Le Merle

vol.4 no.1, Automne 2017
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Institutions & paroles inattendues
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Institutions & paroles inattendues
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Dans ce Merle couleur d’alerte et couleur de menstruation, on s’interroge sur les luttes qui agitent les arts, l’éducation, le quotidien. Les rhétoriques qui les freinent, et ce qu’à leur tour elles désamorcent : la clôture de l’espace public, la clôture de l’espace de l’art «professionnel», le travail non rémunéré qui soutient cet art, le soin toujours perçu comme handicap – toujours fait handicap. Édité par Edith Brunette & François Lemieux.

Lignes de lutte pour une histoire sociale du musèlement

David Thomas

Mon but dans cet article1 est de situer dans une perspective historique les conflits récents survenus au sujet de cette institution fondamentale de la démocratie libérale qu’est la liberté d’expression. Les évènements qui ont provoqué mon intervention sont certainement connu de la plupart des lecteurs, mais un rappel est toujours utile. Voici : en même temps qu’une faction de la population étudiante, s’éveillant au militantisme, s’organisait afin de contrer la montée d’un mouvement politique fasciste technofuté et de plus en plus répandu – autoproclamé alt-right, soit «l’autre droite» (comprendre l’extrême droite) –, la pratique du musèlement devenait un élément vital de la réaction tactique de la gauche radicale. Cordon sanitaire pour ses défenseurs, produit d’idéologues vivant dans la ouate pour ses détracteurs, le musèlement consiste à empêcher des opposants politiques d’avoir accès aux moyens institutionnels qui leur permettraient de répandre leurs vues. C’est une tactique qui a reçu des critiques de tous les côtés du spectre politique. De fait, le phénomène a tellement perturbé la sensibilité naturelle des libéraux qu’il a suscité les commentaires du président sortant, Barack Obama, dans les derniers jours de son mandat :

J’ai entendu dire que sur certains campus, on refuse d’accueillir des conférenciers parce qu’ils sont trop conservateurs, ou encore, on refuse de lire un livre s’il emploie des mots offensants pour les Afro-Américains ou si les femmes y sont rabaissées… Je dois vous dire que je ne suis pas d’accord avec ça non plus. Je ne pense pas, quand vous entrez au collège ou à l’université, qu’on doit vous protéger, vous mettre à l’abri des opinions qui ne sont pas les vôtres… Il m’est arrivé de réaliser que j’avais peut-être manqué d’ouverture d’esprit, que je n’avais peut-être pas tenu compte de tel facteur, que je devrais peut-être voir les choses du point de vue de telle personne… Ça sert à ça, les études, au moins en partie… On ne devrait pas réduire [ces personnes] au silence en leur disant «Vous ne pouvez pas venir ici parce que je suis trop sensible pour entendre ce que vous avez à dire»… Ce n’est pas non plus comme ça qu’on apprend2.

Cette remarque de M. Obama cristallise bien la façon dont la tradition intellectuelle libérale conçoit l’utilité sociale de la liberté d’expression. En effet, la liberté d’expression est la pierre angulaire d’une approche utilitariste et procédurière du développement politique et technologique, une approche selon laquelle le combat entre des élites intellectuellement aptes serait le creuset du progrès social. La libre expression de l’opinion des élites est perçue comme le catalyseur indispensable au développement toujours plus rapide de nouvelles connaissances dans le monde moderne, dans la mesure où le choc des intelligences non entravées est le moteur de l’histoire.

John Stuart Mill est l’un des premiers philosophes du libéralisme politique à avoir formulé cette conception désormais hégémonique des vertus sociales de la «libre expression». Résumant la pensée de Mill tout en lui apportant des correctifs et des précisions essentielles, le politologue Michael Donnelly observe :

Ce concept de la liberté de parole, généralement entendue comme la condition sine qua non de la «démocratie», prend racine dans la philosophie de John Stuart Mill, qui soutient que, parce que les opinions – y compris (et même spécialement) les nôtres – sont faillibles, «la collision d’opinions adverses» est nécessaire «pour connaitre [la vérité] en entier». La notion apparemment autojustificative d’un marché des idées correspond ainsi à l’émergence de la bourgeoisie, ce qui reflète la croyance de Mill selon laquelle le libre échange et la libre expression sont les deux revers d’une même médaille. Même à cela, Mill lui-même n’était pas en faveur d’un débat public ouvert à tous. En fait, il craignait plutôt que les masses populaires en train de s’organiser et près de la révolte ne soient facilement influencées, manipulées par une poignée de leadeurs éloquents et charismatiques. C’est pourquoi son idée d’un débat public idéal excluait globalement la majorité de la population, même s’il entretenait l’espoir d’instruire convenablement les classes ouvrières : «L’avenir sera bon ou mauvais, selon qu’ils [les travailleurs] deviendront ou ne deviendront pas des hommes raisonnables». Par conséquent, et comme le conclut John Michael Roberts, «Mill ne construit pas tant un argumentaire en faveur de la liberté d’expression qu’une défense de la sphère publique bourgeoise, dans sa variante libérale»3.

Attardons-nous un moment à ce lien que Mill lui-même nous demande de faire entre la notion de libre marché des idées et le fonctionnement des marchés tel que le conçoit Adam Smith. Dans les deux cas, il est conseillé de se fier au discernement d’une mégastructure sociale éclairée, censée émerger dans le monde moderne – de manière contingente et spontanée – du bourdonnement d’individus rationnels misant frénétiquement sur l’expression et l’actualisation de soi. Cette masse de motivations individuelles produira l’alignement optimal des fins et des moyens, un alignement impossible à orchestrer depuis la position isolée d’un individu ou d’un groupe, quel qu’il soit. Dans les deux cas, libre expression et libre marché, on nous demande de croire que si nous nous engageons à exercer nos libertés individuelles dans la mesure permise par la loi, nous pouvons être certains que la main invisible s’occupera du reste, qu’elle triera le bon grain de l’ivraie, qu’elle saura filtrer et organiser les initiatives en fonction des issues les plus favorables au corps social, assurant ainsi la régularité de notre progression collective vers le meilleur des mondes possibles. Pas étonnant, alors, que dans leurs commentaires sur la montée de l’extrême droite, les penseurs libéraux nous exhortent à respecter les règles établies, faisant valoir que le passage des idées ethno-nationalistes dans le collisionneur de la liberté d’expression saura raboter leur côté «un peu rude» : leurs grains latents de vérité rationnelle auront ainsi la possibilité d’éclore et de se révéler, tandis que leur contenu nocif et intolérable sera mis au jour et réfuté.

Inutile de préciser que la pratique du musèlement rejette cette vision de l’histoire et la théorie de la connaissance sur laquelle elle repose, tout comme elle s’oppose à la conceptualisation du pouvoir étatique et de l’agentivité politique qu’elle formule implicitement.

En effet, contrairement aux partisans de l’épistémologie mécaniste de Mill – une philosophie qui, après tout, ne ferme pas la porte à une éventuelle reconsidération, avec une plus grande ouverture d’esprit, des avantages de l’esclavage –, les praticiens du musèlement s’arrogent le pouvoir d’intervenir directement dans les usines du savoir qui constituent leur milieu de vie, et se servent du «sabotage positif»4 pour empêcher l’extrême droite d’étendre stratégiquement sa légitimité politique. C’est précisément cet usage de l’action directe, et le rejet ponctuel de l’autorité judiciaire et administrative qu’il suppose parfois, qui attire sur les militants étudiants l’attention des dirigeants politiques et autres chiens de garde du complexe administratif institutionnel.

Ne nous méprenons pas sur le fait que ces étudiants sont l’objet du courroux libéral précisément parce qu’ils ont donné corps à l’indiscipline, parce qu’ils ont refusé de s’incliner devant les prétentions de l’État à l’autorité administrative absolue. L’une des choses qui passent souvent inaperçues, en effet, dans la célébration des libertés accordées par les démocraties libérales, est le rôle joué par l’État dans le conditionnement et la restriction des formes précises d’autonomie que les individus sont autorisés à exercer. De fait, l’autonomie du sujet libéral est beaucoup plus restreinte que ses partisans ne l’admettent généralement. Le problème, ici, est l’administration centralisée du comportement social, et le rôle de la violence légitime (celle de la police, des forces de l’ordre ou de l’État) dans le renforcement des règles et des dictats énoncés par les tribunaux, les gouvernements et les administrations.

Avec la panoplie de lieux communs qui se sont amalgamés dans la représentation médiatique du musèlement récemment, nous touchons en effet au cœur du problème. Les critiques font ressurgir sans cesse la figure de la «bande de sauvages», souvent opposée à la dignité disciplinée propre à l’orateur accompli :

[M. X] se croit obligé d’écouter le point de vue des étudiants, d’y réfléchir et d’y réagir, soit en déclarant avoir été convaincu, soit en formulant les raisons pour lesquelles son point de vue demeure différent. Pour le dire autrement, il croit qu’on respecte les étudiants en engageant avec eux un dialogue sérieux. Mais de nombreux étudiants croient que sa responsabilité consiste en fait à entendre leur demande d’excuses et à y donner suite. Tout ce qui ne correspond pas à une confession de ses torts est inacceptable à leurs yeux, car pour eux, on respecte les étudiants en validant leurs émotions subjectives. Remarquez que la position des étudiants ne laisse aucune place au désaccord exprimé civilement. Ces prémisses posées, on s’étonnera moins que les étudiants se comportent comme des brutes, alors même qu’ils se considèrent comme des victimes5.

Ces remarques exemplifient les affinités sélectives qu’éprouve la pensée libérale pour une forme particulière de citoyen modèle, agent parlementaire qui se refuserait à toute forme de brutalité ou porte-parole éloquent capable d’établir, calmement et rationnellement, le bien-fondé d’un argument. Ces nobles incarnations du «discours rationnel» sont données comme la voie royale de l’influence politique légitime. Bien sûr, des concessions sont faites ici et là à la notion de «manifestation pacifique»; malgré cela, dans le climat actuel, le moindre appel à la politique de la résistance collective est mis en cause par les autorités6. Paradoxalement, ceux qui se disent les champions de la liberté de parole n’approuvent que des formes précises d’expression. Certaines intonations, formulations, déclarations affichées ou attitudes physiques sont applaudies quand d’autres sont dénigrées. En pratique, la promotion de la parole soi-disant «libre» ne sert souvent qu’à définir et à idéaliser les paramètres du comportement citoyen. La politique élitiste qui a cours dans la sphère publique devient par trop évidente quand un orateur ou un commentateur fait une faute de grammaire ou maltraite involontairement une tournure idiomatique. Les couteaux volent bas, et le caractère et l’intelligence de cette personne – en même temps que son «aptitude» à parler et à paraitre en public – sont immédiatement mis en doute.

Je propose qu’on garde à l’esprit cette situation générale – qu’on demeure attentif aux normes coercitives et élitistes qui modulent et définissent les libertés dans la sphère publique – pour réaliser la petite expérience suivante. En pensant aux images virales des escarmouches post-élections entre black blocs et néonazis [aux États-Unis], imaginez que la seule résistance opposée à la campagne de légitimation de l’extrême droite ait été le mouvement de tête méprisant et le mâchouillement pensif de la lèvre inférieure que les grands quotidiens semblent vouloir imposer. Imaginez qu’au lieu de l’interruption, par un coup de poing bien placé, des explications de Richard Spencer sur son épinglette Pepe, vous assistiez passivement au discours éloquent qu’un porte-parole de l’extrême droite adresse à une foule grossissante; il s’interrompt à l’occasion pour s’assoir sur le canapé avec Jimmy Fallon et se livrer à de pétillants échanges de plaisanteries. Imaginez que les réactions de l’auditoire aux débats télévisés ne prennent pas la voie prévue par les technocrates, et que la foule se régale, non pas des vibrations d’un «débat réfléchi», mais du martèlement râpeux de slogans fascistes. Il n’est pas certain que de tels évènements se produisent de votre vivant, c’est vrai. Mais si ça arrive, comment réagiriez-vous? Resterez-vous à la maison, à faire des va-et-vient entre le frigo et l’écran plat en triturant votre gadget anti-stress? Réaffirmerez-vous tacitement votre foi envers les «gardiens» de la procédurite libérale, ceux-là mêmes qui président actuellement à la destruction massive des habitats et des écosystèmes de la planète7? À moins que vous décidiez de passer à l’action, et de publier des prises de position grammaticalement impeccables sur votre page perso, ou d’envoyer par courriel des réfutations en bonne et due forme des politiques fascistes à vos députés et aux journaux?

Si jamais vous vous apercevez que vous avez épuisé l’éventail limité des réactions que le parlementarisme libéral met à votre disposition – et si l’on fait encore la sourde oreille à vos protestations –, souvenez-vous qu’il existe d’autres options. Le musèlement en est une. Dans l’esprit des tactiques traditionnelles de la lutte subalterne, le musèlement rejette la canalisation forcée du comportement social imposée par l’idéologie libérale.

Il affirme la possibilité de mener le combat politique par des moyens diversifiés, et renforce l’idée que, parallèlement à la propagation discursive et individuelle de vues politiques, les communautés ont le pouvoir d’agir collectivement, de déployer leurs organismes, leur capacité d’auto-organisation et l’expérience qu’elles ont de leurs milieux de travail pour contrecarrer la montée des entités politiques qui menacent leur bien-être et leur survie.

Pour toute personne qui connait l’histoire des mouvements ouvriers, l’importance de ces tactiques est une évidence. Ces modes de résistance collective sont au cœur de l’émancipation des masses, et ils sont liés à la conscience qu’en affrontant ensemble la violence étatique et l’autorité centralisée, les communautés privées de leurs droits influencent le déroulement de leur destin, œuvrant solidairement et sans autorisation à la construction et à la protection du monde où elles évoluent.

Le fait que la plupart des médias semblent incapables d’inscrire ces tactiques dans un processus historique et choisissent à la place d’accueillir la renaissance de la résistance collective par un mélange de stupéfaction et de répugnance en dit long sur l’étendue de l’hégémonie libérale. Remarquons au passage que le courant d’émoi petit-bourgeois sous-jacent à cet accueil effectue par ailleurs un travail rhétorique subtil, en préparant les lecteurs à anticiper et à accepter le moment où la violence policière sera déployée afin de restaurer «l’ordre» public, de dissoudre les «gangs» et de forcer les individus à rentrer dans les rangs tracés par l’État. Il y a toutefois une nouveauté dans les luttes menées en ce moment autour de la liberté d’expression. Elles prouvent à leur tour que les stratégies classiques de résistance collective se déploient désormais en dehors des lieux clos de la production – hors des usines et des milieux ouvriers où l’on s’attend encore à les trouver – et dans ce que Joshua Clover appelle, suivant Marx, la sphère de la circulation, à savoir sur les marchés et les places où les marchandises et les opinions circulent, en quête de valorisation et de validation. Clover soutient que c’est dans ces espaces-là que la lutte pour l’émancipation se déroule aujourd’hui8. Les communautés sans voix sont en train de s’adapter à l’héritage politique débilitant de la désindustrialisation. Les vagues successives d’automatisation qui ont rendu les travailleurs incapables d’exprimer leur opposition par le ralentissement ou le sabotage des moyens de production n’ont laissé à la grève que son caractère obstiné. Et à mesure que la résistance collective à l’administration centralisée de la conduite sociale se déploie ailleurs que dans l’enceinte de l’usine, elle prend de plus en plus souvent l’allure d’affrontements publics avec l’État de sécurité. Les travailleurs, les étudiants et les minorités racialisées commencent à tenir leur bout et à défier ouvertement le complexe administratif institutionnel. Des instances de ce phénomène se produisent en des endroits aussi reculés et aussi différents que Berkeley, Ferguson et Standing Rock. Et comme ces affrontements suivent de très près les précédents, ils déroulent sous nos yeux, comme les épisodes d’un feuilleton, le spectacle de la détérioration du contrat social libéral.

S’il vous parait étrange de comparer les actions des étudiants des grandes universités étatsuniennes à celles des travailleurs de l’ancienne industrie manufacturière, songez à la prolétarisation et à la précarité toujours croissantes des étudiants, de plus en plus soumis à l’endettement, aux salaires subventionnés et à des perspectives d’emploi qui sont, au mieux, incertaines.

Cette transformation du système universitaire – ancien bastion de la société civile chargé d’inculquer les comportements de l’élite, devenu producteur frénétique de travailleurs précaires et endettés – permet de rendre compte de l’apparent renversement du radicalisme étudiant au sujet de la liberté d’expression. Ceux qui observent la gauche radicale depuis longtemps s’en souviendront, les campus de la côte ouest où a éclaté la dernière vague de controverses sur la liberté d’expression sont les mêmes qui hébergeaient, à une autre époque, ses plus ardents défenseurs. L’extrême droite ne s’est pas privée de narguer les étudiants radicaux au sujet de cette supposée rupture avec la tradition :

Le premier évènement auquel va participer Milo Inc. consiste à retourner dans la ville où les émeutes ont explosé quand il a été invité à y prendre la parole, plus tôt cette année. De fait, Yiannopoulos a déclaré qu’il planifiait «une semaine de célébration de la liberté d’expression» près de l’Université de la Californie à Berkeley, là où un discours de sa collègue agitatrice des campus, Ann Coulter, a été annulé récemment à la suite de menaces de violence. Le point culminant des festivités sera la remise d’un certain «prix Mario-Savio pour la liberté d’expression». (Ce prix est «une espèce de farce malsaine», selon le fils de Savio, qui fut l’un des meneurs du mouvement en faveur de la liberté de parole à Berkeley, au milieu des années 1960.)9

Quoi qu’il en soit, pour saisir les causes de ce renversement, il faut tenir compte de l’injonction universelle à monter dans l’échelle sociale, comme de la promesse qui a défini l’expérience de la modernisation, après la guerre – celle d’un affranchissement matériel et technologique toujours plus grand – : les deux sonnent creux, depuis quelque temps. Les promesses et les garanties des technocrates perdent de leur crédibilité; aucune fin prévisible aux misères économiques qui frappent l’ordre mondial, et aucun signe d’une véritable prise en compte de la nature anthropique des changements climatiques.

En réaction, les gens se repositionnent peu à peu par rapport à l’État centriste. En effet, dans une autre des manifestations de son glissement bienvenu et continu vers la gauche, Bruno Latour souligne le fait que les contemporains encaissent maintenant le contrecoup de l’échec catastrophique du projet de modernisation :

Avec ces peuples en migration, nous n’avons en commun qu’une seule chose : l’épreuve de se retrouver privés de sol. Nous, les anciens [E]uropéens, parce qu’il n’y a pas de planète pour la mondialisation et qu’il va falloir changer la totalité de nos modes de vie; eux, les futurs [E]uropéens, parce qu’ils ont dû quitter leur ancien sol dévasté et apprendre à changer la totalité de leurs modes de vie. […] C’est la nouvelle universalité. La seule autre branche de l’alternative, c’est de faire comme si rien n’avait changé et de continuer le rêve éveillé de «l’American way of life» dont on sait que les neuf milliards d’humains ne profiteront pas, en se fortifiant derrière une muraille10

Comprendre toutes les ramifications de cet échec de la modernisation exigera de nous que nous entreprenions ce que le Club de Rome a déjà appelé une «révolution copernicienne de l’esprit11». Et, à de nombreux égards, l’extrême droite a amorcé cette révolution plus rapidement que les gardiens technocrates de l’ordre mondialisé. Il est évident, en fait, que les ethno-nationalistes ont le même point de vue que Latour, sauf que les solutions qu’ils prescrivent sont précisément le contraire des siennes. Pendant ce temps, les gardiens du «centre» se satisfont de faire écho platement au procéduralisme de Mill, en nous assurant, malgré les preuves du contraire, que la main invisible du marché est toujours aussi fiable.

Cet élargissement du cadre historique est essentiel pour comprendre le recours au musèlement par la mouvance radicale universitaire, un recours qui semble consigner, sur le plan de la praxis, le fait que l’extrême droite a été beaucoup plus prompte que le centre ou la gauche à exploiter la conjoncture émergente. Les tactiques actuelles des étudiants radicaux se coordonnent aux paramètres historiques propres à notre époque. Pour les comprendre, il est utile de les opposer à celles que leurs prédécesseurs employaient quand le projet de modernisation était en plein essor. Car ce n’est pas une coïncidence si la dévotion du radicalisme universitaire pour la liberté d’expression a atteint son point culminant à ce moment-là, à la fin des années 1960 et au début des années 1970. En effet, l’engagement des étudiants militants envers la libre expression est typique du radicalisme qui prévalait en faveur de l’État à l’époque de la décolonisation, quand l’État postcolonial semblait prêt à socialiser la richesse et que l’avenir des projets d’autodétermination était plus ou moins synonyme des programmes de modernisation nationaux.

Dans un tel contexte, l’institution de la libre expression offrait aux radicaux une tribune pour manifester contre l’impérialisme étatsunien dans une relative impunité, en même temps que des principes institutionnels pour orienter un parcours qui s’éloignerait des purges et de la paranoïa de la culture stalinienne du commandement. La liberté d’expression jouait ainsi le rôle de héraut de l’État radicalisé et «socialisé», un État capable de réaliser des projets de modernisation qui allait profiter à tout le monde.

Presque un demi-siècle plus tard, seuls les mouvements politiques les plus réactionnaires peuvent afficher une foi semblable envers le potentiel d’autodétermination de l’État-nation. Le centre n’a pas mis longtemps à essayer de subordonner la souveraineté nationale aux dictats des marchés financiers mondialisés, et le moins qu’on puisse dire des expérimentations de la gauche avec l’autodétermination nationale, c’est qu’elles sont chancelantes. Quant à la vision de l’autodétermination nationale propre à l’extrême droite, elle se révèle aussi révélatrice que terrifiante. Contrairement à la logique d’expansion et d’intégration qui prévalait après-guerre, dans les beaux jours de la modernisation – alors que le programme d’embourgeoisement universel proposé par Mill semblait pouvoir s’appliquer à la planète entière et transformer sa surface en une courtepointe d’États-nations modernes et indépendants imbriqués dans la même expérience d’affranchissement social et technologique ininterrompu –, l’État-sauveur des ethnonationalistes cherche à se constituer, de leur propre aveu, autour d’initiatives axées sur l’expulsion et l’exclusion.

L’État qu’ils réinventent est une communauté clôturée, repliée sur elle-même – derrière ses murs, ses camps frontaliers et ses gardes – en vue de résister aux incursions des «étrangers» fuyant les conséquences catastrophiques de la modernisation post-1945, laquelle a servi à siphonner les ressources naturelles au profit de la minorité emmurée tout en déchainant le fléau des changements climatiques et la violence impassible des frontières sur la majorité exposée. Leur vision s’avère étonnamment conforme à l’évaluation actuelle de la situation par le Pentagone, qui positionne (ou met en marché) l’armée des États-Unis comme une équipe d’intervention d’urgence au service d’une superélite urbaine :

https://vimeo.com/187475823

Conséquemment, étant donné la direction donnée aux politiques militaristes et officielles de l’État, ce serait une erreur de décrire les propositions de politiques ethnonationalistes comme un rejet en bloc des normes actuellement en vigueur. Il semble assez évident, comme le souligne Bruno Latour, que les «élites éclairées» savent depuis un moment déjà que l’avènement des changements climatiques fait mentir les vieilles promesses de reconstruction d’après-guerre :

Les élites éclairées ont commencé à accumuler les évidences que cela n’allait pas durer. […] Elles ont parfaitement compris, ces [autres] élites, que l’avertissement était exact, mais elles n’ont pas conclu de cette vérité indiscutable qu’il allait falloir payer, et payer cher, le retournement de la Terre sur elle-même. Ils [sic] ont conclu deux choses, deux choses qui aboutissent aujourd’hui à l’élection du roi Ubu à la Maison-Blanche : oui, il va falloir payer cher ce retournement mais ce sont les autres qui vont le payer, certainement pas nous; et cette vérité indiscutable du nouveau régime climatique, on va en nier jusqu’à l’existence12.

  1. Traduction de l’anglais par Sophie Chisogne
  2. Kingkade,Tyler. « ObamaThinks Students Should Stop Stifling Debate On Campus », Huffington Post, 9 septembre 2015 [mis à jour le 2 février 2017] [Trad. libre]
  3. Donnelly, Michael. «Freedom of Speech and the Function of Public Discourse», Present Tense. A Journal of Rhetoric in Society, vol. 4, no 1, 2014
  4. Spivak, Gayatri. «Herald Exclusive : In conversation with Gayatri Spivak», par Nazish Brohiup. Dawn. 23 déc. 2014.
  5. Friedersdorf, Conor. «The New Intolerance of Student Activism». Atlantic. 9 nov. 2015.
  6. “Right to Protest?: GOP State Lawmakers Push Back Against Public Dissent” RT. 04 Feb 2017.
  7. Stengers, Isabelle. In Catastrophic Times: Resisting the Coming Barbarism. Open Humanities Press, 2015.
  8. Clover, Joshua. Riot. Strike. Riot. London : Verso, 2016.
  9. Nguyen,Tina. «MiloYiannopoulos Is Starting a New, Ugly, For-Profit Troll Circus», Vanity Fair. 28 avril 2017.
  10. Latour, Bruno. «L’Europe refuge», dans La Grande Régression, Heinrich Geisel-bergeren (dir.), Premier Parallèle : Paris, p. 3
  11. Meadows, Donella, et al. The Limits to Growth: A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind. NewYork : Universe Books, 1972, p. 196 [Trad. libre; une version française partielle de ce rapport a été publiée chez Fayard sous le titre Halte à la croissance (1973); elle a été actualisée deux fois depuis.]
  12. Latour, Bruno. «L’Europe refuge», op. cit., p. 4

Allocution

Princesse Lamarche

J’ai une pratique artistique, en peinture et surtout en poésie, que je crois valable, vous en jugerez plus tard, pourtant, quand on m’a demandé de dire quelque chose sur la situation des politiques culturelles, j’ai pensé néant. Je fais de l’art, je connais mon histoire de l’art, je pense la sociologie de l’art, l’esthétique. J’ai des réflexions sur la meilleure façon de faire cuire des patates, sur les transformations postmodernes du capitalisme, sur l’inclusion des femmes marginalisées dans le féminisme, sur tout et n’importe quoi… mais sur les politiques culturelles, rien du tout. J’ai pas d’espoir!

C’est des milieux marginalisés qui me soutiennent, des petits milieux invisibles et sans moyens où l’on essaie ensemble de rendre la vie moins misérable pour tout le monde. On s’y fait nos événements et, moi, c’est là que j’existe artistiquement. Les politiques culturelles, des fois ça donne des belles choses, des fois ça donne de la merde. Mais, les politiques culturelles, toutes les fois, je les vis comme autant de variations sur un monde qui m’exclut.

***

On aime s’émouvoir du parcours touchant d’une femme trans dans les médias, une femme trans qu’on a bien choisie, qui est conforme à un certain discours préexistant, qui est gentille; combien de femmes trans représentées, combien de femmes trans en position de produire sur le vécu des femmes trans ou sur ce qu’elles veulent d’ailleurs, parce qu’on a plus à raconter que notre vie de femme trans. Je parle de femmes trans parce que c’est qui je suis, remplacez femme trans par n’importe quelle personne marginalisée, ça reste à peu près valide. Laisser la diversité de la vie nourrir l’art, ça demande plus que montrer quelques personnes marginalisées, ça demande de nous laisser produire de l’art, de diffuser l’art qu’on produit et qui ne répond pas aux préconceptions sur qui nous sommes et ce que nous faisons; mais ça demande surtout de nous laisser exister tout court.

Quand on n’est pas en santé, au sens large, socialement en santé, on ne produit pas d’art, ou très peu. L’art c’est impossible d’en faire en l’absence de certaines conditions matérielles de base. Quand on coupe dans l’aide sociale (non, je vais pas appeler ça de l’«aide de dernier recours.»), dans les services sociaux, quand des organismes de défense des droits au logement ferment, quand les policiers harcèlent des minorités, quand les médecins refusent d’adapter leurs services, qui sont conçus pour les personnes blanches hétéros de classe moyenne, puis qu’on en crève, c’est encore une fois de l’art des groupes marginalisés qu’on se prive. Quand on réprime la diversité sociale, on détruit la diversité artistique.

***

En terminant, et suite à la blague de merde misogyne et raciste qu’a fait Éric Salvail hier1, vu la poursuite qu’intentaient aujourd’hui 41 policiers contre Radio-Canada pour avoir parlé d’abus sur des femmes autochtones2, plus que jamais il me semble nécessaire de dire que nous vivons sur des terres autochtones non cédées.

Quand la culture propage le colonialisme et le sexisme, quand l’empire Rozon est bâti sur des blagues misogynes, racistes, homophobes et j’en passe, quand la culture c’est aussi la culture du viol et de la domination, bien moi aussi ça me donne envie d’être sans culture.

  1. L’animateur Éric Salvail avait comparé la ménopause à l’absence de règle dans une «réserve indienne». 2016-10-20
  2. Les policiers ont déposé une poursuite contre Radio-Canada suite à la diffusion d’un reportage de l’émission Enquête témoignant d’abus de policiers sur des femmes autochtones. À la suite de l’émission, des enquêtes ont été ouvertes contre huit policiers.

The Let Down Reflex

Amber Berson Juliana Driever

The Let Down Reflex1, une exposition présentée du 30 janvier au 12 mars 20162 au EFA Project Space à New York, est un projet né de frustrations personnelles. Lorsque nous avons entrepris de créer une exposition au sujet de la parentalité, nous étions toutes deux lasses de dissimuler la nôtre dans l’espoir de ne pas nuire à notre carrière.
Nous voulions une tribune dans laquelle il serait possible de discuter librement de ces sentiments. À mesure que nous avancions dans nos recherches, nous avons découvert une communauté tout aussi avide d’une telle discussion. Au gré de nos conversations – avec des personnes exprimant haut et fort la validité de l’expérience maternelle, mais également avec des parents moins enclins à partager publiquement leur expérience –, il est vite apparu que ces problèmes demandaient à être corrigés sans attendre. Alors que les théories féministes évoluent dans leur poursuite d’une société plus juste pour tout le monde et que la question de l’intersectionalité s’impose (des orientations enthousiasmantes qui nous motivent dans notre travail), nous nous demandions pourquoi le milieu des arts peinait à s’y ajuster et pourquoi certaines mesures pouvant créer des environnements plus inclusifs étaient délaissées. Nous avons rapidement réalisé que le problème ne résidait pas dans les qualités particulières de l’art et du travail produit par les artistes-parents, mais dans les espaces et institutions destinés à soutenir les artistes et les travailleurs œuvrant en leur sein.

Notre réponse fut d’inviter un groupe d’artistes parents à imaginer un monde de l’art où le mot «Maman» ne serait pas péjoratif, où le soin des enfants ferait partie de l’accueil des artistes invités par les centres d’art et où les artistes n’auraient pas à choisir entre la maison et le travail par manque de congés parentaux. L’expression «let down reflex», qui fait référence au réflexe de montée de lait des mères après l’accouchement [«réflexe d’écoulement» en français, ndlt], prend dans l’exposition un double sens; elle évoque ici une tendance à laisser tomber [«to let down» en anglais, ndlt] les parents – et plus particulièrement les mères – au sein des structures d’emploi notoirement déficientes du milieu de l’art. The Let Down Reflex imposait une présence radicale des familles dans des espaces d’où elles sont traditionnellement absentes : programmes de résidences, opportunités d’exposition exigeantes mais peu payantes, débats publics3, etc.

L’exposition mettait en lumière la nécessité d’un système plus flexible dans lequel les intérêts des artistes parents seraient défendus et qui ferait la promotion de pratiques viables pour les personnes ayant à leur charge de jeunes enfants. Elle demandait :

 

  • Quelles tactiques féministes ont été déployées par le passé, que nous tiendrions aujourd’hui pour acquise? Sont-elles toujours prises en considération dans les infrastructures actuelles du monde de l’art?
  • Quelles stratégies pourraient être développées afin d’améliorer la situation? Comment pourrions-nous modifier le système actuel pour construire un futur mieux ajusté à nos valeurs en tant que corps désirant à l’œuvre dans le monde (de l’art)?
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    Ces questions agissaient comme moteurs de l’exposition, demandant aux artistes (parents ou non) de s’intéresser à des œuvres critiquant une perception de la parentalité – et plus particulièrement de la maternité – comme un handicap et d’évoluer vers la construction d’un espace féministe où faire advenir des pratiques artistiques comprises comme un travail, compatibles avec la réalité des familles. Un tel changement exige de confronter le sentiment de vulnérabilité universellement présent dans le jeu d’équilibre entre vie de famille et pratique artistique, tout en invitant les non-parents à interroger le statu quo actuel et à renforcer nos structures de soutien et de communauté.

    Or, interroger ne suffisait pas. Ce que nous voulions, c’était de provoquer des changements réels et durables dans le monde de l’art et d’engager une discussion sur de possibles accommodements pour les familles dans des lieux où cette conversation n’existait pas. Nos avancées furent considérables. L’administration du EFA Project Space sait désormais à qui s’adresser pour offrir des services de garde d’enfant. Elle comprend la manière dont leur assurance responsabilité influence l’endroit et le moment auxquels elle peut offrir ces services. Ses membres ont mis en place une stratégie pour l’entreposage des poussettes, et comprennent désormais l’importance de créer une aire de repos
    pour des enfants sur-stimulés, de même qu’un espace d’allaitement sécuritaire. Elles et ils ont organisé une programmation publique, un vernissage, un montage et un démontage en ajustant leurs horaires et leurs logements aux besoins des enfants et de leurs gardien.ne.s. Bref, l’équipe d’EFA a modifié son approche de ces enjeux pour s’orienter vers une discussion sur l’accessibilité et l’hospitalité.

    Les œuvres présentées dans The Let Down Reflex reflétaient les différents besoins et désirs des parents, leurs défis individuels, leurs succès et leurs appels à l’action. Les approches adoptées par les artistes variaient. Certain.e.s sont intervenu.e.s en tant que parent : Lise Haller Baggeson présentait ainsi Mothernism (2013-2016), une installation proposant «un espace à l’échelle d’une mère dans la galerie» comprenant un espace pour enfants, une chambre d’allaitement et de la musique disco. D’autres, comme LoVid avec leur projet Kids at the Noise Show (2015-2016), ont travaillé à partir de leurs archives pour retracer les ingrédients secrets des centres d’artistes et institutions qui les avaient jadis accueillis en tant qu’artistes parents. Pour leur projet And Everything Else (2015), le collectif Home Affairs (Arzu Ozkal, Claudia Pederson et NanetteYannuzzi) a envoyé des lettres de remerciements à des institutions soutenant les familles, exposant ainsi le manque de tels espaces dans notre milieu. De leur côté, les artistes Jacqueline Hoàng Nguyễn, avec le projet The Wages Due Song (2015), et Leisure’s (Meredith Carruthers et Susannah Wesley), avec l’installation Conversation with Magic Forms (2015-2016), se sont penchées sur les précédents historiques d’appels féministes à l’action, tout en tentant de voir où pourraient advenir de nouveaux changements. Enfin, l’œuvre vidéo Horizonline: Gowanus (2013-2016) de Shane Aslan Selzer et l’installation performative By My Own Admission (2015-2016) de Dillon de Give rendaient visible la tension provoquée par le fait d’être en permanence à la fois parents et artistes. Pour plusieurs participant.e.s, cette expérience représentait une première inclusion de leur maternité dans leur pratique artistique. En tant que commissaires, nous leur sommes reconnaissantes d’avoir pris le risque de porter le personnel dans l’espace du politique4.

    Dans un article pour la revue Canadian Art, Maigritt Borgen écrit : «Comment pouvons-nous trouver une solution au problème de l’exclusion? Les commissaires de l’exposition, Amber Berson de Montréal et Juliana Driever de NewYork, sont catégoriques. Elles réclament que nous modifiions l’emphase mise sur l’artiste comme individu pour porter notre attention vers un “déclin” ressenti dans “les institutions destinées à supporter les artistes et les travailleurs œuvrant en leur sein” – ainsi qu’elles l’écrivent dans leur texte de présentation. Ce déclin se traduit par une absence complète de structures de soutien financier pour les familles, mais aussi – ce dont je peux témoigner personnellement – par le sentiment, comme parent, que votre enfant n’est généralement pas le bienvenu5». Il existe une pléthore de moyens que le milieu des arts pourrait adopter afin de mieux refléter le monde tel que nous voudrions qu’il soit. C’est à nous, artistes, travailleuses et travailleurs culturel.le.s d’exercer les pressions nécessaires afin de rendre concrètes les utopies collectives et sans cesse à redéfinir qui nous habitent. Sur un plan pratique, nous pouvons exhorter les organisations dans lesquelles nous travaillons à offrir des soins de garde d’enfants, à la fois aux artistes avec lesquel.le.s elles travaillent et au public qu’elles accueillent. Lorsque les conditions budgétaires ne permettent pas à l’organisation d’offrir de tels soins dans l’immédiat, il reste possible d’entreprendre sans attendre des démarches pour le futur – par exemple, en proposant un guide pour de meilleures pratiques ou en inscrivant ces soins aux budgets à venir6. Si les institutions qui nous subventionnent ne savent pas que ces services de garde sont pour nous une priorité, c’est à nous de les en informer dans nos demandes de bourses et par nos commentaires.

    Prendre de front ce problème d’accessibilité ne peut que bénéficier à tout le monde : lorsqu’un plus grand nombre de personnes peuvent assister à un évènement parce que certaines barrières ont été levées, les statistiques de fréquentation augmentent et se diversifient. Si les familles se voient mieux intégrées au sein des activités des organisations culturelles, il est possible d’imaginer que leur présence puisse avoir un effet d’entrainement (vers le haut). Une plus grande visibilité et une meilleure acceptation des mères dans ces espaces ouvriraient la voie vers de nouvelles idées et inspirations, aptes à aider les femmes à produire davantage d’art de grande qualité, à être plus souvent représentées par des galeries, à accroitre leur présence dans les collections et expositions des musées et à trouver leur place dans les annales de l’histoire de l’art7.

    Bien que The Let Down Reflex vise l’obtention de changements au niveau institutionnel, invitant les individus à faire pression pour les obtenir, un travail tout aussi nécessaire devra être fait du côté des politiques gouvernementales. Par exemple, le fait que certains programmes de résidences soutenus par les fonds publics excluent de facto les parents devrait être considéré comme un cas de discrimination au travail et de non-respect des droits de l’homme8. Dit simplement, il nous faut concevoir la production de l’art et sa diffusion comme un travail. Nous devons par ailleurs exiger des gouvernements qu’ils rendent des comptes à tous les parents – pas seulement ceux occupant de lucratifs emplois de 9 à 5, assortis de congés parentaux. Les artistes et autres travailleuses ou travailleurs culturel.le.s − qui sont souvent travailleuses ou travailleurs autonomes, à contrat, en situation de sous-emploi ou étudiant.e.s − tendent à tomber entre les craques de la législation sur les congés parentaux, même dans les pays où celle-ci est musclée. Le fait qu’il soit considéré normal que les artistes, des professionnel.le.s souvent très diplômé.e.s, produisent leur travail sans être dûment rétribué.e.s en retour, fait du milieu des arts un terrain particulièrement difficile à naviguer pour les parents – et rend incontournable la question du travail parental dans cette industrie. Bien que la discrimination et la nécessité de lutter pour obtenir un revenu décent soit une réalité dans presque tous les secteurs d’emploi, les artistes et les travailleuses ou travailleurs culturel.le.s doivent par ailleurs mener cette lutte pour leur sécurité financière au cœur d’un système économique qui tend à faire du prestige et de l’opportunité une monnaie d’échange. Or, les honneurs ne nourrissent pas une famille9.

    L’ennui avec de nombreux projets utopiques, c’est qu’ils ne demandent pas plus que ce qui est immédiatement accessible. Il n’est pas suffisant, pour nous, d’exiger des congés parentaux (aux États-Unis) ou une bonification de ceux-ci (au Canada). Nous pouvons simplement prendre la Suède comme exemple de ce qui pourrait être fait et progresser dans cette direction10.

    Ce genre d’activisme demeure élémentaire; nos rêves peuvent et devraient aller au-delà. Ils devraient démanteler le système duquel ils ont émergé et aspirer à construire quelque chose de nouveau, un système meilleur, plus diversifié, inclusif et sécuritaire. Notre exposition, The Let Down Reflex, n’était pas utopique, mais nos désirs, tels que nous les avons articulés ici et dans la discussion publique, le sont. Si l’art ne peut en lui-même régler les enjeux sociaux, il devrait néanmoins être un espace où imaginer un meilleur futur. Pour
    nous, ce futur en est un où chacun.e puisse se sentir accueilli.e, y compris les familles. À une époque où plusieurs personnes réclament l’ouverture du féminisme à une multiplicité de perspectives, nous souhaitons nous affirmer en tant que féministes et créer du soutien pour les mères et les parents de toutes allégeances.

     

    1. Traduction de l’anglais par Edith Brunette.
    2. Depuis, l’exposition The Let Down Reflex a été présentée au Agnes Etherington Art Centre de la Queen’s University (2017), ainsi qu’à la galerie Blackwood, de l’Université de Toronto à Mississauga (2017).
    3. Les parents ne sont bien sûr pas les seules personnes à se voir exclues du monde de l’art. La réalité actuelle fait de l’artiste jeune, blanc (ou juste assez exotique), mâle de préférence, non-handicapé et bien nanti celui qui bénéficiera des meilleures opportunités.
    4. Pour accéder directement aux opinions des artistes sur l’intégration de la parentalité dans la pratique artistique, veuillez visiter les pages que nous avons publiées pendant trois mois sur la plateforme M/OtherVoices
    5. “On the Parent-Shaped Hole in the Art World,” Canadian Art, consulté le 21 mars 2016
    6. “Cultural Reproducers Event Guidelines” Christa Donner – Cultural Reproducers, consulté le 1er mars 2016 — actuellement non disponible
    7. Bien que nous reconnaissions que la parentalité dans le monde de l’art et dans tous les milieux affecte à la fois les mères et les pères, les mères sont affectées de façon disproportionnée.
    8. “Mother’s Rights,” Wikipedia, consulté le 21 mars 2016.
    9. Sur ce point et sur le fait que la parentalité affecte d’abord les femmes, il importe de se rappeler que le travail, payé ou non, se répartit sur une période de temps plus courte aujourd’hui que jamais auparavant. Nous travaillons aujourd’hui pendant l’équivalent de 10% de notre vie, comparativement à 40% en 1900 (pour plus d’information, voir “DoWhatThouWilt”, Evelyne Reeves, Nienke Terpsma et Robert Hamelijnck, dans It’s Play Time, Fucking Good Art #31, Pays- Bas, 2014, p.103). Significativement, cette période se concentre entre l’âge de 25 et de 49 ans, soit la période durant laquelle les femmes sont les plus à même de devenir enceinte et d’élever des enfants.
    10. “10 Things that make Sweden Family Friendly,” Sweden.se, consulté le 16 mai 2016.

    Walking Hours the Space Between Things and the Passing in Time II

    Edd Schouten

    I chose the day of an eclipse to commence my project “Waking Hours.” This celestial choreography of planetary scope was to herald in my far more humble choreography representing a man walking the Earth. I thought it poetic and hoped it would be auspicious as I embarked on an artistic exploration of movement through time and space.

    I announced the inception of “Walking Hours” in the Spring 2015 issue of Le Merle. I proposed to do nothing more than walk a specific space — along the coast from the Dutch town of Scheveningen to Katwijk and back — at a time of day corresponding to conventional working hours. I wanted the parameters to be simple, an aspect frequently applied to my work as a practical and conceptual fundament. As an artist I seek to better understand my place in society within the framework of humanity’s place in the world, in this time. Both directly and indirectly, walking is a suitable conduit for this investigation.

    The choice of the space was personal and practical as I have history in both towns and live in one of them, giving me easy access. In walking I hope to find something universal.To some degree we all walk and if we don’t, it can be argued that we long for it — the crawling baby, the wheelchair bound paraplegic, the elderly. This creates the potential for conversation or exchange with anybody I might encounter during the process of the work.

    In walking, attentively, with engagement, I feel I come closer to how I literally want to walk the Earth. Embracing that I am a small factor, a mere cog in a great big wheel and that my best contribution is to be engaged in a conscious, positive manner. In my walking I know humility and embrace the small and the large. My intention is to approach any situation with openness and look people in the eye, prepared for conversation or a simple nod in acknowledgement of their presence. I feel it is the purest contribution I can make in an increasingly complex world where my powerlessness — a sensation shared with many — is paramount.

    I believe in the artist as a renegade of society. Part of a small class of subversives who challenge the status quo — maintained by the established elites — in order to question the direction we collectively take. I therefore find it difficult to participate in the more conventional economy of art that expects the artist to become an entrepreneur and find value in the work based on its financial worth. It is for this reason that I like to take alternative choices in my artistic endeavors. I prefer the aesthetic gesture, the object of thought or the ephemeral expression to a process that leads to a tangible product.

    It is not that I am against a physical result, I just prefer anything physical to flow naturally from a process rather than have it be the goal from the outset. I see it as a statement against the consumerism and obsessive need in our societies to saturate our lives with stuff, perpetuating a system of people working low-end jobs in order to earn the money they need to purchase what they make. It is a system that leaves a majority teetering on the brink of survival and a planet that is on the brink of being inhospitable to our species. So my walking is political. It is in that sense an act of resistance.

    When the work is not necessarily about creating a tangible result it becomes challenging to consider how to communicate the work. Although initially happy to simply announce it and bookmark the project in Le Merle, I was pleased when the process uncovered different opportunities for communication.
    I approach walking in a performative sense and prepare as a dancer might for a show subsequently entering within the physical boundaries of the walk much as if I step onto a stage. The walking itself is not particularly animated or acted, but rather resonates with its intention to be open and prepared to embrace what is experienced.This allows for interactions during the walk and, when not within the frame of “Walking Hours,” conversations with people who might be interested.

     

    For Myung, The eclipse reveals itself briefly through gray cloud cover, a silver smile in the sky on a sea that is a brown hushed whisper instead of its roaring self.

     

    Some outcomes were more tangible. I created some sketch-like sculptural works with encountered objects that intrigued me and which I would take home. A little like an abstract memory, a collection infused with the intention of the journey. I also found pleasure in creating what I called “choreographic maps for the mental space between Scheveningen and Katwijk.” these were essentially drawings based on a specific day of walking accompanied by a poetic textual impression. I though a mental map was apt as the physical route was so obviously straightforward yet allowed for more intangible wanderings of the mind. The maps were sent from Katwijk to individuals who lived in The Hague and with whom I had had a conversation about “Walking Hours.” It was a post- card reminder of our conversation and perhaps a catalyst for further exploration of the elements of the work. But like with the sculptures, it also gave me an opportunity to create a more tangible representation of the walking which by its nature is so ephemeral. It allowed me to develop a collection of drawings and at the same time scatter the collection in subversion to the conventional attitude of treating the art object with a near sacred reverence. I folded the drawing and it was imprinted with a postal stamp that penetrated the paper before being sent negligently by mail. One drawing never arrived.

    I like to think the postman thought the drawing so nice he kept it for himself and now spends his weekends mentally wandering the contours of the map wishing for more walking hours rather than working hours.

      Gestion des attentes — Joshua Schwebel à propos de Subsidy

      Joshua Schwebel le merle

      En 2015, Joshua Schwebel obtient une résidence d’artiste à la Künstlerhaus Bethanien, le studio du Québec à Berlin, où il signe Subsidy, une œuvre qui met au jour le phénomène de la main-d’œuvre non rémunérée1.

       

      Le Merle

      Peux-tu nous raconter les circonstances qui ont entouré la création de ton projet Subsidy?

      Joshua Schwebel

      En 2015, j’ai décroché une résidence à la Künstlerhaus Bethanien (KB), à Berlin, grâce à une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), qui incluait un séjour d’une année complète, de janvier à décembre 2015, une exposition solo et la publication d’un catalogue. La KB accueille en résidence des artistes de l’étranger depuis le début des années 1980 et a une assez bonne réputation en raison de la durée des résidences, des installations, du nombre d’artistes venu.e.s d’ailleurs qu’elle reçoit et de son emplacement, Berlin, une des capitales mondiales des arts.

      Le projet que j’ai développé et mis sur pied pendant ma résidence ne correspond ni à ce que j’avais proposé ni à ce que j’avais prévu. Le premier jour, on m’a présenté au personnel administratif, y compris à la stagiaire, postée à la réception. Quand l’occasion s’est offerte, je lui ai demandé si son stage était payé. Relativement surprise par ma question, elle a admis que non, que son poste n’était pas rémunéré. Je n’avais encore jamais travaillé dans une structure qui ne paie pas ses stagiaires. Mon expérience professionnelle, principalement auprès de centres d’artistes autogérés au Québec et ailleurs au Canada, m’avait fait côtoyer des équipes où le personnel était rétribué, quoiqu’assez maigrement, et bien que j’étais au courant de la propagation de cette pratique – l’embauche de stagiaires sans rémunération – c’était la première fois que je l’observais dans un organisme au sein duquel on s’attendait à ce que je produise mon propre travail. Le contraste de priorités que l’établissement exposait ainsi, entre sa représentation publique et ses politiques internes sur la main-d’œuvre, et le contraste entre les fonds et les installations mis à ma disposition mais refusés au reste du personnel travaillant pour le même établissement, me pesaient vraiment.

      Quelques temps avant de faire cette résidence, ma propre précarité en tant qu’artiste s’était mise à me préoccuper. La nécessité de subvenir financièrement à mes besoins ne cadre pas de façon cohérente avec les contraintes éthiques et conceptuelles auxquelles je soumets ma pratique, et, quand je m’efforce de concilier ces impératifs, je finis par compromettre soit mes critères artistiques, soit mon revenu. Obtenir une résidence au studio de Berlin était donc un accomplissement majeur pour moi, mais qui me paraissait creux maintenant que je savais que l’organisme sanctionnait des pratiques, comme les stages non rémunérés, relevant à ce point de l’exploitation. J’avais l’impression, au début de la résidence, de me manquer de respect et j’avais du mal à garder une approche honnête et un esprit critique dans ce contexte organisationnel malhonnête et irresponsable (à mes yeux).

      Après environ un mois de frustration intense et de retours décevants à ma proposition initiale, je suis arrivé à ce qui, aujourd’hui, semble la conclusion inévitable et évidente : j’allais utiliser mon exposition et son budget pour rémunérer les stagiaires une année durant et, par la même occasion, donner à cette rémunération une visibilité. Le caractère obligatoire de l’exposition rendrait le processus de rétribution et sa divulgation plus pertinents encore, plus nécessaires, et agirait comme une sorte de garantie publique de la transaction. Réaffecter ainsi mes fonds me permettrait par ailleurs de m’extraire du schème de l’autopromotion fondée sur l’exploitation des autres (ne fut-ce que pendant la période où je serais en contact avec cet organisme). Le projet final était donc de transformer le budget alloué à mon exposition en honoraires versés aux stagiaires en poste dans les bureaux de la KB pendant mon année de résidence. Sept stagiaires ont reçu la somme de €428, en échange d’une facture émise pour la «prestation des tâches de stagiaires dans les bureaux de la Künstlerhaus Bethanien» (trad. libre). Au cours des trois semaines de l’exposition (du 8 au 31 octobre 2015), les stagiaires qui travaillaient alors à la KB (LiviaTarsia in Curia et Catarina Pires) ont exécuté les fonctions administratives qui leur étaient confiées dans l’espace d’exposition que j’avais, pour les besoins de l’œuvre, transformé en bureau semi-privé. Livia et Catarina ont travaillé à la galerie durant les plages de recoupement entre l’horaire du bureau et celui de la galerie (de 14h à 18h du mardi au jeudi, de 14h et 16h30 le vendredi), répondant aux questions des visiteuses et visiteurs et, le plus clair du temps, vaquant aux occupations qui les auraient normalement occupées. Tout le mobilier de l’exposition provenait de l’entrepôt de la KB et les fournitures, des bureaux administratifs. Les fonds nécessaires pour diviser l’espace de la galerie en espace de bureau avaient été tirés de mon budget (inutilisé) de publicité.

      À l’époque, j’avais l’impression que c’était potentiellement ma dernière œuvre, étant donné que j’étais de toute évidence en train de bousiller l’une des plus belles occasions de ma «carrière» et de me mettre à dos cette forme importante de soutien institutionnel. Mais dans le contexte, je n’avais pas d’autre choix.

      lm

      Comment as-tu présenté cette idée aux commissaires et aux directeurs de la Künstlerhaus Bethanien?

      js

      J’ai décidé que le meilleur moyen de présenter le projet, c’était par courriel. Avec le recul, je pense que cette manière d’annoncer mes intentions a causé plus de difficulté que prévu, mais je croyais alors qu’en soumettant le projet par écrit, je serais plus à même de rassembler et d’articuler clairement mes idées. C’était aussi une façon d’assurer la traçabilité du processus de négociation, dans l’éventualité où je voudrais que cette communication fasse partie de l’œuvre que j’allais exposer. J’ai donc envoyé ma lettre par courriel, et en effet, elle s’est retrouvée exposée à la galerie.

      J’ai reçu un appel du directeur artistique dix minutes après avoir envoyé le courriel. Pendant cet appel, il m’a dit qu’il était très déçu par ma proposition et que ce que je décrivais dans ma lettre ne serait pas possible à la KB. Le directeur a surtout souligné que mon intention de rediriger des fonds était trop politique pour être de l’art, puis, quand j’ai répondu que je ne pensais pas qu’il pouvait me dire ce qu’est ou n’est pas l’art, il a affirmé que ce projet n’était catégoriquement pas de l’art. Il a ajouté que l’administration ne pouvait pas affecter à cette fin le budget qui m’avait été alloué, celui-ci ne pouvant servir qu’à l’acquisition de matériel artistique destiné à l’exposition. Il m’a recommandé de me joindre à une organisation politique, si je tenais à m’occuper de tels enjeux, et a refusé de soutenir le projet plus avant. J’ai dit que je trouverais quand même un moyen de poursuivre, ce à quoi il a répliqué que je devrais d’abord obtenir l’autorisation de mes subventionnaires. Il a également refusé de fournir quelque réponse que ce soit par écrit.

      Il me semblait hautement inusité qu’une personne en position d’autorité dans le milieu artistique déclare de but en blanc que mon travail n’était pas de l’art. En soi, cette affirmation m’a irrité, car elle me privait du pouvoir de déterminer moi-même ma pratique. L’hostilité et l’attitude défensive de la déclaration révélaient la fibre conservatrice, inconsidérée et apolitique de cet établissement d’art contemporain, un secret profondément enfoui en temps normal, dissimulé derrière la rhétorique des valeurs libérales et avant-gardistes de l’art contemporain.

      J’ai bien communiqué avec le CALQ, mais dans un but différent : pour signaler la situation non professionnelle et potentiellement explosive qui avait cours. J’espérais que le Conseil soutienne mon projet et rappelle au directeur qu’il ne pouvait pas dire à un artiste en quoi consiste (ou non) l’art. À mon désarroi, l’agente m’a répondu que le CALQ n’interférerait pas et qu’elle souhaitait que je parvienne à trouver une solution avec l’organisme.

      Après une semaine d’impasse, nous nous sommes rencontrés, le directeur et moi. Nous avons parlé du sentiment qu’il avait que mon œuvre allait donner une mauvaise image de son organisme et lui-même; j’ai répondu que ce n’était pas de mon ressort et rappelé que l’œuvre ciblait une problématique mondiale dans les milieux culturels, au sein d’un système politique qui donne préséance au profit. Si les conditions de travail à la KB le mettaient mal à l’aise, au lieu d’attaquer ses détracteurs pour leur interdire de les dévoiler, je lui ai suggéré de demander à l’administration culturelle de la ville de Berlin et aux autres organes de financement de fournir le soutien nécessaire pour pourvoir son établissement en personnel de façon adéquate ou, plus simplement, de revoir les priorités de son budget de fonctionnement afin de rémunérer toutes celles et ceux qui y travaillaient. J’ai refusé de négocier et l’orientation, et le contenu de mon œuvre.

      lm

      Cet échange révèle un important décalage dans les attentes. Ce qui nous frappe, à propos de ton geste, c’est qu’il ralentit le cours des choses de manière si spectaculaire que l’enchaînement des automatismes organisationnels est interrompu et soudainement chargé de questions. Peux-tu préciser la teneur de cette prise de conscience de l’institution par elle-même?

      js

      La conversation qui a fait suite à l’envoi de la lettre a mis au jour un décalage extrême dans les attentes, manifeste à la fois dans mes propres attentes déçues par rapport à l’autorité artistique et commissariale et dans les attentes des représentants de l’organisme par rapport à ma production artistique, attentes qui n’ont été clairement exprimées qu’après que mon projet avait échoué à les atteindre. L’anxiété du directeur a été fortement activée par le rapport de mon projet à l’espace d’exposition et par ce qui serait donné à voir au public, sa priorité explicite étant que ce soit de l’«art» qui se retrouve dans la galerie (à savoir des objets physiques sur les murs ou au sol, car, comme il l’a dit lors de l’appel et redit à notre rencontre, «on n’est plus dans les années 1960, on ne peut pas épingler une lettre au mur et appeler ça de l’art» [trad. libre]). Cette anxiété s’accompagnait d’une impression de trahison, chez le directeur, qu’il exprimait en réagissant au projet comme à une attaque personnelle. Il s’identifiait à son établissement si étroitement qu’il ne pouvait pas dissocier une critique adressée à la structure institutionnelle – visant une pratique courante dans le milieu de l’art – d’une critique formulée à son endroit. Il voulait cependant compter sur ma loyauté, dans ma production artistique et dans la manière dont j’allais dépeindre son établissement. Je pense effectivement que la perception que l’établissement avait de lui-même a été fondamentalement bousculée. Je peux l’affirmer notamment à cause de la rupture temporaire profondément inconfortable occasionnée par le projet, ou plutôt par le courriel présentant l’œuvre et par la réaction émotivement dense du directeur. Cela dit, après notre rencontre, les choses se sont simplifiées de beaucoup, au point où mes demandes subséquentes n’ont pas été contestées, en particulier celle d’installer les stagiaires dans la galerie, c’est-à-dire dans un édifice séparé du complexe, où elles se sont acquittées de tâches courantes comme déverrouiller à distance la porte d’entrée, répondre aux appels, accueillir les visiteurs, classer des documents, retourner des courriels. Pour un organisme qui s’était auparavant montré préoccupé par sa représentation publique, être temporairement privé de réceptionnistes (non rémunérées) constituait un risque considérable tant pour l’efficacité de l’administration que pour l’interface avec le public. Après le conflit initial, je peux dire que l’organisme a adopté une attitude moins défensive et plus souple à propos de mon travail. Je doute que mon intervention ait un impact à long terme sur l’organisme, par contre. Maintenant que je ne suis plus là, les vieilles habitudes ont repris le dessus. L’organisme continue de donner des augmentations au personnel rémunéré et de compter sur de jeunes étudiantes de deuxième cycle passionnées (toutes des femmes, incidemment mais pas fortuitement) non rémunérées. En raison du roulement élevé – des artistes de diverses provenances y font des séjours allant de quatre mois à une année avant de retourner dans leur pays, et les stagiaires ne restent que trois mois avant d’être remplacées par les suivantes – la mémoire organisationnelle est assez courte. Après avoir affronté la structure et après avoir constaté le profond malaise de l’organisme vis-à-vis de son financement et sa réticence à faire face aux conséquences du problème, je ne crois pas que la direction soit disposée à réfléchir au fait que son mode de fonctionnement perpétue une iniquité fondée sur l’exploitation d’artistes émergentes. C’est vraiment regrettable. Comme je l’ai expliqué au directeur lors de notre rencontre, quand les organismes artistiques recrutent des stagiaires sans rémunération, ils réduisent la valeur du travail fourni par chaque membre rémunéré de leur personnel et, tacitement, cautionnent les budgets gouvernementaux qui les forcent à fonctionner sans le financement adéquat.
      Je ne pense pas non plus que le décalage révélé par mon projet au niveau des attentes provoquera du changement directement au sein de l’organisme. Je pense que l’œuvre aura un effet plus lent, en sensibilisant les stagiaires à leurs droits et en ayant une incidence sur l’orientation de leur parcours. L’œuvre pourrait aussi contribuer à sensibiliser un public plus étendu et à alimenter l’insatisfaction déjà croissante des artistes et des travailleuses et travailleurs culturel.le.s par rapport aux inégalités et au manque de stabilité professionnelle dans notre domaine. Il s’agit toutefois, à terme, d’un geste symbolique qui ne peut occasionner qu’un changement symbolique.

      lm

      Les préoccupations découlaient-elles de la provenance de l’argent ou de la manière dont il serait utilisé? Et y avait-il des clauses dans le contrat qui encadrait l’emploi (des fonds) évoqué par le directeur de la Künstlerhaus Bethanien?

      js

      L’œuvre a en effet suscité des préoccupations quant à la provenance et à la circulation des fonds. Le contrat lui-même ne stipulait rien relativement à la manière dont je pouvais dépenser l’argent. Cependant, comme cet argent était administré par la KB, je devais fournir reçus et factures avant d’obtenir un remboursement pour toute dépense. Cette façon de faire était problématique, pas seulement pour moi, mais aussi pour de nombreux autres artistes en résidence. L’administration a fait bien peu pour nous informer au préalable du type de dépenses qui seraient ou non remboursées. Les livres, par exemple, ne faisaient pas partie d’une catégorie admissible au remboursement. Selon la rumeur, l’argent qui n’allait pas au remboursement des dépenses des artistes retournait dans le budget de fonctionnement de l’organisme, lequel n’était d’aucune utilité quand il s’agissait de nous conseiller sur la meilleure façon de mettre à profit la totalité de nos budgets, mais prompt quand il s’agissait de refuser le remboursement de telle ou telle dépense. Lorsque le directeur s’est opposé à mon projet, un de ses arguments était de nature administrative : la KB ne pouvait pas paraître profiter de la charité et courir le risque, passablement élevé, d’avoir l’air de mal gérer ses finances si les fonds étaient transférés du budget d’un artiste directement vers le budget de fonctionnement de l’organisme. Je suis d’avis que c’est le recoupement entre cette pratique qui avait cours et ma demande alarmante d’agir au grand jour qui a provoqué un refus aussi catégorique.
      Il est plutôt courant pour un artiste d’embaucher des spécialistes quand des tâches doivent être déléguées afin de mener à bien une œuvre. C’est le précédent et le modèle que j’ai fait valoir, au lieu d’associer le travail à un don. Bien que mon intention première ait été de retourner l’argent directement à l’administration, j’ai dû admettre que c’était improbable. En demandant aux stagiaires d’émettre des factures, selon des formulations précises faisant allusion à une performance, le projet s’est doublé d’un avantage symbolique en transformant le travail réel des stagiaires en acte artistique dans le cadre de l’œuvre. Ces factures ont par la suite fait partie de la documentation de mon projet tout en demeurant des documents financiers à vocation fonctionnelle, un peu comme les stagiaires elles-mêmes, qui ont été rétribuées pour leur performance dans mon œuvre, mais sont restées des membres non rémunérés du personnel administratif de la KB.

      lm

      Merci Joshua pour ce travail précieux et pour cet entretient.

      1. Traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre

      Fingerbanging in Praxis

      Xander Matthew
      “All efforts to restore art by giving it a social function – of which art is itself uncertain and by which it expresses its own uncertainty – are doomed.” — Adorno

       

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      What better time than now, just as something like impunity settles into the as-of-yet non-posture of public cell-phone scrolling to find it, as with any lumpen teenager, a lawn to mow. For we who cherish the first page – if not just the first few lines! (the icing, the snake skin!) – lets us sing and with certain style lovingly rub our little magic wand things that now everyone, like food allergies and unfree time has, and extol the virtues of the pessimistic and peremptory (à la Adorno!), in whose spirit of condemnation we might with unabashed superficiality scan our artistic world of techno-bodies, and accord their digital entrainment the very “social function” by which we might doom the offending apparatus that we daily, nay minutely! wield and restore the gorgeous corpse that wields it, if not by decree, then by the triangulations hemimetric praxis, by which an erotics of the banal can pass the public hermeticism of small-screen searching through the transformative employment of the spasmodic anus of the contemporary (i.e. “social function”) and into the kitty litter of yesterday’s fashions. And thus it goes gleefully into the vocabulary of the passé, from which it might be freed to reform and practice yet smaller and smaller triangles of the retrograde.

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      In the unmitigated purview of others, contemporary people spend a lot of time looking at their phones, held with one hand about a foot and half from the face (though it is of course amusing to see the myopic, elderly and infantile inspect the screen from up close like old-style monocled jewelers), heads inclined between 30 and 60 degrees, just enough to droop the bottom lip and see that the masseuse gets paid for the head’s swooning servility at the expense of the neck, as echoed in the wrist’s tilt of the apparati, forming a misshapen oval that a Rodin might collapse the pensive cranium into the fist, outstretched and appareled with a rectilinear device, here expanded into a slim black book, elsewhere expended back into a shiny deck of cards. Bent and indexes outstretched they sift through their devices while walking, waiting, talking, eating, shitting, driving, and, many decidedly unsexy reports like to remind us, before, after and often when fucking. The camera function, frantic and strangely existential in its reproductions of lunch or our funny faces, is by and large giving way to brow furrowing and yet rhythmically idle perusing with an indecorous but lithe index. Having applauded our simian cousins for their agility in implementizing sticks, we genealogically preempt by regressing to the finger-as-stick, breathing rhythmically, in the entrained silence of others, less like the monkeys we are than pointillist monks, dotting our tiny canvi.

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      Having already cast into sepia the maligned figure of the loud talker, who in cleaving conversations in half enraged all in earshot by allowing them to assume themselves as possible unscripted and yet cued interlocutors, the solitary figure of the digital searcher appears with the ubiquity of defeated pylons on distracted corners, seeded among the laptopia of monastic cafes, or, and perhaps confusing for extraterrestrial sociologists, in drooling groups of like-inclined disenthusiasts. It is not only that in this dun pastoral that users create a seam- less and banal continuity between the public and private – so much so that I am surprised to see no-one lazily masturbating at their phones on park benches – but more so that the quietude of the posture’s reflective immersion is as infra-digital as the divining gesture is superficial. While a moralist might decry the shallow immersion of small-screen search, a sensationalist (that is, a semanticist) might decry the apparent inversion of social production toward the lonely onanism of the un-reproductive digital disentanglement (a sort of geometric mauvaise foi with fingers too straight and minds too twisted?), whereas your stooped writer, orthopedic in culture, horny in redundancy, thinks swansongly about posture and the steady banalization of optical and by extension, physical being, in the teleological sense that praxis makes perfect, and posture makes praxis, and fickle perfection obviates one posture in praxis for the next. For the way we do seems to evolve only by declaring the do a do not. In other words, we can’t shit out the mundane coagulate load of the contemporary unless we give it the intense fibre of posture.

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      Several thousand years of generative rendering leads us to the tertiary point at which we do not generate images (the do a do not!), and rather, in a series of minor and un-alert postures, we source them digitally (in at least two senses of the word). For steadfast Marxists and drunken evolutionary biologists alike, that the means of production are severed from the body and returned in a roundabout way to the a posteriori-like bond between the hand and eye that finds its apogee on a four inch screen, itches up the difficulty I have in believing, as an increasingly unfettered, and again, very tertiary consumer, that, for example, the flesh of farmed fish is not that much stupider but for its fattened redundancy in a super-abundant world of corn pellets and lazy backstroking (in a pond without what my baby brother always called Sarks, even as we traversed the smallest of creeks). Which is to ask: and of our idiot flesh? [ha!] Alas as the digitally scrolling fingerling, in all of its ostensible labor, no longer scans the shadows of our clement reef for Sarks, let alone fish of a fellow fin, and can exist unfettered and socially undeterred in the slightly bowing transfixion between eye and grazing finger, will this digital nimbleness take on a slightly more invigorating social function as a fair intimation of a posture that is posed, socially generative, figurative and yet physical, but most importantly, within the tropological handbag of evolving, and thus self-obsolescing praxis? If that is so, must this digital posture be clothed or stripped, ringed, toned, tamed and aestheticized into the image of culture?

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      A child of the 90s, I remember the social function of fingers. Back when the pubescent noblesse oblige of my mostly white mountain town wanted to bang more than ski, they flocked to join hastily named Asian gangs (who in our Beckettian blacklessness we rounded up to Californian Bloods and Crips), a friend – eminently a believer! – to whom we’d passed off to great effect laxatives as hallucinogens happily joined a group of preliminarily mustached ruffians whose initiation, at least in part etymological, required the ceremonial fingerbanging of the new recruits’ buttocks, a sort of erastes and eremenos for a burgeoning digital era, wherein the fingers became the proboscis, the ear, the mouth, and, in close-ups, the reality conferring and pleasure generating eye-genital. In much the same way the portmanteau-to-be-mashed took on ontological grandeur in a decade where we truly feared genital upon genital sex (as much as we now fear mouth to mouth speaking), we, taking leave of the alert body in favor of a shiftier, more downcast and digital one, we came to admire the fingerwork of videogame players, and then finger-flexing DJs, spray-painters (wherein the artist became an inky spiderfingers, ejaculating paint from his index), and, as the decade dwindled, the hunched figure of the boy-hacker, fingerbanging his way into the governments we already knew not to oppose by thumb, but by pointing and releasing a finger, to say nothing of climaxing nails which raked blood across male backs as mirrored on ceilings, or, and I think this most important, Michael Jackson’s galactic index, shot upwards and released to blackest space by the pull of his crotch.

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      That these fingers – pointing, pressing, scratching and pulling – have largely ceded their artistic-erotic dynamism and not insubstantial iconography to the more contemporary, and as of yet postureless (in so far as posture is when praxis becomes icon) touch, tap and swipe, without forsaking (save for the spaceward glance of an interstellar Michael) the downward tilt of the studious head, allows for a simultaneously less frenetic and yet more obsessive form of fingering, at once more engaged (for, quite literally, a finger need not be lifted) and yet also, by the whispering grace of their grazing more superficial, ephemeral, bored and also banal, not to mention, in all excess of digital vanity, rather out of shape. The contemporary finger, unlike its sinewy predecessors, bears no bicep in its slight bend, and wears its obsolescent arms like a netted and desultory farmed fish, suddenly tasked with catching and gutting itself. For unlike every action-posture – from the writer to the murderer – that has heretofore wielded its principal implement, the genetically-inverted iconography of the idle scroller’s largely limp arms allows neither for the engagement of
      a living body, nor a facial expression in concert with the verbiage of the arms in action. Along with the inconographic avatars of every ideology – picture the communist flag sans sickle, but with a hammer-finger rapping on a tiny screen – we need the tropological-iconographic image of the arms to tell us if the body is necessary and if the face is justified. Think perhaps of Sid Vicious with his low slung bass, his simian and intravenous arms pale and explicitly pockmarked, as if the fingers are the body’s pens, then the arms in their bookish halves are the unfurled and character stained scroll which contain the cryptic code by which we defeatedly endorse the mystery of being. Place an iphone in those veiny hands and not only do we obviate the arms, but we efface the tension in his visage. We kill punk before punk has time – and, importantly – the muscular tension to kill Nancy Spungen and himself.

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      But I digress toward the image of tepid absorption that pictures the user, ostensibly urban invariably but whatever, head bent at a bookreading angle, but in being bookless, still, as with laptopists and their seriously studious ilk, in some postured imitation of concerted search and grimacings of a lonesome luminary’s minor discovery. How do these stars of he self sit, stand or walk along staring, mirror turned in like selfieing Bath-shebas standing in the shallow end of a bumper-car-kid-die-pool for clones? What do they wear to this occasion of themselves, and, a question for future romantic comedies as well as for proponents of real life sex: how do two (or more) people entranced by two little screen physically flirt hand and eyelessly, let alone meet and later fuck by the touchboard glow of their infra-digital devices? Whither sex in the city, or need we merely touch hot phones to expedite the inconvenient growth of the tumid body from its primordial and blemishless screen?

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      Everyone wants to live near water, and in a city of screens we can uber-Atlantis right on it. Topographically speaking from the dial-up 90s into the flotsam of now, the seer and Saint Vilem Flusser likened interactive city life to the “wave trough in an image flood”; an “intersubjective field of relations” “spun” into “oscillating” troughs. I can only imagine, unlike the semi-constant standing waves that sometimes occur in rapids, that Flusser’s city-trough would continue to “knot” and intensify, to thicken, quicken and deepen. Only Flusser couldn’t predict how dull life in the net would be, and how much the Hubris enthusiasts (sadistic moralists?) among us might imagine the wave collapsing into a scuzz of floating plastic and broken internet dreams, drowning the drones and extinguishing the bloodied lampposts that needlessly lit the “connected” city, which however mean it sounds, was only, without looking up (up!), only a city in name.

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      And yet it is only by insisting that device users physically arrange themselves into yet more complicated postures of urbanity that we might dignify their unseen setting. We must, in order to banalize banality to death, insist for a time that the banal conscripts of the contemporary practice the insanely banal postures of the iphonic. For even the rosier-glassed proponents of the cyber city as we vaunt it would probably admit the rather sudden hyper ubiquity of screeny digitalia, as it has evolved from decades of steady fingering, bangs very little, and turns our ocular towns, turreted with screens, into the infinite interface for a monastic and onanistic individuals, grazing with a finger that obviates the hands, the arms, the body and the face as they sink beneath the surface of the frantic short waves in the trough of tall glass towers – the electric basin of the contemporary – through whose leagues we sink, feeling we see further, until, as with Eliot’s Prufrock, we are detritus languishing with dead sirens, who fatally think to open our unused mouths (and ask for a social function? A posture? A first page? Paragraph?).

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      All of which, from the view from the bottom, leads me to selectively unspool my three muddled points: the art of being (in public) loses its social function unless it enters, however superficially, into the vocabulary of the aesthetic, and that, secondly, in a gestural sense, contemporary postures are entrained to devices operated by a smoothing, grazing finger as opposed to a muscular organism (made of interrelated parts), and that, finally, this rampant refraction, which in all of its obliqueness forsakes both the “social function” (again, even in the most superficial of senses) and the body from which the distended fingers are severed, and additionally severs from the hand-finger-device from the correlate image of the city.Which, though it might suggest it doesn’t matter where we live, may also threaten, in senses ontological and Star Trekian, not mattering if we live. Having crassly recited so many clichés, I feel little discomfort in re-appending yet another: whatever we agree to not let go, however dispiriting its apparent permanence in the standing “wave trough” of the contemporary, this putrid back up, this reject from rejection, can be postured, should be postured and will be postured, and in so being postured, eventually obviated (or graduated as passed fashion), for how else could this grizzled luddite hope to “doom” that which offends by universal acclamation and practice, if not by social purpose, posture and selfsame praxis? And thus it goes gleefully into the vocabulary of the passé from which it might be freed to reform and practice yet smaller and smaller triangles of the retrograde until it is but a cheesy little tattoo above either elbow.