Le Merle

vol.5 no.2, Automne 2018
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Sur les soins
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Le soin entretient un drôle de rapport à l’ordre: il vise un retour à l’équilibre tout en échappant à une domination. Il appelle une attention, il engage une présence, il implique une enquête: il faut suivre et lire des signes, les réagencer pour ouvrir la voie d’une transformation. Dans le système de santé qui délègue des personnes pour en soigner d’autres, on rapporte que les conditions faites au soin sont devenues écrasantes ou misérables, souvent les deux à la fois. Tout est un cubicule et c’est tout qui va mal. Seulement, il arrive qu’il se passe quelque chose: le soin peut déborder les forces qui cherchent à le confiner. Ce numéro du Merle témoigne de ces échappées, des paroles et des gestes qu’elles produisent, ici et ailleurs. Il a été édité par Suzanne Beth et Anne Lardeux.

Chronique de l’été

Anne Lardeux Suzanne Beth

Dans un anglais approximatif, j’écris à un ami pour expliquer le projet : We are anarchists. I don’t know what it means exactly. Except that friendship and authentic thought are an important part of our practices.

À l’été 2018, nous voyageons sur des chemins caniculaires à la rencontre de celles et ceux à qui nous avons demandé d’écrire pour ce numéro du Merle sur les soins.

Nous conduisons dans l’incertitude du trajet, doutant de notre orientation et de la carte affichée sur l’écran du téléphone. À l’heure du dîner, nous traversons des villages, leurs maisons aux yeux fermés alignées le long d’une rue principale, indifférentes à notre errance. Avant la longue fermeture de midi, nous attrapons de quoi manger à l’épicerie et nous nous installons sous le préau d’une école en vacances. Plus tard, nous trouvons une rivière. La petite auto abandonnée à l’orée d’un champ, nos habits en tapon sur la berge, nous entrons – cris perçants et pieds crispés – dans l’eau froide qui nous lave du voyage. Nous reprenons la route vers Tarnac.

Sabu

Je ne crois pas mentir en disant que Sabu est un genre de trésor. De New York il est venu plusieurs fois à Montréal au cours de l’année 2018 pour parler des implications, incessantes et infiniment ramifiées, de l’accident dans la centrale nucléaire Daiichi de Fukushima en 2011. Il dit que jamais il n’aurait cru écrire un jour sur le nucléaire, mais parfois le réel nous oblige et la pensée politique de Sabu est désormais inséparable de la radiation. Dans le soleil des tout premiers jours du printemps, il nous parle sur un perron de l’avenue de l’Hôtel-de-Ville. Le soir du 13 juillet nous le retrouvons en compagnie de camarades japonais à Tarnac, dans la campagne corrézienne. Ils présentent un livre collectif, Fukushima et ses invisibles, qui témoigne des pratiques autonomes, de protection et de lutte, dans le Japon irradié. Ils tiennent à ce qu’elles soient abordées en lien avec d’autres formes de vie battantes, notamment celles des travailleurs journaliers habitant le quartier de Kamagasaki à Osaka, avec lesquels un collectif de cinéastes a réalisé un film au comique merveilleux que nous regardons ensemble dans une grange aux belles poutres.

Deux jours plus tard, nous roulons en direction du nord-est, vers Blois. Nous sommes en retard. C’est l’été, la Loire est basse, son lit parsemé de bancs de sable. Nous arrivons à la clinique de La Borde, asile ouvert et fabuleux installé dans un château aux multiples annexes, des bois et des champs autour. Le stagiaire que nous allons voir nous introduit dans la langueur d’un lendemain de 14 juillet, dimanche étiré vers la finale de la coupe du monde de soccer.

Maxence

Dans nos échanges avant notre arrivée, Maxence avait proposé que nous nous retrouvions à l’orange-accueil, appellation hybride évoquant dans un mélange douteux la compagnie de téléphone et l’iconique orange Julep du boulevard Décarie. C’est en réalité un temps ménagé le matin avant que la journée se lance, une pratique d’écoute arrimée à l’ennui et à l’indécision plutôt qu’à l’action et ses projets. Une petite troupe est assise dehors, chaises de plastique et parasols, verres de cantine pour le café et plateau de médocs répartis dans de petits contenants nominatifs. Maxence nous présente au groupe, nous nous glissons dans le moment avec sa confiance en guise de repère. Ses gestes
et son regard sont investis, il fait partie de cette communauté. Nous plaisantons comme on tâte le terrain, émerveillées et maladroites, cherchant involontairement à assigner une fonction aux corps en face de nous *Pensionnaire? Stagiaire? Moniteur.e? Psy?* Finalement, une personne lit la feuille de route de la journée, rédigée sous forme d’abécédaire, poétique et drôle, dérivant vers des in- formations pratiques. On nous rappelle ainsi l’heure du match du soir.

Après le dîner, partagé dans la salle à manger installée dans les pièces en enfilade au rez-de-chaussée du château, nous partons rejoindre un autre ami àTours, non loin de là, un peu à l’ouest. La France s’assoit pour boire sa coupe, l’espace national est gonflé au maximum et nous serre sur ses bords, n’offrant que de rares échappées. «La ville va être fermée» nous prévient-on aux abords du centre-ville. Nous posons l’auto pour finir à pied vers le bord du fleuve et retrouver cet ami venu nous parler de son expérience de militant dans le Act Up-Paris des années 90. La discussion est riche et chaleureuse, mais le texte ne se fera finalement pas : nous sommes resté.es de part et d’autre de l’économie des mots à trouver pour raconter. Act Up demeure néanmoins un repère essentiel de la trajectoire de ce Merle, et il circule dans les échanges que nous avons eus avec Alice, Alexandre et Sabu. Alice, nous la rencontrons à Paris près du métro Jourdain et de la librairie L’atelier où on peut trouver la plupart des livres publiés par l’Institut Dingdingdong, mais aussi Fukushima et ses invisibles et d’autres carnets d’enquêtes des Éditions des mondes à faire.

Alice

Longtemps encore après l’annonce de sa maladie dépistée par un test génétique, Alice a voyagé et vécu au loin, se consumant au devant de la prophétie catastrophique. Puis la jeune femme s’en est retournée. Elle est allée vers d’autres personnes, proches de cette maladie ou intéressées à y réfléchir, pour faire proliférer les devenirs hors du récit unique d’une tragédie débilitante et sans issue. Alice nous raconte avec une incroyable vivacité la pensée collective qu’elle a contribué à élaborer autour de la maladie de Huntington. Elle raconte comment se sont constituées une communauté, des manières de faire et de dire à partir de la transformation radicale que ce mal impose à celles et ceux qui le portent. Alice est un personnage, une sorte de désorceleuse échappée du bocage, descendante fabuleuse de Jeanne Favret-Saada, à la fois prise par le sort et agent de son détournement. Le film Absolute Beginners (Fabrizio Terranova, 2018) dans lequel apparaît Alice fait partie de ce travail qui redistribue les cartes des forces en présence – nous en retranscrivons un passage dans ce numéro.

De loin, nous écrivons aux amie.s pour répondre à l’envoi de leurs textes. Dans le même temps, nos grands- mères souffrent de vieillesse et de solitude, nous allons les voir chacune dans un coin de pays et revenons dans des appartements suffocants, attachées à ces échanges précieux, vers Montréal.

Alexandre

Quand on a rencontré Alex pour la première fois, nous avons déplié, un peu en désordre, son parcours depuis la philosophie des sciences vers son travail actuel d’historien, centré sur les archives du nursing psychiatrique. CharlotteTassé, l’infirmière qui a dirigé pendant de longues années l’Institut Albert- Prévost à Montréal, a ainsi côtoyé Isabelle Stengers, la diablesse pragmatiste. Finalement, le texte d’Alex porte sur l’expérience de commune thérapeutique du psychiatre Roger R. Lemieux dans les Laurentides – l’un des très rares échos de l’anti-psychiatrie au Québec – et sur le film que Pierre Maheu lui a consacré, L’interdit (1976). Retraçant une trajectoire hallucinée dans les marges de la Révolution tranquille, il a fait grand honneur à notre attention pour l’écriture en se prêtant avec beaucoup de grâce aux échanges engagés par notre édition de son texte. Quittant les rives de l’académie, il a soigné ses mots, cherché le ton juste pour évoquer la délicatesse des voies de transformation qu’appelle tout processus thérapeutique.

À la mi-août l’une d’entre nous est rentrée, heureuse de retrouver la texture montréalaise, ses parcs, ses piscines, les ami.es. L’autre est restée, encore pour un bout enfoncée dans le natal. Celle de retour accompagne Marie-Christine dans des friches prospérant dans les interstices de la ville, où poussent de nombreuses plantes aux propriétés souveraines. Je les imagine, espiègles et concentrées, chiffonnières et glaneuses, fines lectrices du monde. Elles font des images, notamment de plans d’achillée, plante dite des femmes.

Marie-Christine

Marie est notre amie, précieuse et forte, depuis de nombreuses années. La joie avec laquelle elle a reçu notre invitation à écrire est devenue détermination dans l’ouvrage : nous la sentons dans nos échanges. Et aussi son soulagement que nous ayons aimé si immédiatement son texte – c’est qu’il lui ressemble. Travaillant de longue date dans le compagnonnage des tissus, pensant et pratiquant leurs capacités, Marie a trouvé un nouveau travail cet été et enseigne désormais la couture à des femmes récemment immigrées à Montréal. Être capable de toutes les trans- formations, elle entretient une bonne entente avec le monde. Elle connaît de nombreuses techniques et plusieurs langues, qu’elle approche à l’instinct et apprivoise de la sorte. Elle cultive un rapport très direct et concret aux matières et aux milieux les plus sophistiqués. Marie est le soin comme nous l’entendons : une présence engagée au monde, qui y met les mains, essaie des affaires qui soulagent, qui portent, qui tiennent chaud avec une fantaisie sans cesse renouvelée.

L’été tire à sa fin et Sky Hopinka vient de publier un petit livre brun intitulé Around the Edge of Encircling Lake. Je me souviens lui avoir écrit dans un mauvais anglais : «I perceived in your texts the very intrication of the war and the protection. I read this morning a piece in a newspaper on the prison strike with this sentence : the civil war never ended. I feel the necessity to find a just line in this war, a fragile but strong line between struggle and care».

Sky

Les films de Sky parlent une langue où s’intriquent l’histoire américaine et la matière intime d’une pensée singulière. Ils mettent en œuvre des récits non assignés échappant aux stéréotypes de peuples indigènes conquis et convalescents. Ses images témoignent d’une oscillation entre la performance d’une identité profondément et intimement caractérisée et sa mise en crise dans la reconnaissance de son caractère composite. Les images de Sky sont sharp. Dislocated Blues (2017) est un film tourné en partie à Standing Rock, un film étonnamment intime et distant à la fois, cherchant la bonne distance. Il assume une indétermination qui est la forme la plus proche de la pensée en mouvement. «A Dislocated Wild», le texte que nous publions, évoque ce mouvement. «AmericanTraditionalWar Dances» est quant à lui constitué d’éclats de mémoire de la vie de Sky et de sa famille, la maladie qui la traverse, son corps démesuré qui ne ressemble à personne, le soin et l’écoute dispensés dans cette traversée.

On est en septembre, le mois le plus doux, encore chaud et pourtant sec. Nous sommes toutes les deux de retour, la vie a repris ses droits. Elle s’incarne en montagnes de tomates, d’aubergines, de piments, de pommes et de fraises. C’est bientôt le début des courges. Nous rencontrons Isabelle dans cette atmosphère d’abondance avant l’entrée dans l’hiver. Ça lui correspond parfaitement.

Isabelle

C’est Anick qui m’avait parlé d’elle, elle l’appelle Gogo, qu’elle prononce avec toute une exclamation : «Gogo !» Mais en fait nous connaissions déjà Isabelle sans le savoir, comme lectrices. Quand nous la rencontrons en personne, c’est tout un Montréal qui arrive avec elle, punk et DYI, une culture et une pratique de vies bonnes et riches hors du cycle du travail et de la consommation. Le manuel gynécologique maison qu’elle a longtemps publié puise sa politique dans une rétivité absolue vis-à-vis du corps médical, son savoir et son autorité. Elle y oppose une forme de vie fondamentalement autonome et tissée d’innombrables solidarités. Attention et légèreté, rigueur et lignes de fuites, un fuck toute drôle et brave. Quelle joie – mais pas de surprise, à bien y penser – de tomber sur elle peu après, au Cheval Blanc, un soir où on fêtait la présence en ville de Damien Contandriopoulos, chercheur inquiet des effets du pouvoir démesuré des médecins sur notre système public de santé, menaçant le peu de commun et le peu de soins qui s’y trouvent.

L’hiver précoce éprouve les corps et leur rencontre, la question de nos forces se pose concrètement. Le soin qui soutient la vie et ses colères n’est pas un agent de pacification, mais une pratique tendue entre attention et lutte, un èthos. Il faut tenir à la bagarre et tenir dans cette bagarre, présent.es à nos présences. Nous lisons Un œil en moins de Nathalie Quintane et cette phrase est nôtre : «Car, il est nécessaire que nous soyons en bonne santé et non épuisés ou malades».

    Dans mes culottes

    Isabelle Gauthier

    On vit ensemble, on rit on est bien. On change les noms des rues, on peint des murales sur les maisons abandonnées d’un quartier autoproclamé République Bordel deVille. Montréal, territoire autochtone non cédé.

    On s’occupe d’un quartier, anciennement populeux, un quartier des spectacles en attente, un quadrilatère expulsé, exproprié, démembré par la ville et qu’on revalorise à chaque jour. On récupère, on réutilise, on ramasse des festins dans les poubelles. On vit notre vidange quotidienne. On jump le courant. On fourre le système parce qu’on aime ça fourrer. On est bien trop occupé.e.s à changer le monde et les rapports sociaux pour travailler pour le capital. On règle nos comptes avec le patriarcat, les médias, les boomers, les diktats de la beauté et des conventions; notre conte est bon.

    Phoque les riches, à nous les restes!

    Nous sommes des artistes de plusieurs expressions, nous créons notre vie en dehors des parcours déjà faits. Notre art et notre militance sociale et politique nous mènent aussi dans les squats d’Europe, vers les centres autogérés du Midwest américain et en Amérique centrale. Nous avons un local associatif (le CAMCA) et occupons une ferme collective à la campagne, La maison des souris. On fait des spectacles, des manifestations, des occupations, de la radio pirate, des jardins pas zen du tout, nous combattons les vols à basse altitude de l’Otan au Nitassinan. La performance, le rock, la littérature et la peinture en direct sont notre pain quotidien.

    Nos ami.e.s et notre époque souffrent et meurent du sida. D’autres se prennent pour des héroïnes. La vie n’est pas toujours simple. On réussit à garder la barre dans les tempêtes, il y a des ambulances, du sang et de la colère, mais toujours les rêves reprennent leurs droits.

    J’ai 25 ans. Ma mère vient de mourir et j’accouche à la maison pour protester, ou plutôt en signe de pouvoir sur ma vie, sur mon corps. Mon enfant naît en territoire libéré, sans moniteur fœtal, sans échographie, sans étriers. Dans les mains illégales d’une savante et sage- femme, entre mes jambes, entre nos bras. C’est un être libre.

    Pendant que bébé dort dans le hamac, entre deux tétées, deux tisanes et deux couches en coton, je revisite ma récente formation d’herboriste et je dessine des cordes à linge avec des brassières. Je m’intéresse aux herbes médicinales nord-américaines bénéfiques dans tous les aspects de la santé des femmes. Surtout celle des jeunes femmes, nous. Je compile mes recherches avec l’idée d’en faire un pamphlet, j’écris et bien sûr j’écris comme je suis; c’est rock, ça rocke. Je recense nos maux qui sont multiples, nos douleurs, nos attitudes, nos odeurs, nos formes et je ne tourne pas autour du pot. J’écris C’est toujours chaud dans les culottes des filles. Livret de gynécologie maison à base de plantes médicinales. Ça parle de plottes et d’éponges menstruelles, de plantes abortives et d’ovaires. Mon amie Myriam Cliche en fait une talentueuse mise en page. L’artiste Irène Mayer couvre le livret d’un joli prisme de vulves. On publie, une publication maison. Les femmes aiment ça et en redemandent parce qu’on ne voit pas ça sou- vent une langue qui parle de nos ovaires comme ça. Ça dérange aussi, c’est très cru. On donne le livret ou on le vend deux dollars pour pouvoir le donner à d’autres femmes. On republie, on fait des envois internationaux, on republie, 5 fois en 10 ans. Il n’y a pas de copyright, on préfère Copiez correctement. Et les femmes photocopient, en masse. À chaque réédition, on ajoute, on corrige, on adapte. On sait bien que tout n’est pas là mais c’est un point de départ, un teaser pour une tisane féministe. Avec les ami.e.s de la (Société de conservation du présent) on en fait même de la poésie générée par ordinateur; ça donne Nous sommes post menstruelles. De temps en temps des nouvelles venues se greffent au projet et distribuent la parole, le temps d’une conférence, d’une table d’information, d’une rencontre féministe. Le temps d’une traduction aussi. Grâce à Lisa Vinebaum et Penny Pattison, Hot Pantz, DIY gynecology voit le jour. Karen Herland écrit sur les femmes et le sida. On réédite, on actualise, on distribue, on copie correctement.

    On est en 1990.

    C’est toujours chaud dans les culottes de filles. Livret de gynécologie maison à base de plantes médicinales est un pamphlet qui a fait son chemin dans la littérature féministe radicale. De 1990 à 2001, beaucoup plus de 15 000 copies ont été distribuées au Québec et dans le monde, sans compter toutes les photocopies faites par les utilisatrices et leurs amies. Avec le temps il est devenu un symbole dans le milieu féministe underground.

    J’ai cessé de le rééditer et de le distribuer en 2000* parce qu’il aurait fallu tout réécrire. J’en reconnais la valeur référentielle et historique mais les informations qu’il contient ne sont plus d’actualité. Aujourd’hui l’herboristerie et les pratiques alternatives se sont développées
    et sont devenues beaucoup plus accessibles. En 1990 la Diva Cup n’existait pas, le mouvement queer commençait et les itss s’appelaient mts. Les choses ont changé mais l’auto-santé n’a toujours pas la place qui lui revient dans nos vies et les médecins continuent de nous gaver d’hormones et d’abus.

    Je désire toujours ce monde où les femmes ont du pouvoir sur leur corps, sur leur vie sexuelle, affective et reproductive. En 2018, c’est encore chaud dans les culottes des filles.

    * Depuis les années 2000, les livrets Hot Pantz, DIY gynecology et C’est toujours chaud dans les culottes des filles ont continué à être copiés correctement, propagés et discutés par les usagères à travers le monde. C’est pour moi un grand bonheur et un honneur. Il a aussi été édité et vendu par le groupe Blood Sisters, même après leur avoir demandé de cesser de le publier et de le vendre en magasin… Por favor Sisters… Microcosm publishing (?) en aurait même déposé un copyright, jamais autorisé, en 2015.

      Tendresse pour le symptôme.
      Entretien avec Alice Rivières

      Alice Rivières le merle

      Alice Rivières est le nom sous lequel notre interlocutrice apparaît en tant que Huntingtonienne. Pour des raisons de ségrégation sociale propre à Huntington dont elle doit protéger sa famille, elle a choisi de ne pas (encore) apparaître sous son identité civile.

      Le Merle

      En ce moment à Dindingdong1 vous êtes en train de finir Absolute Beginners, un film réalisé par Fabrizio Terranova : comment est-ce qu’il s’inscrit dans votre travail avec la maladie de Huntington?

      Alice Rivières

      Je me souviens, au tout début, quand on a décidé de faire quelque chose avec Valérie Pihet au sujet de Huntington, on a regardé les images qui existaient – il y a bien sûr des tas de reportages sur Huntington parce que c’est très spectaculaire cette histoire de test génétique2, ça fascine tout le monde. On interviewe les gens «à risque» en leur demandant «Ben alors ça te fait quoi, ce suspense dans ta vie, ce risque, cette épée de Damoclès?» ou alors, pour ceux qui ont fait le test, on ne garde qu’une phrase paroxystique. Ça m’est arrivée plusieurs fois : ce qui reste, alors, ce sont des paroles un peu plates, toujours les mêmes. Le problème c’est qu’on ne parle pas de ce qui pour nous importe le plus, à savoir ce nous pouvons penser à partir de ça. Là je parle de documents journalistiques, qu’ils soient écrits ou filmés, qui sont tellement formatés pour le spectacle qu’en fait on en oublie tout simplement de penser avec les interlocuteurs en question. Le résultat est empoisonnant.

      Personnellement j’ai fait beaucoup d’entrevues au début, pour aider à lancer la mousse, et j’ai été effarée. C’est tout de suite rabattu sur «Ah mon dieu c’est tragique», «Ah mon dieu vous avez dû vouloir vous suicider», alors que ce sujet, par exemple, du suicide, demande tout un développement qui ne peut pas tenir en une formule. Les Huntingtonien.ne.s pensent à la mort, ils ont un rapport très concret à ça, y réfléchissent, mais ça ne veut pas nécessairement dire qu’ils sont suicidaires.

      Tout ça pour dire que c’est un travail toujours à renouveler, toujours à repenser de savoir comment traiter cette fameuse parole qui, à Dingdingdong, est délibérément co-produite. On essaie de diversifier au maximum la façon dont nous recueillons les propos des gens, c’est pour ça que nous avons créé la petite radio qui diffuse chaque mois3; c’est aussi pour ça que je demande depuis quelques temps aux gens qui m’écrivent pour me raconter leur histoire s’ils veulent bien qu’elle soit publiée sur notre site, mais le plus souvent ce que nous publions est le résultat d’une espèce de conversation. C’est tout un travail, que ce soit pour le livre, Le chemin des possibles, ou le film, Absolute Beginners, c’est des années et des années de cueillette, de discussions avec les gens sur ce qui nous intrigue et nous intéresse. Nous l’enregistrons, le retranscrivons, le pensons ensemble lors de nos résidences de travail qui ont lieu deux fois par an avec toute l’équipe. Nous avançons ensemble en réfléchissant avec les usagers. Et le résultat, ce que nous partageons avec les autres, c’est le cheminement de toute cette réflexion commune.

      Pour en revenir à Absolute Beginners, sa première officielle, sorti avec grande fierté, aura lieu le 6 décembre dans le cadre de la programmation de quelqu’un avec qui on travaille beaucoup, Olivier Marboeuf de Khiasma, au cinéma MK2 Beaubourg à Paris. Et ensuite nous prévoyons de faire circuler ce film, de le suivre où il nous emmènera. Nous avons vraiment envie qu’il soit vu par le plus grand nombre, parce que c’est un objet politique pour nous – politique dans le sens Dingdingdong : c’est une des manières de métamorphoser toute cette histoire de maladie. Notre collectif s’est vraiment constitué pour changer progressivement, sur plusieurs fronts, la façon dont Huntington est problématisée – la façon dont on l’aborde, dont on la comprend, dont on la pense – parce que nous sommes convaincus qu’en changeant tout ça on change la façon dont on la vit. C’est une perspective très harawayienne de dire que la façon dont on raconte quelque chose est déterminante sur la façon dont cette chose va nous affecter en retour et donc vraiment faire un changement dans l’expérience même de ce dont il est question.

      Ce genre d’objet, ce film, on a envie qu’il soit viral dans le Huntingtonland – et plus largement, car nous nous sommes rendu compte que nos histoires d’Huntington intéressent aussi beaucoup d’autres gens. Mais en premier lieu, ce film est né pour que la communauté Huntington puisse se dire en le voyant : «Ainsi c’est vrai qu’on peut faire totalement autre- ment que de subir cette situation!»

      Dans Absolute Beginners, des personnes qui débutent la maladie s’adressent à des personnes comme elles, ce qui ne s’est jamais fait, pour dire «Voilà comment moi j’ai pris le truc et comment là maintenant j’essaie de faire». Nous pensons qu’en partageant ça entre nous, de pair à pair, il est possible de développer et de nourrir une culture de ce que c’est de vivre avec ça. Les paroles des beginners – et dans ce film, il y a des choses formidables, vraiment – ne sont parfois pas si loin de ce qu’on peut entendre dire par un psy ou par un médecin, sauf que ça n’a absolument pas la même valeur quand c’est prononcé par des usagers. Les paroles ont une puissance qui change du tout au tout selon qu’elles sont prononcées par un médecin, par un psychologue qui sort son truc du «cope with», des cycles d’acceptation du deuil et compagnie, ou d’un usager à un autre usager. C’est aussi ça qui importe quand on insiste autant à Dingdingdong, au point parfois de nous compliquer la vie, de ne pas faire du témoi- gnage direct mais d’accompagner énormément les paroles d’usagers pour qu’elles puissent porter leur puissance. Cette parole n’est pas du tout simple à obtenir, elle est extrêmement fragile.

      Quand un médecin dit «Ça va être horrible», ça a un poids de vérité surplombante inouïe, alors que quand c’est un usager qui te dit «Tu sais, moi j’ai passé le test il y a 5 ans, c’était vraiment, vraiment dur mais en fait après tu remontes», c’est d’une toute autre nature, ça procure de la marge de manœuvre et un soulagement hallucinant. Quand la transmission se fait de pair à pair, une confiance immédiate se crée, un sens – que je n’avais pas prévu comme tel – communautaire, de sympathie absolu- ment spontanée, d’amour quasi-familial. C’est très étonnant.

      C’est pour ça que j’adore aller dans les congrès. Au-delà des présentations scientifiques et tout, il y a tout ce qui se passe entre nous, dans les couloirs. Huntington, c’est un petit monde – environ 8 000 personnes en France. Ça permet aux grands congrès d’arriver à une parité très intéressante : chercheurs / cliniciens / familles et associations, ce qui est très rare dans le champ de la santé. La communauté se connaît, connaît très bien les chercheurs, travaille avec eux. Moi je participe à beaucoup de travaux pour qu’on ait notre mot à dire en tant qu’association, sur la façon dont on nous définit par exemple, dont on définit les symptômes et dont on pense leur articulation… et c’est chouette. On a mis longtemps à y arriver. Au début comme Dingdingdong n’allait pas dans le sens du poil, avec certaines équipes c’était chaud, mais nous arrivons à faire passer nos messages à qui nous voulons les faire passer. Et avec ceux qui ont du mal nous devons rester patients : nos propos finissent par diffuser quand même, ne serait-ce qu’indirectement.

      Pour le moment il n’y a rien qui guérisse la maladie de Huntington, mais il y a des traitements qui peuvent atténuer momentanément certains symptômes – c’est essentiellement des médicaments
      de la psychiatrie, des anti-dépresseurs et des neuroleptiques. Les neuroleptiques sont utilisés pour tasser un peu les mouvements choréiques. Mais évidemment ils ne sont pas toujours bien tolérés, ils entraînent parfois plus d’effets secondaires que de bien-être. Les antipsychotiques tassent énormément et en plus ils peuvent augmenter d’autres symptômes de Huntington, notamment cognitifs. On insiste beaucoup sur la compréhension de ces enjeux, le fait par exemple que ce n’est pas parce que cette maladie évolue qu’il faut tout le temps augmenter les doses de médicaments. Au contraire, il est parfois nécessaire de les baisser, mais pour cela il faut avoir une compréhension très fine et nuancée des zigzags de Huntington chez une personne donnée, qui ne seront pas les mêmes d’une personne à l’autre, y compris dans une même famille.

      Très concrètement par exemple, en France, ça fait quelques années que je participe, pour Huntington, à ce qu’on appelle le Protocole national de diagnostic et de soins (PNDS), qui concerne particulièrement les maladies rares. Ces PNDS présentent la maladie mais aussi tout ce qu’il convient de faire en termes de soins, de stratégies de prise en charge des symptômes et ça c’est le nerf de la guerre. Par exemple, les symptômes «psy» de Huntington typiquement mis en avant sont la détresse psychique, l’angoisse et la dépression, les troubles de l’humeur et les comportements agressifs. Pour ces choses-là, ce qui est prescrit d’emblée dans le PNDS ce sont des psychotropes à tire-larigot. Je me suis battue pour qu’on fasse d’abord une approche par la psychothérapie et, pour les troubles cognitifs, par l’orthophonie. Parce qu’il est tout à fait normal de ne pas se sentir bien quand on a ce type de handicap qui évolue, il faut être accompagné pour ça. Il est essentiel de prendre d’abord en compte la manière dont les gens le vivent dans leur vie, en fonction de qui ils sont et font. On doit les aider à adapter ce qui se passe pour eux, pour qu’ils ne se sentent pas qu’une somme de handicaps et de faiblesses, parce qu’évidemment s’ils sentent qu’ils sont une somme de faiblesses, ils vont déprimer. Et là c’est bien joli de leur prescrire des anti-dépresseurs, mais on ne traite pas la cause des choses. Là ils m’ont écoutée et ils ont mis en premier : psychothérapie, psychologue, assistantes sociales – parce qu’il y a aussi toutes les histoires de drames sociaux là-dedans…

      Dans les débuts de la maladie, quand les choses commencent à évoluer de manière très insidieuse, mystérieuse pour les gens eux-mêmes, on retrouve assez souvent des moments de replis totaux, qui sont d’emblée compris comme des symptômes par les médecins, et notamment étiquetés
      «apathie» et «angoisse sociale» : des gens qui ne veulent plus sortir de leur maison et qui ont très peur de voir du monde. Mais ça on peut le décoder autrement. Par exemple, suite à nos enquêtes pour Le Chemin des possibles, nous avons proposé que ce qui se passe pendant cette période relève peut-être plutôt d’un cocon que les gens eux-mêmes mettent en place pendant que l’évolution de leur maladie s’opère, pour s’approprier de nouvelles confiances, de nouvelles forces. Pour nous c’est beaucoup plus une stratégie qu’un symptôme en soi. On confond très souvent les réponses productives des usagers, tandis qu’ils négocient avec ce qui est en train de se passer en eux, avec des symptômes.

      Oliver Sacks4, le neurologue britannique, montre comment les gens qui ont des problèmes neurologiques ont des façons inouïes et absolument magnifiques d’inventer de nouveaux fonctionnements pour s’adapter à ces handicaps – et que ça peut paraître comme des choses bizarres, mais que ça ne doit pas être pris pour des symptômes qu’il faudrait éradiquer. Ce sont des comportements différents de d’habitude certes, qui sortent de la norme, mais en fait c’est de l’ordre de la production. Ce sont des stratégies, qui vont permettre de trouver de nouvelles puissances.

      Et c’est très inconscient, ce sont vraiment des processus neurologiques, apparemment notre cognition travaille de manière incroyable, malgré nous,
      à fabriquer du sens. Je ne veux pas être scientiste, mais c’est pour dire la force des axones, de cette connectique qui n’arrête pas de se redéployer – de constater : «Ce chemin-là n’est plus bon, la preuve ça marche pas, alors on va aller à gauche, qu’est-ce qui se passe si on renforce à gauche, etc.» C’est fascinant. Et ça donne énormément de joie aussi, quand on est dans des histoires de neuro-évolutions bizarroïdes, de se dire qu’on peut apprendre à fonctionner avec tout ça. Pas forcément à fonctionner normalement, mais à fonctionner avec confort [rires] ou disons le plus confortablement possible.

      Le Merle

      Dans votre livre, Le chemin des possibles, vous racontez qu’il y a l’idée reçue que les Huntingtoniens finissent déments, alors que les témoignages que vous apportez démentent justement ce cliché. J’ai l’impression que votre travail permet de se déplacer de la démence vers la fabulation.

      Alice Rivières

      Ça pour le moment je ne sais pas si on arrive à le faire. Au début c’était un peu une envie folle, de produire cette histoire de mousse, qui m’obsède et qui rejoint ce que tu dis : un récit infini ponctué de «et si?» et au conditionnel : «Et si finalement
      on décidait qu’on mange en mettant notre tête à l’intérieur de la soupière, qu’on n’utilise plus de couverts?» Avec des milliers de bifurcations possibles, à chaque fois en mode fabulation, c’est-à-dire à chaque bifurcation écologiquement : qu’est-ce que ça change? Ce serait un travail titanesque. Il nous faudrait les studios Disney en entier! Cinq cents personnes à temps plein! Nous avons Dingdingdong qui est formidable mais qui ne peut pas… C’est donc tout à fait fantasmatique, mais au fond c’était un peu ça l’idée, de pouvoir filer tous les possibles contre les probables, comme dirait Isabelle Stengers, notre marraine bienaimée. Pour l’instant on a réduit ce qu’on file, parce que pour filer convenablement, écologiquement, ça prend un sacré temps.

      L’idée c’est de partir sur des pistes en se disant – en ayant confiance en tout cas – que rien que le fait de pousser les possibles ainsi puisse transmettre une espèce de message magique aux gens, qui est : il y a de la joie à l’œuvre. Face à la tragédie du «Vous êtes foutus, vous allez dégénérer», opposer des avalanches entières de propositions de vie avec ça. Alternatives, certes, des vies très alternatives, au pluriel, mais ça, c’est posé d’emblée comme quelque chose de chouette, en tout cas quelque chose qui doit être habité. Ça n’est pas juste que nous voulons être différents par attrait pour la différence elle- même, nous voulons nous rendre capables de penser de manière libre et inédite l’infini diversité des devenirs huntingtoniens possibles.

      Le Merle

      Est-ce que tu as l’impression que le fait de faire un film – Absolute Beginners – produit quelque chose de différent de l’écriture?

      Alice Rivières

      Au départ, le projet des Absolute Beginners était un projet de texte. Nous voulions faire une sorte de guide par des beginners pour les beginners : «Voilà ce par quoi on est passé, ce par quoi vous pourriez peut-être passer pour gagner du temps. On vous propose un peu de cartographier le territoire, mais en termes existentiels aussi – pas uniquement une liste de numéros de téléphone.» On a fait des réunions pendant deux ans et demi avec une équipe de six beginners auxquels on a proposé d’être les co-chercheurs de Dingdingdong – en les rémunérant comme tels. Ce furent des moments d’échange formidables où nous avons recueilli ensemble des tas d’idées et où ce petit groupe a pris consistance par l’émulation et l’amitié. Mais à chaque fois au moment d’écrire, j’étais incapable de le faire – je suis le scribe en général. Comme si je dénaturais quelque chose quand je voulais le rendre un peu modélisable à partir des chemins balisés par d’autres. Ça ne marchait pas du tout.

      Heureusement, assez vite dans nos discussions, nous avons pensé qu’il faudrait aussi faire une forme de contre-poison audiovisuel, pour l’internet, aux documentaires atroces qu’on y trouve. Le documentaire Do You Really Want to Know?, qui est très reconnu par la communauté et qui possède des moments très beaux et intéressants par ailleurs, venait juste de sortir. Il commence en disant que Huntington est une sentence de mort et là il y a des images de quelqu’un qui gesticule par terre, dans le flou et derrière des barreaux… On s’est dit, tant qu’il y a ce genre d’images, de rapprochements qui circulent comme si c’était normal, il faut faire contre-force! D’où l’idée du film.

      Et le film a pris alors que l’écriture n’a pas pris, surtout grâce à Fabrizio Terranova. Quand il fait un film, Fabrizio s’intéresse aux forces chez les gens et il les filme à partir de ça. C’est ce qu’il a fait avec les beginners : des portraits des uns et des autres et en même temps le portrait d’un collectif – qui est moins celui de Dingdingdong que celui que les six beginners ont fini par former à travers tout ce travail. C’était vraiment la force de ce petit groupe de malades de Huntington, où les choses peuvent être à la fois clandestines et révélées peu à peu. On a fait tout un travail, qui nous a pris beaucoup de temps, pour penser la manière dont chacun voulait apparaître, parce que la question de la clandestinité se pose pour mille raisons et que la plupart des gens de notre groupe ne l’avait même pas dit sur leur lieu de travail, aux membres de leur famille… Ils étaient eux-mêmes dans une clandestinité absolue. Chacun a travaillé sur un personnage et un univers, qui a été discuté pendant des mois et qui est conçu pour chacun comme un univers ressourçant. Quand j’ai découvert le premier montage j’ai été estomaquée, il n’y a pas d’effets spéciaux mais ça produit un effet sacrément spécial!

      Le Merle

      Crois-tu que cet effet tient à la part de fiction introduite par ce rapport entre le caché et le révélé dans le film?

      Alice Rivières

      Dans le film je ne crois pas que ce soit de la fiction… Dans mon propre travail, quand j’utilise le nom d’Alice Rivières, ça produit un véhicule qui me permet d’aller plus ou moins loin dans la fiction. Parfois je décolle juste un peu – rien que le fait de me présenter sous l’identité d’Alice : le degré zéro du décollement – mais ça peut aller très loin, par exemple quand j’explore le futur, quand j’explore sur les côtés, ça c’est plutôt mon travail romanesque de pousser certaines choses par l’écriture. Les «et si?» qui se prolongent par l’écriture. C’est ça aussi qui me permet d’instaurer et de creuser la question de la tendresse. Et c’est aussi par ça que je peux explorer les choses violentes de cette histoire, parce qu’il y en a : les choses sombres. C’est le seul moyen à ma disposition – je ne dis pas que c’est le seul, mais à ma disposition, si – pour explorer certains endroits, ce qui est mystérieux dans cette histoire, ce qui est invisible, ce qui est parfois impossible à imaginer, à décrypter. Je peux les explorer par le récit de certaines expériences, certaines déambulations, pour aller vers certaines choses qui peuvent faire très peur ou au contraire qui peuvent faire l’objet d’une rencontre plutôt réussie. Dans les deux cas, c’est des histoires de rencontre avec – il y a plusieurs façons d’appeler ça – «mon grand mystère», ou alors «ma neuro-évolution», ou alors «ma mutation machin-truc», ça dépend d’où j’en suis. Il n’y aura jamais un mot fixé une fois pour toutes. Je dis souvent : «mon gros bidule». Quoi de mieux pour le coup que d’avoir la fiction? J’ai besoin juste d’un peu de temps et d’un peu d’énergie. Et ça me donne énormément de plaisir et, mine de rien, je le fais uniquement parce que j’ai besoin de le faire, c’est très nécessaire. C’est la façon la plus forte que j’ai d’être à la hauteur de ce machin.

      Pour en revenir au film, je pense qu’on décolle du réel, c’est vrai, mais pas forcément pour être dans de la fiction. Aucun propos n’est inventé, par exemple. On décolle au niveau de la représentation de ce qu’on est, dans notre manière d’apparaître, dans des univers chaque fois construits artificiellement par Vlad Cruells, le décorateur avec lequel Fabrizio a travaillé sur le film, à partir de toutes nos discussions sur nos propres forces qui sont, elles, complètement authentiques.

      Le Merle

      On sent beaucoup de tendresse dans la façon dont la communauté Huntington apparaît et agit, notamment dans les récits des rencontres que Dingdingdong permet. Ça contraste avec d’autres groupes de malades, comme Act Up par exemple, qui ont opté pour des modes opératoires plus violents pour faire prise sur la situation qu’imposait le SIDA. Pour être capables de formuler et de porter cette violence, il fallait en passer par une mise à l’épreuve au sein même du groupe, avec pour effet d’engager des postures plus ouvertement héroïques.

      Alice Rivières

      Oui c’est vrai, je n’avais jamais fait le rapprochement avec la violence à Act Up, mais pas seulement : je travaille souvent avec AIDES et c’est incroyable encore cette tension, qui vire facilement à l’affrontement, c’est une culture de leur activisme. Et d’ailleurs je ne supporte pas bien, très vite je m’en vais, même si je respecte tellement ce qu’ils font. Cependant, dans les groupes d’entraide, il y a énormément de tendresse et tout, mais il y a aussi des moments plus vifs. Avec Huntington, il y a un moment où ça devient littéralement compliqué d’être calme, pour des raisons neuro-cognitives. Le circuit des inhibitions est enrayé, il ne fonctionne pas convenablement donc les gens disent tout ce qui leur passe par la tête [rires]. Je peux vous dire que pour un groupe d’entraide, c’est chaud! La moindre émotion est vécue au centuple et est renvoyée au centuple! Ça pose plein de problèmes dans les relations avec les autres… Les gens se coupent la parole à fond, le ton monte tout de suite. Et en plus ça gigote, évidemment. Physiquement aussi c’est épuisant. On n’est pas tous comme ça, il y en a plein dont la chorée est moins forte ou atténuée par les médicaments. D’ailleurs, ça serait vraiment compliqué d’avoir un groupe de très grands choréiques – ou alors il faudrait un local spécial, avec des trucs vissés au sol et surtout plein de coussins [rires].

      Avec la chorée, c’est vrai qu’il y a un truc physique et écologique très impressionnant, tu entres dans un monde qui se met lui-même à gigoter. En tant que participant ça t’affecte, c’est physiquement engageant. La chorée c’est d’ailleurs plus un problème pour les proches que pour les gens eux-mêmes qui la sentent très peu parce que le cerveau, dans sa plasticité neuro-cognitive, apprend progressivement à l’intégrer comme quelque chose de normal. Les choréiques savent qu’ils bougent, que ça fait tomber des trucs, que c’est chiant, mais eux ne la sentent pas vraiment. Et encore heureux! Le cerveau modifie les paramètres de ce qu’il perçoit comme bouger / pas bouger, il gomme le ressenti de la proprioception du mouvement. Mais l’entourage, lui, peut être exténué. Souvent la plainte, concernant la chorée – c’est ce que disent les neurologues – c’est celle des proches. Et donc parfois les huntingtonien.ne.s décident de prendre des neuroleptiques pour que ce soit moins crevant pour leur entourage. Il y a toute une négociation possible et passionnante à déployer à ce sujet.

      Pourtant, la chorée c’est une boîte aveugle, tout le monde s’en fout. C’est pour ça que nous l’explorons aussi avec la danse. Mais tout ce rapport au corps, qui est beaucoup investigué par les physio-thérapeutes, les psychomotriciens, tous ces métiers un peu hybrides paramédicaux, est complètement méprisé par la profession médicale – au fond les médecins s’en foutent, ce qui les intéresse c’est de savoir si on peut appuyer sur un bouton «on» ou un bouton «off», c’est ça qu’ils essaient de faire avec les neuroleptiques. Mais le sens de ça, le vécu de ça, c’est pas du tout leur intérêt, ils n’ont pas du tout cette curiosité-là. Qu’est-ce qui se passerait, par exemple, si on retirait la chorée à des gens qui sont choréiques depuis quinze ans? Ces pistes sont très peu explorées. Dans les congrès j’en n’entends jamais parler.

      Le Merle

      Et vous n’arrivez pas à les changer les chercheurs?

      Alice Rivières

      Pas encore. Peut-être que par des biais inconnus de nous, à force de prendre les choses par plein de bouts on finit par avoir une certaine influence. Mais on fait face à quelque chose d’énorme qui s’appelle l’Evidence-Based Medicine. Et toute la recherche, qu’elle soit en médecine ou en psychologie même maintenant aussi, est complètement guidée et formatée par ça. Et ça, ça exclut… la totalité des trucs intéressants. Je te jure. À chaque fois que quelque chose d’intéressant est découvert, par exemple pour une personne ou un petit groupe, ça ne pourra pas être relayé parce que cela va forcément être non-vérifiable pour l’Evidence-Based Medicine. C’est la grande question de l’évaluation.

      Le Merle

      Les questions d’évaluation ça nous intéresse beaucoup, qu’est-ce qu’on mesure quand on évalue du soin?

      Alice Rivières

      Il y a des gens dont on est très proches dans le Huntingtonland, des danseurs contemporains eux-mêmes concernés par Huntington, qui ont monté un atelier d’improvisation en danse contemporaine avec des malades depuis dix ans maintenant. Cet atelier fait un effet bœuf, les gens récupèrent certaines facultés physiques, mais aussi cognitives, c’est incroyable. Dans l’hôpital où ces ateliers avaient lieu, un protocole d’évaluation a été monté, mais ils n’ont jamais pu publier leurs résultats dans un article à comité de lecture, comme c’est l’usage dans le monde de la recherche, parce que les outils d’évaluation à disposition étaient trop pauvres pour savoir lire ce qui se passait et rendre compte des effets produits. C’est quand-même hallucinant, c’est le monde à l’envers. Les chercheurs voient des effets extraordinaires et ils sont contraints de dire «Ouais mais non il n’y en a pas parce que ma machine ne l’a pas vu.» C’est fou. C’est de la dénégation et ça va très loin, c’est politique aussi, parce que ça se fait au profit d’une certaine connaissance majoritaire, qui écarte délibérément d’autres connaissances, celles qui ne vont pas dans le sens de leur norme. C’est très grave.

      1. Dingdingdong est un collectif de penseur.es, artistes, praticien.nes et usager.es de la maladie de Huntington qui vise la production de connaissances à son sujet, hors de la seule institution médicale. Le collectif adopte une méthode qui articule la collecte de témoignages et l’élaboration de propositions pragmatiques dont le but est d’aider les usager.es – porteur.ses, malades, proches, soignant.es – à la vivre. Dingdingdong invente ainsi une forme inédite de collaboration, en son sein autant qu’avec le monde médical et les autorités sanitaires, pour explorer la maladie comme une planète inconnue et fabriquer, chemin faisant, des récits intimement liés à cette aventure. Voir : https://dingdingdong.org/
      2. Depuis 1993, un test génétique permet de savoir si une personne, issue d’une famille où la maladie de Huntington s’exprime, est effectivement porteuse de la maladie. Pour plus de détail sur cette question et ses implications éthiques, personnelles et générationnelles, voir cet article.
      3. Voir : https://dingdingdong.org/divers/antenne-dingdingdong/
      4. Oliver Sacks a notamment publié le célèbre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

      Absolute Beginners (subtitles)

      Alice Rivières

      Absolute Beginners (Fabrizio Terranova, 2018) is a film featuring six people living with the early stages of Huntington’s disease – a rare hereditary and neuro-evolving disease that brings its carriers into deep metamorphosis, body and soul. Deriving from regular group meetings of the six Hungtingtonians, the film strives to move away from the dramatic tone usually adopted to deal with Huntington’s, in order to formulate and share the forces they harness to reinvent themselves along this process.The film was conceived in close collaboration with members of the Dingdingdong collective, notably Alice Rivières, whose spoken part in Absolute Beginners is excerpted below. An interview with her is also published in this volume.

      Absolute Beginners
      Alice Rivières

      1.
      What I want to say about that announcement,
      what I’d remember
      if I had to use one sentence,
      is that it lasted 15 minutes.
      It’s getting much better now,
      but that’s still something
      I’m angry about.
      Because I keep thinking about it
      and see nothing that justifies it.
      I can forgive all the other blunders I’ve had
      to endure during my test
      – and there were a lot –
      because I know how hard
      it is for doctors
      to announce things like that.
      They’ve not been trained to do it,
      and they’re scared of incurable illnesses…
      But I can’t find any excuses
      for the fact that it lasted
      only 15 minutes.
      And in those 15 minutes,
      I absorbed an awful lot of terrifying words,
      they spoke only of the worst sides
      of the whole thing
      and told me only that it would be terrible.
      And then, they turned to my relatives,
      they stopped talking to me,
      saying that for them too it would be terrible.
      They said I couldn’t think about having children
      because what kind of mother would I be?
      All this stuff in one quarter of an hour!
      And I really experienced it as a death sentence
      at that time.
      It was 11 years ago.
      I stepped out of that office totally shattered.
      There’s no other word for it.
      Shattered in one million tiny pieces.
      (…)

      4.
      In this whole story,
      something clicked for me when…
      things started to get better for our mother,
      but more importantly,
      when I took the test,
      the first thing she told me
      when I said to her that I was a carrier, was:
      “Look at what you’re gaining,
      not at what you’re losing.”
      This sentence has completely reversed
      my feeling and my philosophy of it all.
      I thought: “If she tells me that,
      now that she’s in the middle of the adventure,
      then I’m only…
      at the very beginning!”
      She’d also written me a note at that time
      which she signed:
      “Your pioneering Maman.”
      So I said to myself:
      “I do have to trust in things like these.
      They are incredible treasures,
      let’s have a strong faith in them.”
      It turned out to be true after all,
      given how richer my life has become!
      I am learning new things about myself,
      about life.
      I’ve learned how to love life in a way…
      I wasn’t loving life that much before!
      That’s heaven sent, really!
      My mother adores life too
      in spite of her suffering
      from her advanced Huntington’s.
      So far…
      so good.

      5.
      I take what’s happening
      with tenderness.
      Like you do with someone you love even so, who goes through hardships.
      I have to live with that
      and must take everything
      in stride to live that well.
      Not to do so would be moronic,
      you might as well kill yourself then,
      and that’s not at all what I want!
      I dont have a clue as to
      what it will look like at the end,
      but in any case, right now,
      it’s all rather nice.
      I’ve had to endure some hard times when I didn’t really understand much
      of what was happening.
      But now I’m okay.
      I’m in a nice plateau.
      But it’s never been
      complete horror either…
      I’m lucky!
      I think it’s also because…
      I really want to anticipate.
      I don’t want it to turn into horror,
      so I keep working on that… (…)

      7.
      Without that,
      there wouldn’t be anything left.
      None of the things I believe and think
      about Huntington’s,
      nothing would have been possible without the collective.
      It’s a very simple in fact:
      without that collective
      I would’ve remained
      those thousands of millions of little pieces,
      shattered as I was
      after the test announcement.
      And very important also:
      it’s that very collective
      which made me want
      to meet other people in my situation.
      Before, I wanted to,
      but I didn’t know how.
      And it was scary.
      Since I was scared of Huntington’s,
      I was also scared of them,
      who weren’t friends yet:
      my fellow Huntingtonians.
      I was afraid of them
      because I was afraid of the disease.
      And…
      it’s been a whole series of moves that led to…
      since with the collective I started to transform…
      Well, I mean, it just happened:
      my fright turned into interest.
      My fright turned into something
      that was at the heart
      of a very exciting construction site.
      I was no longer afraid.1

      1. Film still and subtitles excerpted from Absolute Beginners (2018), a film by FabrizioTerranova.

      Lumen Naturae. Récit des plantes

      Marie-Christine Quenneville

      Je mange des asperges et c’est le temps du lilas. Il y a sept herbes du printemps, elles sont, semble-t-il, celles qui adoucissent le caractère. Dans le cycle des saisons, les goûts doux et amers arrivent tôt avec les premiers rayons chauds du soleil. Les jeunes pousses sont âcres, tendres et croustillantes. Quelles sont les forces en jeu dans l’adversité, la maladie, les états mentaux et émotionnels déséquilibrés? Pour y répondre, je ne vois rien d’autre que d’observer le vivant. Prendre soin du vivant visible et invisible, inviter un coup de vent à entrer et rafraîchir l’air. Emprunter des branches et des feuilles pour les mettre à l’autel du sensible.

      Au-delà de la plate réalité des nutriments et composés biologiques, il y a la présence silencieuse, mais émotionnelle, des plantes. Entre chamanisme et animisme végétal, le champ énergétique de la plante murmure telle une chère amie, fleurette des prés. On partage le monde avec nos frères et nos sœurs des mondes végétal et animal, nous sommes liés dans une fratrie fluide et sans genre.

      Je réfléchis à la question de savoir quelles sont les forces en jeu quand il y a maladie, dérèglement dans les fonctions du corps ou de l’esprit. Penser au corps comme à un amas d’organes plus ou moins indépendants est embarrassant et stérile. Le champ aurique et énergétique et celui du poétique ouvrent un meilleur horizon de possibles. Les plantes qui soignent sont souvent «reconnues» dans un processus hautement intuitif. Je ne suis qu’au début de ma quête. Les guérisseurs des premières nations reconnaissent d’abord leur rôle et leur responsabilité de guérisseurs, c’est souvent un don hérité dans la lignée. Ensuite, les plantes viennent à elle ou à lui en rêve ou par intuition.

      Sur l’agriculture sauvage

      Dans l’agriculture sauvage – c’est ce qu’explique Masanobu Fukuoka – on ne laboure pas, on sème les graines à la volée, dans un parfait synchronisme qui demande observation patiente et expérience de sa terre. On ensemence quelques temps après un couvre-sol nourrissant, tel le trèfle, qui empêchera les mauvaises herbes de pousser et qui, à terme, nourrira la terre d’une couche d’humus. Cette méthode, qui est pour Fukuoka une voie philosophique et spirituelle, agit en restaurant le pouvoir de la nature sur elle-même. Par la non-action ciblée, on pourrait nourrir tous les humains sans que les travailleurs agricoles s’éreintent plus qu’il ne faut. Pour ainsi rétablir un juste équilibre où les agriculteurs ont du temps libre pour réfléchir, chasser le lapin et écrire de la poésie ou de la musique. On a retrouvé des haikus agricoles, vieux de plus de 200 ans, vraisemblablement composés par des paysans pauvres.

      Le son d’un ruisseau qui coule de la montagne et l’odeur d’une forêt de fougères immenses au printemps.

       

      Composer un philtre d’amour avec des herbes sauvages

      Au faîte de l’été, ou plus pointilleusement autour du solstice, on se prépare pour l’observation des végétaux qui nous entourent, dans les terrains vacants, ceux qui sont laissés bien tranquilles à eux-mêmes. On observe les fleurs en particulier, celles mignonnes et douces ou celles vulgaires et béantes – le tout est de faire une composition équilibrée. Ça prend un certain temps. Avec des rosiers sauvages, belle plante pour l’amour rouge et acide, elle sera peu commune et précieuse, mais attention à ne pas trop en mettre, car délicate et épineuse, elle pourrait ruiner l’affaire. Ce sera un amour (ou une amourette) supérieur. Bouton d’or, fleur de trèfle évoquent le bout de sein. Peut-être ne pas associer les deux si on veut équilibrer – quoique tenter la pâquerette a du bon. On trouvera aussi l’onagre bisannuelle qui, par son astringence et ses propriétés adoucissantes, une fois refroidie calmera le drame. Quelques pieds d’alchemilla vulgaris pour une tenue de route stable, voire matronesque, et voilà la composition.

      Si on ne garde pas le bouquet dans une belle poterie en remettant à l’année prochaine son intention d’envoûtement, on coupe les fleurs et on les met dans un bol d’eau de source, que l’on place au soleil de la journée la plus longue et ensuite sous un rayon la lune. La première phase est terminée, elle sera aussi efficace sur soi-même en philtre d’auto-amour.

      Elles vivent à l’insu et à l’invu de tous, les plantes sauvages des champs spacieux, fouillissement dans la trame des villes – l’armoise, le plantain, la saponaire, le trèfle et la chicorée sauvage. Sur un coin de ruelle, j’ai repéré des impatientes et de la prêle, je les aime en particulier. J’observe chaque année le rendez-vous, elles reviennent sous différentes formes. J’en suis à observer qui revient, quand et où, mon Les plantes sauvages des villes et des champs à la main.

      La prêle contient de la silice, si on en casse une par- tie on y trouve une espèce de gel. En tisane elle contient beaucoup de minéraux et elle entre dans la composition de la phase aqueuse d’une recette de shampoing. La plante a été découverte fossilisée dans sa forme, inchangée depuis 400 millions d’année, des piétinements de dinosaure à l’arrivée de pas mal tout. Je l’ai cueillie sur le bord du trottoir, je me demande si on utilise les racines ou les feuilles pour en faire une infusion – j’ai vu de la tisane de prêle en vente dans une épicerie polonaise. Les Japonais mangent les petites pousses de prêle tôt au printemps.

       

      Recette de café de pissenlit, le café des simples

       

      Récolter les racines au printemps.
      Torréfier : les couper en petits morceaux et les faire rôtir au four à 120 pendant une heure, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque noirs.
      Laisser refroidir, ça devra avoir la couleur du café. Moudre.
      Infuser.

       

      La trame du vivant

      J’aimerais devenir gardienne d’abeilles. Depuis la Grèce antique, les femmes s’occupent des abeilles. C’est une tradition héritée de la mythologie, selon laquelle Mélissa, nymphe gardienne du petit Zeus, l’aurait nourri exclusivement de miel.

      Surtout suivre l’évolution de la population des abeilles.

      Je réfléchis à la terre, à l’esprit des éléments, aux formes du vivant, aux formes de vie et à comment s’y imbriquer, comment s’insérer dans la trame du vivant en tant que femme être humain. Comment être au monde et laisser les formes libres couler?

       

        Une nature disloquée

        Sky Hopinka

        On dit qu’il n’y a pas eu de rassemblement autochtone d’une telle ampleur, d’une telle durée depuis fin 18001. Peut-être que c’est vrai, peut-être pas. Mais pour cette raison et malgré elle, j’ai eu du mal à filmer à Standing Rock. J’ai aussi eu du mal à travailler au montage, à mon retour. Au campement, j’étais très conscient de ma présence, non seulement comme personne autochtone, mais aussi comme personne munie d’une caméra. Avant même d’y être, j’étais complètement fasciné à la seule idée du campement. Une fascination devant la taille de la communauté, la durée, la détermination, qui venaient agiter en moi quelque chose de profond, une chose à laquelle je n’avais pas pensé depuis l’enfance.

        Un corps disloqué n’en est pas moins un corps. Entrevoir l’image de quelqu’un que je connais – ou que j’aimerais connaître – diffractée entre mes jours et mes nuits tandis que j’espère que les corps qui prient et protègent la terre et l’eau s’ouvriront, révéleront les bras et les jambes que j’ai toujours vus remuer et trembler et défaillir. Je n’ai jamais demandé pourquoi ils tremblaient.

        Il y avait plein de caméras braquées sur l’action, la violence, les gens. Bien que ces événements aient été importants à documenter et à faire connaître, ils n’en ont pas moins accentué les effets de la théorie du stress minoritaire. Parmi les milliers de personnes qui se sont arrêtées au campement, il y avait des milliers d’occasions de raconter des histoires plus multidimensionnelles et complexes que les récits réducteurs d’un peuple accro, convalescent, conquis. S’approprier ces narrations permet d’empêcher que ces stéréotypes ne deviennent le locus de notre identité.

        Mais j’ai à peine filmé. Au cours de mes trois séjours – d’environ une semaine chacun – je n’ai tourné que neuf heures de matériel, dont trois heures comme seconde caméra pour des entrevues que j’ai faites pour un ami. J’étais à l’aise avec ça. J’ai fini par garder une certaine distance avec presque tout ce que j’ai filmé. Je ne voulais pas être effronté ou vorace, ou manquer de considération pour ceux et pour ce que je filmais. Je m’efforçais de garder les yeux bien ouverts, errant sans but.

        Un rêve disloqué n’en est pas moins un rêve. Il existe dans l’obscurité, réel jusqu’à ce qu’il soit oublié. Récipients endormis pleins de toutes les choses étranges que nous avions cherchées et désirées. Se voir l’un l’autre à travers des paupières lourdes, des corps filtrés et des paysages qui livrent autant de vérité qu’ils en dérobent.

        Il n’y avait rien de particulièrement traumatisant à propos des images que j’avais tournées, mais je n’arrivais pas à les visionner. Je ne voulais pas les regarder, pas du tout. Je ne voulais pas voir ces lieux où j’avais séjourné si brièvement – si intensément, à vrai dire.

        Je me rappelle parcourir le campement à la recherche de Terry Running Wild pour faire l’entrevue. M’arrêter pour demander aux gens s’ils l’avaient vu. Me rendre au sommet de la colline des médias et tomber sur quelqu’un d’autre, sur quelqu’un que je ne savais pas que je cherchais. Redescendre au Sacred Fire, prendre une tasse de café, me tenir là, regarder partout, rencontrer quelqu’un d’autre qui venait juste de me trouver. Je finirais par trouver Terry, mais tous les pas de mon errance dans le village me semblaient importants, qui m’avaient mené à la rencontre de gens à qui j’avais posé des questions, demandé mon chemin, offert quelque chose en retour quand c’était mon tour.

        Je me rappelle le centre commercial de Bismarck où j’ai croisé des regards noirs, les mêmes que j’avais croisés toute ma vie. Mais parmi ceux-ci, enfin, il y en avait d’autres, conscients et prêts à témoigner de la haine sublimée des peuples autochtones, une haine que j’avais toujours sue proche, mais que je n’avais jamais pu cerner ou dont on me faisait croire qu’elle était dans ma tête, manifestation de mes propres insécurités. Je la vois encore.

        Un amour disloqué n’en est pas moins un amour. J’imagine que c’est suffisant; mais ça ne l’est jamais. Ici, essayer de faire jaillir du sens est simple. Tout signifie quelque chose. Nous signifions tous et toutes quelque chose pour quelqu’un.e. Les échafaudages que nous avons érigés, que nous avons érigés les uns sur les autres n’en sont pas moins des murs. Nous nous élevons, nous ne passons pas. Sans lieu, l’ascension n’embrouille aucun corps.

        Au retour de chacun de mes séjours à Standing Rock, le mot le plus juste qui me venait pour décrire mon expérience à mes amis et à ma famille était «disloquée». Là-bas, je me sentais disloqué, Autochtone sur les terres d’une tribu qui n’était pas la mienne. Disloqué de me trouver parmi mes semblables, si familiers mais si différents. D’essayer de comprendre mon rôle, avec ma caméra et un but qui n’avait rien à voir avec l’intégrité journalistique, mais tout à voir avec le désir d’être utile et fidèle envers moi-même et mes croyances. J’avais
        du mal à me situer dans un tel tourbillon d’idées et d’idéologies, mais la conversation avec Cleo m’a aidé.

        J’ai rencontré Cleo Keahna il y a un an et demi environ. Il jouait dans la bande-annonce que j’avais réalisée pour un livre. C’est un être tout simplement brillant, vif, honnête et sincère. Quand j’ai appris sur Instagram qu’il se dirigeait vers Standing Rock, je l’ai contacté. On s’est vu brièvement, tandis que son séjour commençait et que le mien touchait sa fin. Je savais que je voulais faire une entrevue avec lui, mais le bon moment ne se présentait pas. C’est seulement à la fin de février, juste après l’évacuation forcée du campement que je lui ai proposé de faire une entrevue par Skype, et il a accepté.

        On a parlé de son expérience et je lui ai confié la mienne – à propos de la difficulté d’être critique mais honnête, de la remise en question de nos rôles et de ce qui nous attend. Des idées m’habitaient – les textes en italique viennent de ce que j’ai écrit dans l’avion à la mi-janvier, dans un effort pour donner du sens au matériel que j’avais tourné. L’expérience de Cleo était très différente de la mienne, comme celle de chaque personne qui avait été là, physiquement ou par la prière. Limiter la portée de mon film aux deux voix de Terry et de Cleo m’a permis de résister à la tentation futile de raconter l’histoire de tout le monde.

        À mesure que le processus lui-même devenait le thème, j’étais rassuré d’entendre d’autres personnes aussi disloquées que moi – dans cet espace-temps, dans ce lieu et dans ce champ émotionnel. Peut-être qu’il ne s’agit pas de dislocation, mais plutôt de triangulation. Trouver des semblables, aussi seuls que nous, c’est ce qui permet de naviguer dans l’Amérique postcoloniale, de longitudes en latitudes, avec moins de lourdeur.

        La nature disloquée n’en est pas moins la nature. Elle occupe un espace défini par des mouvements et des strates de mémoire. Des souvenirs convergent pour conclure l’ensemble – un ensemble incomplet pour tant de mères, de pères, de filles, de fils, tant de rapports tendus à l’histoire et à tout ce qui barre le chemin à la joie de la guérison et à ce qui autorise à gémir doucement pour pleurer des nouveau-nés inconnus – toujours sans voix – et des grands-pères inconnus – immobiles, abandonnés, gentils, réservés. Nous rôderons dans cette nature sauvage, version amoindrie de nos rêves, mais une nature sauvage tout de même2.

        1. Ce texte a été traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre
        2. Ce texte a d’abord été publié dans Around the Edge of Encircling Lake (Green Gallery Press, 2018). Cliquez ici pour visionner Dislocation Blues (2017), Password: blue

        American Traditional War Dances.
        Open Notes to Sylvia Gard

        Sky Hopinka

        Water-logged cherries sat dripping on the side table. I brought you a new pack of cigarettes from your room, peeling the cellophane off the top. After you lit up I laid back down on the couch thinking about that smell wondering if I’d ever smoke. Under the palm trees, through and around the fronds scattered in our back yard I went over the route we laid out. You – under the awning drinking ice water or ice tea, I can’t remember – hitting pause on the tape player to tell me I’m off beat and off time and the first push up hasn’t even come yet. I couldn’t hear the down beat then, and I can’t now, but when I listen for that thud thwack thud thwack, yours is always the first voice on the up and up that tells me when I should be. Rewound tape begins again – counting, pausing, playing, aching – imagining when I would learn how to become someone new.

        ***

        Canadian television at eleven AM set the tone for years after that first season, maybe the fourth, when we found our story. The serialized show from a reservation above the arctic circle gave me perspective with what we were doing in the desert. You and I in our living room, teaching me how to war dance like you learned from watching the old men and how you taught my brother and my mother. Thick dry heat suffocated us in a good way when we stepped outside, but for the most part swamp coolers and the broad slated blinds pointed upwards and gave the living room a cool blue hue in the morning sun. The windows faced north – I never thought of that before.

        ***

        At the airport my Aunty TeeTee, me, and my sister waited in the parking lot listening to a Yellow Jacket buzz on the radio. TeeTee told us stories of her time sweating away the pain of others. She was closer to god than I’ll ever be; a sacred cough too holy for those tubes of oxygen to contain. I often wonder if I regret that I only knew her when she was ill.

         

        ***

        The Umatilla Studs sang a song you loved and so did I. That song was our victory song – an end song. Positively pounding as an intertribal that didn’t sound like an old song. Maybe it came from someone like my dad, Mike, who you’d tell me stories between sessions, when I was sweaty and tired, laying on the floor breathing to the ceiling imagining the cottage cheese bumps were inverted mountain ranges of a great white country I was too large to traverse discretely. I thought of those years before in TeeTee’s apartment in Ferndale Square a long time ago last night with her and my sister watching VHS tapes of recorded television shows and movies pilfered with static. We’d take turns finding balance in the vertical hold.

        ***

        I’d often wonder where I was. Insects scurrying next to my sleeping baby brother. We’d been in the desert for about six months and I began to realize what I was missing out on. Leaving my home under the cold gray blanket of the Pacific Northwest to live beneath the bright blue skies of the desert where lights shone on everything I knew I couldn’t be. I failed at being present and my presentation was beginning to fail. A thirteen-year-old in a new place full of groups of histories that spanned eight years or more. Quite a length of time when you’re an adolescent.The cockroach, its carapace crackling and collapsing under the weight of pressed toilet paper, stained brown red grey – seeping onto both the wall and my finger. I cried when I knew that I wasn’t going home again. Not heavy heaving sobs, but quiet gasps withholding tears in a way I imagined would make Mike proud. The person I’d been becoming wasn’t going to grow into the person I’d eventually be. It’s hard to describe such a sadness – where any small joy felt so fragile and tenuous that I’d hold on to and repeat whatever action or sentiment that brought about such plain and easy emotions. That was some time before we started to dance.

        ***

        The joys present in a day or an evening are such because they are about the moment. Where everything else falls away and you’re allowed to be the person you’re supposed to be, or that’s what I’d tell myself.

        ***

        As my world became smaller, my friends from the old town stopped writing. Maybe I stopped writing them. I was afraid of the new town and would go once a week to an independent study center. I had homework and presentations to give and you were my teacher. Yet I was still alone and my sadness grew with my body.

        ***

        Two hundred and seventy is what the scale said that morning I stepped on it. It was in my mom and step-dad’s bathroom and it was a while since I looked. Size was always made important to me – earlier signs of this obsession popped up when I was still in grade school. I was never small and slight like my white classmates, nor short, and of a different kind of stock than my Native friends from the Northwest tribe in the town I grew up in. My tribe was from the woodlands of the Midwest. I latched onto that term – the Woodlands – as a way to enchant myself with a mystical idea of bodily selfhood that would explain everything about where I belonged. I was always bigger, and that largess of physicality grew when I became depressed, before I knew that none of that mattered. That’s about when we began to swim.

        ***

        I can’t remember when I learned that you were a swimmer, but stories of Adak Island on the outer reaches of the Aleutian Chain scuba diving and disc jockeying filled me with hope. You sat on a chair under an umbrella by the side of the pool and counted laps and taught me better form. It was a small kidney shaped pool but large enough for an obese boy of fourteen to get winded and feel accomplished.

        ***

        I felt at ease on those long drives to the mountain pass at the edge of the valley. Staring out the window listening to the hum of the wheel rolling along the road from our home to the Morongo Indian Health Services clinic. You, my mom, and my step-dad knew what you couldn’t do, and agreed that I needed someone to talk to. Dr. McMichael was white but had a brown beard and a thinning pony tail that for some reason made him easier to visit with. Each session we played Uno as he listened to me search for words that I didn’t know existed, told me stories, and gave me permission to feel how I felt. I’m glad I still remember his name.

        ***

        I grew up practicing in the living rooms of our tiny apartments since before I could remember. Tiny circles grew smaller as I turned and ducked and dived – always reluctantly and shyly. You didn’t have time for that. Knees higher and get lower. Those commands bounce in my ears every time I get on the dance floor at a powwow or practice in my bedroom. I still practice with a sense of bashfulness, always when my roommates aren’t home. I’ve outgrown enough, but not that.

        ***

        I came home for Thanksgiving and my brother told me that you weren’t well. I came back for Christmas and played you some songs on my guitar. I remember when I’d be practicing in my bedroom and after I’d finish a song that I was trying to learn from tabs on the internet, you’d yell at me from the living room that I played your new favorite song and to play it again. You were barely awake. Your eyelids were heavy. You slurred your words. You said that song was still your favorite. I cried, not those proud-like-my-father cries I was used to, but heavy sobs that I buried into my mother’s chest. I went back to Riverside and waited for word. It finally came when my mom called and said that my brother was there with you when you left. I was proud to take care of you when I could, however little it was. You died on January 27th, 2005. I was twenty and wasn’t there.You died at home back in the Pacific Northwest, in the living room of the house you and my mother and my step father worked for, where you decorated and potted your plants, sat and watched as I watered your dahlias. Where you said to me — You are not your father, and you are not your mother. You are not me and you’ll never be any of us.You’re okay as you were and as you always will be. Maybe that’s how I remember it1.

        1. This text was originally published in Around the Edge of Encircling Lake (Green Gallery Press, 2018).

        The Invisible Violence of Radiation.
        Sabu Kohso in Conversation

        le merle Sabu Kohso

        Actually, I’ve been to where you are all going this summer, La Borde clinic, I stayed there for four to five days. It was a bit complicated for me because I was following (Félix) Guattari, but not many people were talking about him in public anymore. It was more Jean Oury, whose existence was outstanding. But when I stayed longer and got to know – they don’t use the word patient, what was it? Ah! “pensionnaire” – older pensionnaires, they began to talk about Guattari in person. They were very fond of him. But with Oury it was a little bit touchy… Of course, they respected each other. Oury was there always, he had to make the institution run. But Guattari was flying in and out, doing only interesting things… But at some point, many people started to talk about Guattari, how he was like, as their favorite memory. (…)

        They were doing a lot of assemblies with pensionnaires and doctors, who were always mixed and often undistinguishable. And, it was in the process of their gatherings… not cure, it’s not analysis in conventional sense between a doctor and a patient. But as far as what I was able to observe, they tried to make a shift in the frame of mind and body in collectivity. For my sake, they organized a special assembly where all had to speak English. It was after Fukushima, so we discussed the issues around it. It was a kind of collaborative performance. [Laughing] That kind of things they did. My French is poor, I was not able to communicate very well, but I became friend with a man who was baking for everyone. He’s a pensionnaire! (…)

        OK. Shall I start speaking on Fukushima? Maybe I’ll say one thing to begin with.The significance of Fukushima is seen in both ways, negative and positive. As you may already know, Japan, Korea, East Asian countries are very much men-centred, hierarchical societies. Even if this hierarchy has been weakened, women’s role is still fixed, considered as it is their nature. Even in activist communities, women habitually stand up and serve tea. In discussions, men tend to speak, and women try to summarize, they endeavour to watch everybody’s temperature and feelings. They tacitly play the role of invisible coordinator. (…)

        I have to talk about it a bit stereotypically, because there is a very gendered situation persisting in Japan. We didn’t have anything like Act Up, for instance. In New York, this movement, that appeared after the tragedy of AIDS crisis, radically changed our perceptions and behaviours. I saw a lot of friends taking care of their lovers and friends, both men and women. Fukushima is a bit similar in the sense that a tragic situation revealed the importance of care and empowered its practice, and thus challenged communities in a revolutionary way.

        Everyday care is the most crucial political horizon of the post-Fukushima struggles. All of a sudden, the catastrophe revealed these issues: who’s really doing this work? Or who’s making humans. And who is the most sensitive about it? This was all revealed after Fukushima. In this context, women’s role and political existence were highlighted, more than ever in Japan.

        And that’s why evacuation has become one of the key issues. There are two kinds of evacuations. (1) The first one was mandated by the government. In the case of people who were living in highly radioactive zones, the government found them shelters and supported their evacuation financially. But radioactive permeation does not follow a simple pattern: it moves around and makes complex movements. The radioactive fallouts from the hydrogen explosions flew in different layers of the atmosphere: very high winds, that traveled very far, and also lower and shorter currents… So hot spots were discovered in many places, especially in the Fukushima area and even in Tokyo, where the contamination made mosaic patterns. It cannot be grasped by a simple mapping of concentric circles. In comparison with this complexity, the way the government determined who should leave and who could remain was too arbitrary. (2) So, a lot of people started to evacuate Tōhoku and Kantō regions to theWest or Hokkaidō, by their own judgements, without support. It seems like a personal choice, but we consider it as political action to defend their lives against the government’s logistics to keep residents and sustain the local economy necessary for Tokyo-centred geopolitics and developments. And this was usually motivated by women, if we talk about a family situation.

        Silvia Federici, the feminist activist and thinker, had a lot of interest in the initiative of these “enraged mothers,” as they were called. Fukushima mothers came to Tokyo, for direct actions to revoke the 20mSv standard set by the government, especially in consideration of the susceptibility of children, on top of their everyday, local struggles to monitor radiation.1 They demanded that the government be more responsible with the medical examination of the people, with the safety of children’s school lunch, etc. So, the idea of politics, of what is political, all of a sudden opened up an unprecedented horizon for many of us. We had to face the complexity of the political in the catastrophe, including all aspects of everyday life. Since then, care is very much the key term.

        Le Merle

        In some of your texts, you mention that people were engaging in popular study of medicine, especially radioprotection, trying to find autonomous ways of monitoring and dealing with radioactive contamination. Is it only about radioprotection, or is it going beyond and toward new ways of conceiving of health?

        Sabu Khoso

        To me two references regarding care and health are very important after Fukushima.

         

        1

        One is the Hiroshima / Nagasaki experience, through this medical doctor, Shuntarô Hida – he died a few years ago [in 2017]. He was himself a Hiroshima victim, a Hiroshima witness. He was doing two things, one was to demand that the US government compensate the victims and their offshoots – not only the victims themselves, but their offshoots as well, because genetic mutations are inherited.

        On the other hand, regarding Fukushima, he made a very strong statement, saying that, after the nuclear catastrophe, Japanese people will never be free from small doses of radiation anymore. Hida was trying to encourage a general idea of health, ways to empower your immunity and maintain your body and mind, under the inevitable internal exposure to small doses of radiation.

        His point is that you really have to do it yourself, nobody can help you. This is not to foster individualist behaviours, but a “you are the only person who can help you” kind of attitude. I think in the final instance, it was very important because that’s precisely telling how the government is irresponsible, and society too, because their priority was the economic and industrial recovery at the expense of people’s well-being. Especially since some Japanese medical specialists are even saying that anxiety coming from the fear of radiation is worse than the effect of radioactivity itself. And far less than necessary medical examination has been made, that’s for sure.

        2

        And the second reference about which people are talking a lot is Minamata Disease. It’s not radiation illness but fatal mutation from mercury poisoning. Many people started to read Michiko Ishimure – she died very recently, a month ago or so. She was a novelist, a poet, but also a very dedicated activist fighting along with Minamata patients. She was from Minamata herself and grew up there. Before the disease, she was already a writer, but after it surfaced, she became politically active and started writing about it.

        Minamata is in the Southern part of Japan, in theWestern part of Kyūshū, which is geographically a very complex coastal region, with many inlets. It’s an incredibly beautiful coastal town. A very crucial fact is that people live from fishing. Economically, it’s originally not a flourishing, wealthy place, but money came to town with Chisso corporation [now JNC: Japan New Chisso], a chemical industry producing fertilizer, liquid crystal, etc., which has always been backed by the state, before and after the war.

        Ishimure’s writing gives us the horizon to struggle against this extremely nasty industrial pollution, involving full of implications on how to think of this world. Her pieces constitute some kind of documents: medical documents, records of the court cases, descriptions of protest, and of its context as well, the way of life among local people, their history and environment. She also includes the voices of many individuals, real existing individuals, most of them in agony, the mutation of their body and deterioration of the mind.

        But, her vision includes – I don’t know how to say, it’s very difficult to say – the title of her works shows it already: 苦海浄土 (Kukai jôdo), “ku(kai)” is the world of agony and “jôdo” is heaven. Livia Monnet’s translation into English is Paradise in the Sea of Sorrow. So somehow Ishimure’s capable of presenting a kind of cosmology, the richness of local life overlapping with this hell inflicted by capitalism and the state. Somehow, she has faith in this locality and – it’s not recovery, but something else… This tension is really incredible. Or it’s not exactly a tension but a complexity, also involving local folklore, local language. We’re still interpreting her work, as a rich index of the life in our catastrophic world. To me, this is something we need to approach seriously, because after Fukushima and all other industrial hazards, I’m very pessimistic about health and the possibility to sustain a good environment. But we continue to live and struggle for happiness.

        Rebecca Solnit wrote a book called A Paradise Built in Hell, on how catastrophic situations can create a mutual aid society. After Fukushima she came to Japan, and we discussed. Of course, in the long perspective, what she says is totally correct and inspiring, but in the immediate situation, in Fukushima, that’s not possible. With radioactivity… If there hadn’t been radioactivity, no matter how thoroughly homes and other infrastructures are destroyed, people can rebuild. But now land and people are separated because of this radioactivity. So, I think, the only possibility would be a kind of mutual aid society, possibly in a nomadic or mobile form… Solnit honestly told us that this situation is a little bit difficult, more difficult than what she wrote. That’s very honest.

        With radioactivity… If it’s high radioactivity it’s evident, but what’s nasty in Japan’s situation are small doses – small doses and internal exposure. X-rays are external, bomb is external. Internal exposure is what you inhale with dust, or drink with water, or eat with food. And the threshold, the amount of what is safe and not safe, is very difficult to determine.

        I feel that this nasty and obscure situation is going to be worse and worse.The issue of how to sustain our will to autonomy, our own health, our community relations is the key.

        The difficulty in Japan concerns this – I would use the word “violence.” This is not immediate violence, like police brutality or military attack. It’s a kind of invisible violence, very hard to determine where is its cause. It’s the whole drive of Japan’s postwar capitalism, and the relationship with the United States, which introduced nuclear power into the country that already experienced the Hiroshima and Nagasaki bombs. This insanity….

        This is what is called “slow violence” by Rob Nixon, that is, the imposition of industrial waste – created by exploitation of human and natural resources for commodification – back on our body and environment, always with discrimination or unevenness, on the minorities and the people in peripheries, instead of recycling them within the productive and reproductive systems. This form of violence is hard to connect with a protest type of action, you know, the mass of angry people who go to the government to demand compensations of their injustices. After Fukushima, the people did that for about two years, but it died down, in confrontation with the enemy whose stretch of power is so large and complex.What persists inconspicuously is more everyday care, how we can mutually care for each other, not just push it to women or people in the periphery.The most difficult, politically difficult, thing nowadays in Japan, is to connect protest culture and reproductive practices in an organic manner.

        If we follow the nuclear problematic toward
        its entirety, it reaches the problematic of the Anthropocene, because of its global stretch. The Anthropocene is one dimension, the whole thing, the big thing. I believe that the problematization of the whole is very important. But, when we look at post-Fukushima Japan from a microscopic view, the issue is more about unevenness, there’s a lot of unevenness. We need both big and small views to approach the slow violence. While the everyday care under the threat of radiation is pushed to reproductive workers (and women), nuclear wastes are usually stored in poor neighborhoods or sent to the periphery – Japan is trying to export it to Mongolia, etc.

        lm

        Is the Fukushima disaster reconfiguring the whole region? Not just Japan?

        sk

        TEPCO’s nuclear powerplant in Fukushima is still releasing radioactivity in the ocean. That’s a very important question, but also the real question is that the politics of nation-states consider the ocean only as a pool of resources (i.e., for fishing industries), or as a dumpsite – but for the ecosystem, ocean is much more than that, right? The territorial politics of the nation-state cannot deal with such a situation. This politics is over! Now it is only hazardous to the planetary beings!

        In the beginning, after the reactors exploded, I don’t remember how long afterward, the government allowed TEPCO to release radioactivity in the ocean. The association of fishermen was the first to oppose it, because they knew the impact. I believe they have a clear sense of the whole issue of people living with nature. In the first months, they did the very brave act of fishing for measuring, without selling. But at some point, with government’s pressure and in order to get compensation – which they needed for living – they had to start selling. They had to set their own threshold (below 50 Bq / 100 kg), that is lower than the government’s (100 Bq / kg). This messed up situation, where people are forced to choose their subsistence or planetary well-being, makes people’s ethical thinking almost numb.

        lm

        In your essays, you mention the effects of nuclear explosions, as well as nuclear energy itself, on thoughts and affects, can you talk about it?

        sk

        Nuclear power, or nuclear fission, has two faces, one is the bomb, the other is energy. These two sides cannot be separated, because nuclear fission itself is a catastrophe – almost like a never-ending catastrophe. My hypothesis is that the Janus-face of nuclear power is the most solid joint of capitalism and the state. Here the tasks of ousting capitalism and stopping nuclear power would merge. But the threats on humanity by a possible nuclear war or inevitable nuclear accidents force us to think very big, in terms of saving humanity, almost to our incapacitation. Our political action can hardly reach this humanity level, except for petitioning at the UN, or for the better, making a huge coalition of all struggles of the people who are affected by the global nexus of nuclear production and consumption. In any case, the task is so large that we either have to start a new planetary movement or give up!

        This is one level, huge level. But also, there
        is another level, micro-level: radiation and the governance that seeks to nationalize or commodify it by encouraging food distribution and using radioactive soils as part of construction materials. As in the post-Fukushima struggles in Japan, there are two enemies: the pro-nuclear government and the radiation itself. But the latter is not quite a political enemy. It has already become part of the environment.

        In any event, we used to believe in organic food, natural food – and of course we still believe that it’s better than artificial food – but, in a radioactive situation, the most beautiful green or organic food can be…

        lm

        … irradiated, polluted by radiation.

        sk

        That’s the very big threat to this idea of pure nature as the resources to create commons. But still we must create autonomy with commons in the apocalyptic situation. Perhaps, we should create
        a different way, in a detour or roundabout way, it’s something we still have to find out. This politics, or struggle, is ongoing, so there’s no answer. But to face this endless pollution, we have to extend our practice of care, of caring for each other and for ourselves. Maybe that’s something I want to get from Ishimure: she has two aspects. She sustains faith in the power of nature or nature as active creativity [natura naturans]. But also, what we have to do, the dimension of struggle is almost endless… So, this is both heaven and hell.

        lm

        …With KABANE77 and other anarchist groups here in Montréal we’re interested in Donna Haraway’s work. At the end of FabrizioTerranova’s film on her, Story Telling for Earthly Survival (2016), there’s a fictive part in which Haraway’s interest in possible transformations and mutations of humans in their mixing with non- humans is developed.To accept becoming a little monkey, or butterfly…With radiation, since it’s invisible, how can we relate to mutation, or grasp it with fiction?

        sk

        That’s an interesting question. I like her theoretical orientation, in a very large perspective. I agree with Haraway in the onto-metaphysical sense that the creative power of nature involves uncontrollable mutations, which we need to affirm, beyond humanism. But how we do so in our techno-political practice is our challenge. Again, I think it has to do with what Ishimure’s ultimately getting at – with the two aspects. The extensiveness of what we have to do for survival is unknown and expanding. But on the other hand, we also don’t know what our body as part of nature can do.

        lm

        Do you feel that the fact of working on Fukushima is depressing? I’ve been working on it a bit, and at some point I felt I needed to think of something else, because it brings so much negativity, it’s super hard.

        sk

        I felt more incapacitated than depressed. But now I must say that I forgot how I was thinking before Fukushima. So naïve I was. My idea of anti-capitalism was so simplistic. Naïve may not be bad, but I was able to say things on the world much too simply. My idea of the political was lopsided. And I forgot that sense. At least, I was not planning to write about nuclear power or radiation at all. I cannot believe that’s what I’m doing.

        1. In the wake of March 11, 2011, the Japanese government raised the legal exposure limit to radioactivity from 1 to 20 mSv/year for the “evacuation zone” (20 – 30 km around Fukushima Daiichi nuclear powerplant). On August 26, 2011, the limit was lowered back to 1 mSv/year. But hot spots, with very high radioactivity levels, are scattered everywhere in the region, and even in Tokyo, far outside the former “evacuation zone” (Christophe Sabouret, “Fukushima, sortie du nucléaire et occasions manquées,” Ecologie & politique 2012/v. 1, n. 44, p.165).

        Une expérience éphémère d’antipsychiatrie
        au Québec

        Alexandre Klein

        J’ai longtemps pensé que l’antipsychiatrie n’avait jamais existé au Québec, qu’elle n’était pas parvenue à s’y implanter. Il faut dire qu’au moment où elle faisait ses premiers pas – le concept n’existait pas encore –, le gouvernement provincial réformait déjà le système de prise en charge des personnes atteintes de troubles de santé mentale au profit de leur progressive désinstitutionnalisation. En septembre 1961, alors que Michel Foucault venait de sortir son Histoire de la folie, qu’Asylums d’Erving Goffman était encore sous presse, et que Ronald Laing publiait Self and Others un an seulement après The Divided Self, le gouvernement de Jean Lesage mettait sur pied une commission d’enquête sur les hôpitaux psychiatriques, en vue de moderniser leurs pratiques et leur mode de gestion.

        Le rapport remis en mars 1962 au ministre de la Santé par le psychiatre Dominique Bédard, président de la commission, amorça une ère de réforme dans le champ de la psychiatrie québécoise. On ouvrit les portes des grands asiles, on y réduisit le nombre de lits, on multiplia les cliniques externes dans les hôpitaux généraux et on finança des outils de prise en charge communautaire pour ceux que l’on appelait autrefois les fous. Avant même sa naissance, le Québec semblait donc avoir répondu, en partie du moins, aux critiques qui allaient être celles du mouvement antipsychiatrique. Ainsi pouvait s’expliquer que celui-ci n’ait eu que peu de prise sur le Québec de la Révolution tranquille. C’est du moins ce que je pensais avant de rencontrer Roger R. Lemieux. Dix ans après la publication du rapport Bédard, ce psychiatre québécois, pourtant proche des réformateurs des années 1960 et notamment du futur ministre Camille Laurin, décida en effet de rompre totalement avec le système de santé mentale en créant une commune thérapeutique pour malades schizophrènes. Dans une petite maison, construite au bord d’un lac non loin de Sainte-Agathe-des-Monts dans les Laurentides, il mit ainsi en place au cours de l’été 1974 la première et sans doute la seule expérimentation proprement antipsychiatrique qu’a connue le Québec : L’Abri d’Érasme. C’est sur l’histoire de cette initiative unique et sur ses enjeux éminemment politiques que ce texte entend revenir.

        L’homme du lac

        C’est grâce au film de Pierre Maheu L’Interdit que j’ai véritablement découvert Roger Lemieux, avec sa barbe grise, ses cheveux mi-longs et ses rêves de liberté. La construction de L’Abri d’Érasme et l’accueil des premières «invitées» (le nom donné aux malades reçues en son sein) ont en effet été captés par le cinéaste québécois qui en a fait, avec le soutien de l’O.N.F., un film sorti en 19761. On y suit la construction de la maison puis la vie en son sein de jeunes schizophrènes accompagnées d’une psychologue, d’une infirmière et de Lemieux. Maheu filme tant les moments de vie que les échanges entre les membres de la communauté. Le film montre ainsi des malades vivant librement leur maladie, que ce soit en se réfugiant dans un trou creusé dans la neige ou en se balançant calmement dans leur lit, enlacées. Il ne cache rien des tensions et des débats, ni d’ailleurs de la nudité et des contacts entre les corps. Le tout est entre-coupé d’entrevues réalisées avec différents habitants de L’Abri.

        Dès les premières minutes du film, on découvre ainsi Lemieux, en chemise carreautée, cigarette à la main, assis dans une barque sur un lac brumeux précisant d’une voix douce et posée les fondements théoriques à l’origine de son geste de création d’une commune thérapeutique. Sa formation psychiatrique assez orthodoxe lui a appris, dit-il, à faire de la psychothérapie «bienveillante, mais neutre» ; une approche qui ne permet pas de considérer, selon lui, le patient autrement que comme un malade à ramener à la réalité. Or, comme il a pu le constater au cours de sa carrière, c’est moins cet objectif de retour à la réalité que le rapport chaleureux au thérapeute qui semble aider les malades. C’est également ce qu’il souligne dans son autobiographie intitulée Accueillir la folie, parue vingt ans plus tard, en 1995.

        Insatisfait de sa formation marquée par la neuro-psychiatrie, l’aliénisme vieillissant et l’usage des thérapies de choc, le jeune psychiatre choisit de débuter une psychanalyse avant d’aller poursuivre, au début des années 1950, sa spécialisation à Paris puis à Boston. Ces expériences lui confirment que le Québec vit alors dans un «conservatisme étroit2» et surtout que d’autres modalités de prise en charge de la folie sont possibles. Mais à son retour, en 1953, l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu où il a été formé est toujours aussi sclérosé dans sa routine et sa surpopulation, et ses tentatives pour y changer les mentalités et les habitudes restent donc vaines. Il se tourne alors vers l’Institut de réhabilitation de Montréal où il obtient un nouveau poste et vers une pratique en cabinet privé où il peut explorer d’autres dimensions du travail psychiatrique. Mais c’est surtout à l’Institut Albert-Prévost, où Camille Laurin l’invite à le rejoindre en 1958, puis au Service de santé des étudiants de l’Uni- versité de Montréal qu’il intègre en 1966, que Lemieux va découvrir la voie qui sera la sienne.

        Lina, Claudia et l’interdit

        À quelques années d’intervalle, il rencontre en effet deux malades avec qui il va entretenir des relations de soins hors normes et surtout hors des usages psycho-thérapeutiques en vigueur. Ces deux expériences vont fortement marquer le psychiatre qui en fera, dans son autobiographie, le principal ressort de ses engagements futurs. À l’Institut Albert-Prévost, au début des années 1960, il croise d’abord le chemin de Lina, une infirmière de 24 ans qui connait des épisodes de délire et d’hallucination.

        «C’est avec Lina, confie-t-il trente ans plus tard, que j’ai, pour la première fois, vécu d’un bout à l’autre le déroulement d’un rapport thérapeutique qui m’a causé appréhension, doute, scrupules, mais qui m’a transformé tout autant qu’elle et m’a rassuré éventuellement sur l’opportunité de conduites thérapeutiques hors de l’ordinaire3».

        Face à son mutisme et au peu d’avancée des démarches psychothérapeutiques traditionnelles entreprises, Lemieux choisit d’assumer l’apparent transfert qu’elle semble manifester et d’introduire le toucher dans leur relation de soin. En plus de l’écouter, il la rassure, la prend dans ses bras et assume sans complexe le rôle d’une figure paternelle. Cette expérience, dont il assure sans qu’on puisse pour autant le vérifier qu’elle a porté ses fruits, le convainc surtout que la neutralité, l’extériorité et la distance prônées par les normes et usages du travail psychothérapeutique doivent parfois être contournées, voire abandonnées, en vue de soigner mieux.

        Cette conviction Lemieux va la renforcer quelques années plus tard lorsqu’il prend en charge, au Service de santé de l’Université de Montréal où il travaille désormais, Claudia, une étudiante en sociologie originaire du Bas-du-Fleuve qui manifeste des tendances suicidaires. Il décrit dans son autobiographie comment leur relation de soin est rapidement devenue intime et personnelle, et surtout comment, pendant les trois années que dura le traitement, ils vivent ainsi proches, comme un couple. Car contrairement à ce qui s’était passé avec Lina, ce n’est pas seulement l’interdit du transfert qu’il franchit cette fois-ci, mais également celui, plus problématique, du contre-transfert et des relations charnelles. Dans ses mémoires, Lemieux reproduit d’ailleurs le récit de cette expérience, que Claudia a produit à sa demande, comme pour garantir des bienfaits partagés de cette relation.

        Il faut dire que deux ans auparavant, en 1993, il avait
        été radié par la Corporation des médecins, suite à la plainte d’une patiente l’accusant d’avoir eu des relations sexuelles avec elle entre 1967 à 19734. Une chose est sûre, cette double expérience de soin aussi transgressive que hors-norme finit de faire comprendre à Lemieux que sa place est définitivement ailleurs et qu’il lui faut se déterritorialiser pour continuer à soigner et à vivre en accord avec ses principes et ses convictions.

        L’appel du bois

        La visite d’une commune à Morin Heights dans les Laurentides, où il avait été appelé pour aider une de ses patientes à accoucher, est un déclic. Dans cet espace de vie alternatif où il se sent véritablement à l’aise, il peut mettre en pratique les principes de ce mouvement antipsychiatrique dont il a fini par devenir très proche (au point de préfacer en 1974 l’édition québécoise d’un ouvrage de Ronald D. Laing5.). Au début de l’été 1974, à quelques kilomètres de là, il entame donc, avec l’aide de quelques bénévoles, la construction d’une maison de rondins et de béton. En septembre, L’Abri d’Érasme est inauguré et en décembre les premiers invités rejoignent Lemieux, l’infirmière et la psychologue qui composent l’équipe soignante. Comme l’avait mis en scène Érasme dans son fameux Éloge, la règle est ici de laisser vivre et s’exprimer librement la folie. Aucun médicament donc ni aucune contention, pas même de psychothérapie à proprement parler, mais simplement de l’écoute et de l’entraide pour les «schizos» venus ici «résoudre leur malaise6». Au total, une vingtaine d’invités sont ainsi accueillis gratuitement dans cette maison entre 1974 et 1980, date de départ des deux collaboratrices de Lemieux. Il faut dire qu’entre temps, l’expérimentation thérapeutique a suscité une importante polémique.

        Un rêve polémique

        Dès la sortie du film de Pierre Maheu, en novembre 1976, l’Association des psychiatres du Québec menace Lemieux de radiation, tandis que des voix s’élèvent pour dénoncer cette commune thérapeutique gérée par un psychiatre qui dans le film apparait surtout comme un gourou régnant sur un harem de jeunes femmes plus ou moins vulnérables. L’O.N.F., qui produit le documentaire, prend peur et réduit le nombre de copies afin de restreindre la diffusion du film. Pourtant les critiques ne sont pas toutes mauvaises. Dans La Tribune du 30 novembre 1976, Pierre Francoeur parle d’un film «bou- leversant» dont plusieurs passages sont «affolants de vérité». Dans Cinéma Québec, Pierre Grégoire fait également l’éloge de ce «film-limite» qui emporte, malgré quelques lourdeurs de réalisation, aux frontières de la réalité, là où se troublent les découpages traditionnels entre le normal et l’anormal, le réel et l’utopique, le permis et l’interdit7. Les attaques les plus virulentes viennent finalement du corps médical que le film critique vertement en remettant en question ses valeurs et ses fondements.

        En février 1977, l’ensemble du département de psychiatrie de l’Université de Montréal signe ainsi, sous la plume de son directeur Yvon Gauthier, une tribune acerbe dans L’Union médicale du Canada8. Ils y dénoncent une approche thérapeutique «simpliste» menée par un psychiatre vieillissant, narcissique, ayant un «besoin de domination et de soumettre son entourage à ses idées» qui le conduit à faire passer ses problèmes personnels et ses désirs avant ceux des malades. L’attaque est dure, car très personnelle. Les médecins ne semblent d’ailleurs pas saisir le sens de la démarche de Lemieux (comme de l’objet du film d’ailleurs) puisqu’ils notent que l’expérimentation de L’Abri reste limitée du fait du petit nombre de malades traités et de l’absence d’indications sur leur mode de sélection, leur diagnostic réel et leur évolution à plus ou moins long terme. Confrontation de deux logiques irréductibles, de deux approches du soin : expérimentale contre expérientielle, institutionnelle contre communautaire, médicale contre humaine, scientifique contre relationnelle, et même, peut-être, liberticide contre libertaire.

        Aimer, une utopie politique

        En choisissant de créer une commune thérapeutique, Lemieux avait pourtant d’emblée situé sa critique au-delà du champ scientifique, dans un ordre proprement humain (relationnel), social et politique. Issues du mouvement hippie, les communes visaient en effet à inventer des espaces de vie nouveaux, basés sur le partage et l’égalité entre ses membres. En s’éloignant ainsi des normes individualistes et capitalistiques de la société nord-américaine traditionnelle, c’était tout le système économique et politique que les communards entendaient critiquer. Il en était de même à L’Abri d’Érasme dont le mot d’ordre était d’ailleurs clair : «fuir le système9».

        En optant pour l’établissement d’une commune thérapeutique, Lemieux soutenait en fait une double critique politique. D’une part, il reconnaissait implicitement la défaite des réformes provinciales du système de santé mentale initiées par son ami Camille Laurin, puis engagées par le gouvernement Lesage au début des années 1960. De son point de vue, il n’était en effet pas suffisant de faire du malade mental un malade comme les autres, ainsi que le prônait Laurin10. Il fallait faire de lui un sujet (politique) comme les autres, ce qui nécessitait d’aller au-delà de la simple ouverture des asiles et donc de le reconnaître comme un égal (la loi électorale canadienne de 1970 interdisait par exemple toujours aux malades mentaux de voter). D’autre part, et par conséquent, Lemieux revendiquait l’établissement d’un ordre psychiatrique non plus hiérarchique, mais réellement démocratique et égalitaire où tous seraient «semblables, du médecin au schizophrène»11. Inspiré par le marxisme, qui connaissait alors un regain d’intérêt au Québec, Lemieux souhaitait établir une «autre utopie qui nous rapprocherait de la paix»12. La critique de l’asile, comme l’avaient compris les tenants de l’antipsychiatrie, mais aussi des auteurs comme Michel Foucault13, est en effet indissociable d’une critique de la société bourgeoise capitaliste qui l’a instauré, au cours du XIX e siècle, comme un instrument de régulation sociale. En choisissant de ne plus avoir peur des fous, de ne plus chercher à les contrôler, mais au contraire de les recon- naitre pleinement comme des sujets libres, et donc comme des citoyens à part entière, Lemieux s’opposait ainsi à plus de 200 ans d’une politique de gestion sociale des déviants fondée sur la peur, le risque et le contrôle. En lieu et place de ces outils politiques et thérapeutiques traditionnels, il prônait une prise en charge basée sur «l’Amour, la générosité, l’attention [et] le dévouement»14. Il rejoignait ainsi l’approche «philadelphique» (de philen : aimer et delphos : frère) pratiquée puis théorisée par John Rosen, Joseph Berke, Ronald Laing, Maud Mannoni ou David Cooper. Mais ce faisant, il portait la question jusqu’alors essentiellement déontologique et professionnelle de l’Éros inhérent à toute relation de soin (qui plus est psychothérapeutique) sur le devant de la scène politique et sociale.

        En prenant position pour l’introduction au cœur de la relation thérapeutique de cet «Amour» qu’il associait, qui plus est, à la possibilité de relations charnelles, Lemieux questionnait la manière dont la société québécoise post-Révolution tranquille envisageait le sujet de droit qui lui servait de fondement. Ce dernier pouvait-il également être un sujet de désir? Et si oui, dans quelle mesure ce désir, notamment sexuel, pouvait-il trouver sa place dans une relation de soins? La question est importante, car si le sujet de droit n’est qu’un sujet rationnel, de pure volonté, les notions mêmes de relation et de soin risquent de se transformer en un système de simples liens causaux, mécanistes et désincarnés. Comment dès lors associer l’exigence déontologique et épistémologique de la distance, de la neutralité et de l’objectivité avec celle ontologique et certainement morale d’introduction d’une certaine chaleur humaine dans la relation de soin?

        La notion de consentement s’impose évidemment ici comme une piste de réponse, mais uniquement dans la mesure où ce consentement n’est pas accordé qu’aux sujets à la volonté et la rationalité dite «normales». En effet, il y aurait une incohérence profonde à considérer que le malade mental ne peut, du fait de son entendement altéré, pleinement consentir à la demande que lui fait un psychiatre, par exemple dans le cadre de pratiques corporelles de soins alternatives, alors même qu’il peut faire l’objet, pour les mêmes raisons, d’un internement sans consentement. C’est cette question éminemment politique, inhérente à la psychiatrie d’hier comme d’aujourd’hui et particulièrement problématique pour la société dans laquelle cette psychiatrie s’exerce en tant qu’outil politique de régulation sociale, que Lemieux, en concrétisant pleinement ses convictions thérapeutiques, posait avec sincérité, insistance et un certain éclat.

        1. Et aujourd’hui disponible en ligne sur le site de l’O.N.F. : https://www.onf.ca/film/interdit/
        2. Lemieux, R., Accueillir la folie, Piedmont : Noir sur blanc, 1995, p. 57
        3. Ibid., p. 191
        4. Gagnon, M., «Le psychiatre Lemieux radié à vie par la Corporation des médecins», La Presse, 17 février 1993, A11.
        5. Laing, R. D., Esterson, A., L’équilibre mental, la folie et la famille, Montréal, Éditions l’étincelle, 1974.
        6. Lemieux, R., Accueillir la folie, op. cit., p. 261
        7. Grégoire, P., «“L’interdit”, un film-limite», Cinéma Québec, 48, (vol. 5, n.8), 1977, p. 26-28
        8. Gauthier,Y., «À propos de “L’interdit” et du traitement de la psychose», L’union médicale du Canada, 106, février 1977, p. 191-194
        9. Lemieux, R., Accueillir la folie, op. cit., p. 278
        10. Klein, A., «Préparer la révolution psychiatrique depuis Paris. Camille Laurin et l’histoire médicale française au service de la réforme du système québécois de santé mentale», Revue d’histoire de l’Amérique française, 71 (3-4), 2018, p. 87-110
        11. Lemieux, R., Accueillir la folie, op. cit., p. 246
        12. Ibid.
        13. Foucault, M., Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961 ; Foucault, M., Le pouvoir psychiatrique: cours au Collège de France, 1973- 1974, Paris, Gallimard / Seuil, 2003.
        14. Lemieux, R., Accueillir la folie, op. cit., p. 134

        La vie comme pratique

        Maxence Valade

        Tu es difficile à supporter, mais je t’aime bien toi.
        —D

        Nous sommes privé.es de soin. Privé.es de soin, c’est dire que nous sommes privé.es de vie. Pour la plupart d’entre nous, en tant qu’êtres vivant sous la gouverne d’un État dont l’une des principales fonctions est de faire vivre une population quitte à en faire mourir une partie, nous ne savons pas prendre soin. Nous ne savons pas couper des ongles d’orteils incarnés, ne savons pas faire des injections, ne savons pas nous guérir à partir de notre milieu, accueillir nos aîné.es lorsqu’illes sont considéré.es inaptes. Nous ne savons pas nous mettre en rapport avec la folie en nous. Nous peinons à accueillir la souffrance de l’autre. Le temps nous manque cruellement.

        C’est au sein de cette condition qui restreint le fait de mettre sa vie en pratique que nous devons apprendre à rendre indiscernable soin et résistance.

        Machine à séparer 

        Je marchais en forêt avec une amie médecin. Elle, à qui la société actuelle confère une autorité pratiquement absolue quant au soin, ne savait pas comment nous soigner dans l’éventualité où un accident survenait. Coupée des outils de la médecine moderne, elle se trouvait dépossédée de sa pratique.

        Je me souviens d’images qui montraient un itinérant en train d’agoniser sur le quai du métro de Montréal. Des files de personnes défilaient devant lui sans s’en soucier, habituées à ce que ce soit les flics, les ambulancier.ères, les autres qui s’en occupent.

        Entre nous et le monde se trouve une multiplicité de médiations organisées par l’État. Celles-ci sont autant de fonctions, de rôles, de procédures à respecter qui nous éloignent d’un accès immédiat à ce qui donne forme à nos vies, à ce qui nous permet de soigner.

        Les soignant.es en burn-out ne sont pas uniquement éreinté.es par le temps de travail démentiel qu’illes affrontent, c’est aussi l’impossibilité de pratiquer le soin dans les conditions qui leur sont données qui les accable. La consistance des liens qui soignent n’est pas corrélative au respect d’une norme d’hygiène ministérielle, mais à la capacité d’être-là-avec et de se transformer au gré des rencontres qui affectent.

        Faiblesses, une force commune?

        J’ai commencé à m’intéresser au soin parce que je ne savais pas comment faire. J’étais dépourvu, largué. Je le suis d’ailleurs toujours. Un ami meurt, un mouvement politique s’éteint, des traumatismes collectifs doivent être affrontés et on ne sait pas comment s’y prendre. Un.e ami.e passe à l’acte et nous nous trouvons, toujours aussi communément, toujours aussi dépourvu.es de moyens, de soutiens.

        Ces événements nous permettent néanmoins de nous lier à d’autres. De dégager une attention commune pour ce qui n’apparaît pas concrètement, pour ce qui n’est pas donné, mais toujours en train de se faire : le collectif. Il est à entendre comme un espace de subjectivation, de travail d’élaboration des subjectivités indissociable d’un travail politique visant à transformer les conditions qui nous permettent de donner formes à nos vies, qui permettent une cohabitation entre ces vies.

        Penser l’institution ?

        J’écris ce texte depuis la clinique de La Borde, établissement issu du mouvement de la psychothérapie institutionnelle, de la résistance aux milieux asilaires, aux modalités concentrationnaires caractéristiques des lieux traditionnels de privation de liberté. Au principe de cette conception du soin se trouve la nécessité de brouiller la distinction soignant.e / soigné.e, aussi bien que la division traditionnelle du travail, des espaces, des rôles et des fonctions qui sont attribués au sein d’un hôpital psychiatrique. On n’y soigne pas une personne partie de la clinique, sans soigner les conditions institutionnelles dans leur ensemble – sans soigner la clinique elle-même donc, tout ce qui s’y joue se jouant de nous1.

        Ce n’est pas seulement le psychiatre qui sait ce qui doit advenir de la souffrance d’un.e pensionnaire, mais la personne qui participe au ménage de sa chambre, le cuisinier avec qui elle a partagé une clope, le stagiaire qui fait un peu n’importe quoi, mais apporte tout de même une ouverture nouvelle sur la situation, ses cochambreurs et cochambreuses qui observent les choses depuis une fenêtre privilégiée (pour le meilleur et parfois pour le pire), les moniteurs et les monitrices dont la tâche ne se limite pas à faire des lavements et distribuer des médocs puis rentrer chacun.e chez soi. Leur présence importe tout autant que leurs tâches.2 L’important demeure de porter attention à ce qui tisse le collectif et à ce que ce dernier produit. Animer la dynamique collective d’une clinique, c’est trouver le moyen d’ancrer, ne serait-ce que momentanément, celles et ceux qui peuplent en permettant à la singularité de chacun.e d’émerger. Pour ce faire, concevoir que la relation précède l’être dont il est question est essentiel. C’est aussi se défaire des préjugés qui nuisent à ce qui pourrait se produire, à ce qui pourrait faire événement et donc avoir un impact existentiel.

        J’ai été étonné de la confiance qu’on m’a accordée à La Borde. Jamais auparavant on ne m’avait donné si peu de directives. Pourtant, jamais auparavant on ne m’avait ainsi écouté, pris en compte, autant dans des réunions médicales qu’en fumant une clope le matin. Ce faisant, j’accordais moi-même une confiance inédite à celles et à ceux qui croisaient mon chemin. Bien entendu, ce n’est pas dire que je les appréciais tous et toutes, mais c’est arriver à comprendre en quoi illes participaient de quelque chose auquel je contribuais également.

        À La Borde, la contrainte ne vient pas d’un redressement arrimé à une bonne hygiène de vie, à des projets, au fait que l’autre soit responsable de lui-même. Plutôt, il s’agit de se rendre communément «responsable de la responsabilité de l’autre»3. Ce minutieux travail éthique implique que ce que nous permettons pour l’autre permet également quelque chose en nous. Il implique l’enveloppement, les nœuds propres au soin et de ne pas se prendre que pour soi, mais d’entendre ce dans quoi nous sommes pris.

        Penser l’institution, c’est porter attention à tout ce qui fait sa consistance. À la ceinture perdue d’untel, à la complicité entre deux pensionnaires, à la confiance que telle personne confie à telle autre, au fait qu’untel adore Johnny Halliday, qu’une telle persécute tel autre qui lui se sent persécuté par un autre, que la radio s’adresse à unetelle en même temps qu’à tout le monde, qu’untel sait constamment où est tout le monde et que tel autre passe par un certain endroit, systématiquement, chaque jour. C’est le fait de se rendre disponible à la moindre des choses. Toute une éthique des gestes mineurs reste à élaborer4 puisqu’elle s’avère décisive. Autant lorsqu’un pensionnaire menace de se jeter du troisième étage et qu’il faut trouver la personne avec qui ça passe, que sur le plan quotidien où prêter attention aux potentiels variables que recèlent les gestes. Une éthique des gestes qui importent, donc, parce qu’ils portent tout un réseau de relations qui se dérobe à nous aussitôt que nous n’y prêtons pas la juste entente, suivant la belle expression de Jacques Lacan.

        «Brouiller les cartes, laisser se créer la confusion des relations, des gestes, des travaux que l’on partage au dernier moment ou que l’on décide de ne pas faire. Laisser proliférer un espace d’opacité où un regard, qu’il soit clinique ou de surveillance, ne puisse que se perdre hors de l’architecture précise sur laquelle le pouvoir organise la dissection des groupes d’affinités, de hasard, de plaisir, en les pulvérisant sur des places individualisées et constantes5».

        Ce brassement perpétuel implique une remise en question permanente des rôles qui nous sont attribués. Pourquoi les pensionnaires, et les médecins, ne feraient-illes pas les lavements? Pourquoi ne conduiraient-illes pas les véhicules de la clinique, ne distribueraient et préparaient-illes pas, eux aussi, les médocs, ne feraient pas le ménage en commun, la cuisine aussi, sans compter que nous pourrions parfois voyager ensemble, participer à différentes activités qui ponctuent le temps de la clinique, les temps de la folie contre le temps fou du système? Le tout afin que personne ne se prenne pour ce que l’on entend et attend normalement de lui-même. «Comment permettre aux schizophrènes de ne pas se prendre pour les rebuts ou les maîtres du monde, si les médecins ou les moniteurs continuent de se prendre pour des savants ou des garants de la norme6»? Le soin implique un travail de déconstruction et de reconstruction de soi par le contact.

        La folie de n’importe qui

        Pas si fou que ça comme idée… Est-ce qu’on abdiquerait devant sa mise en application parce que les un.es sont fous et les autres mieux payé.es ? Les fous sont différemment folles certes, mais certainement pas plus ou moins fous que les flics qui nous tirent dessus, que les médecins qui se prescrivent de la morphine et tiennent absolument à leur statut, que les étudiant.es qui prennent des médocs pour dormir et des médocs pour se concentrer, que le gestionnaire obsédé par le respect de la norme, que les hommes qui, refusant de se faire l’amour, baisent des femmes pour se baiser entre eux7, etc.

        Soigner tout le monde, mais pas n’importe qui. À la suite de Jean Oury, de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, penser l’aliénation sociale et l’aliénation psychopathologique me semble le seul point de départ possible pour ne pas parler à l’extérieur de ses souliers8.

        Afin de brouiller les fonctions et les rôles que nous sommes censé.es incarner, il est essentiel de pouvoir nous situer puisque «dans la pratique, l’aliénation est souvent méconnue du fait même qu’on est tous pris dedans»9.

        Il nous faut créer des zones d’indistinction entre le soin et la teneur même de nos vies, entre le soin et la pratique politique, en se demandant constamment : «Qu’est-ce que je fous là?» selon la fameuse formule d’Oury10. Ne pas prendre les choses pour acquises, mais toujours prêter attention à comment elles sont en train de se faire, se rendre vulnérables à ce qui nous affecte et donc à ce que nous affectons.

        Distinguer l’indistinction

        Tout ceci n’est pas facile.Tout ceci demande du temps, un temps dont nous ne disposons pas. L’important n’est pas de se dire que ça pourrait être mieux autrement, mais de partir de ce dans quoi nous sommes déjà impliqué.es, d’enquêter sur ce que ça veut dire et d’essayer d’y agir directement afin de faire émerger de la singularité, de trouver de nouvelles armes. Même à La Borde, lieu en quelque sorte mythique, tout est soumis à des attaques, tout est à refaire, à défendre, à fendre chaque jour. C’est, bien entendu, plus périlleux que d’assumer que le soin se passe au boulot, celui des autres ou le nôtre. Attacher soin, lutte et vie crée une situation pratique au sein de laquelle on efface certaines limites pour en créer d’autres, plus mouvantes, plus poreuses, éthiques. C’est là qu’une zone d’indistinction entre soin, pratique et enquête s’élabore, mais ce n’est pas de tout repos. Ainsi, mieux vaut savoir s’y poser.

        Soigner et travailler sur soi

        Le travail psychiatrique en institution, quelle qu’elle soit, implique un constant travail sur soi puisque «tenir compte de l’autre exige justement de savoir que la relation avec l’autre va dépendre de la place de son propre désir»11. Lors d’une réunion portant sur une pensionnaire difficile, plusieurs personnes agissaient comme si elles voulaient s’en débarrasser. Le poids de la situation contrastait avec la légèreté des soignant.es à balancer cette pensionnaire d’un secteur à l’autre de l’hôpital. Situation étrange, particulièrement compte tenu du fait que cette dernière résidait à la clinique depuis bien plus longtemps que quiconque était habileté à décider de sa future alcôve. Un ami est alors intervenu. Franc, bouillonnant mais respectueux, il a rappelé que le fait de se confronter à ce qui nous dépasse pour se transformer, et ce collectivement, constitue une disposition centrale au soin. Soigner c’est donc également travailler sur soi, être mis en face de ce qui nous échappe, de ce qui est hors de notre contrôle, de ce qui nous fait chier et accepter cette position afin d’entrer en contact. Il s’agit d’accepter de ne plus être que soi et de participer d’un commun paysage. Le soin, si on ne sait jamais trop si ça fonctionne, si ça fait normalement mal, du moins ça travaille. Ça ne détruit pas si on s’y prend bien, mais ça confronte.

        Si on ne fait que tolérer quelqu’un.e, on a déjà perdu. Faire avec, c’est bien différent. Ainsi, se demander non seulement qu’est-ce qu’on fout là, mais également ce que celui ou celle avec qui on entre en contact fout là peut s’avérer salvateur pour la situation, peut y apporter un éclairage nouveau. On peut se tromper, c’est même essentiel, mais on n’a pas le choix que d’essayer quelque chose et cet essai passe par l’élaboration d’un bout de commun.

        Prendre soin de la lutte : pourquoi ne pas?

        Ce mouvement perpétuel se couple inévitablement au fait de s’organiser collectivement pour s’arroger le temps de soigner, le temps de toutes les choses, celui de chaque chose, celui que la valeur homogénéise, ravage, pille, celui duquel nous sommes coupé.es et dont nous devons trouver les moyens, entre-nous, d’habiter. Il y a tant à faire, pourquoi ne pas se demander comment tout ça pourrait être plus agréable tout en étant politiquement incisif? Comment ne plus résister à notre désir sans céder sur lui, en résistant à ce que nous sommes censé.es être?

        Comme le formule Dalie Giroux, la valeur détruit les usages, c’est-à-dire nos habiletés à se mettre en rapport avec la matière de nos vies afin de les transformer12. La privatisation de la santé, la restriction du champ dit psychothérapeutique à certaines approches qui visent à redresser un sujet vers sa part jugée rationnelle, le fait que les gens qui ont le droit de prendre soin soient des professionnel.les et non pas n’importe qui, n’importe
        où, n’importe quand13, ne sont que quelques éléments qui inscrivent le soin au sein de l’accumulation primitive et processuelle du capitalisme. Ce système produit la figure du travailleur démuni de ses moyens existentiels, de la matérialité même de sa vie. Il s’érige sur la reproduction et la production des rôles que nous sommes censé.es incarner, sur une division sexuelle du travail et une invisibilisation de la quotidienneté du soin. Tout ceci afin que la valeur se réalise en nous, sans même que nous le réalisions.

        Se reposséder, c’est arrêter de penser que quelqu’un, et en général quelqu’une, «le fera à notre place». Il nous faut enquêter afin de transformer les conditions mêmes de la vie, ici et maintenant, en s’inspirant de certaines expériences d’ailleurs.

        Évidemment, le but n’est pas de copier un modèle qui n’en est pas un, La Borde par exemple. Cette clinique s’est construite à partir de situations historiques et institutionnelles particulières. On ne peut donc en faire un calque et l’appliquer n’importe comment.

        L’enquête se doit d’être immédiatement pratique. Elle doit s’engager selon l’exigence même que pose la vie et remettre en question notre pratique politique. Pour ce faire, il faut rompre avec la distance critique et adopter une vulnérabilité créatrice. L’université est peuplée de penseur.es qui bossent cloîtrés dans des bureaux sans se soucier de qui est en train de laver les toilettes. On apprend aux soignant.es à rester distant.es des soigné.es pour conserver les rôles et les fonctions de chacun.e. On apprend aussi que c’est aux autres de prendre soin, aux professionnel.les, homologué.es par l’État, aux femmes. Nous devons nous rendre communément aptes à ce que l’autre nous renvoie une image de nous-mêmes où nous ne nous reconnaissons plus14. Nous rendre aptes à habiter une absolue proximité dans la distance : «Avoir le Il pour être. Le lointain est là, dans sa césure, au plus proche15». Se prendre au sérieux pour se déprendre de soi et ébranler ce que nous considérons comme étant révolutionnaire.

        Carte postale du château de la Borde.

        1. Cette clinique psychiatrique a été fondée en 1953, entre autres par Jean Oury. Elle s’appuie sur un principe de libre circulation des pensionnaires, qui peuvent se balader plus ou moins où illes le souhaitent. Illes ne sont pas regroupé.es par pathologies, partagent certaines responsabilités avec les soignant.es. Au sein de cette clinique règne une certaine précarité des statuts, des rôles des fonctions. Les uniformes y sont d’ailleurs absents. Le Club de la clinique gère une partie des affaires courantes et toutes les personnes s’identifiant comme labordien.nes peuvent s’y exprimer. Il agit donc à titre de tiers et permet de brouiller certaines distinctions normalement acceptées comme allant de soi. La psychothérapie institutionnelle a été fondée par de nombreux psychiatres aux affinités psychanalytiques au nombre desquels se trouvent entre autres François Tosquelles et Jean Oury. http://www.clubdelaborde.com/
        2. C’est d’ailleurs afin de brouiller la distinction entre les différents fonctions et rôles vers lesquels un statut particulier est censé mener qu’on nomme moniteur et monitrice autant les infirmier.ères, les psychologues, les philosophes, les éducateurs et éducatrices, et autres, qui animent la clinique. Si une hiérarchie existe bel et bien au sein de la clinique, il s’agit d’une hiérarchie horizontale comme le nommaient, entre autres, Jean Oury et Félix Guattari. Cette hiérarchie permet une certaine hétérogénéité, une certaine logique des espaces, des fonctions, des rôles et des statuts qui rendent possibles différentes manières d’aborder des problèmes, différents points d’entrées sur des situations. Ainsi, une certaine importance est associée à la hiérarchie, mais pour ce qu’elle rend possible, non pas pour elle-même ou pour une soi-disant efficacité ou distinction.
        3. Jean Oury, L’aliénation, Éditions Galilée, Paris, 1992, p.147
        4. En ce sens, voir, entre autres : Erin Manning, The Minor Gesture, Duke University Press, Bogart, 2016, et Fernand Deligny, Lettres à un travailleur social, L’arachnéen, Paris, 2017.
        5. Jean-Claude Polack, Danielle Sabourin, La Borde ou le droit à la folie, Paris, Calmann-Lévy, 1976, p. 79-80.
        6. Jean-Claude Polack, «La Borde en son temps», cité dans Valentin Schaepelynck, L’institution renversée, Paris, Association Culturelle Eterotopia France, 2018, p. 28
        7. Selon l’expression d’une amie.
        8. Voir, entre autres : Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Éditions La Découverte, Paris, 2003. Jean Oury, op. cit., 1992. ; Gilles Deleuze, Félix Guat- tari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie 1, Éditions de Minuit, Paris, 1972 /1973.
        9. Jean Oury, op. cit., p. 84
        10. «J’en suis venu à faire une “réduction radicale” à un principe de base que vous connaissez bien maintenant : “Qu’est-ce que je fous là?’’ Qu’est-ce que ça veut dire, “être-là’’ ? Se poser la question jusqu’à en être écœuré… C’est une réduction phénoménologique poussée à l’extrême ; ce n’est pas une réduction cartésienne ou une réduction eidétique, c’est une réduction jusqu’à l’étrangeté. Mais il ne faut pas y rester parce que, à ce moment-là, ça devient inefficace, et c’est idiot ; il faut qu’il y ait de temps en temps une pointe d’un dixième de seconde – ça suffit» (Jean Oury, op. cit., p. 145).
        11. Jean Oury, Création et schizophrénie, Éditions Galilée, Paris, 1989, p. 75
        12. Sur la notion d’usage en rapport avec la déconstruction du sujet, voir Giorgio Agamben, L’usage des corps, Éditions du Seuil, Paris, 2015.
        13. Ce qui ne veut évidemment pas dire que des lieux de soin ne peuvent pas s’organiser dans l’objectif spécifique de soigner.
        14. Selon la formule plus ou moins détournée d’Eduardo Viveiros de Castro dans Métaphysiques cannibales, Presses Universitaires de France, Paris, 2009, p. 5
        15. Jean Oury, Il, donc, Union Générale d’Éditions, Paris, 1978, p. 8