Le Merle

vol.5 no.1, Hiver 2018
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Art & finance : Désoeuvrer la valeur I
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Art & finance : Désoeuvrer la valeur I
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Tour à tour oeuvre au noir et champ de bataille, opération de transduction et véhicule de futurité, abstractions réelles et abstractions vécues, la question de la valeur donne le vertige, tout en suggérant aussi, parfois, de nouvelles virtualités. Logé entre art et finance, à l’intersection du gouvernement par la dette et des perspectives ouvertes par les nouvelles technologies comptables distribuées (blockchain), ce numéro édité par Erik Bordeleau et François Lemieux s’intéresse à ce qui s’accumule en claims et créances, et à ce qui résiste à la mesure pour se dépenser sans compter. Avec une question à la clef : comment rester avec le trouble financier?

Derivative Sport in Tornado Alley (1990)

David Foster Wallace

À moins d’être l’un de ces rares mutants surpuissants, virtuoses par force, vous verrez que le tennis de compétition, à l’instar du billard pro, exige une intelligence géométrique, la capacité de calculer non seulement ses angles, mais les angles de réponse de ces angles. Parce que si l’on développe l’arbre des possibilités, la loi est quadratique et il faut prévoir n coups d’avance, avec n fonction du sinus hyperbolique du talent de l’adversaire et du cosinus hyperbolique du nombre de coups échangés jusque-là (grosso modo). Je m’en tirais pas mal du tout. Ce qui faillit un temps faire de moi un grand joueur, c’est que j’étais capable d’intégrer en plus à mes calculs la complication différentielle du vent; j’arrivais à jouer et penser en base huit. Car le vent insufflait des courbures aux lignes droites et donnait une troisième dimension à la surface du court. (…) J’avais développé un genre d’hybris autour de ma capacité taoïste à accomplir la maîtrise par la non-maîtrise. J’avais fondé un culte personnel dédié au vent1.

  1. David Foster Wallace, extrait de Derivative Sport in Tornado Alley (1990). Tiré de Un truc supposément super auquel on ne me reprendra pas, traduit de l’américain par Julie et Jean René Étienne, publié aux éditions Au diable vauvert, 2005, p.19-24

La dette, c’est une façon de faire la guerre
Entretien avec Maurizio Lazzarato

Maurizio Lazzarato

Maurizio Lazzarato est un sociologue et philosophe italien. Activiste durant les années 1970 au sein de l’Autonomia Operaia (mouvement ouvrier italien), il a dû s’exiler à Paris pour échapper aux poursuites. Ses plus récents travaux portent sur la question de la dette, de la guerre et du sémiocapitalisme : La fabrique de l’homme endetté (Amsterdam, 2011); Gouverner par la dette (Les prairies ordinaires, 2014); Signs and Machines: Capitalism and the Production of Subjectivity (MIT Press, 2014); et plus récemment, avec Eric Alliez, Guerres et Capital (Amsterdam, 2016)1.

Érik Bordeleau

Après la crise financière de 2007, vous avez été l’un des premiers, avec David Graeber, à vous intéresser aux racines morales, anthropologiques et théologiques de la dette comme condition ancestrale du capitalisme. On observe en ce sens un «tournant monétaire» (monetary turn) dans la philosophie politique contemporaine, tournant qui mobilise des généalogies théoriques radicalement hétérogènes. Comment vous situez-vous au sein de ce tournant monétaire? Quand la dette s’est-elle imposée pour vous comme un problème clé? Et enfin, comment caractériseriez-vous votre propre méthode de recherche dans ce domaine?

Maurizio Lazzarato

Le capitalisme financier a un tout autre rapport à la monnaie que le capitalisme industriel. Le marxisme s’est essentiellement intéressé au capitalisme industriel; sa critique du capitalisme financier n’est pas aussi structurée (le troisième livre du Capital de Marx n’est guère plus qu’une série de notes, etc.). On a donc du mal à saisir le rapport que le capitalisme financier entretient avec la monnaie.

La généalogie qui fonde mes recherches est double : elle est à la fois française et italienne. Il y a un moment fondamental pour comprendre le capitalisme financier : le 15 août 1971, Nixon déclare l’inconvertibilité du dollar en or, mettant ainsi fin aux accords de Bretton-Woods. La monnaie devient une tautologie autoréférentielle – un dollar égale un dollar. Elle n’entretient plus de rapport avec un substrat économique. La monnaie se transforme en élément directement politique.

En 1971-1972, deux textes importants sont produits. En 1971 d’abord, avant même la déclaration de Nixon, il y a un cours de Michel Foucault sur la Grèce ancienne, où il discute de l’institution de la monnaie (c’est le seul endroit en fait dans son œuvre où il traite directement de ce problème). Il raconte comment Cypsélos introduit l’usage de la monnaie à Corinthe au VII e siècle avant J.-C.. Foucault montre comment l’invention de la monnaie répond à deux problèmes : le problème de la dette et le problème de la guerre. Cypsélos forme une armée avec les paysans pauvres pour chasser l’aristocratie. Une fois qu’il a gagné, la force armée paysanne se constitue en force politique. Pour territorialiser cette déterritorialisation de la force politique assumée par les paysans endettés, Cypsélos invente un circuit économique qui s’articule autour de la monnaie. L’élément fondamental à noter ici est que la monnaie ne naît pas de l’échange économique, ou du travail comme chez Marx, mais de la dette et de la guerre.

L’autre texte fondamental de la généalogie de la monnaie que je propose, c’est évidemment l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, qui date de 1972. Si on ne s’en tient pas qu’au versant psychanalytique de l’affaire, on voit bien que l’Anti-Œdipe est un grand livre sur la question de la monnaie. Deleuze et Guattari le disent clairement : la monnaie, c’est la dette. Ils produisent une nouvelle théorie de la monnaie à peu près en même temps que l’on passe à un nouveau régime monétaire qui n’est plus fondé sur la convertibilité avec l’or. Je suivais depuis un bon moment déjà la question de la dette chez Deleuze, qu’il reprend à la suite de Nietzsche et qui offre une piste d’exploration hors du canevas marxiste. Et il y a cette phrase qui m’a finalement décidé à écrire sur le sujet, qui figure dans son fameux Post-scriptum sur les sociétés de contrôle : «L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté.»

Et puis bon, du côté italien, il y a eu toute une série de discussions au sein de la revue Primo maggio autour de la question monétaire en 1973-74, mais ça n’allait pas aussi loin que ce que Deleuze et Guattari proposaient. Ceux-ci ont clairement établi que la force de territorialisation de la monnaie est directement liée à la force de déterritorialisation de la guerre.

eb

Dans La Fabrique de l’homme endetté, vous écrivez que l’économie de la dette réalise pleinement le mode de gestion gouvernementale du politique, du social, de l’économie, de l’État, etc. que décrit Foucault à la fin des années 1970, et ce, malgré que le gouvernement se montre de plus en plus autoritaire. Mais par la suite, dans Gouverner par la dette, vous devenez plus critique envers Foucault.Vous expliquez qu’en fait, la gouvernance libérale n’a finalement pas été autre chose qu’un capitalisme d’État en guerre continue contre l’État-providence. En quoi consiste plus précisément votre critique de la gouvernance libérale et donc aussi du libéralisme chez Foucault? Quel rôle joue la dette dans ce contexte?

ml

C’est un élément assez polémique. Dans son cours sur le néolibéralisme, Foucault est le premier peut-être à effectuer, presque en temps réel, une analyse de la tournure que prend le capitalisme. Mais étrangement, il n’y fait aucune référence au problème de la monnaie. Je soutiens que fondamentalement, l’arme du néolibéralisme c’est la triade monnaie-crédit-dette, par laquelle s’instaurent de nouvelles formes de gouvernementalité. Sans doute cette absence s’explique par l’abandon chez Foucault de la critique de l’économie politique, ce que Deleuze et Guattari ne font pas. Ces derniers restent liés à la définition marxiste du capitalisme, et de façon très intelligente, ils le sont moins par le thème du travail que par la monnaie.

Foucault, à ce moment-là du moins, emprunte une autre voie. Il lit le libéralisme comme une innovation dans le champ de la gouvernementalité. C’est un problème intéressant, mais qui laisse de côté celui de la guerre. Le passage du fordisme au post-fordisme, il faut le concevoir non pas comme une transition simplement économique ou monétaire, mais comme une opération stratégique. Par stratégie, j’entends un rapport de guerre, où il y a des adversaires, une lutte. Et le capitalisme a une stratégie, c’est de démanteler cette contrainte qu’ils ont dû intégrer au système à cause de la Révolution russe. Ce point de vue là manque complètement dans l’analyse de Foucault, même si par ailleurs, on ne peut pas nier la grande pertinence de son analyse des nouvelles formes de subjectivité, l’entrepreneur de soi, etc. Et cette omission est d’autant plus étonnante qu’il avait brillamment thématisé la question du rapport entre guerre et politique dans les années précédentes.

Donc, je crois qu’il faut garder le problème de la gouvernementalité, mais qu’il faut le concevoir comme une guerre conduite par d’autres moyens. Même le passage du fordisme au néo-libéralisme se fait à partir d’une guerre civile qui n’a pas déployé toute la violence des guerres civiles de la première moitié du XX e siècle. Je pense ici à Mai 68 et ses contrecoups. Évidemment, Mai 68 n’a pas vraiment mis en danger le capitalisme comme avaient fait la révolution russe et les mouvements politiques de la fin du XIX e siècle.

Ceci dit, il est important de se souvenir que, malgré la faiblesse stratégique du mouvement de 68, une guerre civile faisait rage en Amérique latine, qui coïncidait avec le passage vers un nouveau mode de production. Ils ont bombardé le président Allende au Chili, massacré le peuple argentin… ce qui s’est passé en Italie, ce n’est rien à côté de ce qui s’est passé en Amérique latine. C’est une guerre civile qu’ils ont remportée de façon militaropolitique. Ce n’est qu’ensuite que les Chicago boys ont débarqué et, alliés avec les fascistes, ont conduit les premières expérimentations néolibérales. Foucault n’a pas considéré ça. C’est là le danger de ne regarder que le caractère novateur du néolibéralisme.

Foucault bien sûr ne s’en tient pas là. Dans son article de 1982, «Le sujet et le pouvoir», il fait une distinction importante, et souvent ignorée par ses commentateurs, entre relations stratégiques et rapports de pouvoir. Il dit que les rapports de pouvoir sont des rapports entre gouvernants et gouvernés; les rapports stratégiques, eux, sont des rapports entre adversaires. Le problème, c’est donc comment passer du rapport entre adversaires à un rapport de gouvernementalité et vice versa. Donc, si on reprend le passage vers le post-fordisme dans cette optique, on voit que rendu à un certain point, l’affrontement stratégique a été gagné par le Capital, et c’est sur cette victoire que s’élaborent de nouveaux rapports de pouvoir – les dispositifs néolibéraux – pour conduire de manière plus ou moins prévisible la conduite des autres.

eb

Dans votre dernier livre avec E. Alliez, Guerres et Capital, vous mettez l’accent sur la relation intime entre le capital et la guerre.Vous présentez une idée de la guerre totale qui ne se limite pas à la lutte des classes, mais implique également la race, le sexe et, tout d’abord, la subjectivité. Comment définissez-vous le concept de guerre civile ? Et comment vous situez-vous vis-à-vis d’autres penseurs contemporains qui reprennent eux aussi les analyses foucaldiennes (et schmitiennes) du concept de guerre civile (je pense à Bernard Aspe ou au Comité invisible, par exemple) ?

ml

Pour moi, le problème est très simple : il faut traiter de la question de la guerre de manière précise et ciblée, en rapport étroit avec une conceptualisation du capitalisme, ce qui n’est pas le cas il me semble chez le Comité invisible. C’est ce que nous avons cherché à établir dans notre livre. Schmitt, voire Clausewitz, font des analyses très sérieuses de la guerre, mais sans la mettre en rapport avec le capitalisme. Par exemple : lorsque la guerre rencontre la valorisation infinie du capitalisme, ça donne la guerre totale. Dans Guerres et Capital, nous avons cherché à relever les moments déterminants où capitalisme, États et guerre se modifient. À cet égard, les analyses du Comité invisible m’apparaissent insuffisantes…

eb

… parce qu’elles n’introduisent pas une pensée des régimes de signes a-signifiants telle que vous l’élaborez à la suite de Guattari?

ml

L’exemple le plus clair d’un régime a-signifiant de signes, c’est précisément la monnaie. La monnaie est un signe a-signifiant, c’est-à-dire : son fonctionnement ne passe pas par la conscience, il fonctionne de manière machinique ou moléculaire, comme disait Guattari. On baisse les taux d’intérêt d’un demi-point, et il y a une série de répercussions immédiates dans la vie des gens. La difficulté ici, et c’est la même en ce qui concerne la technologie et sa puissance d’automatisation exemplifiée dans la gouvernementalité algorithmique, par exemple, concerne le fait que ce fonctionnement machinique n’est pas sans reste. Il y a toujours une dimension stratégique que l’automatisme technologique ne peut pas contenir. La machine a ses organes socio-politique qui la subjectivisent. Le problème c’est donc de penser ensemble un régime a-signifiant et machinique, largement automatique, tout en ménageant une place pour les rapports stratégiques. La machine sociale ne coïncide pas avec la machine technique, car la machine sociale est toujours également une machine de guerre, c’est-à-dire animée par des rapports stratégiques entre adversaires. C’est important de le souligner. Prenons l’exemple de 1971 : la machine monétaire avait commencé à s’enrayer. La déclaration d’inconvertibilité qui s’en est suivie n’était pas un «automatisme» : c’est un choix stratégique qui donne lieu à l’émergence de nouveaux automatismes, à de nouveaux dispositifs de pouvoir. Les discontinuités au sein du capitalisme présupposent non seulement des «révolutions» économiques, technologiques, monétaires, mais également des victoires politico-militaires.

eb

Cet éclairage stratégique des décisions qui fondent la finance contemporaine redimensionne – repolitise – le problème de la dette…

ml

La dette, c’est une façon de faire la guerre. Je pense à ces deux généraux de l’armée de l’air chinoise qui ont écrit ce livre, La guerre hors limite. Ils ne disent pas autre chose. Ils décrivent les politiques du Fonds monétaire international dans le Sud-Est asiatique comme une guerre non sanglante menée avec des moyens financiers plutôt que militaires. Je pense qu’ils ont raison. Comment dire? Le capitalisme financier n’est pas une anomalie du capital. C’est une tendance profonde qu’il porte depuis le début : A – M – A’ devient essentiellement : A – A’. C’est sa vraie nature qui s’exprime là. C’était déjà le cas dans le capitalisme hégémonique de la fin du XIX e siècle. À partir de 1870, on a déjà les prémisses d’un capitalisme financier. Le colonialisme, c’est un capitalisme financier. La France et l’Angleterre de l’époque sont des pays qui vivent des rentes coloniales. Et ce capitalisme financier a causé la première Guerre mondiale, la deuxième aussi; il a mené à la Révolution russe, etc. 50 ans de guerre et plus de 100 millions de morts. Ce n’est pas rien. Dans l’après-guerre, le capitalisme a été obligé de composer avec le mouvement ouvrier. Mais dès que, après 1968, le mouvement ouvrier est entré en crise, le capitalisme financier s’est rétabli de plus belle, reformulé en profondeur. C’est un nouveau capitalisme financier pour lequel la dette joue un rôle fondamental, parce que tout va se réorganiser autour du rapport créditeur-débiteur. Il faut voir tout ça comme une opération stratégique, la continuation de la guerre par d’autres moyens.

C’est sur ce fond qu’il faut intégrer les développements conceptuels de Nietzsche, et de Deleuze à sa suite, sur les formes de culpabilisation liées à la dette. Le tournant économique ou monétaire requiert de nouvelles formes de subjectivité.

eb

Je serais très curieux de vous entendre davantage sur les différentes alternatives qui pointent en réponse à cette domination sans partage par les moyens de la financiarisation. Je pense à l’intérêt croissant pour les monnaies communautaires et complémentaires; au renouveau des pratiques de jubilé et autres paiements collectifs de dettes (étudiantes ou autres); et aussi aux promesses que certains voient dans l’émergence des cryptomonnaies ou de blockchain comme outil pour redistribuer la valeur capturée par les plateformes en ligne. Je pense par exemple à l’Economic Space Agency fondée par Akseli Virtanen et à laquelle je participe depuis peu, qui donne suite au projet Robin Hood Hedge Fund Coop. Comment envisagez-vous l’émergence de nouvelles machines de guerre financières?

ml

Qu’entend-on par machine de guerre? Quels rapports se tissent entre machine de guerre et machine technique? L’exemple le plus simple qui me vient à l’esprit, c’est ce qui s’est passé avec Nuit debout en France en 2016 pendant le mouvement contre la Loi travail. Nuit debout a occupé la Place de la République et en deux jours, ils sont parvenus à maîtriser des modes de communication comme la télévision et la radio, c’est-à-dire, ils les ont intégrés à leur machine de guerre. Par contre, ils ont échoué à élaborer une vraie stratégie pour leur machine de guerre. Je donne deux exemples. D’abord, ils n’ont pas réussi à rompre la séparation entre les jeunes précaires blancs du centre de Paris et les immigrés qui résident en banlieue. Ils n’ont pas non plus été en mesure de dissoudre la division entre précaires et salariés standard. Donc pour moi, le défi à relever pour la création de machines de guerre n’est pas technologique; il est plutôt social et politique. Les mises en réseau virtuel reposent fondamentalement sur des réseaux sociaux effectifs. Si tu ne comptes pas sur des réseaux sociaux fort et transversaux, ton information ne franchit pas la frontière physique du périphérique, pas plus qu’elle ne rejoint les salariés standards.

Disons donc que je suis a priori assez sceptique vis-à-vis les solutions dites technologiques aux problèmes politico-financiers existants. Il y a une multitude d’expérimentations en cours en ce moment. D’un point de vue théorique, pour moi, la question de la dette est essentiellement liée à celle de la guerre; et en ce sens, la monnaie sert à territorialiser la guerre. Dans cette optique, il faut garder à l’esprit les dispositifs de pouvoir qui sont construits pour gouvernementaliser cette territorialisation.
Je m’inquiète du fait que les expérimentations manquent de points de vue stratégiques sur la guerre en cours. Nous sommes très attachés aux formes de collaboration et de mobilisation collectives; mais le capital, ce n’est pas qu’une production qu’il s’agirait de détourner vers des formes collaboratives, comme certains camarades post-opéraïstes tendent à le croire. C’est une affaire de guerre. La crise de 2008 l’a bien montré : la machine capitaliste, qui peut donner l’impression de marcher sur le pilote automatique, a besoin des organes sociaux de contrôle, de gestion et d’intervention puisqu’elle ne fonctionne qu’en se détraquant, c’est-à-dire : elle procède par crises. Ce ne sont pas les algorithmes qui ont décidé des plans d’austérité. Et puis bon, on ne peut pas simplement opposer des formes de coopération à des formes stratégiques. Dès que les mécanismes qui sous-tendent le système de la dette se bloquent, on voit immédiatement poindre l’horizon de la guerre.

eb

Pourriez-vous alors en dire davantage sur le rap- port entre dette et production de liquidité? Pour Amato et Fantacci dans Fins de la finance par exemple, et à la suite des travaux de Keynes, le problème de la finance contemporaine réside dans son obsession de la liquidité. Que pensez-vous de ce genre de problématisation post-keynésien?

ml

Je pense qu’il faut concevoir la liquidité comme un niveau supérieur d’abstraction, pour parler en langage marxiste. Rendre la monnaie plus liquide, les échanges plus liquides, c’est cette abstraction ultérieure du rapport social qui fait l’objet d’un contrôle et d’une domination. Visiblement, nous n’avons pas été en mesure de nous hausser au niveau d’abstraction où s’établit la politique de la dette.

eb

Nous en revenons donc à la fameuse question formulée par Mackenzie Wark durant Occupy Wall Street : Comment occuper une abstraction?

ml

En effet, on a de la difficulté à se hisser au degré de déterritorialisation imposé par le capitalisme financier essentiellement parce qu’au sein de la tradition marxiste, comme je le soulignais en début d’entretien, on est habitué à réfléchir avec des outils théoriques forgés en réponse au capitalisme industriel. Il y a une faillite au niveau stratégique. La liquidité, je ne pense pas qu’on puisse la contrôler de manière keynesienne désormais. La régulation, c’était aussi un fait politique. Il y avait des forces qui ont rendu cette régulation possible et nécessaire : la crise de 1929 d’une part, et la Révolution russe de l’autre. Braudel a écrit : en 1914, l’Europe était prête à basculer dans le socialisme. C’est la guerre qui a empêché ce basculement, en transformant l’ouvrier internationaliste en soldat nationaliste.

Et tout de suite après la guerre, on voit l’explosion de la Révolution russe; mouvements révolutionnaires puissants en Allemagne, en Italie, etc. C’est cette menace de renversement qui a poussé à la régulation. On ne régule pas pour des raisons économiques, mais pour des raisons stratégiques.

eb

C’est l’objection courante qu’on fait à Piketty…

ml

Le problème de la liquidité, de l’euthanasie des rentiers comme en parle Keynes, il ne se règle pas de l’intérieur du capital, comme si c’était plus sage pour lui de procéder de la sorte. Le capital, il vise la valorisation infinie. Et la seule façon de bloquer cette logique de valorisation infinie, c’est de lui causer problème. Avec la Révolution russe, le grand capital a eu la peur de sa vie, et ce n’est que sur cette base qu’ils ont concédé certains compromis.

eb

Cela me fait penser à une rencontre qui a eu lieu en 2014 à Stuttgart entre vous, Peter Pal Pelbart, Akseli Virtanen et Brian Massumi. Vers la fin de cet entretien, vous insistiez sur l’importance déterminante du moment léniniste. Et cela contraste effectivement avec la manière dont Massumi par exemple cherche à penser des contre-pouvoirs ontogénétiques «à la fin de l’économie», sans référent historique révolutionnaire.

ml

C’est une question qui se pose aussi avec certains camarades post-opéraïstes. Je pense que nous sommes engagés dans une série de défaites assez incroyables. Prenons le cas de la France : on a eu une mobilisation populaire exceptionnelle contre la Loi travail qui n’a pas empêché que cette loi soit votée un an plus tard. Dès qu’il a remporté les élections, Macron s’est empressé de réduire encore davantage les droits déjà très affaiblis des travailleurs. Comme si la lutte n’avait pas existé.
Il y a manifestement quelque chose qui ne marche pas. Nous n’arrivons pas à gripper cette machine. Je n’aime pas penser qu’il y a, malgré tout, toujours des possibilités, des opportunités. Historiquement, je pense que la composition de classe actuelle est plus faible que celle de la fin du XIXe siècle parce qu’elle ne pose pas le problème politique en termes de révolution. Elle ne cherche pas à en finir avec le capitalisme en tant que tel. Ils ont été capable d’occuper Paris, capitale du XIXe siècle, pendant deux mois… c’est comme si on occupait NewYork aujourd’hui! Bon, ils se sont fait massacrer, mais Lénine ensuite a construit son discours sur la défaite de la Commune. Donc, si on n’accepte pas qu’on a été battu, que 1968 a été une défaite, on n’arrivera à rien. Sans machine de guerre effective, les possibles entretenus par une certaine gauche restent vains. Mais pour l’instant, je ne vois pas le début d’un commencement de cette histoire.

eb

Sur la base de ce constat, il faudrait peut-être ouvrir une dimension éthico-esthétique, celle-là même que vous entretenez parfois dans vos écrits lorsque vous parler de démobilisation ou que vous reprenez pour votre compte le concept de Deleuze et Guattari d’anti-production. Comment donc se soustrait-on à l’empire de la valorisation en 2017? Ou sous un autre angle peut-être : quelle actualité pour la politique inspirée de l’autonomie italienne?

ml

Je comprends la fascination des gens de ta génération pour l’autonomie italienne, mais bon, il faut quand même se rappeler que nous avons été défaits. Si je vis en France, c’est parce que j’ai été exilé, voilà. Lénine a élaboré une hypothèse qui a mené à une première révolution victorieuse, avec toutes ses imperfections, parce qu’il n’a pas simplement fait un hymne à la Commune de Paris et ses 30 000 fusillés.

eb

Reformulons alors : comment se soustrait-on à la forme subjective de l’entrepreneur de soi?

ml

Oui, c’est avec ce genre de problème en vue que j’ai publié ce petit livre sur Marcel Duchamp et le refus du travail. Il faut un moment de rupture, d’affirmation subjective. Sans cela, il devient très difficile de développer un espace de résistance politique. Donc, refus du travail comme interruption du fonctionnement normal de la machine capitaliste. Et de là penser l’élaboration de machines de guerre. Le travail, c’est l’institution du capital. On ne peut pas se sauver par le travail, parce que le travail, ce n’est pas une constante anthropologique qui traverse les époques et dont le capitalisme se serait approprié. Le travail a été inventé par le capitalisme. Ou pour le dire avec Deleuze et Guattari : le surtravail précède le travail. En ce sens, la forme capitaliste précède le travail. Mon petit livre sur Duchamp est une tentative pour marquer le refus et le distinguer de la célébration des formes de coopération, ou plutôt : va pour les formes de coopération, mais seulement dans la mesure où elles se fondent clairement sur un refus et une rupture.

eb

En terminant : Angela Merkel a inscrit à son pro- gramme une promesse de plein emploi (3%) dans les 8 ans. Qu’est-ce que cette reprise d’une ancienne demande de gauche signifie sous la condition néolibérale de l’homme endetté? Et quel futur envisagez-vous pour l’Europe sur le plan politique et financier?

ml

Le seul plein emploi envisageable désormais, c’est le plein emploi précaire. Et dans ce contexte, et depuis la crise de 2008, ce que l’on voit en Europe, c’est la montée de discours sur la guerre, la montée de nouvelles formes de fascisme (sans parler du nouveau président des États-Unis). C’est ça qui m’apparaît essentiel. Il y a de nouvelles forces politiques qui occupent l’espace public en déclarant la guerre aux immigrants, aux réfugiés, etc. Il faut prendre ces formes de guerre civile «sournoises» très au sérieux.

  1. Cet entretien a été réalisé avec l’aide précieuse de Sjoerd van Tuinen

99 thèses sur la valorisation de la valeur :
Un manifeste postcapitaliste (extraits)

Brian Massumi

T01 — Il est temps de se réapproprier la valeur1. Nombreux sont ceux pour qui la valeur renvoie depuis longtemps déjà à un concept si profondément compromis, si imprégné de contraintes normatives et entaché de complicité avec le pouvoir capitaliste qu’il ne peut être sauvé. Une telle position a tout juste permis d’abandonner la valeur aux champions de la normativité et aux chantres de l’oppression économique. La valeur est trop précieuse pour qu’on la laisse entre de pareilles mains.
 
(…)
 
T5 — La première tâche de la réévaluation de la valeur est de dissocier la valeur de la quantification. La valeur doit être reconnue pour ce qu’elle est : irréductiblement qualitative.
 
T6 — La réévaluation de la valeur en tant qu’elle est irréductiblement qualitative doit être fondamentalement de ce monde. Faire appel à des valeurs transcendantes, présentées comme des qualités morales, ne fait qu’ériger les contraintes de la normativité en absolu.
 
T7 — La réévaluation de la valeur est par définition éthique. C’est la raison pour laquelle elle ne peut être morale.
 
T8 — Dissocier la valeur de la quantification revient à affronter de front la logique économique du marché. La valeur est trop précieuse pour être abandonnée au capital.
 
(…)
 
T14 — L’excès appartient à la définition même du capital, dans sa distinction d’avec l’argent, dans sa définition traditionnelle en tant qu’unité de mesure, moyen d’échange et réserve de valeur – c’est-à-dire en tant que monnaie-paiement –, touchant plutôt à son rôle en tant que monnaie-financement.

Scholie.

Le capital se définit comme le potentiel de faire dériver, à partir d’une quantité d’argent présente, une quantité d’argent plus importante à l’avenir. Le capital n’est pas le profit. Le profit est la quantité plus importante d’argent dérivée. Le capital est le potentiel de dériver cette quantité. Ce potentiel est le véritable moteur du système économique. Il remue, encore émergent, dans le dehors processuel et immanent du système.

T15 — L’économie capitaliste se rapporte plus fondamentalement au potentiel qu’à des quantités en tant que telles.

Scholie.

Le potentiel est un concept qualitatif, car il connote l’idée de transformation. Le capital, en tant que mouvement de potentiel, est la qualité de l’argent comme force transformatrice, ou force motrice du devenir du système. La transformation ne vaut économiquement qu’en tant qu’elle est enregistrée par des statistiques. Les chiffres sont les signes quantitatifs de changements qualitatifs (les changements de productivité, les changements dans les pratiques de travail et de gestion associés à une hausse de la productivité, les changements de vie associés aux changements dans les pratiques de travail et de gestion, l’accumulation croissante de richesses ainsi que l’augmentation des inégalités sociales, les bouleversements et perspectives engendré par l’innovation, les transformations culturelles attenantes, l’apparition de nouveaux désirs qui accompagnent ces transformations, les nouvelles dispositions qui matérialisent ces désirs, leur contingent d’idiosyncrasies, lesquelles deviennent parfois virales…). Ce que les indices économiques indiquent sont des changements de vie. Ce sont des signes vitaux déguisés. Marx décrit le capital en termes de «métabolisme social» ou de «métamorphose». Les changements indiqués par les signes vitaux débordent la sphère strictement économique. Le potentiel de l’économie est en dernière instance un potentiel de vie. La question de la valeur est une question vitale. La main invisible du capital tâte le pouls de la vie.

T16 — La question de l’excès revient, en lien avec la définition du capital et son rapport au potentiel, dans la question de la plus-value.

Scholie.

La plus-value est un autre terme pour désigner le capital comme qualité de l’argent. La «plus»-value désigne le capital comme le potentiel répété de faire dériver à l’avenir un excès par rapport à une quantité présente. C’est cela – et non l’égalité de l’échange ni la juste valeur de l’argent – qui meut l’économie.

T17 — La plus-value est première par rapport à la valeur, comprise selon la définition traditionnelle de l’argent en tant que monnaie-paiement et pour autant qu’elle se réfère à des quantités mesurables.

Scholie a.

La plus-value est une forme de rotation, ou de turnover. C’est le résidu de potentiel qui meut le processus économique. Le profit est la récolte numérique ponctuelle déduite du processus de la plus-value qui meut continuellement l’économie à travers des points de prise de bénéfices. Lorsque des bénéfices sont réalisés et investis, ils sont réinjectés dans l’alimentation de l’économie par la plus-value. La plus-value et le profit s’entraînent dans une rotation laissant toujours un reste : un excès de plus-value non absorbée, destinée à engendrer à l’avenir un profit encore plus grand. La plus-value est le plus-que-jamais-et-encore du profit.

 

Lemma a.

La plus-value est immesurable.

 

Scholie b.

En soi, la plus-value ne peut être mesurée2. Cela tient à ce que, étant toujours par nature en excès de toute somme de profit donnée, elle est surnuméraire (non pas au sens d’un dépassement en nombre, mais au sens où elle est au-delà du nombre).

 

Scholie c.

Le système capitaliste se caractérisé par son appétit insatiable pour la croissance. La croissance est le désir processuel du capitalisme : sa tendance constitutive (ce que Nietzsche appellerait sa volonté de puissance). L’appétit de la plus-value pour l’excès confère à l’économie capitaliste sa qualité dynamique de toujours-plus, une fois pour encore-une-autre, dans une rotation permanente. Le moteur de la plus-value est au cœur du système capitaliste, dont il dilate les veines. C’est la diastole extensive de la contraction systolique du profit. Plus que la qualité de l’argent – ainsi qu’elle apparaît depuis l’intérieur du système –, la plus-value est la qualité processuelle du système capitaliste. Elle est ce qui confère à ses quantifications leur qualité dynamique. Elle constitue la subjectivité processuelle du système capitaliste, absorbé dans l’engendrement des objectivations numériques qui alimentent ses opérations formelles. C’est la manière du capitalisme de puiser dans le champ étendu de son dehors immanent (diastole), pour contracter aussitôt les mouvements de potentiel qu’il y découvre dans le flux de profitabilité de son système (systole).

 

Lemme b.

Plus précisément, la force motrice du capitalisme est le différentiel entre plus-value et profit : leur asymétrie systémique/processuelle et systolique/diastolique.

 

T18 — La définition du capital, essentiellement tournée vers l’avenir (le potentiel d’engendrer une quantité d’argent plus importante à l’avenir), signifie que le capitalisme est fondamentalement spéculatif.

 
T19 — Le caractère spéculatif du capital en fait une formation de pouvoir de plein droit.

Scholie.

Le capital est une fonction temporelle. L’élément temporel est fondamentalement non chronologique puisqu’il touche au potentiel, lequel n’est rien d’autre que la futurité dans le présent. Ce n’est qu’en second lieu qu’il concerne la mesure du temps. Il concerne en premier lieu le temps comme intervalle qualitatif amorçant l’actualisation du potentiel. La spéculation n’est pas une perversion de l’économie capitaliste. Elle relève de son essence. Elle est sa fonction de pouvoir. Le capital est le levier économique du temps du potentiel. En tant que tel, il capture le futur de la vitalité : le «en-train-de-se-faire» qualitatif de la vie. Il capture le potentiel. À ce titre, le capital opère directement comme un mécanisme de pouvoir. Son fonctionnement économique ne peut être séparé de sa fonction de pouvoir. Dire que le capitalisme est un pouvoir sur la vie est insuffisant. C’est une capture de la vie «en train de se faire», une capture de son devenir (c’est un «ontopouvoir»). Le capitalisme économise la vie, et c’est cette économisation qui en fait directement une formation de pouvoir.

Lemme.

Les formations de pouvoir sont des appareils de capture.

T20 — Le fait que l’excès soit le moteur du capitalisme dément l’idée commune selon laquelle le prix est le reflet de la rareté.

Scholie.

Les marchés financiers sont le lieu où l’argent fonctionne le plus intensément comme capital dans sa qualité de plus-value. Il est évident que, sur les marchés financiers, le caractère opératoire de l’excès repose non pas sur la rareté mais sur l’abondance processuelle: la capacité à proliférer et se multiplier à l’infini (notamment au moyen d’instruments financiers abstraits tels que les produits dérivés). L’idée opératoire n’est pas «comment faire avec moins», mais comment faire «toujours plus» à partir de moins. L’expression la plus directe de cet appétit pour la plus-value se trouve dans les machinations spéculatives des marchés financiers, où la navigation des flux de la plus-value est plus valorisée (et même à l’excès) que n’importe quelle prise ponctuelle de profit. Les bénéfices sont emportés par la marée du mouvement spéculatif perpétuel : des données ponctuelles sur la plage cyclique de la richesse, sitôt déposées et à nouveau balayées par le flux.

T21 — Les marchés financiers offrent un meilleur point de départ pour une pensée alter-économique post-capitaliste que l’argent dans son rôle traditionnel de monnaie-paiement.

Scholie.

Comme il a été dit, le fonctionnement de l’économie capitaliste ne peut s’expliquer par la seule référence au fonctionnement classique de l’argent comme monnaie-paiement, défini par l’égalité de l’échange. C’est dans la sphère spéculative des marchés financiers que le moteur processuel de l’économie capitaliste montre sa vraie qualité processuelle (sa poursuite à terme intenable d’une croissance éternelle alimentée par la plus-value). Les alternatives post-capitalistes doivent, pour mériter ce titre, transcender la définition classique de l’argent et les concepts d’échange marchand qu’elle sous-tend, si elles ne veulent pas courir le risque d’être d’entrée de jeu distancées par le capital. Elles doivent engendrer des concepts plus proches de la plus-value que de l’argent dans sa définition ternaire. En un sens, elles doivent être plus fidèles au véritable fonctionnement du processus capitaliste que ne l’est l’idéologie de marché – pour mieux en retourner la dynamique (comme lorsqu’il est dit dans les films de zombies que les cadavres «tournent», sauf qu’il s’agit ici de l’inverse : une revitalisation). Le retournement de la rotation de la plus-value capitaliste exige l’alter-évaluation du processus automoteur. Il exige l’affirmation d’une qualité dynamique de processus analogue, mais qui ne se prête pas à la quantification de l’irréductiblement qualitatif qui alimente l’économisation de la vie.

Lemme.

Occupez la plus-value.

T22 — Un terme pour désigner l’alter-valeur susceptible de promouvoir un processus post-capitaliste est celui de créativité.

Scholie.

Le terme de «créativité» est choisi en sachant parfaitement que le capitalisme néolibéral se l’est approprié. Les mots d’ordre d’«innovation» et de «capital créatif» annoncent clairement cette appropriation. La plus-value est le moteur du mouvement créateur du système capitaliste. Pourtant, là où la qualité de la créativité du capital se manifeste le mieux est dans une expression voisine, dans laquelle s’exprime la violence inhérente à l’économisation capitaliste de la vie « en train de se faire» : «la destruction créatrice». Mais qu’en est-il de la vie en-train-de-se-faire considérée en tant que telle, dans une appréhension vitale plutôt qu’économique ? Qu’en est-il du mouvement créateur de la vie dans son exploration complexe de son champ d’émergence, ce dehors immanent du système capitaliste dont les différentiels qualitatifs deviennent l’objet d’un processus d’extraction de données (data-mining) au profit des fins propres du capitalisme ? Le processus vital est lui aussi son propre moteur. Lui aussi s’auto-répète, se retournant sur lui-même à travers ses expressions ponctuelles pour continuer à gagner du terrain. Lui aussi carbure à l’excès, se projetant en avant de manière sérielle.

 

Lemme a.

Autrement dit, il existe une plus-value qualitative de vie qui fournit au capitalisme le carburant nécessaire à ses quantifications.

 

Lemme b.

L’économisation est la conversion d’un type de plus-value (la plus-value de vie) en un autre (la plus-value capitaliste).

 

Lemme c.

La plus-value qualitative de vie est le donné processuel du système capitaliste. Si elle peut être donnée au système, elle peut peut-être également lui être ôtée. En dehors même de la question de son retrait hors de la quantification, on pourrait la rejoindre en amont de sa conversion capitaliste. On pourrait alors, avant même le dépassement du capitalisme, avoir un pied dans chaque camp, dans une préfiguration de son au-delà.

(…)

 

T85 — On peut envisager que la puissance du devenir (l’ontopouvoir) puisse être mobilisée de sorte à permettre une alter-économisation qui ne subsume pas la plus-value de la vie sous la plus-value capitaliste.

Scholie a.

Si l’on y parvenait, l’économisation serait au service de puissances de devenir pro-motrices de vie, plutôt que ces puissances de devenir pro-motrices de vie ne soient au service de l’accumulation.
 

Lemme.

Cela ferait de l’alter-économisation un contre-ontopouvoir.

(…)

 

T86 — Dans une alter-économie contre-puissante, la plus-value de la vie garderait sa valeur pour elle-même. La valeur serait réévaluée par la contre-subsumation des systèmes de quantification sous des qualités de vie, celles-ci étant affirmées pour leur pure qualité expérientielle et pour le rôle constitutif qu’elles jouent dans l’auto-motricité du mouvement créateur de la vie.

Scholie.

Cela reviendrait à tirer profit de la primauté du qualitatif sur le quantitatif, le soustrayant à ses captures systématiques. C’est le sens même de la réévaluation des valeurs.

 

T87 — Un tel stratagème constituerait un moteur de processus créatif capable en théorie d’être autosuffisant sur le plan économique.
 
T88 — Afin de pleinement profiter des potentiels dont regorge le monde numérique contemporain, ce moteur de processus créatif devrait inclure un nouveau type de plateforme numérique.

Lemme.

De nouveaux systèmes développés à partir du blockchain, au-delà du Bitcoin et d’Ethereum, pourraient offrir un environnement numérique propice.

T89 — La conception de la plateforme devrait permettre de contrer certaines tendances régressives, d’esprit anarcho-libertaire, incorporées au concept original du blockchain.

Scholie.

Le blockchain renferme un certain fondamentalisme de marché libertaire. Il présuppose non seulement la définition ternaire conventionnelle de l’argent, négligeant par là l’aspect spéculatif des crypto-monnaies, mais aussi la présence de l’activité économique sous la forme d’unités d’action discrètes. Chaque unité est une transaction entre deux individus. Chaque individu s’engage dans la transaction selon le calcul qu’il fait de son propre intérêt. Libérer le marché du contrôle des banques et des gouvernements nationaux revient alors peu ou prou à libérer l’intérêt personnel. Le blockchain est un condensé technique de l’idéologie de l’intérêt individuel, l’une des tendances constitutives majeures du capitalisme. Elle s’empare de l’idéologie de marché de base du capitalisme et tente de la purifier afin d’objectiver cette purification dans un système technique. Elle renforce radicalement le concept du marché au cœur du capitalisme, ainsi que le modèle transactionnel de l’échange, si central au concept de marché.

 

Lemme.

L’anarcho-libertarianisme est un anarcho-capitalisme.

T90 — Les plateformes de prochaine génération inspirées du blockchain utilisent des contrats intelligents (smart contracts) pour étendre le concept de transaction et ce faisant contrer le libertarianisme incorporé au blockchain.

Scholie a.

On en trouve un exemple dans les deux plateformes crypto-financières «Gravity» et «Space» en cours d’élaboration par l’Economic Space Agency3. L’idée est qu’au lieu de réaliser une chaîne de blocs à partir d’échanges transactionnels simples, les transactions seraient programmables et donc personnalisables à l’infini, et susceptibles de s’étendre à tout ce qui peut être entendu comme un contrat. Le terme de «contrat» est employé dans sa définition la plus large et la plus élémentaire, c’est-à-dire comme un engagement conditionnel dans lequel une action (ou un ensemble d’actions) appelle une autre action en retour, que ce soit immédiatement ou dans un intervalle de temps donné. Cela n’implique pas forcément un échange en soi, c’est-à-dire l’usage d’une monnaie comme moyen d’échange et équivalent général. N’importe quelle proposition de «si… alors…» selon une structure d’appel et de réponse entre actions peut être programmée. Les actions n’ont pas non plus besoin d’être individuelles. Un contrat intelligent pourrait ainsi déterminer un ensemble d’actions nécessaires au passage d’un projet collectif vers une nouvelle étape, de même que ce qu’il se passe lorsque ces conditions sont réunies. (…) On pourrait utiliser les contrats intelligents pour décentraliser les processus décisionnels. La logistique, la collaboration créative et la gouvernance seraient alors entrelacées au travers d’une plateforme unique dont le fonctionnement serait autonome et décentralisé, s’affranchissant ainsi du besoin d’une hiérarchie exécutive dominant le processus et surplombant ses participants. On créerait de la sorte un commun de l’activité productrice qui proposerait une éthique de collaboration collective et une certaine exemplification de la démocratie directe. Le système est dans son ensemble conçu pour être personnalisable jusqu’au dernier degré, de sorte qu’un projet, à l’inverse de Bitcoin et Ethereum, puisse programmer un domaine d’opérations réservé qui matérialise ses orientations et priorités propres, tout en demeurant interopérable avec son environnement crypto-monétaire général.
(…)
 

T95 — La question clé est la suivante : Comment un moteur de processus créatif qui demeure fidèle à sa mission de production de plus-value de vie pour elle-même peut-il en même temps prendre la forme d’un processus d’économisation capable de communiquer avec l’économie dominante de façon autosuffisante? Ce type de complicité serait temporairement nécessaire, le temps que les pores post-capitalistes de la société actuelle se dilatent et se fondent en un alter-monde qui leur soit propre. La seule manière d’y parvenir, si cette analyse s’avère valable, serait d’exploiter la dualité de la grandeur intensive.
 
(…)

Scholie.

Le terme de grandeur intensive souligne le fait que chaque événement comprend un aspect quantitatif (qui s’exprime dans la dimension extensive de l’espace) et une dimension qualitative (qui s’exprime dans la dimension esthétique d’une différence de degré purement qualitative). L’intensité affective de cette dimension qualitative ne fait qu’un avec le potentiel senti et cette relation est essentielle à la réévaluation des valeurs. Car il existe toujours un excès qualitatif sur toute capture donnée : un surplus d’affect qui est projeté en avant en tant que plus-value de vie, nourrissant le processus vital. C’est par cette plus-value qu’une alter-économie post-capitaliste doit être alimentée.
(…)

T97 — La folie qu’il y a à fonder une économie réelle sur des intensités affectives n’est pas entièrement sans précédent (et n’est peut-être pas si folle que ça).

Scholie.

Les marchés financiers dérivés, qui se sont emparés de la fonction de pilotage au sein de l’économie capitaliste, sont davantage alimentés par l’affect que par des «fondamentaux» économiques sous-jacents. En un sens, les stratégies alter-économiques ici défendues prennent les secteurs les plus avancés de l’économie capitaliste néolibérale non pas au mot (rendu ambigu à force de n’être que le porte-voix d’une rhétorique économique classico-libérale dépassée), mais à l’acte : à leur propagande par le fait. S’ils peuvent faire des intensités affectives le moteur de leur processus, pour quelle raison une autre économie ne pourrait-elle pas faire de même? Une économie qui ne se contente pas de se nourrir des intensités affectives, mais les affirme purement et simplement pour la plus-value de vie qu’elles engendrent. Une économie qui évite de les subsumer brutalement sous les mécanismes de quantification avides de profit qui alimentent l’accumulation capitaliste. Une économie qui économise autrement.

  1. Ce texte a été traduit par Armelle Chrétien.
  2. Antonio Negri, «Vingt thèses sur Marx», Michel Vakaloulis et Jean-Marie Vincent (dir.), Marx après les marxismes, Tome 2, L’Harmattan, 1997.
  3. Voir : https://economicspace.agency/

De la valeur sous la forme de la créance : Notule à la théorie de l’accumulation primitive

Dalie Giroux

Je veux dans les lignes qui suivent, dans un horizon de désœuvrement, et en théorie, tracer quelques lignes en faveur d’une déposition de la valeur: crédit, argent, théomanie, speculatio libre.

 

Crédit

Il faut entendre par crédit l’ensemble des techniques sociales par lesquelles sont induites des relations entre un débiteur et un créditeur, et où la vie du débiteur (son activité, son pouvoir d’achat, sa propriété, sa liberté de mouvement) est mise en jeu en tant que garantie de paiement (en anglais : collateral). Cette forme de relation sociale est généralisée dans l’histoire méditerranéenne et occidentale. Cela passe par la servitude pour dette, dont l’abolition marque dans l’imaginaire occidental la naissance de la démocratie. Cela passe également par la généralisation des dettes paysannes au Moyen âge, et par les systèmes de dette-péonage et de paiement en nature, qui ont dominé l’histoire de l’exploitation et de la colonisation de l’Amérique par l’Europe moderne. Et cela nous mène jusqu’aux dettes individuelles qui financent aujourd’hui, par le biais de l’hypothèque et des produits de crédit personnel, le logement, l’alimentation, les soins de santé et l’éducation des classes précaires (ce qui inclut ces dernières dans la grande catégorie, totale?, des classes spéculatives).

Dans la relation de crédit, la dette individuelle apparaît comme forme analogue et «dérivée» de la séparation juridique du corps par son contact transvaluateur avec le souverain. Ce rapport s’explicite dans la notion d’habeas corpus, qui exige de présenter un corps devant la justice pour que sa capture soit légitime. La dette, comme le droit, tient le corps en joue dans sa séparation juridique avec lui-même (mobile vivant et sujet du pouvoir), le futurise et le mobilise par la promesse, et suspend la possibilité même de l’usage en tant qu’accès libre à toute utilité – usage de soi, usage du monde.

Le crédit, comme le droit, est d’abord, littéralement, une forme d’écriture. C’est une affaire comptable. Ce que cette écriture suscite est l’extériorisation d’une relation matérielle à partir de laquelle il est possible de capturer la force de travail du débiteur. Elle l’obtient soit directement en tant que force de travail, soit indirectement en exigeant le paiement en une forme de valeur donnée, dont le créditeur laisse au débiteur le soin de déterminer les moyens de l’obtenir. Dans tous les cas, ce qui est capté par le crédit est une spatio-temporalité : à la fois dans la notion d’intérêt (qui est une rétribution pour la jouissance abdiquée du créditeur par le fait du prêt), et dans la forme-durée de l’existence débitrice (qui est une détermination de l’agir productif selon les paramètres établis par la relation de crédit). Le crédit est une écriture, le crédit est une capture. C’est dans le cadre de cette institution humaine de la relation débiteur-créditeur que va s’inscrire l’argent comme forme générale et objective de créance de tout et de tous envers tous qu’est devenu le capitalisme financier contemporain. Le crédit est sans aucun doute le principal dispositif d’écriture archaïque par lequel s’actualise historiquement le plan d’existence capitaliste – l’archétype du processus d’accumulation primitive, par lequel, dirons-nous, non seulement le producteur est séparé de ses moyens de production, mais par où s’opère, de manière auto-itérative, la destruction de l’usage.

À cet égard, la manifestation la plus concrète que nous ayons de la théorie de valeur (capitaliste), et que pourtant nous n’arrivons jamais à interroger, à mettre en philosophie, ou simplement à critiquer, est l’argent – plus spécifiquement la signification de l’argent dans le capitalisme. De fait, Marx lui-même n’a pas su proposer un concept d’argent qui se distingue de celui des économistes classiques, et n’a pas jugé qu’une critique de l’argent pouvait mener à une critique du capitalisme, dont la réalité se trouvait pour lui dans les rapports sociaux de production, et non dans ce qui lui apparaissait comme un simple mécanisme. Pour le dire ainsi, pour Marx, et pour nous, l’argent fait partie des conditions de l’agir auxquelles devons nous plier, et admettant cela, nous avons fini par confondre ces conditions avec la puissance d’agir elle-même – nous avons fini par croire à la valeur comme étant notre propre.

 

Argent

Élaborée notamment par Goeffrey Ingham à partir des travaux de James Steuart, Georg Simmel, Joseph Schumpeter et John Meynard Keynes, la théorie dite hétérodoxe de l’économie élabore une théorie de l’argent comme dispositif au sens fort du terme, c’est-à-dire en tant qu’appareil de gestion des conduites. Cette proposition, en montrant la dimension intrinsèquement politique de l’argent, ouvre une possibilité nouvelle pour la critique de la théorie de la valeur (capitaliste). Elle contient du moins certains éléments propres à contribuer à une clarification du rapport de destruction entre usage et valeur au sein du processus d’accumulation primitive, et à une mise en œuvre d’une autre temporalité pour la compréhension de ce processus – une temporalité qui serait chronique plutôt qu’historique, et messianique plutôt que linéaire.

La théorie hétérodoxe cherche à définir l’argent (le support universel de valeur dans le capitalisme) non pas par sa fonction, comme le font Marx et les économistes classiques, mais plutôt par sa nature : elle pose la question de la monnéité, ou de l’argentivité. Ce que ces théoriciens nous permettent de dire, spécifiquement, c’est que la nature de l’argent n’est d’être ni une mesure abstraite de valeur, ni un moyen d’échange, ni une marchandise parmi les marchandises, ni un grenier de valeur (bien que l’argent soit aussi tout cela – mais tout cela, ce sont ses fonctions, ce que l’argent permet de faire, et non pas ce qu’il est, au sens où il est un opérateur de réel, ou, pour parler simplement, une prophétie auto-réalisatrice).

À strictement parler, nous dit Geoffrey Ingham, l’argent serait un claim, une créance, une relation sociale de crédit, une machine anonyme à endetter.

«All money is constituted by credit-debt relations – that is, social relations. Money cannot be created without the simultaneous creation of debt. For money to be money presupposes the existence of a debt measured in money of account elsewhere in the social system and, most importantly, in the debt created by the issuer’s promises to accept back its money in settlement. In other words, the money debt is assignable – or transferable, or negotiable1».

Par le simple fait de son apparaître, en tant que pure puissance d’achat et en tant que valeur abstraite autoréférentielle, l’argent est un droit d’appropriation garanti. C’est à ce point précis que la valeur oblitère l’usage en son principe même. En effet, la forme-valeur argent a pour qualité d’être liquidable, c’est-à-dire qu’elle doit, à n’importe quel moment dans un espace monétaire donné, pouvoir être échangée contre des richesses diverses. C’est une unité discrète, séparée par l’écriture, du droit à la richesse. Dans le contexte du capitalisme, l’argent pour être argent doit pouvoir être converti en marchandise, y compris le produit du travail, y compris l’écosystème, y compris la force de travail,
y compris les conditions phénoménologiques de la vie. Sa qualité de créance est sa potentialité et donc sa valeur. L’argent génère toujours une dette qui a vertu de pouvoir être indéfiniment réassignée. Cette dette est automatiquement contractée par la terre et les terriens en tant que ces êtres sont produits sous la forme confisquée de la force de travail et des moyens de production privatisés. La valeur-argent réquisitionne sous la forme d’une abstraction tout usage – n’importe quel, de n’importe qui, n’importe quand.

De plus, on le sait, la création de valeur sous forme d’argent repose toujours sur un prêt : celui qui crée l’argent s’engage à l’accepter en guise de paiement d’une dette. Créer de l’argent, c’est assurer sa valeur en tant que celle-ci peut toujours se réaliser dans le remboursement d’une dette à celui qui fabrique l’argent. L’argent est, en ce sens précis, un dispositif miniaturisé d’auto-capture du réel : il se constitue par un vaste réseau de relations sociales d’endettement dont les créateurs autorisés de valeur (l’État et les banques) assurent le mouvement, qualifié au xixe siècle «d’efflux-reflux» – les flux de créances. L’argent est par cette qualité une «social technology for connecting present and future»2, parce qu’il engage en son maintien dans une temporalité de la dette et de la promesse – une futurisation automatique de l’agir collectif.

L’argent en tant que mesure de valeur n’a donc pas de vélocité (où on l’imaginerait circuler à grande vitesse sur l’ensemble du socius), il a plutôt une qualité d’ubiquité en tant que forme manifeste de la relation de crédit. Il est écriture, et cette écriture en tant que séparée peut être à plusieurs endroits en même temps. La garantie de la mesure abstraite de valeur tient dans le crédit même en tant que pouvoir d’être liquidé et en tant que puissance de reddition. Ainsi donc, la modalité première de la valeur abstraite, de l’argent, est nécessairement la créance.

C’est l’existence d’une dette qui donne sa valeur à l’argent. C’est là la nature de la créance, c’est-à-dire cette «foi» que l’on accorde à la valeur abstraite (spécifiquement : à l’écriture), et par où les significations morales et économiques de la dette se touchent – la promesse de valeur est la valeur même. Le claim, en tant que dispositif, induit une nouvelle modalité phénoménologique. Les relations économiques dans l’espace monétaire souverain reposent au final, et c’est là la dimension éthique de la théorie de la valeur (capitaliste), sur la nécessité d’une conduite des personnes qui soit telle que les promesses puissent être tenues: il faut acquérir le désir de capter le futur par l’apprentissage de la promesse.

 

Théomanie

La théorie hétérodoxe de l’économie nous permet aussi de rappeler que l’argent ne peut exister en tant que relation sociale de crédit que par l’intervention de l’État. En effet, la puissance de l’argent (sa valeur ou sa qualité de mesure abstraite et autoréférentielle de la valeur) est adossée à l’État qui y appose son sceau, qui la reconnait comme seul médium de reddition des taxes et impôts, et qui en garantit la liquidité (son pouvoir de conversion) par une panoplie de moyens juridiques et policiers – par des moyens «extra-économiques». «…the monetary space is the site, or field, of potential transactions that may be conducted under specific monetary conditions – that is to say, monetary space is sovereign space»3. La promesse qui fonde le claim requiert une autorité pour être établie, et l’exercice de la coercition pour être maintenue.

Qui plus est, puisqu’un espace monétaire est dès lors nécessairement déjà un espace de souveraineté, la création de nouvelles formes-valeur argent, de nouveaux claims (étalons, monnaies, titres, options, produits dérivés) consiste en même temps à créer de nouveaux plateaux de souveraineté, dérivés de la consistance territoriale souveraine primitive de l’État. Ces plateaux forment des zones spéculatives (des intangibles accumulatifs) qui s’appuient, en dernière instance, sur la puissance étatique garante de la rédemption de la valeur en matière.

Cette boucle entre territorialité primitive et zones spéculatives forme le cercle vertueux de valeur et de violence que nous appelons capitalisme et que décrit Marx dans la section huit du Capital. La puissance militaire souveraine est une puissance éminente de territorialisation du capital, et toute production de valeur repose sur cette fondation qui en est la garantie.Voilà qui éclaire d’une nouvelle façon la signification de créance.

Le pouvoir de liquidation – l’ubiquité de l’argent – est le fait d’une régression à l’infini par le transfert de dettes. Il absorbe de manière tendancielle le monde entier – c’est une puissance de capture, et celle-ci est intrinsèquement liée à l’existentiel-étatique.

 

Speculatio libre

Des versions récentes et sophistiquées de la politique révolutionnaire de réappropriation se sont penchées, au-delà de l’idée de collectiviser le hardware capitaliste, sur la possibilité de se réapproprier non pas les moyens de production, mais les machines spéculatives elles-mêmes. Cela de manière à pouvoir mobiliser de manière rhizomique la spéculation dans le sens d’un partage et d’une redistribution de la puissance de transformation de l’habitat lui-même (plutôt que de chercher à assurer de couvrir les besoins de tous par la socialisation des moyens de production).

«The derivatives affords a speculative regard toward the social, not simply a return to what the people once possessed and now have lost in the form of the common, but of what a population and a society might be if people had the active means to make contingent claims on one another that would render their mutual indebtedness the object of a politics that enhanced the ways in which they could value how they make their worlds4».

Le crédit général serait le véritable objet d’appropriation communiste – et cette appropriation ferait de la dépossession l’espace d’une nouvelle démocratie spéculative. Il s’agirait de prendre le contrôle de l’endettement mutuel qui supporte notre forme de vie auto-inter-extortive. Si la proposition a le mérite de livrer une compréhension très fine de l’accumulation performative et de tenir compte de la nature de la valeur et de son importance dans le procès cumulatif de dépossession, elle demeure aux prises avec cette césure qui transforme le monde en chose et l’usage en souvenir. Elle voudrait partager directement la puissance au lieu de sa génération sous la forme de quantums de capacité de capture. Elle voudrait être une puissance d’accumulation – les sans-part se confondant au tout, scellant à jamais tout usage. Un devenir-divin.

On dit dans le monde de la finance qu’il s’agit, pour créer de la richesse à partir de produits dérivés, de «capitaliser la volatilité» : c’est une version très décanté de l’usage terroriste de la faim au service de la mobilisation de la force de travail. Le supposé passage de la dette au don qui est théorisé par les marxistes américains qui prennent d’assaut la finance ne va pas changer le fait de l’objectivation autoritaire qui découle de l’accumulation, qu’elle soit primitive, capitaliste ou dérivative. L’aventure spéculative, la prise de risque, a été développée dans le cadre des explorations coloniales, les «ventures» : l’assurance-risque, les richesses instantanées, les «coups» de dépossession, qui toujours transforment l’absence de valeur en capital – cela n’est pas l’émancipation, car c’est toujours une méthode de capture de soi au nom du tout, et qui toujours exige une forme primitive d’expropriation. Son nom de code est titrisation. La spéculation, nous devons la refuser à tout prix : c’est là l’accumulation primitive continuée, là où toujours il y a de la vie sur laquelle on spécule, dans la mesure où, l’argent est toujours claim, l’argent est par essence crédit. Don’t you dare claim my poor ass.

Dans toutes ses versions possibles, y compris dans sa version d’une émancipation de la spéculation même, le projet (du matérialisme dialectique) de s’approprier le substrat de la désappropriation ne peut tenir lieu de communisme. Essentiellement parce que l’idée de la réappropriation est inepte – ce qui a été pris ne se reprend pas, puisqu’il n’est pas de l’ordre de l’appropriable. L’usage peut être détruit, il ne peut pas être pris – car la valeur l’oblitère absolument. On peut certes penser à quelque chose comme un dédommagement pour les politiques de séparation subies dans une logique de brassage matériel issue de l’activation de l’usage (donner une valeur à la perte de l’usage – la social-démocratie, les traités autochtones), mais certainement pas à collectiviser les dispositifs qui opèrent cette séparation, ni la souveraineté, ni le pouvoir du claim. Cela reviendrait à se priver soi-même de l’usage dans le cadre d’un devenir-amputé – un scénario de science-fiction.

Démanteler les accumulateurs de puissance interdit toute identification à ceux-ci : progrès, classe, État, machines dérivantes. Ne jamais fomenter l’appropriation révolutionnaire, ne jamais penser comme un État, ne jamais penser comme un accumulateur. Ne pas tenter le sauvetage de l’objectivité de la puissance d’accumulation : elle n’en a pas. L’auto-dépossession collective indéfinie n’est pas un horizon d’émancipation, c’est, dans une perspective terrienne, écosystémique, un horizon du symbole vivant – un délire théologique. Elle tend vers l’inhabitable, la production de ruine, la consommation de volatilité. Se défaire de l’attachement à l’accumulation est aussi un travail sur soi.

La question de la désappropriation, du désœuvrement de l’ethos spéculatif, serait peut-être, en sa version la plus intime et la plus improbable : Comment remplacer l’attachement (à l’accumulation) par l’amour (de la liberté)?

  1. Geoffrey Ingham, The Nature of Money, Cambridge, Polity Press, 2004, p.72
  2. Ibid., p.72
  3. Ibid., p.71
  4. Randy Martin, “From the Critique of Political Economy to the Critique of Finance”, in Benjamin Lee & Randy Martin, Derivatives and the Wealth of Societies, Chicago, University of Chicago Press, 2016, p.196

Ni balles plus grosses, ni colles plus lentes

Dorian Nuskind-Oder & Simon Grenier-Poirier

La «Speed glue» est un adhésif qui, lorsqu’il est utilisé sur une raquette de tennis de table, augmente la tension de sa surface de caoutchouc, ce qui permet d’accroitre la qualité des effets possibles et une plus grande vitesse de la balle (mais en réduisant le contrôle sur elle)1. Découverte par hasard dans les années 70, cette pratique a gagnée en popularité dans les années 80 et s’est finalement avérée indispensable aux compétiteur.trices de tennis de table de haut niveau. Une décennie plus tard, cependant, il est devenu évident que les COV (composés organiques volatils) présents dans la colle rapide étaient dangereux pour la santé. Les tournois ont mis en place des «salles de collage» bien ventilées où les joueur.euses pouvaient préparer leurs raquettes, mais des rapports faisant état de réactions graves ont continué à circuler. En 2008, juste après les Jeux olympiques de Pékin, la Fédération internationale de tennis de table (ITTF) a pris des mesures décisives afin d’interdir l’emploi des colles rapides dans les tournois.

Il est intéressant de noter que cette mesure réglementaire est intervenue à un moment où l’obsession de la vitesse dans ce sport suscitait des inquiétudes générales. Depuis plus d’un demi-siècle, les progrès techniques ont permis au tennis de table d’atteindre des niveaux extrêmes de la vitesse des échanges et des effets appliqués à la rotation de la balle. Mais à mesure que le jeu évoluait, son appréciation exigeait de suivre de près l’évolution rapide des techniques spécialisées. Bien qu’il soit passionnant pour les initié.es, des doutes ont commencé à apparaître quant à la possibilité de commercialiser le tennis de table en tant que sport grand public.

Ironiquement, le tennis de table de compétition a d’abord souffert du manque de vitesse des échanges. Au début du xxe siècle, le style de jeu le plus populaire était de nature défensive. Les compétiteurs attendaient leur heure, en espérant que l’adversaire fasse une erreur ou qu’il/elle soit surpris.e par un coup particulièrement imprévisible ou rusé. Par conséquent, les parties pouvaient durer des heures et exigeaient une patience considérable autant des participant.es que des spectateur.trices. Lors des championnats du monde de 1936 à Prague, deux joueurs auraient mis plus d’une heure pour disputer un seul point. L’année suivante, l’ITTF a abaissée la hauteur du filet afin d’augmenter la vitesse et la difficulté du jeu, pour que les matchs soient plus courts et plus captivants.

Il a toutefois fallu attendre deux décennies pour qu’un nouveau développement redéfinisse véritablement le rapport du sport à la vitesse. La raquette de tennis de table originale était une palette en bois recouverte d’une fine feuille de caoutchouc, mais en 1952, un joueur japonais a inventé une nouvelle raquette avec une couche de mousse éponge collée entre la lame de bois et la surface de caoutchouc. Cette couche supplémentaire n’amorti pas que le bruit de la balle qui percute la raquette, elle augmente surtout considérablement la vitesse et l’effet de rebond de la balle. L’effet de cette innovation a été rapide et définitif :

«La première fois que j’ai joué contre ‘de l’éponge’, j’ai eu l’impression d’être pris en embuscade par un.e adversaire invisible. On n’entendait pas l’impact de la balle sur la raquette, et comme la surface de celle-ci ne faisait qu’à sa tête, on ne pouvait pas anticiper le type de coup joué. La peur est entrée dans le jeu. Une nouvelle agressivité. C’était comme si vous aviez soustrait du jeu. Vous deveniez simplement quelqu’un que la balle devait dépasser à toute une allure». 2

Cette puissance retrouvée a déclenché une vague d’innovations techniques, les joueurs maîtrisant la physique complexe du topspin, du backspin, du sidespin et du corkspin. Ces possibilités ont à leur tour encouragé l’évolution d’une stratégie de jeu plus offensive et une préférence pour les volées extrêmement courtes (le “three-ball kill”).

À la fin du siècle, la combinaison de raquettes plus performantes et de colles plus rapides a accru la vitesse du jeu désormais plus volatile et exigeant une capacité de réflexe et une technique presque inhumaine. Un service peut faire tourner la balle à une vitesse allant jusqu’à 9000 tours par minute, et les joueurs échangent des coups à un rythme de 2 à 3 par seconde, avec une moyenne de seulement 3 à 5 coups par point. Le jeu s’était donc condensé en une série de micro-éclats à peine perceptibles. Cette vitesse extrême signifie que seuls les spectateur.trices expérimenté.es pouvaient apprécier la qualité des échanges. Pour l’observateur.trice occasionnel.le, le sport s’était tout simplement évanoui dans un épais nuage de virtuosité illisible.

Avant même l’interdiction de la ‘Speed glue’ en 2008, l’ITTF cherchait des moyens de rendre ce sport plus accessible par le biais de la réglementation. En 2000, par exemple, elle a augmenté la circonférence des balles de tournoi de 2mm et a changé leur matériau, passant du celluloïd au plastique. L’objectif était de ralentir le jeu, de diminuer l’effet de rotation et d’allonger la durée moyenne d’un échange afin de rendre les matchs plus conviviaux pour les spectateur.trices.

Pourtant, ni les balles plus grosses ni les colles plus lentes n’ont rendu le jeu plus compréhensible pour le grand public. Même un fois les vitesses réduites, les volées restent extrêmement courtes, ce qui rend le jeu peu dramatique et difficile à suivre. Les interventions de l’ITTF ont été inefficaces parce qu’elles ne s’attaquent pas aux stratégies qui façonnent véritablement la nature du jeu. Les tactiques offensives, bien que perfectionnées à l’époque de la ‘speed glue’, ont en fait moins à voir avec la vitesse qu’avec l’efficacité et la gestion des risques. Le “three-ball kill” domine car moins la balle est échangée, moins vous avez de chances de la rater. Or, cette stratégie est un moyen efficace de gagner des points et, en fin de compte, les joueurs compétitifs ne se soucient pas de faire un spectacle divertissant. Ils/Elles sont là pour gagner le match.

Il est clair que dans le contexte du tennis de table de compétition, l’abandon des stratégies offensives est illogique. Mais qu’en serait-il si cette structure compétitive était remplacée par une structure plus ouverte? Quelles autres stratégies pourraient émerger si nous supprimions l’impératif de gagner la partie le plus rapidement possible? Et comment ce changement d’intention pourrait-il transformer l’expérience du jeu, tant pour les participants que pour les spectateurs?

***

À l’automne 2016, en réponse à ces questions, nous avons proposé un ensemble de règles expérimentales pour jouer au tennis de table3. Nous avons recruté trois joueurs professionnels : Pierre-Luc Thériault, Antoine Bernadet et Edward Ly avec qui nous avons convenu d’explorer où ces nouveaux paramètres pourraient nous mener.

  1. Ce texte a été traduit par François Lemieux
  2. Howard Jacobsen, “Whiff! Whaff! The beautiful game may be coming home,”. Independent, 16 juillet 2010.
  3. Voir SPEED GLUE dans ce numéro ou ce lien

SPEED GLUE

Dorian Nuskind-Oder & Simon Grenier-Poirier

— Essayer de garder la balle en jeu le plus longtemps possible.
— Moduler la vitesse afin de rendre l’échange durable.
— Restez intéressé.
— Ce n’est pas grave de rater la balle, continuez simplement.
— L’échange prendra fin lorsque vous déciderez d’arrêter de jouer.

 

    Cruelly Repay Credit Where Credit is Due or Just Overdue It

    Bernard Schütze

    Pecunia, si uti scis, ancilla est; si nescis, domina1

    The debtor-creditor or stakeholder-shareholder opposition is the predominant social, political and economic relation within financialized capitalism, specifically in the way it structures everyday life through the production of consumer debt. The debtor-creditor basis inherent in financialized capitalism’s modus operandi is made quite explicit in the relation that one agrees to enter into in being granted the “privilege” of becoming a cardholder with all its advantages and responsibilities. The credit card figures as a major instrument to propel not only consumption, but, perhaps more importantly, to stimulate consumer indebtedness in order to extract value from the credit mechanisms that govern its functioning; i.e. a contractual agreement to accept high interest rates on overdue balances, rigid monthly minimum payments, credit rating surveillance etc., all this in return for easy access to a form of borrowed liquidity (i.e. leverage).

    The slightest deviance from the contractual rules, such as failing to pay the monthly minimum or going beyond the card limit, invariably leads to a cascade of harassment and punitive measures: downgraded credit rating, aggressive collection agent phone calls, continuing accruing interest on the unpaid amount, etc. For those who abide by the contractual rules and who have secured a sufficient monthly income to regularly pay down the borrowed amounts, the credit card can certainly serve as a convenient way to access liquidity. Heeding the call of the endless and omnipresent advertisement barrage that hegemonically shapes contemporary modes of subjectivation, the money-wise consumer can thus derive some benefit from the borrowing leverage afforded by this peculiar transaction medium.

    However, one does not need to be an economist or financial analyst to realize that consumer debt, which is to a large extent measured by unpaid credit card balance accounts, is soaring in Canada and the US. It is also not far-fetched to surmise that the credit-card issuers and the financial credit mechanisms of which they are but a cog, derive far more value from the“irresponsible,” debt-generating behaviours of a good part of the consumer population. It can therefore be argued that the profits generated from the credit mechanisms, such as gleaned from super high interests and credit card based debt swapping derivatives, probably represent a very significant source of liquidity earnings for credit card issuing corporations. The particular contractual agreement governing the terms one enters into in accepting a credit card of course also speak to the wider contours of our current political-economic sphere. With its fast-forward, expansion driven impetus the machine of the post-fordist economy appears to know no brakes, regardless of its evident short-mid-long-term contribution to the anthropocenic disaster that is looming on the planetary horizon. As it stands, finanicialized capitalism is not only unsustainable as such, it is itself an engine that threatens to destroy the very conditions of planetary sustainability on which the myriad life forms and life-feeding inorganic systems depend. These two aspects, the micro everyday debtor-creditor or shareholder-stakeholder social relation and the macro contours of the juggernaut post-fordist economy machine are in fact two sides of the same coin. Two sides that are respectively focused on by the two art projects under scrutiny here, Michel Eddy’s Infinite Cruelty, for nothing, which considers the debtor-creditor credit card relation from a satirical, carnivalesque inversion perspective, and Speed Glue, which examines the broader delineations of the macro economic system’s rules by altering a game of ping pong into an analogy for a more life-affirming relation than what is afforded under the current socio-politico-economic conditions.

    Infinite Cruelty, for nothing, a video piece in five acts and an epilogue in which a series of credit cards are subjected to various forms of traditional torture, literally inverts the debtor-creditor position by turning the credit card object (a metonym of the creditor) into the position of the debtor by subjecting it to various hilarious acts of cruelty aimed at divulging its inner workings and dark secrets. Filmed in a seedy snuff movie aesthetic, as evidenced by a handheld camera that roams through a darkened basement space, Infinite Cruelty, for nothing consists of an unfolding of various absurdly cruel episodes. In the first act, a newly received Tim Horton’s Double Double CIBC credit card — issued in the artist’s name — is dipped into a jar of hot tar various times before being carefully feathered in multi-coloured plumages. Afterwards it is doused with cold water to clean off the shame-inducing sticky accoutrements. While this is going on, a character wearing a bizarre rubber mask — reminiscent of a henchman, or a BDSM Dom — proceeds to call the CIBC customer representative to inquire into her current altered credit card status. The conversation centres on the notion that the card contains liquid that “allows transactions” to occur. After having unsuccessfully tried to extract liquid from the card, the cardholder asks the representative if the card’s liquid can run out and if the card has a memory, i.e. “if it remembers what is done to it.” The flummoxed representative gives as straightforward an answer as possible given the unusual, torturous questions. In another torment incident, when the cardholder-torturer asks: “what are the rules when, when, when pain is pleasure?” the sales representative responds in default mode with a perplexed “What are the rules when payment is not made?…” The credit card custodians are thus unwittingly drawn into this cruel and quite comical inversion of the business-as-usual polite harassment protocols. In this regard, Michael Eddy’s work is not only sadist in its content and actions, but also in its narrative strategy, which can be likened to Marquis de Sade’s novels in which acts of cruelty are the prelude for a reflective inquiry into fundamental questions.

    Indeed, each act of cruelty is followed by a real- life phone call inquiry-interrogation with a customer representative of the respective card-issuing institutions. The narrative progression thus leads to another episode in which a leather-clad Dom-like figure flogs a BMO MasterCard — tied to a stake — with a cat o’ nine tails until it cracks into pieces. This is followed by a particularly abject affair in which an Amazon card is buried in a pile of teeming worms. A penultimate act of cruelty features an American Express card fastened to a contraption and slowly stretched into a painfully elongated shape. This humorous nod to the medieval rack & stretch torture practice leads to a final conversation with a service representative centred on the notion of stretching the card’s limits and an anxious inquiry into the card’s identity and potential claims to immortality; hence the titular Infinite Cruelty. In the epilogue, the card is placed into a metal box decorated with a cultish figure engraved on its lid. The card is then put within this occult box, which is equipped with protruding nails on its lid’s inner side and bottom. As the henchmen closes the lid the card is punctured recto and verso and enshrouded into this coffin of sorts.
    End of video.

    These sidesplitting acts of torturing a hapless piece of plastic followed by spontaneous real-life conversations with its corporate custodians, transfers the financial violence normally exerted upon credit card using (abusing) human subjects to the transaction object itself as well as its corporate foot soldiers, who are employed to ensure that the attendant terms and regulations are properly adhered to and understood2. In thus comically turning the card object into a personified subject with a memory, who/which feels pain, who/which is self-interested (“it wants something from you”) and who/which has an uncertain identity and “life story,” Michael Eddy uses strategies of the absurd to reveal the cruel ordeals ordinary human subjects are put through when dealing with the Kafkaesque apparatus of the credit card corporations and their usurious lending practices3. As in any incisive satire, the use of ridicule and humour here serves to reveal and critique serious issues. Furthermore, Eddy’s proposition follows the logic of torture not only by way of the cruel acts performed but also through the efforts to get the cards and their corporate intermediaries to speak and reveal some of their precious secrets; secrets that maybe useful to better grasp the enemy’s position and intentions. Infinite Cruelty, for nothing thereby lays bare the underlying violence operative when we engage in everyday transactions made all too easily affordable through the little rectangular piece of plastic and its contractual terms. In the performance work, Speed Glue, Grenier-Poirier and Nuskind-Oder also explore finance-related notions of exchange and sustainability, but in a different perspective, driven not so much by exposing the cruel absurdity of the rules in place, but rather by imagining the possibility of an alternative set of rules that would do away with the notion of competition and a winner-takes-all ethos.

    The central concept behind Speed Glue4 is to remove the competitive rule structure from a game of ping pong by instructing two professional ping pong players to play not for points, but to sustain the game cooperatively as long as possible. The finite, zero-sum game basis
    of competitive table tennis is thus replaced with a potentially infinite game in which the pleasure of the exchange and beauty of play are the only surplus value worth striving for. The piece presents two professional players exchanging a ball for as long as they possibly can, with no other goal in mind but to return the shot over the net (hedge), either high or low (shorting or going long) and into the partner’s side of the court.

    This apparently simple proposition is however rife with meaning, especially when it is viewed in relation to finance and value, as it offers an utopian re-evaluation of the rules whereby we play our games, one in which cooperation and the surplus value of life derived from play and mutual enjoyment trump strive and winner-take-all profit seeking. In removing the win-motive or profit-motive from the equation, Grenier-Poirier and Nuskind-Oder introduce something akin to a Fourier-like utopian vision in which struggle and harsh labour are replaced by cooperation and mutual support in view of a common and shared well-being. In eliminating the competitive edge, the work transforms what is normally a finite battle — albeit quite pleasurable within the confines of the game’s leisure structure — into a potentially infinite game that is closer to dance and artful style than a struggle to maintain the upper hand until victory is assured. There is a plethora of finance analogies to be derived from the highly mobile and fluid game of ping pong, but as this may be slightly hors propos here and risks overstretching my allotted space, I will leave such considerations for another time and space. For now, I will limit such parallels to the evocation of the notion of arbitrage. “Arbitrage is the means through which a volatile field of trading in assets is kept liquid.”5 When transposed to the game of ping pong, arbitrage can be viewed as the incessant trading back-and-forth of a symbolic means of exchange or token (ball) for a symbolic return (points, sets, matches) on investment (placement of ball on the volatile tradingfield, such as a ping pong table or market, according to a set of pre-established rules, i.e. market place regulations or rules of ping pong) in view of winning and taking home the whole kit and caboodle (match, tournament or profit). In simply subtracting the stakes from the back-and-forth exchange, the arbitrage dynamic is transformed into an exchange of mutual benefit and enrichment, in lieu of the predominant struggle to win at the expense of one’s opponent or competitor. Speed Glue thereby mobilizes the analogy of a potentially infinite ping pong game to envision a situation in which outcomes and living conditions are greatly improved simply by changing the rules of the game from an antagonistic platform to a cooperative one.

    Infinite Cruelty, for nothing and Speed Glue, each in their way, abstract certain elements of the hegemonic finance relation we all find ourselves, to lesser or greater degrees, entrapped by. However, this abstraction, this simplifying or isolating of certain elements of a complex phenomenon so as to better illuminate it, casts a revealing eye on the deliberately byzantine abstractions of the post-fordist economic leviathan. Clearly these works will not have much of an effect on the operating logic of the ever-churning and steamrolling apparatus of financialized capitalism, but they do allow us to conceive of alternatives to the cruel and relentless charge of the debtor-creditor, shareholder-stakeholder equation, which is clearly based on a form of asymmetric warfare in which the former engage in a zero-sum game that leaves all too many of the latter systemically short-changed. Viewed in juxtaposition, the two art projects, one based on satire and derision exposing the inherent cruelty of the debtor-creditor calculation, and the other on an utopian imagining of an other, more cooperative framework of exchange, offer the possibility of introducing another affordance, another means to structure the relations between ourselves and the world we live in and by.

    1. Latin proverb. Translation: “If you know how to use money, money is your slave; if you don’t, money is your master.”
    2. For instance, when one has overdrafted a credit card account, the (automated) response from the institution reads as follows: “your account has been struck with a limitation and access is now restricted.” The violent undertone of the verb “struck” is indeed telling here, not to say striking.
    3. On a little side note, after repeatedly witnessing the series of torture incidents, I was almost expecting an inquisitorial outing in which the credit card would be burned at the stake in a sort of auto-da-finance. Such an ultimate treatment would in fact turn the plastic into an oozing liquid that could then re-solidify into something of no value whatsoever. Just a thought.
    4. At first I thought the title was some clever contraction of an accelerationist desire for speed and a substance (glue) that would somehow thwart its movement. This appears to be an erroneous reading, as “speed glue” is in fact a technical term for a special glue table tennis players use to re-fix the rubber surfaces to the racket or paddle. This has an apparently advantageous accelerationist effects on the speed of play, but no effect on capitalism’s ever faster, rudderless advance.
    5. Randy Martin, “From the Critique of Political Economy to the Critique of Finance,” in Derivatives and the Wealth of Societies, Benjamin Lee and Martin Randy eds.,The University of Chicago Press, Chicago, 2016, p. 174

    La vague qui nous porte

    Anne Lardeux

    “Box by Box1 is a tough place to get in and out of, even if you have the ability.”

    Le trader et l’ethnographe2

    Le Trader

    J’ai commencé comme clerk, commis de plancher à la Chicago Board Trade. Je faisais par téléphone le lien entre les clients à l’extérieur de la salle et les traders sur le pit... C’est une job épuisante, tu es en tension entre deux pôles, mais c’est un excellent poste d’observation : à la fois au cœur et en retrait… Tu inscris les deals passés entre vendeur et acheteur pour qu’ils soient immédiatement intégrés au flux des valeurs. Ce sont ces inscriptions mêmes – ces clôtures – qui sont et qui font le marché, dans leur immédiateté et leur succession. Un prix inscrit devient déjà immédiatement un prix du passé. Quant au futur, il ne fait pas partie du jeu… enfin il attend au-dehors. Le marché est un tournoi qui découpe un discrete present 3, c’est ce qui se joue là qui compte et qui vaut. Il est le jeu mais il est aussi l’arbitre et tous les joueurs réunis, il est l’équilibre infini de son propre… écoulement ? Entre nous, on compare notre pratique au surf… Le marché est une vague sur laquelle nos positions essaient de surfer, en même temps qu’il est le résultat de la composition collective de nos positions. C’est cette composition collective qui lui donne sa forme à partir de laquelle chacune des positions individuelles se réajuste.

    L'Ethnographe

    Est-ce que c’est un espace magique?

    Le Trader

    C’est un espace de transe oui…

    L'Ethnographe

    Et le dieu serait le marché? Vous, ses instruments de divination?

    Le Trader

    Dis comme ça… heu je ne sais pas !!…
    On n’attend rien du futur, on ne cherche pas à voir ce qui s’y dessine, on le performe.

    L'Ethnographe

    Qu’est ce qui fait un bon trader selon toi?

    Le Trader

    Avec le temps, j’ai appris en parlant aux vieux renards des planchers à reconnaître un bon trader. Je crois que j’en suis devenu un mais ça se reconduit sans cesse! (Il rit). Rien n’est jamais gagné. D’abord, il y a une certaine violence à se faire : il faut dissoudre les liens avec le monde au-dehors. Tu ne dois pas penser ni à tes trucs privés, ni aux sommes réelles en jeu… Tu comptes en ticks. Il m’a fallu en passer par tout un travail de purge : me délester de mes affects et de mon individualité pour devenir, oui c’est vrai, une sorte d’instrument du marché… Ah, mais ça n’est pas exactement ça… en fait il faut… il faut l’incorporer le marché, l’incorporer pour en ressentir les moindres flux, y être intimement connecté. C’est à la fois un abandon et une discipline. Très intime, parce que tu finis par sentir arriver du fond de ton cerveau, mais aussi de tout ton corps, l’influx nerveux qui transporte ta décision, qui en fait est plus un move qu’une décision rationnelle. Dans cette «zone», pour que ça marche, il faut que tu puisses agir sans penser explicitement. J’ai déjà eu des grands moments d’extase, c’est un peu gênant parce qu’en fait c’est proche d’un orgasme. J’ai déjà eu aussi vraiment mal, les fois où tu es resté stické sur une valeur sans voir que le marché est en train de se retourner contre toi et qu’il va t’aplatir… Quand tu fais perdre très, très gros à un client parce que tu as espéré, souhaité ou prié pour que quelque chose arrive…

    L'Ethnographe

    Mais il y a des choses que tu as apprises, que tu appliques et avec lesquelles tu calcules? Tu maîtrises des outils économiques… Toi et tes confrères, vous êtes passés par les plus grandes universités, non?

    Le Trader

    Oui, mais il n’y a pas de savoir expert qui tienne ici… Enfin si, mais il se situe du côté de la règle qu’il faut comprendre et maîtriser bien sûr… C’est comme un passe-droit, tu n’entres pas ici si tu n’as pas traversé ça et on travaille hyper fort. Mais la pratique, elle, ne se rapporte plus à cette expertise là, parce qu’en gros il faut dealer avec quelque chose de toujours émergent, de chaque fois indéterminé et être capable d’enchaîner une action à une autre, pour produire de la valeur…

    L'Ethnographe

    La sacro-sainte shareholder value ?

    Le Trader

    (Il rit !) Oui, celle-là même! Si elle va bien, tout va bien.

    L'Ethnographe

    C’est un jeu désespéré non?

    Le Trader

    Oui et non. Enchaîner des actions l’une à l’autre, c’est tout sauf désespéré. C’est peut-être même la condition de l’espoir justement, dans le sens où ça devient une fin en soi qui s’auto-alimente et est son propre mouvement… Ce qui est certain c’est que c’est un jeu tough dans lequel il faut apprendre à entrer, mais dont il faut savoir sortir aussi. Anyway, tu te fais éjecter très vite si t’apprends pas. C’est toute une discipline… Il faut suivre le rythme de ce qui bat là sans penser à autre chose qu’à cette chose et ses mouvements… C’est un jeu infini où tu disparais.

    L'Ethnographe

    Et le monde réel là, au-dehors, avec son futur justement, qu’est-ce que vous en faites?

    Le Trader

    Ah ça… je ne sais pas. Je dirais que c’est à lui de trouver sa propre radicalité. De travailler un geste qui maintienne possible quelque chose. Ou plutôt qui ouvre quelque chose.

    L'Ethnographe

    Qui ouvre un abri?

    Le Trader

    oui… peut-être un abri, mais un abri, on peut y mourir aussi… Disons peut-être une continuité ? Enfin de quoi affronter ce perpetual unrest, de quoi conserver une mobilité.

     

    La main sur la vague

    Dans les années 70, une bande de jeunes d’un quartier de Los Angeles au sud de Santa Monica glisse entre Venice et Ocean Park. Ils ne le savent pas encore, mais ils vont incarner un avatar sexé (le dernier?) du rêve blanc américain : swag blond, virtuose et désinvolte. Certains mourront, éternellement z-boys indociles, d’autres vieilliront pleins d’eux-mêmes et de coke au bord de piscines californiennes, celles-là mêmes qu’ils ont inventées dans leur jeunesse flottante.

    C’est dans les ruines de Ocean Park au milieu de poutrelles d’acier que ces gamins surfent. Des mauvais garçons issus de Dogtown, quartier ghetto d’une pauvreté blanche laissée à elle-même et qui s’élève sur les vagues. Trois types ont un magasin de surfs où ils vendent les planches qu’ils fabriquent. Ils bricolent et commencent à s’intéresser aussi à d’autres formes de glisse. Ils repèrent et récupèrent quelques uns de ces enfants perdus et les mettent sur les récents skates qu’ils ont conçus. C’est ainsi que les Z-boys (Z pour Zéphyr) sont nés. Ils ont une dizaine d’année, ils sont échevelés et téméraires. Ils occupent une crique où se cassent des vagues géantes au milieu des débris du parc d’attraction à l’abandon et, quand les vagues ne viennent pas, ils vont les chercher ailleurs en montant sur leur skate.

    En 73, une sécheresse aspire la Californie et vide les piscines de ses quartiers riches. Les formes en creux – de courbes et d’arêtes – aperçues derrière les haies appellent les mêmes gestes que la mer permet.

    L’été durant, des gangs sillonnent ces quartiers pour repérer et investir les swimpark des villas désertées. Ils transposent leurs gestes du surf au skate : la main sur la vague du roi Bertleman devient main sur le béton pour pivoter. C’est désormais une figure classique, un bert slide. La verticalité à la papa des rouleux des sixties est complètement réfutée : le corps se plie, descend en position très basse et remonte en même temps que la «vague» (ici une pente) pour la suivre. Les moyens du surf sont détournés et adaptés pour continuer à glisser avec ou sans la mer. La vague est reconstituée ailleurs. De cette avant-garde, nourrie d’une crise, se développe une pratique qui est aussi un ethos : le skate dans son rapport très spécifique à l’espace de la ville réchappe à ses interdictions et ses usages assignés. Il transforme le moindre dénivelé en potentielle surface d’élancement. Il épouse et révèle des interstices à même le présent de la ville qu’il active en matrices vivantes qui ne cessent de s’ouvrir et de se refermer. En finance, on parlerait d’arbitrage – le terme désigne un écart temporaire de prix entre deux marchés dont le financier entend tirer profit. Randy Martin4 a dit de belles choses sur ces pratiques dites dérivatives qui tirent le futur vers soi. Elles constituent un enjambement décisif qui caractérise une société, fondée non plus sur la sécurité et la protection mais sur le risque, ses mobilités volatiles oscillant entre gain et perte dans un mouvement impossible à fixer.

     

    Les Hackers

    Ils ont fait de notre garage leur atelier. Ils ne faisaient que passer, puis finalement ils sont restés, ils se relaient et dorment sur les tapis et le vieux canapé. Ils veulent tout recommencer et fabriquer des nouveaux circuits. Le dispositif qu’ils fabriquent est la marque en creux de celui qu’ils veulent détruire. Leur projet est vaste et basique – vivre «librement» – et ça concerne en premier lieu le cercueil d’où ils ont réchappé : l’université dont il s’agit de reploguer les savoirs à des nouveaux récits, de repeupler les soubassements des élans vitaux qu’elle réfute. Ils défient les ordres morbides de l’institution, défrisent son jabot et secouent leurs propres marteaux. En face d’eux, les figures qu’ils affrontent avec lesquelles parfois ils se confondent pour les défaire de l’intérieur: il y a le juge, il y a l’avocat, il y a des polices, il y a ceux qui ne veulent plus rien d’autre que l’ordre qui les soumet, il y a aussi le gestionnaire de portefeuille, le yuppie siliconé dans son bus climatisé, les multinationales et leurs salariés encloîtrés, vegan
    et bienheureux… et par dessus tout il y a la shareholder value qu’ils veulent hacker.

    Il leur faut fabriquer un accélérateur et dans le fond rien ne leur manque qu’ils ne sachent patenter. Le travail avance vite, plus vite qu’ils ne l’ont prévu, plus vite même que l’idée qu’ils essayent de s’en faire. Et pourtant il faudra bientôt en penser quelque chose. Ils commencent à travailler dès qu’ils ouvrent les yeux et n’arrêtent que lorsque la fatigue vole le sens à leurs gestes et les trouve hébétés au milieu du chantier aux petites heures du matin. Alors ils posent tout, alors ils font bouillir de l’eau et sortent les alcools. Des amis les visitent, de France, d’Irlande, d’Allemagne, d’Inde, intrigués par leurs travaux, venant s’en inspirer ou juste donner un coup de main. Certains, sans crier gare, se fondent à l’équipe; d’autres s’annoncent longtemps à l’avance et, une fois repartis, postent des selfies devant la chose en devenir, les yeux petits du manque de sommeil. Il ne s’agit pas d’être visible ou de ne pas l’être, il n’y a pas de mots d’ordre. Ce qui compte c’est de faire, partout et avec qui veut bien. Il n’y a pas de manifestes écrits, mais des espaces «ouverts» disent-ils, «certains sont des espaces horizontaux et anarchistes et d’autres sont plus hiérarchisés, organisés autour d’un noyau dur» et que plus grand chose ne distingue d’une start up. Cet esprit d’entreprise, ils ne le renient pas. Ils apprennent tout sur le tas, avec avidité comme des enfants libres échappés des écoles sèches et maigres des institutions. Ils feront de l’argent? Oui sans doute, ils trouveront des applications à leurs recherches. Et bien qu’ils ne doutent pas que grâce à eux le monde devienne «meilleur», ça ne donne pas de direction précise à leur action. 2008 les a vu émerger, se multiplier, essaimer dans le sillon de la crise et dans celui agité du courant Occupy. Occuper le trottoir, par la présence même produire du politique. Ils sont les branches vivaces de ce présent fertilisé. «Nous ne demandons rien ni ne promettons rien. Nous n’avons pas de programme nous sommes le programme» expliquent-ils à l’ethnographe qui les questionne. Ils avancent comme on fend une mer d’un sillon précaire. La loi, cette arpenteuse inlassable, referme derrière eux leur champ d’action et, toujours déjà, re-balise les territoires qu’ils ouvrent. Leur idée est de prendre assez d’avance pour avoir le temps de se retourner sur elle : hacker la loi et ses injonctions. Au texte même de son avancée, inscrire à son envers le code des lignes antipoison. Même chose avec l’argent, il faut le contaminer autant que le détourner. L’ethnographe sans poste les écoute en mangeant distraitement ses céréales. Elle essaie de penser différemment à son compte en banque exsangue où ne repoussent plus que les versements d’un dernier post-doctorat qui bientôt tarira.

     

    Les viaducs anticapitalistes

    Il court, elle court derrière lui. Les cheveux dans les yeux, la lanière du sac qui l’entrave. Ses pieds vont à une cadence effrénée. Mais déjà le grillage est là il faut l’escalader. Il balance son sac par-dessus et s’élance

    puis se retourne vers elle, viens dépêche-toi. Elle commence à grimper, un pied qui glisse, le poids de son corps au bout des doigts. Elle se reprend et une fois en haut, passe la jambe droite par-dessus la grille, toute tremblante. Juchée ainsi, elle essaie de garder l’équilibre en même temps qu’elle passe la jambe gauche. Il a déjà sauté de l’autre côté, récupère son sac, vas-y saute! Elle entend derrière elle la course des vigiles qui se rapprochent. Elle saute et c’est long… Elle retombe pieds

    et mains au sol. Il faut se redresser s’élancer malgré le ressort cassé des jambes. Mais ça revient, cette fois elle court plus vite, le grillage protégeant leur fuite, la peur ne lui coupe plus l’élan. Ils courent longuement, ils courent le long de rues désertes de parcs humides de terrains de foot phosphorescents de viaducs anticapitalistes. Quand ils sont fatigués, ils sautent dans un bus qui relaie leur course et l’emporte plus loin à l’abri de son rouli-roulant rassurant, qui est comme une maison qui est à tout le monde.

    Nous courons pour nous sauver nous courons pour respirer nous courons en animaux bien aiguisés plus forts encore de découvrir cette puissance. Nous aimerions courir la nuit entière enjamber des pipelines des voies ferrées fouler le sol marqueté des banlieues le béton de tunnels déshérités abandonner la peur à son sillon creux. Nous sommes prêts à recevoir les ondes du monde.

    1. Plage de la Barbade, où est mort un jeune surfer pendant le passage d’Irma.
    2. L’échange qui suit est une interprétation romancée à partir du travail des fabuleuses anthropologues : Caitlin Zaloom, The discipline of speculators, Ong et Collier, 2005 ; Karen Ho, Liquidity. An ethnography of Wall Street (2009) ; Hirokazu Miyazaki et Annelise Riles «Failure as an Endpoint», Ong et Collier, 2005. Il est également question du travail de Randy Martin. Voir son ouvrage : Knowledge LTD: Towards a Social Logic of the Derivative publié en 2015).
    3. On traduirait ici discrete par distinct, découpé, clos.
    4. Randy Martin, Knowledge LTD:Towards a Social Logic of the Derivative (2015).

    Derivative Tales of Futurity

    Erik Bordeleau

    God has a financial attitude
    Weather is water with a financial attitude
    In attitude we trust
    #Atmospheric Collateral
    #Liquidity_for_the_21st Century

     

     

    “We risk being the first people in history to have been able to make their illusions so vivid, so persuasive, so ‘realistic’ that they can live in them”.1

     

    “Allan Greenspan loved deregulation. He was also one of Ayn Rand’s disciple. (…) Ayn Rand was the most formative intellectual influence on the man who oversaw the Federal reserve during a period of intense deregulation. The predictable result of this deregulation was a series of speculation bubbles that destroyed the economy. It’s arguable that Ayn Rand’s finest achievement was not the authoring of two shitty novels. It’s arguable that Ayn Rand’s finest achievement was crashing the economy 25 years after her death”.2

     

    20th century sociologist Robert K. Merton is credited with coining the expression “self-fulfilling prophecy” and formalizing its structure and consequences. In his 1948 article Self-Fulfilling Prophecy, Merton defines the self-fulfilling prophecy as a false definition of the situation evoking a new behavior which makes the original false conception come true. Fake it until you make it – Merton was basically defining the capitalist subjective regime of self-confidence as all-terrain technique of psycho-affective capture.

    About 20 years later, his son, the duly and self-fulfillingly named Robert C. Merton, published a paper expanding the mathematical understanding of the options pricing model, and coined the term “Black–Scholes options pricing model”.The Black-Scholes (and Merton) probabilistic formula is like a navigational device to cruise through the sea of derivatives. It provided a rational way to price a financial contract when it still had time to run. “It was like buying or selling a bet on a horse, halfway through the race” (Ian Stewart). The financial sector called it the Midas Formula and saw it as a recipe for making everything turn to gold.

    The probabilistic model coincided almost perfectly with the course of the market until the real kicked back in full contingent mode with the October 1987 krach.

    “This is the ultimate logical conclusion of the para- dox of the derivative: not that each derivative is a new beginning, but that each derivative is a new present of time. It produces no future out of itself, only another and a different present. The world of finance capital is that perpetual present – but it is not a continuity; it is a series of singularity-events”. 3

     

    ***

     

    “Within capitalist futures markets, the non-actual has effective currency. It is not an “imaginary” but an integral part of the virtual body of capital, an operationalized realization of the future. It is scarcely imaginable that the Left is willing to follow the path it has set out upon here, therefore, unless through thoughtlessness of simply staggering proportions, since it necessarily leads to the conclusion: while capital has an increasingly densely-realized future, its leftist enemies have only a manifestly pretend one”. 4

     

    ***

     

    ‘I distrust the future so much that I only do projects for the past.’ The future, just like the crisis, is no doubt today one of the principal and most efficient apparatus of power. Be wary, both in private and in the public sphere, of who offers you a future: this person is almost always seeking to trap or deceive you”.5

    1. Daniel J. Boorstin, The Image: A Guide to Pseudo-Events in America. 1961
    2. Jarett Kobek, I Hate the Internet. We Heard You Like Books, 2016
    3. Frederic Jameson on the radical contingency of the derivative form
    4. Nick Land, On #Accelerate, #2b
    5. Giorgio Agamben, in laguna

    Economic Space Agency et le futur de la finance

    Erik Bordeleau

    La proposition d’Economic Space Agency (ECSA), qui fait suite au projet Robin Hood Hedge Fund Cooperative, tient en deux mots: opensource finance, c’est-à-dire, hacker le code et l’esprit de la finance hiérarchique et extractive pour en inventer un nouvel usage, décentralisé et orienté-commun. Le fantasme heuristique qui anime cette proposition: prendre la finance par le milieu, atteindre à sa dimension d’effervescence collective propre; rester avec le trouble financier donc et ainsi, peut-être, faire autrement l’expérience de cette «logique sociale des dérivés» que Randy Martin relève dans ses études sur le rapport entre danse et finance et qu’Anne Lardeux et Bernard Schütze évoquent à leur façon dans leurs textes respectifs. Car sur quoi la finance fait-elle prise? Hypothèse : sur le qui vient des formes de vie, sur leur présence futuriale. Peut-on imaginer quelque chose comme une finance dite nomadique, une forme insoupçonnée de planning fugitif qui se pratiquerait selon les règles informelles de l’Undercommons et qui, tout en demeurant fidèle à ses sources vibrantes et précaires (résistant donc aux injonctions de se «mettre en valeur»), serait en mesure de répondre au fameux problème de l’organisation politique et de la coordination disjonctive des usages et des forces qui veulent rompre avec l’ordre actuel du monde?

    La tentative d’élaboration d’un contre-pouvoir à même la puissance de capture de la finance est un projet risqué et ambitieux, imprégné de la séduction qu’exerce tout ce qui est à la fois extrême et nécessaire. Les dangers qu’il encoure font d’ailleurs l’objet d’une unanimité quasi-spontanée parmi les «gens de gauche». Dans l’épreuve posée par la finance spéculative, il en irait, semble-t-il, de rien de moins que du danger de perdre son âme. Je préférerais pour ma part dire plus modestement de notre belle âme, telle qu’elle se voit désormais mise à découvert face à la matérialité bien réelle de la volatilité impliquée et des fluctuations macro et micro- économiques qui configurent notre temps.

    (Si d’ailleurs on voulait se donner une définition négative et provisoire de ce qu’est la finance et de comment elle agit sur nos vies, on pourrait commencer par en reconnaître la marque partout où l’on tire un peu trop fort le futur vers le présent).

    Cela fait maintenant un peu plus d’un an que je me suis engagé dans cette exigeante aventure aux côtés du SenseLab, en réponse à un défi lancé par Akseli Virtanen, théoricien deleuzien de la finance et CEO d’ECSA. La question que nous a adressé Akseli est aussi simple que provocatrice : vous qui êtes normalement si créa- tifs, pourquoi n’envisageriez-vous pas la finance comme medium expressif?

    C’est que le SenseLab cherche à fonder l’Institut des 3 écologies, un lieu d’apprentissage transdisciplinaire et expérimental qui entend échapper à la logique néolibérale défigurant le rapport au savoir et à la pensée. Une des difficultés réside dans le fait de vouloir se soustraire au pouvoir des institutions existantes tout en cherchant à instaurer un processus qui sache tenir et se renouveler dans la durée. Nous avons donc approché des milliardaires charitables, des millionnaires de bonne volonté : à leur humble avis, notre projet devrait normalement trouver financement auprès… des universités. Le capital caritatif a en effet ses propres règles de (re)mise en circulation. Nous ne sommes pas exactement ce qu’on pourrait appeler une cause humanitaire, pas plus qu’un investissement artistico-spéculatif (ou enfin pas encore). Le SenseLab travaille désormais à se constituer comme espace schizo-économique ou alter-financier, s’inspirant du mode d’existence et des propriétés organiques étonnantes du céphalopode pour inventer une économie transindividuelle qui ne se fonde pas sur le principe exclusif de la transaction entre sujets d’intérêt.

    L’Institut des 3 écologies s’inspire d’un livre de Félix Guattari du même nom. Incidemment, dans des pages d’une précision prophétique, Guattari esquisse les grandes lignes d’une pensée pluraliste de la valeur qui résiste à la mise en équivalence généralisée qu’opère le capitalisme – l’essentiel même de la vision d’ECSA :

    «Il est de moins en moins légitime que les rétributions financières et de prestige des activités humaines socialement reconnues ne soient régulées que par un marché fondé sur le profit. Bien d’autres systèmes de valeur seraient à prendre en compte (la “rentabilité” sociale, esthétique, les valeurs du dé- sir, etc.). Seul l’État, jusqu’à présent, est en position d’arbitrer des domaines de valeur ne ressortissant pas du profit capitaliste. (…) Ce qui condamne le système de valorisation capitalistique, c’est son caractère d’équivalent général, qui aplatit tous les autres modes de valorisation, lesquels se trouvent ainsi aliénés à son hégémonie. À cela, il conviendrait, sinon d’opposer, à tout le moins de superposer des instruments de valorisation fondés sur les productions existentielles qui ne peuvent être déterminées ni en fonction uniquement d’un temps de travail abstrait, ni d’un profit capitaliste escompté. De nouvelles “bourses” de valeur, de nouvelles délibérations collectives donnant leur chance aux entreprises les plus individuelles, les plus singulières, les plus dissensuelles sont appelées à voir le jour – s’appuyant en particulier sur des moyens de concertation télématiques et informatiques. Cette promotion de valeurs existentielles et de valeurs de désir ne se présentera pas, je le souligne, comme une alternative globale, constituée de pied en cap. Elle résultera d’un glissement généralisé des actuels systèmes de valeur et par l’apparition de nouveaux pôles de valorisation1. (Je souligne)

    En lisant la description de Guattari, on pourrait être pris d’une envie de recul, voire d’un certain vertige: to value or not to value – telle est-elle la question? Elle divise en profondeur le champ de la pensée philo-politique contemporaine. Certains, comme Giorgio Agamben ou Dalie Giroux (voir son texte dans le présent numéro), préfèrent décrire une pensée des usages destituants par lesquels désœuvrer la valeur et apprendre à vivre dans les ruines du capitalisme. Guattari s’inscrit plutôt dans un sillage pragmatico-spéculatif (tout comme Brian Massumi) et, dans une moindre mesure, post-marxiste (avec Maurizio Lazzarato). Cela laisse davantage place aux innovations technologiques, voire à réhabiliter au passage une certaine pensée non-capitalisante du marché. Les nouvelles «bourses de valeur» s’appuyant sur des «moyens de concertation télématiques et informatiques» contemplées par Guattari sont en effet désormais rendues possible par l’émergence de la technologie blockchain. Blockchain est un grand registre comptable automatisé et cryptographique, une manière révolutionnaire de coordonner des systèmes informatiques décentralisés. C’est le web 3.0, un «Internet de la valeur» qui permet de procéder de manière sécuritaire à toutes sortes de transactions, monétaires ou autre, par l’entre- mise de «contrats intelligents» ou smart contracts. Bitcoin constitue la première expression du blockchain, mais de multiples autres usages sont possibles et restent à inventer. On projette sur blockchain de nombreux espoirs, parfois plus ou moins justifiés. Il apparaît comme l’horizon ultime de la transparence informatisée, le nouveau récipiendaire des promesses de gouvernance automatisée et immunisée contre la corruption humaine. Un outil qui permettrait, par exemple, comme le suggère l’ambitieux projet Bitnation, de remplacer la politique par les lignes de code (un grand rêve libertarien s’il en est).

    L’intérêt proprement politique de cette nouvelle technologie réside, entre autres, dans son potentiel de décentraliser la finance par l’entremise d’une prolifération d’«organisations autonomes distribuées» (connues sous le sigle anglais DAO) capable d’émettre, si elles le désirent, leur propre crypto-monnaie. En fait, dans la foulée de Bitcoin, c’est le concept même d’argent qui est entré dans une profonde mutation. À titre d’exemple, on peut très bien concevoir des monnaies numériques qui se dévaluent automatiquement selon certaines modalités (demurrage fee). Elles font ainsi obstacle à la thésaurisation (l’accumulation de liquidités sommeillant dans des comptes bancaires) – on parle en ce sens de com- moneyism (voir par exemple Freicoin ou le projet DCENT – Decentralized Citizen Engagement Technologies).

    Peut-on envisager le jour où, adoptées à plus grande échelle, ces crypto-monnaies deviendront les vecteurs de nouveaux agencements collectifs capables de tenir tête à l’oligarchie bancaire néolibérale et son arme de prédilection, la gouvernementalité par la dette ? Est-ce que les DAO ainsi constituées réussiront à réclamer une part de l’invraisemblable richesse concentrée entre les mains de quelques-uns et qui entoure toute chose telle un halo prédateur ? «Le meilleur moyen de voler une banque», selon Johan Sjepstra, «c’est de créer une monnaie». Qu’en serait-il d’une multitude d’émission de formes monétaires décentralisées activant des claims mutualisants et fondées sur le principe du mutual stakeholding, c’est-à-dire sur une logique écologique qui honore le fait que les vivants sont toujours déjà en jeu les avec les autres, partenaires de bout en bout («we are at stake in each others’s company (…) partenered all the way down» écrit Donna Haraway)? Est-ce que les capacités inédites d’enregistrement offertes par blockchain pourrait servir des fins nomadiques plutôt que platement bancaires ou étatiques? Imaginez : mille plateaux crypto-financiers opérant la transition hors du régime de la mise en équivalence généralisée, suivant des processus de valorisation hétérogènes et multiformes qui déterritorialiseraient peu à peu le monopole souverain de l’émission monétaire sur lequel s’appuie la finance prédatrice ; mille plateaux crypto-financiers qui se refuseraient à ce que l’expérience transindividuelle qui les traverse soit capturée par le capital et qui s’organiseraient effectivement pour que tel ne soit pas le cas.

    La politique, telle qu’on l’entend généralement, requière des sujets unifiés et volontaires. Penser à l’orée de la finance nous oblige à envisager la possibilité d’une politique dite dividuelle, à l’image de l’assemblage plastique et distribué (bundling) des attributs qui font la composition même des produits dérivés. C’est une proposition risquée, parce qu’on sait très bien ce qui arrive aux sujets de la financialisation. La financialisation, comme l’écrit un ami, «a pour effet intentionnel de réorganiser et transformer tout sujet, dans la mesure où il est attaché aux objets qu’elle met en gage, en rapports de crédit parlant et marchant, rapports qui contractent ensuite leur propre effet de contagion financière». Et pourtant, je crois que ce n’est «qu’à ce prix», c’est-à-dire au prix d’un corps-à-corps avec les processus de capture de valeur matérielle et immatérielle qui définissent le capitalisme sémiotique et financier contemporain, qu’on peut envisager l’élaboration de contrepouvoirs crédibles et en phase avec la plateformisation croissante de nos vies.

    1. Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989, p.65-66

    Passport sandwish (2014)

    Michael Eddy