Mon but dans cet article 1 est de situer dans une perspective historique les conflits récents survenus au sujet de cette institution fondamentale de la démocratie libérale qu’est la liberté d’expression. Les évènements qui ont provoqué mon intervention sont certainement connu de la plupart des lecteurs, mais un rappel est toujours utile. Voici : en même temps qu’une faction de la population étudiante, s’éveillant au militantisme, s’organisait afin de contrer la montée d’un mouvement politique fasciste technofuté et de plus en plus répandu – autoproclamé alt-right, soit «l’autre droite» (comprendre l’extrême droite) –, la pratique du musèlement devenait un élément vital de la réaction tactique de la gauche radicale. Cordon sanitaire pour ses défenseurs, produit d’idéologues vivant dans la ouate pour ses détracteurs, le musèlement consiste à empêcher des opposants politiques d’avoir accès aux moyens institutionnels qui leur permettraient de répandre leurs vues. C’est une tactique qui a reçu des critiques de tous les côtés du spectre politique. De fait, le phénomène a tellement perturbé la sensibilité naturelle des libéraux qu’il a suscité les commentaires du président sortant, Barack Obama, dans les derniers jours de son mandat :
J’ai entendu dire que sur certains campus, on refuse d’accueillir des conférenciers parce qu’ils sont trop conservateurs, ou encore, on refuse de lire un livre s’il emploie des mots offensants pour les Afro-Américains ou si les femmes y sont rabaissées… Je dois vous dire que je ne suis pas d’accord avec ça non plus. Je ne pense pas, quand vous entrez au collège ou à l’université, qu’on doit vous protéger, vous mettre à l’abri des opinions qui ne sont pas les vôtres… Il m’est arrivé de réaliser que j’avais peut-être manqué d’ouverture d’esprit, que je n’avais peut-être pas tenu compte de tel facteur, que je devrais peut-être voir les choses du point de vue de telle personne… Ça sert à ça, les études, au moins en partie… On ne devrait pas réduire [ces personnes] au silence en leur disant «Vous ne pouvez pas venir ici parce que je suis trop sensible pour entendre ce que vous avez à dire»… Ce n’est pas non plus comme ça qu’on apprend 2.
Cette remarque de M. Obama cristallise bien la façon dont la tradition intellectuelle libérale conçoit l’utilité sociale de la liberté d’expression. En effet, la liberté d’expression est la pierre angulaire d’une approche utilitariste et procédurière du développement politique et technologique, une approche selon laquelle le combat entre des élites intellectuellement aptes serait le creuset du progrès social. La libre expression de l’opinion des élites est perçue comme le catalyseur indispensable au développement toujours plus rapide de nouvelles connaissances dans le monde moderne, dans la mesure où le choc des intelligences non entravées est le moteur de l’histoire.
John Stuart Mill est l’un des premiers philosophes du libéralisme politique à avoir formulé cette conception désormais hégémonique des vertus sociales de la «libre expression». Résumant la pensée de Mill tout en lui apportant des correctifs et des précisions essentielles, le politologue Michael Donnelly observe :
Ce concept de la liberté de parole, généralement entendue comme la condition sine qua non de la «démocratie», prend racine dans la philosophie de John Stuart Mill, qui soutient que, parce que les opinions – y compris (et même spécialement) les nôtres – sont faillibles, «la collision d’opinions adverses» est nécessaire «pour connaitre [la vérité] en entier». La notion apparemment autojustificative d’un marché des idées correspond ainsi à l’émergence de la bourgeoisie, ce qui reflète la croyance de Mill selon laquelle le libre échange et la libre expression sont les deux revers d’une même médaille. Même à cela, Mill lui-même n’était pas en faveur d’un débat public ouvert à tous. En fait, il craignait plutôt que les masses populaires en train de s’organiser et près de la révolte ne soient facilement influencées, manipulées par une poignée de leadeurs éloquents et charismatiques. C’est pourquoi son idée d’un débat public idéal excluait globalement la majorité de la population, même s’il entretenait l’espoir d’instruire convenablement les classes ouvrières : «L’avenir sera bon ou mauvais, selon qu’ils [les travailleurs] deviendront ou ne deviendront pas des hommes raisonnables». Par conséquent, et comme le conclut John Michael Roberts, «Mill ne construit pas tant un argumentaire en faveur de la liberté d’expression qu’une défense de la sphère publique bourgeoise, dans sa variante libérale» 3.
Attardons-nous un moment à ce lien que Mill lui-même nous demande de faire entre la notion de libre marché des idées et le fonctionnement des marchés tel que le conçoit Adam Smith. Dans les deux cas, il est conseillé de se fier au discernement d’une mégastructure sociale éclairée, censée émerger dans le monde moderne – de manière contingente et spontanée – du bourdonnement d’individus rationnels misant frénétiquement sur l’expression et l’actualisation de soi. Cette masse de motivations individuelles produira l’alignement optimal des fins et des moyens, un alignement impossible à orchestrer depuis la position isolée d’un individu ou d’un groupe, quel qu’il soit. Dans les deux cas, libre expression et libre marché, on nous demande de croire que si nous nous engageons à exercer nos libertés individuelles dans la mesure permise par la loi, nous pouvons être certains que la main invisible s’occupera du reste, qu’elle triera le bon grain de l’ivraie, qu’elle saura filtrer et organiser les initiatives en fonction des issues les plus favorables au corps social, assurant ainsi la régularité de notre progression collective vers le meilleur des mondes possibles. Pas étonnant, alors, que dans leurs commentaires sur la montée de l’extrême droite, les penseurs libéraux nous exhortent à respecter les règles établies, faisant valoir que le passage des idées ethno-nationalistes dans le collisionneur de la liberté d’expression saura raboter leur côté «un peu rude» : leurs grains latents de vérité rationnelle auront ainsi la possibilité d’éclore et de se révéler, tandis que leur contenu nocif et intolérable sera mis au jour et réfuté.
Inutile de préciser que la pratique du musèlement rejette cette vision de l’histoire et la théorie de la connaissance sur laquelle elle repose, tout comme elle s’oppose à la conceptualisation du pouvoir étatique et de l’agentivité politique qu’elle formule implicitement.
En effet, contrairement aux partisans de l’épistémologie mécaniste de Mill – une philosophie qui, après tout, ne ferme pas la porte à une éventuelle reconsidération, avec une plus grande ouverture d’esprit, des avantages de l’esclavage –, les praticiens du musèlement s’arrogent le pouvoir d’intervenir directement dans les usines du savoir qui constituent leur milieu de vie, et se servent du «sabotage positif» 4 pour empêcher l’extrême droite d’étendre stratégiquement sa légitimité politique. C’est précisément cet usage de l’action directe, et le rejet ponctuel de l’autorité judiciaire et administrative qu’il suppose parfois, qui attire sur les militants étudiants l’attention des dirigeants politiques et autres chiens de garde du complexe administratif institutionnel.
Ne nous méprenons pas sur le fait que ces étudiants sont l’objet du courroux libéral précisément parce qu’ils ont donné corps à l’indiscipline, parce qu’ils ont refusé de s’incliner devant les prétentions de l’État à l’autorité administrative absolue. L’une des choses qui passent souvent inaperçues, en effet, dans la célébration des libertés accordées par les démocraties libérales, est le rôle joué par l’État dans le conditionnement et la restriction des formes précises d’autonomie que les individus sont autorisés à exercer. De fait, l’autonomie du sujet libéral est beaucoup plus restreinte que ses partisans ne l’admettent généralement. Le problème, ici, est l’administration centralisée du comportement social, et le rôle de la violence légitime (celle de la police, des forces de l’ordre ou de l’État) dans le renforcement des règles et des dictats énoncés par les tribunaux, les gouvernements et les administrations.
Avec la panoplie de lieux communs qui se sont amalgamés dans la représentation médiatique du musèlement récemment, nous touchons en effet au cœur du problème. Les critiques font ressurgir sans cesse la figure de la «bande de sauvages», souvent opposée à la dignité disciplinée propre à l’orateur accompli :
[M. X] se croit obligé d’écouter le point de vue des étudiants, d’y réfléchir et d’y réagir, soit en déclarant avoir été convaincu, soit en formulant les raisons pour lesquelles son point de vue demeure différent. Pour le dire autrement, il croit qu’on respecte les étudiants en engageant avec eux un dialogue sérieux. Mais de nombreux étudiants croient que sa responsabilité consiste en fait à entendre leur demande d’excuses et à y donner suite. Tout ce qui ne correspond pas à une confession de ses torts est inacceptable à leurs yeux, car pour eux, on respecte les étudiants en validant leurs émotions subjectives. Remarquez que la position des étudiants ne laisse aucune place au désaccord exprimé civilement. Ces prémisses posées, on s’étonnera moins que les étudiants se comportent comme des brutes, alors même qu’ils se considèrent comme des victimes 5.
Ces remarques exemplifient les affinités sélectives qu’éprouve la pensée libérale pour une forme particulière de citoyen modèle, agent parlementaire qui se refuserait à toute forme de brutalité ou porte-parole éloquent capable d’établir, calmement et rationnellement, le bien-fondé d’un argument. Ces nobles incarnations du «discours rationnel» sont données comme la voie royale de l’influence politique légitime. Bien sûr, des concessions sont faites ici et là à la notion de «manifestation pacifique»; malgré cela, dans le climat actuel, le moindre appel à la politique de la résistance collective est mis en cause par les autorités 6. Paradoxalement, ceux qui se disent les champions de la liberté de parole n’approuvent que des formes précises d’expression. Certaines intonations, formulations, déclarations affichées ou attitudes physiques sont applaudies quand d’autres sont dénigrées. En pratique, la promotion de la parole soi-disant «libre» ne sert souvent qu’à définir et à idéaliser les paramètres du comportement citoyen. La politique élitiste qui a cours dans la sphère publique devient par trop évidente quand un orateur ou un commentateur fait une faute de grammaire ou maltraite involontairement une tournure idiomatique. Les couteaux volent bas, et le caractère et l’intelligence de cette personne – en même temps que son «aptitude» à parler et à paraitre en public – sont immédiatement mis en doute.
Je propose qu’on garde à l’esprit cette situation générale – qu’on demeure attentif aux normes coercitives et élitistes qui modulent et définissent les libertés dans la sphère publique – pour réaliser la petite expérience suivante. En pensant aux images virales des escarmouches post-élections entre black blocs et néonazis [aux États-Unis], imaginez que la seule résistance opposée à la campagne de légitimation de l’extrême droite ait été le mouvement de tête méprisant et le mâchouillement pensif de la lèvre inférieure que les grands quotidiens semblent vouloir imposer. Imaginez qu’au lieu de l’interruption, par un coup de poing bien placé, des explications de Richard Spencer sur son épinglette Pepe, vous assistiez passivement au discours éloquent qu’un porte-parole de l’extrême droite adresse à une foule grossissante; il s’interrompt à l’occasion pour s’assoir sur le canapé avec Jimmy Fallon et se livrer à de pétillants échanges de plaisanteries. Imaginez que les réactions de l’auditoire aux débats télévisés ne prennent pas la voie prévue par les technocrates, et que la foule se régale, non pas des vibrations d’un «débat réfléchi», mais du martèlement râpeux de slogans fascistes. Il n’est pas certain que de tels évènements se produisent de votre vivant, c’est vrai. Mais si ça arrive, comment réagiriez-vous? Resterez-vous à la maison, à faire des va-et-vient entre le frigo et l’écran plat en triturant votre gadget anti-stress? Réaffirmerez-vous tacitement votre foi envers les «gardiens» de la procédurite libérale, ceux-là mêmes qui président actuellement à la destruction massive des habitats et des écosystèmes de la planète 7? À moins que vous décidiez de passer à l’action, et de publier des prises de position grammaticalement impeccables sur votre page perso, ou d’envoyer par courriel des réfutations en bonne et due forme des politiques fascistes à vos députés et aux journaux?
Si jamais vous vous apercevez que vous avez épuisé l’éventail limité des réactions que le parlementarisme libéral met à votre disposition – et si l’on fait encore la sourde oreille à vos protestations –, souvenez-vous qu’il existe d’autres options. Le musèlement en est une. Dans l’esprit des tactiques traditionnelles de la lutte subalterne, le musèlement rejette la canalisation forcée du comportement social imposée par l’idéologie libérale.
Il affirme la possibilité de mener le combat politique par des moyens diversifiés, et renforce l’idée que, parallèlement à la propagation discursive et individuelle de vues politiques, les communautés ont le pouvoir d’agir collectivement, de déployer leurs organismes, leur capacité d’auto-organisation et l’expérience qu’elles ont de leurs milieux de travail pour contrecarrer la montée des entités politiques qui menacent leur bien-être et leur survie.
Pour toute personne qui connait l’histoire des mouvements ouvriers, l’importance de ces tactiques est une évidence. Ces modes de résistance collective sont au cœur de l’émancipation des masses, et ils sont liés à la conscience qu’en affrontant ensemble la violence étatique et l’autorité centralisée, les communautés privées de leurs droits influencent le déroulement de leur destin, œuvrant solidairement et sans autorisation à la construction et à la protection du monde où elles évoluent.
Le fait que la plupart des médias semblent incapables d’inscrire ces tactiques dans un processus historique et choisissent à la place d’accueillir la renaissance de la résistance collective par un mélange de stupéfaction et de répugnance en dit long sur l’étendue de l’hégémonie libérale. Remarquons au passage que le courant d’émoi petit-bourgeois sous-jacent à cet accueil effectue par ailleurs un travail rhétorique subtil, en préparant les lecteurs à anticiper et à accepter le moment où la violence policière sera déployée afin de restaurer «l’ordre» public, de dissoudre les «gangs» et de forcer les individus à rentrer dans les rangs tracés par l’État. Il y a toutefois une nouveauté dans les luttes menées en ce moment autour de la liberté d’expression. Elles prouvent à leur tour que les stratégies classiques de résistance collective se déploient désormais en dehors des lieux clos de la production – hors des usines et des milieux ouvriers où l’on s’attend encore à les trouver – et dans ce que Joshua Clover appelle, suivant Marx, la sphère de la circulation, à savoir sur les marchés et les places où les marchandises et les opinions circulent, en quête de valorisation et de validation. Clover soutient que c’est dans ces espaces-là que la lutte pour l’émancipation se déroule aujourd’hui 8. Les communautés sans voix sont en train de s’adapter à l’héritage politique débilitant de la désindustrialisation. Les vagues successives d’automatisation qui ont rendu les travailleurs incapables d’exprimer leur opposition par le ralentissement ou le sabotage des moyens de production n’ont laissé à la grève que son caractère obstiné. Et à mesure que la résistance collective à l’administration centralisée de la conduite sociale se déploie ailleurs que dans l’enceinte de l’usine, elle prend de plus en plus souvent l’allure d’affrontements publics avec l’État de sécurité. Les travailleurs, les étudiants et les minorités racialisées commencent à tenir leur bout et à défier ouvertement le complexe administratif institutionnel. Des instances de ce phénomène se produisent en des endroits aussi reculés et aussi différents que Berkeley, Ferguson et Standing Rock. Et comme ces affrontements suivent de très près les précédents, ils déroulent sous nos yeux, comme les épisodes d’un feuilleton, le spectacle de la détérioration du contrat social libéral.
S’il vous parait étrange de comparer les actions des étudiants des grandes universités étatsuniennes à celles des travailleurs de l’ancienne industrie manufacturière, songez à la prolétarisation et à la précarité toujours croissantes des étudiants, de plus en plus soumis à l’endettement, aux salaires subventionnés et à des perspectives d’emploi qui sont, au mieux, incertaines.
Cette transformation du système universitaire – ancien bastion de la société civile chargé d’inculquer les comportements de l’élite, devenu producteur frénétique de travailleurs précaires et endettés – permet de rendre compte de l’apparent renversement du radicalisme étudiant au sujet de la liberté d’expression. Ceux qui observent la gauche radicale depuis longtemps s’en souviendront, les campus de la côte ouest où a éclaté la dernière vague de controverses sur la liberté d’expression sont les mêmes qui hébergeaient, à une autre époque, ses plus ardents défenseurs. L’extrême droite ne s’est pas privée de narguer les étudiants radicaux au sujet de cette supposée rupture avec la tradition :
Le premier évènement auquel va participer Milo Inc. consiste à retourner dans la ville où les émeutes ont explosé quand il a été invité à y prendre la parole, plus tôt cette année. De fait, Yiannopoulos a déclaré qu’il planifiait «une semaine de célébration de la liberté d’expression» près de l’Université de la Californie à Berkeley, là où un discours de sa collègue agitatrice des campus, Ann Coulter, a été annulé récemment à la suite de menaces de violence. Le point culminant des festivités sera la remise d’un certain «prix Mario-Savio pour la liberté d’expression». (Ce prix est «une espèce de farce malsaine», selon le fils de Savio, qui fut l’un des meneurs du mouvement en faveur de la liberté de parole à Berkeley, au milieu des années 1960.) 9
Quoi qu’il en soit, pour saisir les causes de ce renversement, il faut tenir compte de l’injonction universelle à monter dans l’échelle sociale, comme de la promesse qui a défini l’expérience de la modernisation, après la guerre – celle d’un affranchissement matériel et technologique toujours plus grand – : les deux sonnent creux, depuis quelque temps. Les promesses et les garanties des technocrates perdent de leur crédibilité; aucune fin prévisible aux misères économiques qui frappent l’ordre mondial, et aucun signe d’une véritable prise en compte de la nature anthropique des changements climatiques.
En réaction, les gens se repositionnent peu à peu par rapport à l’État centriste. En effet, dans une autre des manifestations de son glissement bienvenu et continu vers la gauche, Bruno Latour souligne le fait que les contemporains encaissent maintenant le contrecoup de l’échec catastrophique du projet de modernisation :
Avec ces peuples en migration, nous n’avons en commun qu’une seule chose : l’épreuve de se retrouver privés de sol. Nous, les anciens [E]uropéens, parce qu’il n’y a pas de planète pour la mondialisation et qu’il va falloir changer la totalité de nos modes de vie; eux, les futurs [E]uropéens, parce qu’ils ont dû quitter leur ancien sol dévasté et apprendre à changer la totalité de leurs modes de vie. […] C’est la nouvelle universalité. La seule autre branche de l’alternative, c’est de faire comme si rien n’avait changé et de continuer le rêve éveillé de «l’American way of life» dont on sait que les neuf milliards d’humains ne profiteront pas, en se fortifiant derrière une muraille 10…
Comprendre toutes les ramifications de cet échec de la modernisation exigera de nous que nous entreprenions ce que le Club de Rome a déjà appelé une «révolution copernicienne de l’esprit 11». Et, à de nombreux égards, l’extrême droite a amorcé cette révolution plus rapidement que les gardiens technocrates de l’ordre mondialisé. Il est évident, en fait, que les ethno-nationalistes ont le même point de vue que Latour, sauf que les solutions qu’ils prescrivent sont précisément le contraire des siennes. Pendant ce temps, les gardiens du «centre» se satisfont de faire écho platement au procéduralisme de Mill, en nous assurant, malgré les preuves du contraire, que la main invisible du marché est toujours aussi fiable.
Cet élargissement du cadre historique est essentiel pour comprendre le recours au musèlement par la mouvance radicale universitaire, un recours qui semble consigner, sur le plan de la praxis, le fait que l’extrême droite a été beaucoup plus prompte que le centre ou la gauche à exploiter la conjoncture émergente. Les tactiques actuelles des étudiants radicaux se coordonnent aux paramètres historiques propres à notre époque. Pour les comprendre, il est utile de les opposer à celles que leurs prédécesseurs employaient quand le projet de modernisation était en plein essor. Car ce n’est pas une coïncidence si la dévotion du radicalisme universitaire pour la liberté d’expression a atteint son point culminant à ce moment-là, à la fin des années 1960 et au début des années 1970. En effet, l’engagement des étudiants militants envers la libre expression est typique du radicalisme qui prévalait en faveur de l’État à l’époque de la décolonisation, quand l’État postcolonial semblait prêt à socialiser la richesse et que l’avenir des projets d’autodétermination était plus ou moins synonyme des programmes de modernisation nationaux.
Dans un tel contexte, l’institution de la libre expression offrait aux radicaux une tribune pour manifester contre l’impérialisme étatsunien dans une relative impunité, en même temps que des principes institutionnels pour orienter un parcours qui s’éloignerait des purges et de la paranoïa de la culture stalinienne du commandement. La liberté d’expression jouait ainsi le rôle de héraut de l’État radicalisé et «socialisé», un État capable de réaliser des projets de modernisation qui allait profiter à tout le monde.
Presque un demi-siècle plus tard, seuls les mouvements politiques les plus réactionnaires peuvent afficher une foi semblable envers le potentiel d’autodétermination de l’État-nation. Le centre n’a pas mis longtemps à essayer de subordonner la souveraineté nationale aux dictats des marchés financiers mondialisés, et le moins qu’on puisse dire des expérimentations de la gauche avec l’autodétermination nationale, c’est qu’elles sont chancelantes. Quant à la vision de l’autodétermination nationale propre à l’extrême droite, elle se révèle aussi révélatrice que terrifiante. Contrairement à la logique d’expansion et d’intégration qui prévalait après-guerre, dans les beaux jours de la modernisation – alors que le programme d’embourgeoisement universel proposé par Mill semblait pouvoir s’appliquer à la planète entière et transformer sa surface en une courtepointe d’États-nations modernes et indépendants imbriqués dans la même expérience d’affranchissement social et technologique ininterrompu –, l’État-sauveur des ethnonationalistes cherche à se constituer, de leur propre aveu, autour d’initiatives axées sur l’expulsion et l’exclusion.
L’État qu’ils réinventent est une communauté clôturée, repliée sur elle-même – derrière ses murs, ses camps frontaliers et ses gardes – en vue de résister aux incursions des «étrangers» fuyant les conséquences catastrophiques de la modernisation post-1945, laquelle a servi à siphonner les ressources naturelles au profit de la minorité emmurée tout en déchainant le fléau des changements climatiques et la violence impassible des frontières sur la majorité exposée. Leur vision s’avère étonnamment conforme à l’évaluation actuelle de la situation par le Pentagone, qui positionne (ou met en marché) l’armée des États-Unis comme une équipe d’intervention d’urgence au service d’une superélite urbaine :
Conséquemment, étant donné la direction donnée aux politiques militaristes et officielles de l’État, ce serait une erreur de décrire les propositions de politiques ethnonationalistes comme un rejet en bloc des normes actuellement en vigueur. Il semble assez évident, comme le souligne Bruno Latour, que les «élites éclairées» savent depuis un moment déjà que l’avènement des changements climatiques fait mentir les vieilles promesses de reconstruction d’après-guerre :
Les élites éclairées ont commencé à accumuler les évidences que cela n’allait pas durer. […] Elles ont parfaitement compris, ces [autres] élites, que l’avertissement était exact, mais elles n’ont pas conclu de cette vérité indiscutable qu’il allait falloir payer, et payer cher, le retournement de la Terre sur elle-même. Ils [sic] ont conclu deux choses, deux choses qui aboutissent aujourd’hui à l’élection du roi Ubu à la Maison-Blanche : oui, il va falloir payer cher ce retournement mais ce sont les autres qui vont le payer, certainement pas nous; et cette vérité indiscutable du nouveau régime climatique, on va en nier jusqu’à l’existence 12.
- Traduction de l’anglais par Sophie Chisogne→
- Kingkade,Tyler. « ObamaThinks Students Should Stop Stifling Debate On Campus », Huffington Post, 9 septembre 2015 [mis à jour le 2 février 2017] [Trad. libre]→
- Donnelly, Michael. «Freedom of Speech and the Function of Public Discourse», Present Tense. A Journal of Rhetoric in Society, vol. 4, no 1, 2014 →
- Spivak, Gayatri. «Herald Exclusive : In conversation with Gayatri Spivak», par Nazish Brohiup. Dawn. 23 déc. 2014.→
- Friedersdorf, Conor. «The New Intolerance of Student Activism». Atlantic. 9 nov. 2015.→
- “Right to Protest?: GOP State Lawmakers Push Back Against Public Dissent” RT. 04 Feb 2017.→
- Stengers, Isabelle. In Catastrophic Times: Resisting the Coming Barbarism. Open Humanities Press, 2015.→
- Clover, Joshua. Riot. Strike. Riot. London : Verso, 2016.→
- Nguyen,Tina. «MiloYiannopoulos Is Starting a New, Ugly, For-Profit Troll Circus», Vanity Fair. 28 avril 2017.→
- Latour, Bruno. «L’Europe refuge», dans La Grande Régression, Heinrich Geisel-bergeren (dir.), Premier Parallèle : Paris, p. 3→
- Meadows, Donella, et al. The Limits to Growth: A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind. NewYork : Universe Books, 1972, p. 196 [Trad. libre; une version française partielle de ce rapport a été publiée chez Fayard sous le titre Halte à la croissance (1973); elle a été actualisée deux fois depuis.]→
- Latour, Bruno. «L’Europe refuge», op. cit., p. 4→