«Langue orale maganée, parlé colon, accent beauceron, saguenéen, gaspésien, bagout local, joual, chiac, cajun, louisianais, canuck, franglais, bilingue, michif, pidgin, idiosyncrasies familiales, langue de chantier, langue d’ouvrier, argot des malfaiteurs, langue de cuisine, langue du chien, récits, blagues, chansons, dires et maximes, mots des savoir-faires, langue de bois ou langue de rue, créole haïtien, français maghrébin et africain parlés en Amérique…»
Tiré de Parler en Amérique : Oralité, colonialisme, et territoire, Mémoire d’encrier, 2019. Pour Dalie Giroux la langue ouvre « au voyage, à l’hospitalité, à la curiosité et à une pratique de soi qui puissent initier, sans promesse de résultat, une machine intime de décolonisation ». Nous nous sommes entretenus avec elle pour explorer quelques-unes des pistes qu’elle développe dans son livre.
Qu’est ce que dit pour toi un accent en Nord Amérique Franco?
Qu’est ce que dit un accent? Comment un accent apparaît dans la littérature, aussi? Où est-ce qu’il apparaît? Jack Kerouac, avec son manuscrit français, on ne peut pas dire que ça n’est pas du français, car tu peux juste le lire si tu comprends le français. Mais c’est très peu du français. La vie est d’Hommage, c’est pratiquement un livre qu’il faut lire à haute voix. C’est comme si on retournait au Moyen-âge… parce qu’il faut le lire à haute-voix pour le comprendre. Quand je le lis dans ma tête, je comprends, mais il faut que tu t’entendes. Pis là, tu le dis tout de suite comme il faut. Pis t’es capable d’aller chercher un rythme qui n’est pas le rythme de l’écriture, mais bien le rythme de la parole.
Ça fait apparaître une distance entre l’oral et l’écrit, un décalage.
T’es tout le temps dans l’écart. T’es tout le temps dans une parole. Moi je suis d’avis que toute écriture est une parole. Impersonnelle, ça ne veut pas dire une personne qui parle. Ça veut dire que ça parle. Mais quand on a une écriture qui est en décalage par rapport au français correct, ou une écriture que tu es obligé de lire à haute voix parce que c’est plutôt une oralité, on entre dans la politique. Ça devient un geste de révolte dans l’écriture. Jack Kerouac c’est ça. Jack Kerouac disait que pour lui écrire en français c’était une révolte contre la littérature.
Sur un plan tactile, disons matériel, Truman Capote écrivait que Kerouac, c’était plus du «typing» que de l’écriture ou de la littérature…
Oui, ça dit quelque chose du contact, de ce que tu es en train de faire. La vie est d’Hommage ça se lit pas, mais ça se dit, je pense. «Robert, t’eta tit. Mais tu waite encore plus gros». Quand tu le lis, «tu waite», tu penses au mot anglais – mais ce n’est pas ça. Il faut lire Jack Kerouac en français comme on lit du Michif en phonétique anglo. Il faut que tu trouves ton accent ancestral pour être capable de comprendre ce que ça dit, pour être capable aussi de faire une lecture qui sonne signifiante. Il faut lire oral – c’est-à-dire : dire.
Signifiante aussi parce que l’accent situe. Le lieu d’où parle Kerouac, avec son français à lui, c’est pas celui du Michif. Ces ancrages particuliers sont tout à fait signifiants.
Moi, pour lire du Kerouac, il faut que je sois ma grand-mère Giroux. Il faut que je sois dans sa cuisine que si elle avait été au Mexique, elle aurait été en terre battue. Sa cuisine où elle faisait cuire des affaires dans la poêle en fonte, pis après, à la remettait dans le tiroir, sans la laver. Y faut que je sois là-dedans. C’est ce bagout-là. Et pour moi, y’a rien d’exotique là-dedans. C’est hyper réel.
Avec ça en tête, qu’est que ça veut dire écrire à l’oral, comme Kerouac l’a fait?
Qu’est que ça veut dire écrire à l’oral? Écrire une langue qui ne s’écrit pas? Ben, l’enjeu est là. On est directement sur la question de la littérature. Qu’est-ce que ça veut dire d’écrire une langue qui ne s’écrit pas? Et qui le peut? Où est-ce que ça se peut? Comment ça se reçoit? Qui peut la recevoir?
Pour déplier tout ça, tu parles aussi de la possibilité d’une traduction…
Oui. C’est la question de plomber l’idée que la littérature est universelle, d’une certaine manière. Ça ne veut pas dire qu’on a des littératures privées. Quoique Kerouac en français c’est un peu privé, je pense. On est un peu dans l’idiotie. Mais ça veut dire en tout cas surtout que c’est situé. Ça se fait quelque part. C’est un corps qui fait quelque chose quelque part à un moment donné. Pis c’est ce que j’appelle parole. Donc c’est de l’expressivité. Jouer avec la littérature en l’engageant dans l’oralité et donc dans l’accent, pis l’accent c’est un peu tout ce qu’on vient de dire, cette situation géographique et corporelle-là. C’est comme une espèce d’audace délirante, prendre la littérature en son nom, dans son lieu, dans sa limite, tu signes, tu sursignes, en quelque sorte.
Sans avoir à rendre de comptes!
Ben tsé, qui m’aime me suive! Autrement dit, tu fais exister quelque chose. Pis si on revient à l’affaire de la valeur, tu fais exister quelque chose qui a pas lieu d’exister. Mais je dis pas ça dans le sense d’un lamento : Ah! C’est tu effrayant comment on est écrasés, nous autres, le monde avec des accents! Tsé : C’est une question de perspective, etc. Le français aussi a un accent. Non. Je m’en fous. C’est du point de vue de l’art en fait, dans les matériaux que tu convoques dans la création. Moi je trouve que dans l’écrire croche pis dans les parlers qui sonnent bizarre y’a une manière de matérialiser l’écriture, de faire de l’art quelque chose d’expressif à un point d’impersonnel. Parce qu’en même temps, je veux dire, Kerouac c’est une langue de pauvre. C’est la langue de personne, aussi. Ma grand- mère c’est personne. Ça sera jamais personne pis c’est tout.
Ça recoupe ce que tu veux dire quand tu parles de langues subalternes?
Subalterne, pour moi, c’est tout ce qui n’a pas droit de cité au vrai vieux sens du terme. On parle pas comme ça dans l’espace public. C’est inaudible. Il y a des codes d’accès aux espaces de parole collective, aux paroles qui ont du pouvoir. Et donc pour moi le subalterne c’est tout ce qui est en dessous de ce radar-là. C’est la langue qui va faire en sorte que tu vas être puni en capitaux symboliques si tu l’utilises dans les mauvais endroits. Pis t’apprends assez vite si t’es issue de ces cultures subalternes… Je dirais qu’elles sont surtout subalternes parce que ce sont des cultures orales. Le français dans lequel moi j’ai grandi, disons préscolaire, c’est un français d’illettrés, essentiellement. Dans ma famille, la langue a évolué, elle s’est normalisée dans le contexte des médias, pis du changement de classe sociale, pis tout ça. Mais donc moi je suis née pis j’ai baigné pendant les 4 ou 5 premières années de ma vie dans une langue sans livres. Et y’a un lien entre le fait d’être subalterne et le fait d’être analphabète aussi. Pis, je ne le dis pas dans le sens, encore une fois, d’une récrimination où la langue des pauvres serait exclue de la cité. Mais au sens où c’est un autre puits symbolique, une autre façon de se mettre en rapport, d’autres chemins dans la signification qui sont sédimentés dans notre biographie pis dans notre propre langue. Tsé, ici, on souffre de diglossie. Je la parle encore cette langue-là, cette langue d’illettrés. Mais y’a une sacrée différence entre moi qui écrit, moi qui parle dans un séminaire à l’Université, moi qui parle chez nous avec mes amis éduqués, moi qui parle avec mes parents, moi qui parle avec mon voisin qui a arrêté l’école à 12 ans, moi qui parle avec ma grand-mère qui utilise des mots du Moyen-âge… j’ai tous ces niveaux de langage-là. C’est un monde assez fin, ce monde du parler bizarre.
Notre diglossie, elle fait apparaître un rapport particulier à la géographie, à la Province of Québec, au territoire colonisé. C’est un enjeu central de Parler en Amérique : ouvrir la question décoloniale à travers ce que peut l’oralité.
Le livre servait à faire ce devoir-là. À faire un essai de se situer dans l’histoire de la colonisation des Amériques de manière sincère. Ce qui est exigé de nous dans cette situation de décolonisation, c’est de dire qui on est : qui es-tu? Où es-tu? Et comment peux-tu faire de ton expérience une forme de connaissance? Ce sont les mots de Patricia Monture. Moi, c’est cette exigence-là que j’ai prise très au sérieux : dire qui tu es dans un contexte colonial. On a plus la fantaisie de dire je suis qui je veux, je peux m’inventer, je peux être personne, l’identité est fluide, etc. C’est pas ça la question. Qui tu es alors que tu veux pas être ça. Et donc il faut que tu répondes Québécois. Nous deux, on est obligés d’assumer ça. Pas par goût, mais par responsabilité historique, humaine et territoriale. Donc j’ai commencé à réfléchir à ce que tout ça veut dire. C’est très déplaisant pour vrai. Ça exige de t’identifier non seulement à un colonisateur, non seulement au blanc, à la whiteness, comme on dit dans les études critiques, mais en plus, un blanc un peu loser: c’est un blanc raté, le Québécois. C’est celui-là qui voulait être colonisateur lui aussi, mais qui a échoué et qui a plein de ressentiments parce qu’y a pas réussi à remplacer le colonisateur britannique. Il fallait assumer ça, d’une part, et choisir quel chemin prendre. Je me suis dit qu’il faut que je le prenne par la question de la langue parce que c’est ça notre fétiche, nous. C’est ça notre affaire qu’on tient à bout de bras en disant : ben en tout cas on parle français en Amérique.
Pis on défend ça.
Oui, on la défend notre langue. Ça passe par là. Donc comment on ferait pour être plus sincères dans notre rapport à la langue, de continuer de parler français pis d’être ben contents de t’ça. Parce que c’est vrai que c’est intéressant : c’est une vraie langue mineure. On est fous de parler français en Amérique! Je trouve ça fabuleux. On peut jamais être des dominants. C’est impossible. Je trouve que c’est des belles conditions pour une pensée sans État. Je me suis dit, c’est ça qui faut que j’aille chercher. Qu’est ce qu’y a de beau là-dedans : qu’on parle français en Amérique. On se regarde, on est des colonisateurs, pis là on se replace. Qu’est-ce qu’on peut, nous? Qu’est qu’on a à offrir dans notre condition plate de colonisateurs colonisés? De blancs ratés, pis tsé… la colonizer envy qu’on a… j’sais pas quoi… On voudrait donc ben être des Anglais… mais en français. Et, on l’a c’t affaire-là. Y’a une hybridité en nous. Pas un métissage sanguin où je ne sais quoi, on est pas des autochtones, mais on est des gens qui ont vécu ici depuis 400 ans pour la plupart sans aucune institution, ni politique, ni littéraire, ni économique. Qu’est-ce qu’on était, pis qu’est-ce qu’on avait de l’fun qu’on a encore à offrir pis qu’on a de sédimenté en nous. Nous on a une langue du territoire. On a une langue qui mène à d’autres langues. On a une langue hybridée, mélangée avec d’autres langues. Pis on a une langue qui nous ancre dans une géographie continentale. On n’a pas une langue qui nous case dans la Province of Québec de 1763. On a une langue qui rouvre à toute. Pis quand tu te mets à regarder les récits de voyage, la vie des voyageurs, pis la vie des métisses, des personnages de la vallée du Saint-Laurent ça part dans toutes sortes de directions. Fait que si on sort d’une affaire ethnique, genre «les descendants de la race des Français de la vallée du Saint-Laurent», on commence à accepter toutes ces attaches-là, ces mélanges, ces détaches, ces vagabondages, ces erreurs, etc.
Les migrations, les gestes et les imaginaires d’un vivre sans État?
Des manières de vivre, pis une mémoire de liberté qui est là-dedans : pas de frontières, pas d’États. C’est tellement infrapolitique tout ça. Et donc moi je prétends qu’on est un peuple sans État. Pis qu’on était inscrit dans les logiques territoriales autochtones de l’époque d’une manière, de très basse intensité. Tsé, avant qu’on monte à la Baie-James, on n’avait pas faite grand-chose au plan du colonialisme moderne. Enfin… c’est compliqué, mais disons que sur le plan de la planification nationale du territoire, sur le fait d’endosser l’État colonial, tout ça, c’est venu très tardivement… ça fait qu’elles existent dans notre imaginaire sédimenté, les ressources mentales et symboliques et tactiles pour ne pas se penser comme un État. On l’a fait très longtemps… Pis ça ne veut pas dire de faire le petit Canadien français, ça veut dire d’embrasser toute l’Amérique. De bon droit. C’est pas grave d’embrasser toute l’Amérique si tu veux pas faire un État pis te développer industriellement. Tsé. C’est un monde de rencontres, autrement dit. C’est un monde de hasards, un monde de découvertes, un monde d’intimités, un monde d’humilité.
Pour moi, tes deux ouvrages récents sont indissociables. En quoi la fonction décoloniale que tu trouves dans l’oralité, comme puissance des langues subalternes, fait écho aux géographies subalternes décrites dans Généalogie du Déracinement?
La Généalogie du Déracinement c’est une histoire de toute la super structure coloniale qu’on a imposée sur le territoire qui fait qu’on a produit des voitures, des usines, etc. pis qu’on est ploggés sur des centrales nucléaires. Je le regarde vraiment au niveau du régime colonial. C’est quoi le paysage du régime colonial dans lequel le subalterne est invisible, est disqualifié, est dévalorisé parce qu’il n’est pas productif ou qu’il ne produit pas de valeur au sens d’Adam Smith. Tu peux pas gagner ta vie avec ce milieu là. Pis les savoirs qui sont portés par ces langues-là te le permettent pas, pis les amis que tu peux te faire dans c’te langue-là, ils te permettent pas de te mettre riche. C’est la zone non payante. Le subalterne, ça croupit économiquement. Et donc tout le projet colonial c’est contre ça. C’est de détruire ça – la capacité de vivre de ce qu’il y a autour de toi. Pas nécessairement activement, quoique du point de vue de l’empire parfois c’est nécessaire d’écraser certaines populations pour parvenir à ses fins, mais de manière très objective et indirecte en disant, «il faut inonder telle vallée parce qu’il faut faire un barrage hydroélectrique.» Donc, toute la vie qui se passait en dessous de l’eau, elle existe plus, il faut la détruire, etc. Donc, c’est articulé ensemble. Pour que la forme de vie postcoloniale puisse vivre, il faut que le subalterne s’écrase, se déplace, s’émiette, se tasse. C’est ce que les Anglais appelaient le clearing of estates — dans les belles années. Tu nettoies le territoire pour pu qu’y aille de frictions, d’obstacles, de scories, de monde qui chasse pis qui dérange, etc. Et donc, dans l’habitation postcoloniale, à la fin, je plonge vers les espèces de forces linguistiques magiques dans lesquelles s’opère la mystique de l’État, pis dans laquelle on peut la désagréger aussi. Fais que c’est un espace de sorcellerie.
Qu’est ce que tu entends par là?
Comment ça on croit à l’État? Comment se produit cette mystique-là? Comment ça on s’identifie à l’État? Comment ça qu’on se prend pour des États? Comment ça qu’on croit que l’État yé dangereux pis yé important? Comment ça on croit à la terreur? Pis ça, c’est beaucoup inspiré des travaux de Michael Taussing, c’est un genre de fantaisie coloniale qui va coloniser la culture populaire indigène, infrapolitique subalterne, et qui va, à partir de ses propres forces magiques, construire une mystique de l’État.
Comme une canalisation des forces magiques dans le langage?
Dans le dernier texte je donne quelques exemples de ça, de comment ça se joue dans notre langue subalterne, cette oralité-là. Pis donc comment on peut détruire l’État en se parlant. C’est ça aussi, parler en Amérique. Moi je pense qu’on peut détruire l’État en se parlant. Parce que des langues que le pouvoir comprend pas, c’est des langues de conspiration. Dans l’oralité aussi, y’a des histoires, des récits, des mémoires de la violence politique qui n’ont pas droit de citer. Donc y’a là tout un magma, un matériau qui permet de faire une critique de l’État qui est vécue, qui est viscérale, qui est vraie parce qu’elle est dans les forces au raz du sol. Y’a pas de pouvoir constitué, y’a pas d’Etat dans c’te monde-là, mais y’a du pouvoir, pis le pouvoir y’é pas mal plus mobile.
Une puissance?
C’est une performativité qui se joue dans l’oralité. Moi je crois beaucoup dans un matérialisme magique, et je pense que la maîtrise de l’oralité et de toutes ses ressources symboliques, elle est absolument nécessaire. C’est ça… Ruiner l’État… tu sais, au sens de Walter Benjamin, de gruger sa légitimité, tout le temps, par les forces du bas. Il faut que ce soit une pédagogie du peuple de se libérer de l’État tout le temps dans nos manières de parler. Pis juste en tendant l’oreille, y’en a plein d’histoires.
Cet entretien a d’abord été publiée dans Sabir, Objets Littéraires. No.2