Dans un anglais approximatif, j’écris à un ami pour expliquer le projet : We are anarchists. I don’t know what it means exactly. Except that friendship and authentic thought are an important part of our practices.
À l’été 2018, nous voyageons sur des chemins caniculaires à la rencontre de celles et ceux à qui nous avons demandé d’écrire pour ce numéro du Merle sur les soins.
Nous conduisons dans l’incertitude du trajet, doutant de notre orientation et de la carte affichée sur l’écran du téléphone. À l’heure du dîner, nous traversons des villages, leurs maisons aux yeux fermés alignées le long d’une rue principale, indifférentes à notre errance. Avant la longue fermeture de midi, nous attrapons de quoi manger à l’épicerie et nous nous installons sous le préau d’une école en vacances. Plus tard, nous trouvons une rivière. La petite auto abandonnée à l’orée d’un champ, nos habits en tapon sur la berge, nous entrons – cris perçants et pieds crispés – dans l’eau froide qui nous lave du voyage. Nous reprenons la route vers Tarnac.
Sabu
Je ne crois pas mentir en disant que Sabu est un genre de trésor. De New York il est venu plusieurs fois à Montréal au cours de l’année 2018 pour parler des implications, incessantes et infiniment ramifiées, de l’accident dans la centrale nucléaire Daiichi de Fukushima en 2011. Il dit que jamais il n’aurait cru écrire un jour sur le nucléaire, mais parfois le réel nous oblige et la pensée politique de Sabu est désormais inséparable de la radiation. Dans le soleil des tout premiers jours du printemps, il nous parle sur un perron de l’avenue de l’Hôtel-de-Ville. Le soir du 13 juillet nous le retrouvons en compagnie de camarades japonais à Tarnac, dans la campagne corrézienne. Ils présentent un livre collectif, Fukushima et ses invisibles, qui témoigne des pratiques autonomes, de protection et de lutte, dans le Japon irradié. Ils tiennent à ce qu’elles soient abordées en lien avec d’autres formes de vie battantes, notamment celles des travailleurs journaliers habitant le quartier de Kamagasaki à Osaka, avec lesquels un collectif de cinéastes a réalisé un film au comique merveilleux que nous regardons ensemble dans une grange aux belles poutres.
Deux jours plus tard, nous roulons en direction du nord-est, vers Blois. Nous sommes en retard. C’est l’été, la Loire est basse, son lit parsemé de bancs de sable. Nous arrivons à la clinique de La Borde, asile ouvert et fabuleux installé dans un château aux multiples annexes, des bois et des champs autour. Le stagiaire que nous allons voir nous introduit dans la langueur d’un lendemain de 14 juillet, dimanche étiré vers la finale de la coupe du monde de soccer.
Maxence
Dans nos échanges avant notre arrivée, Maxence avait proposé que nous nous retrouvions à l’orange-accueil, appellation hybride évoquant dans un mélange douteux la compagnie de téléphone et l’iconique orange Julep du boulevard Décarie. C’est en réalité un temps ménagé le matin avant que la journée se lance, une pratique d’écoute arrimée à l’ennui et à l’indécision plutôt qu’à l’action et ses projets. Une petite troupe est assise dehors, chaises de plastique et parasols, verres de cantine pour le café et plateau de médocs répartis dans de petits contenants nominatifs. Maxence nous présente au groupe, nous nous glissons dans le moment avec sa confiance en guise de repère. Ses gestes
et son regard sont investis, il fait partie de cette communauté. Nous plaisantons comme on tâte le terrain, émerveillées et maladroites, cherchant involontairement à assigner une fonction aux corps en face de nous *Pensionnaire? Stagiaire? Moniteur.e? Psy?* Finalement, une personne lit la feuille de route de la journée, rédigée sous forme d’abécédaire, poétique et drôle, dérivant vers des in- formations pratiques. On nous rappelle ainsi l’heure du match du soir.
Après le dîner, partagé dans la salle à manger installée dans les pièces en enfilade au rez-de-chaussée du château, nous partons rejoindre un autre ami àTours, non loin de là, un peu à l’ouest. La France s’assoit pour boire sa coupe, l’espace national est gonflé au maximum et nous serre sur ses bords, n’offrant que de rares échappées. «La ville va être fermée» nous prévient-on aux abords du centre-ville. Nous posons l’auto pour finir à pied vers le bord du fleuve et retrouver cet ami venu nous parler de son expérience de militant dans le Act Up-Paris des années 90. La discussion est riche et chaleureuse, mais le texte ne se fera finalement pas : nous sommes resté.es de part et d’autre de l’économie des mots à trouver pour raconter. Act Up demeure néanmoins un repère essentiel de la trajectoire de ce Merle, et il circule dans les échanges que nous avons eus avec Alice, Alexandre et Sabu. Alice, nous la rencontrons à Paris près du métro Jourdain et de la librairie L’atelier où on peut trouver la plupart des livres publiés par l’Institut Dingdingdong, mais aussi Fukushima et ses invisibles et d’autres carnets d’enquêtes des Éditions des mondes à faire.
Alice
Longtemps encore après l’annonce de sa maladie dépistée par un test génétique, Alice a voyagé et vécu au loin, se consumant au devant de la prophétie catastrophique. Puis la jeune femme s’en est retournée. Elle est allée vers d’autres personnes, proches de cette maladie ou intéressées à y réfléchir, pour faire proliférer les devenirs hors du récit unique d’une tragédie débilitante et sans issue. Alice nous raconte avec une incroyable vivacité la pensée collective qu’elle a contribué à élaborer autour de la maladie de Huntington. Elle raconte comment se sont constituées une communauté, des manières de faire et de dire à partir de la transformation radicale que ce mal impose à celles et ceux qui le portent. Alice est un personnage, une sorte de désorceleuse échappée du bocage, descendante fabuleuse de Jeanne Favret-Saada, à la fois prise par le sort et agent de son détournement. Le film Absolute Beginners (Fabrizio Terranova, 2018) dans lequel apparaît Alice fait partie de ce travail qui redistribue les cartes des forces en présence – nous en retranscrivons un passage dans ce numéro.
De loin, nous écrivons aux amie.s pour répondre à l’envoi de leurs textes. Dans le même temps, nos grands- mères souffrent de vieillesse et de solitude, nous allons les voir chacune dans un coin de pays et revenons dans des appartements suffocants, attachées à ces échanges précieux, vers Montréal.
Alexandre
Quand on a rencontré Alex pour la première fois, nous avons déplié, un peu en désordre, son parcours depuis la philosophie des sciences vers son travail actuel d’historien, centré sur les archives du nursing psychiatrique. CharlotteTassé, l’infirmière qui a dirigé pendant de longues années l’Institut Albert- Prévost à Montréal, a ainsi côtoyé Isabelle Stengers, la diablesse pragmatiste. Finalement, le texte d’Alex porte sur l’expérience de commune thérapeutique du psychiatre Roger R. Lemieux dans les Laurentides – l’un des très rares échos de l’anti-psychiatrie au Québec – et sur le film que Pierre Maheu lui a consacré, L’interdit (1976). Retraçant une trajectoire hallucinée dans les marges de la Révolution tranquille, il a fait grand honneur à notre attention pour l’écriture en se prêtant avec beaucoup de grâce aux échanges engagés par notre édition de son texte. Quittant les rives de l’académie, il a soigné ses mots, cherché le ton juste pour évoquer la délicatesse des voies de transformation qu’appelle tout processus thérapeutique.
À la mi-août l’une d’entre nous est rentrée, heureuse de retrouver la texture montréalaise, ses parcs, ses piscines, les ami.es. L’autre est restée, encore pour un bout enfoncée dans le natal. Celle de retour accompagne Marie-Christine dans des friches prospérant dans les interstices de la ville, où poussent de nombreuses plantes aux propriétés souveraines. Je les imagine, espiègles et concentrées, chiffonnières et glaneuses, fines lectrices du monde. Elles font des images, notamment de plans d’achillée, plante dite des femmes.
Marie-Christine
Marie est notre amie, précieuse et forte, depuis de nombreuses années. La joie avec laquelle elle a reçu notre invitation à écrire est devenue détermination dans l’ouvrage : nous la sentons dans nos échanges. Et aussi son soulagement que nous ayons aimé si immédiatement son texte – c’est qu’il lui ressemble. Travaillant de longue date dans le compagnonnage des tissus, pensant et pratiquant leurs capacités, Marie a trouvé un nouveau travail cet été et enseigne désormais la couture à des femmes récemment immigrées à Montréal. Être capable de toutes les trans- formations, elle entretient une bonne entente avec le monde. Elle connaît de nombreuses techniques et plusieurs langues, qu’elle approche à l’instinct et apprivoise de la sorte. Elle cultive un rapport très direct et concret aux matières et aux milieux les plus sophistiqués. Marie est le soin comme nous l’entendons : une présence engagée au monde, qui y met les mains, essaie des affaires qui soulagent, qui portent, qui tiennent chaud avec une fantaisie sans cesse renouvelée.
L’été tire à sa fin et Sky Hopinka vient de publier un petit livre brun intitulé Around the Edge of Encircling Lake. Je me souviens lui avoir écrit dans un mauvais anglais : «I perceived in your texts the very intrication of the war and the protection. I read this morning a piece in a newspaper on the prison strike with this sentence : the civil war never ended. I feel the necessity to find a just line in this war, a fragile but strong line between struggle and care».
Sky
Les films de Sky parlent une langue où s’intriquent l’histoire américaine et la matière intime d’une pensée singulière. Ils mettent en œuvre des récits non assignés échappant aux stéréotypes de peuples indigènes conquis et convalescents. Ses images témoignent d’une oscillation entre la performance d’une identité profondément et intimement caractérisée et sa mise en crise dans la reconnaissance de son caractère composite. Les images de Sky sont sharp. Dislocated Blues (2017) est un film tourné en partie à Standing Rock, un film étonnamment intime et distant à la fois, cherchant la bonne distance. Il assume une indétermination qui est la forme la plus proche de la pensée en mouvement. «A Dislocated Wild», le texte que nous publions, évoque ce mouvement. «AmericanTraditionalWar Dances» est quant à lui constitué d’éclats de mémoire de la vie de Sky et de sa famille, la maladie qui la traverse, son corps démesuré qui ne ressemble à personne, le soin et l’écoute dispensés dans cette traversée.
On est en septembre, le mois le plus doux, encore chaud et pourtant sec. Nous sommes toutes les deux de retour, la vie a repris ses droits. Elle s’incarne en montagnes de tomates, d’aubergines, de piments, de pommes et de fraises. C’est bientôt le début des courges. Nous rencontrons Isabelle dans cette atmosphère d’abondance avant l’entrée dans l’hiver. Ça lui correspond parfaitement.
Isabelle
C’est Anick qui m’avait parlé d’elle, elle l’appelle Gogo, qu’elle prononce avec toute une exclamation : «Gogo !» Mais en fait nous connaissions déjà Isabelle sans le savoir, comme lectrices. Quand nous la rencontrons en personne, c’est tout un Montréal qui arrive avec elle, punk et DYI, une culture et une pratique de vies bonnes et riches hors du cycle du travail et de la consommation. Le manuel gynécologique maison qu’elle a longtemps publié puise sa politique dans une rétivité absolue vis-à-vis du corps médical, son savoir et son autorité. Elle y oppose une forme de vie fondamentalement autonome et tissée d’innombrables solidarités. Attention et légèreté, rigueur et lignes de fuites, un fuck toute drôle et brave. Quelle joie – mais pas de surprise, à bien y penser – de tomber sur elle peu après, au Cheval Blanc, un soir où on fêtait la présence en ville de Damien Contandriopoulos, chercheur inquiet des effets du pouvoir démesuré des médecins sur notre système public de santé, menaçant le peu de commun et le peu de soins qui s’y trouvent.
L’hiver précoce éprouve les corps et leur rencontre, la question de nos forces se pose concrètement. Le soin qui soutient la vie et ses colères n’est pas un agent de pacification, mais une pratique tendue entre attention et lutte, un èthos. Il faut tenir à la bagarre et tenir dans cette bagarre, présent.es à nos présences. Nous lisons Un œil en moins de Nathalie Quintane et cette phrase est nôtre : «Car, il est nécessaire que nous soyons en bonne santé et non épuisés ou malades».