener à une critique du capitalisme, dont la réalité se trouvait pour lui dans les rapports sociaux de production, et non dans ce qui lui apparaissait comme un simple mécanisme. Pour le dire ainsi, pour Marx, et pour nous, l’argent fait partie des conditions de l’agir auxquelles devons nous plier, et admettant cela, nous avons fini par confondre ces conditions avec la puissance d’agir elle-même – nous avons fini par croire à la valeur comme étant notre propre.
Argent
Élaborée notamment par Goeffrey Ingham à partir des travaux de James Steuart, Georg Simmel, Joseph Schumpeter et John Meynard Keynes, la théorie dite hétérodoxe de l’économie élabore une théorie de l’argent comme dispositif au sens fort du terme, c’est-à-dire en tant qu’appareil de gestion des conduites. Cette proposition, en montrant la dimension intrinsèquement politique de l’argent, ouvre une possibilité nouvelle pour la critique de la théorie de la valeur (capitaliste). Elle contient du moins certains éléments propres à contribuer à une clarification du rapport de destruction entre usage et valeur au sein du processus d’accumulation primitive, et à une mise en œuvre d’une autre temporalité pour la compréhension de ce processus – une temporalité qui serait chronique plutôt qu’historique, et messianique plutôt que linéaire.
La théorie hétérodoxe cherche à définir l’argent (le support universel de valeur dans le capitalisme) non pas par sa fonction, comme le font Marx et les économistes classiques, mais plutôt par sa nature : elle pose la question de la monnéité, ou de l’argentivité. Ce que ces théoriciens nous permettent de dire, spécifiquement, c’est que la nature de l’argent n’est d’être ni une mesure abstraite de valeur, ni un moyen d’échange, ni une marchandise parmi les marchandises, ni un grenier de valeur (bien que l’argent soit aussi tout cela – mais tout cela, ce sont ses fonctions, ce que l’argent permet de faire, et non pas ce qu’il est, au sens où il est un opérateur de réel, ou, pour parler simplement, une prophétie auto-réalisatrice).
À strictement parler, nous dit Geoffrey Ingham, l’argent serait un claim, une créance, une relation sociale de crédit, une machine anonyme à endetter.
«All money is constituted by credit-debt relations – that is, social relations. Money cannot be created without the simultaneous creation of debt. For money to be money presupposes the existence of a debt measured in money of account elsewhere in the social system and, most importantly, in the debt created by the issuer’s promises to accept back its money in settlement. In other words, the money debt is assignable – or transferable, or negotiable 1».
Par le simple fait de son apparaître, en tant que pure puissance d’achat et en tant que valeur abstraite autoréférentielle, l’argent est un droit d’appropriation garanti. C’est à ce point précis que la valeur oblitère l’usage en son principe même. En effet, la forme-valeur argent a pour qualité d’être liquidable, c’est-à-dire qu’elle doit, à n’importe quel moment dans un espace monétaire donné, pouvoir être échangée contre des richesses diverses. C’est une unité discrète, séparée par l’écriture, du droit à la richesse. Dans le contexte du capitalisme, l’argent pour être argent doit pouvoir être converti en marchandise, y compris le produit du travail, y compris l’écosystème, y compris la force de travail,
y compris les conditions phénoménologiques de la vie. Sa qualité de créance est sa potentialité et donc sa valeur. L’argent génère toujours une dette qui a vertu de pouvoir être indéfiniment réassignée. Cette dette est automatiquement contractée par la terre et les terriens en tant que ces êtres sont produits sous la forme confisquée de la force de travail et des moyens de production privatisés. La valeur-argent réquisitionne sous la forme d’une abstraction tout usage – n’importe quel, de n’importe qui, n’importe quand.
De plus, on le sait, la création de valeur sous forme d’argent repose toujours sur un prêt : celui qui crée l’argent s’engage à l’accepter en guise de paiement d’une dette. Créer de l’argent, c’est assurer sa valeur en tant que celle-ci peut toujours se réaliser dans le remboursement d’une dette à celui qui fabrique l’argent. L’argent est, en ce sens précis, un dispositif miniaturisé d’auto-capture du réel : il se constitue par un vaste réseau de relations sociales d’endettement dont les créateurs autorisés de valeur (l’État et les banques) assurent le mouvement, qualifié au xixe siècle «d’efflux-reflux» – les flux de créances. L’argent est par cette qualité une «social technology for connecting present and future» 2, parce qu’il engage en son maintien dans une temporalité de la dette et de la promesse – une futurisation automatique de l’agir collectif.
L’argent en tant que mesure de valeur n’a donc pas de vélocité (où on l’imaginerait circuler à grande vitesse sur l’ensemble du socius), il a plutôt une qualité d’ubiquité en tant que forme manifeste de la relation de crédit. Il est écriture, et cette écriture en tant que séparée peut être à plusieurs endroits en même temps. La garantie de la mesure abstraite de valeur tient dans le crédit même en tant que pouvoir d’être liquidé et en tant que puissance de reddition. Ainsi donc, la modalité première de la valeur abstraite, de l’argent, est nécessairement la créance.
C’est l’existence d’une dette qui donne sa valeur à l’argent. C’est là la nature de la créance, c’est-à-dire cette «foi» que l’on accorde à la valeur abstraite (spécifiquement : à l’écriture), et par où les significations morales et économiques de la dette se touchent – la promesse de valeur est la valeur même. Le claim, en tant que dispositif, induit une nouvelle modalité phénoménologique. Les relations économiques dans l’espace monétaire souverain reposent au final, et c’est là la dimension éthique de la théorie de la valeur (capitaliste), sur la nécessité d’une conduite des personnes qui soit telle que les promesses puissent être tenues: il faut acquérir le désir de capter le futur par l’apprentissage de la promesse.
Théomanie
La théorie hétérodoxe de l’économie nous permet aussi de rappeler que l’argent ne peut exister en tant que relation sociale de crédit que par l’intervention de l’État. En effet, la puissance de l’argent (sa valeur ou sa qualité de mesure abstraite et autoréférentielle de la valeur) est adossée à l’État qui y appose son sceau, qui la reconnait comme seul médium de reddition des taxes et impôts, et qui en garantit la liquidité (son pouvoir de conversion) par une panoplie de moyens juridiques et policiers – par des moyens «extra-économiques». «…the monetary space is the site, or field, of potential transactions that may be conducted under specific monetary conditions – that is to say, monetary space is sovereign space» 3. La promesse qui fonde le claim requiert une autorité pour être établie, et l’exercice de la coercition pour être maintenue.
Qui plus est, puisqu’un espace monétaire est dès lors nécessairement déjà un espace de souveraineté, la création de nouvelles formes-valeur argent, de nouveaux claims (étalons, monnaies, titres, options, produits dérivés) consiste en même temps à créer de nouveaux plateaux de souveraineté, dérivés de la consistance territoriale souveraine primitive de l’État. Ces plateaux forment des zones spéculatives (des intangibles accumulatifs) qui s’appuient, en dernière instance, sur la puissance étatique garante de la rédemption de la valeur en matière.
Cette boucle entre territorialité primitive et zones spéculatives forme le cercle vertueux de valeur et de violence que nous appelons capitalisme et que décrit Marx dans la section huit du Capital. La puissance militaire souveraine est une puissance éminente de territorialisation du capital, et toute production de valeur repose sur cette fondation qui en est la garantie.Voilà qui éclaire d’une nouvelle façon la signification de créance.
Le pouvoir de liquidation – l’ubiquité de l’argent – est le fait d’une régression à l’infini par le transfert de dettes. Il absorbe de manière tendancielle le monde entier – c’est une puissance de capture, et celle-ci est intrinsèquement liée à l’existentiel-étatique.
Speculatio libre
Des versions récentes et sophistiquées de la politique révolutionnaire de réappropriation se sont penchées, au-delà de l’idée de collectiviser le hardware capitaliste, sur la possibilité de se réapproprier non pas les moyens de production, mais les machines spéculatives elles-mêmes. Cela de manière à pouvoir mobiliser de manière rhizomique la spéculation dans le sens d’un partage et d’une redistribution de la puissance de transformation de l’habitat lui-même (plutôt que de chercher à assurer de couvrir les besoins de tous par la socialisation des moyens de production).
«The derivatives affords a speculative regard toward the social, not simply a return to what the people once possessed and now have lost in the form of the common, but of what a population and a society might be if people had the active means to make contingent claims on one another that would render their mutual indebtedness the object of a politics that enhanced the ways in which they could value how they make their worlds 4».
Le crédit général serait le véritable objet d’appropriation communiste – et cette appropriation ferait de la dépossession l’espace d’une nouvelle démocratie spéculative. Il s’agirait de prendre le contrôle de l’endettement mutuel qui supporte notre forme de vie auto-inter-extortive. Si la proposition a le mérite de livrer une compréhension très fine de l’accumulation performative et de tenir compte de la nature de la valeur et de son importance dans le procès cumulatif de dépossession, elle demeure aux prises avec cette césure qui transforme le monde en chose et l’usage en souvenir. Elle voudrait partager directement la puissance au lieu de sa génération sous la forme de quantums de capacité de capture. Elle voudrait être une puissance d’accumulation – les sans-part se confondant au tout, scellant à jamais tout usage. Un devenir-divin.
On dit dans le monde de la finance qu’il s’agit, pour créer de la richesse à partir de produits dérivés, de «capitaliser la volatilité» : c’est une version très décanté de l’usage terroriste de la faim au service de la mobilisation de la force de travail. Le supposé passage de la dette au don qui est théorisé par les marxistes américains qui prennent d’assaut la finance ne va pas changer le fait de l’objectivation autoritaire qui découle de l’accumulation, qu’elle soit primitive, capitaliste ou dérivative. L’aventure spéculative, la prise de risque, a été développée dans le cadre des explorations coloniales, les «ventures» : l’assurance-risque, les richesses instantanées, les «coups» de dépossession, qui toujours transforment l’absence de valeur en capital – cela n’est pas l’émancipation, car c’est toujours une méthode de capture de soi au nom du tout, et qui toujours exige une forme primitive d’expropriation. Son nom de code est titrisation. La spéculation, nous devons la refuser à tout prix : c’est là l’accumulation primitive continuée, là où toujours il y a de la vie sur laquelle on spécule, dans la mesure où, l’argent est toujours claim, l’argent est par essence crédit. Don’t you dare claim my poor ass.
Dans toutes ses versions possibles, y compris dans sa version d’une émancipation de la spéculation même, le projet (du matérialisme dialectique) de s’approprier le substrat de la désappropriation ne peut tenir lieu de communisme. Essentiellement parce que l’idée de la réappropriation est inepte – ce qui a été pris ne se reprend pas, puisqu’il n’est pas de l’ordre de l’appropriable. L’usage peut être détruit, il ne peut pas être pris – car la valeur l’oblitère absolument. On peut certes penser à quelque chose comme un dédommagement pour les politiques de séparation subies dans une logique de brassage matériel issue de l’activation de l’usage (donner une valeur à la perte de l’usage – la social-démocratie, les traités autochtones), mais certainement pas à collectiviser les dispositifs qui opèrent cette séparation, ni la souveraineté, ni le pouvoir du claim. Cela reviendrait à se priver soi-même de l’usage dans le cadre d’un devenir-amputé – un scénario de science-fiction.
Démanteler les accumulateurs de puissance interdit toute identification à ceux-ci : progrès, classe, État, machines dérivantes. Ne jamais fomenter l’appropriation révolutionnaire, ne jamais penser comme un État, ne jamais penser comme un accumulateur. Ne pas tenter le sauvetage de l’objectivité de la puissance d’accumulation : elle n’en a pas. L’auto-dépossession collective indéfinie n’est pas un horizon d’émancipation, c’est, dans une perspective terrienne, écosystémique, un horizon du symbole vivant – un délire théologique. Elle tend vers l’inhabitable, la production de ruine, la consommation de volatilité. Se défaire de l’attachement à l’accumulation est aussi un travail sur soi.
La question de la désappropriation, du désœuvrement de l’ethos spéculatif, serait peut-être, en sa version la plus intime et la plus improbable : Comment remplacer l’attachement (à l’accumulation) par l’amour (de la liberté)?