«Bonjour tout le monde, Je suis troublée par ce qui est en train de se produire dans la sphère politique de notre pays. Je me dis qu’il serait intéressant de se rencontrer pour voir si on ne peut pas trouver un moyen de préparer une riposte créative. Peut-être une combinaison de manif et d’art? Voulez-vous y participer? 1»
Le réveille-matin
Cette citation provient d’un courriel que j’ai reçu en décembre 2010 de la part d’une consœur artiste que j’avais rencontrée seulement deux ou trois fois auparavant. Nous avions discuté de nos préoccupations communes sur la direction que prenaient les politiques (culturelles) néerlandaises, et je me suis donc retrouvé parmi les destinataires de son modeste appel à la mobilisation. Heureux de cette initiative, j’ai immédiatement commencé à noter quelques idées en vue de la réunion. Il était important pour moi de mettre en lumière le fait que le premier motif d’inquiétude ne se trouvait pas tant dans les attaques volontaires et démesurées contre le secteur culturel, mais plutôt dans le changement discursif qui les accompagnait 2. Du jour au lendemain, « l’art » était devenu le bouc émissaire de la classe politique néerlandaise pour des problèmes provoqués par leurs propres politiques 3 et, bien que ces compressions s’avéreraient certainement désastreuses pour le secteur culturel, il me semblait qu’un appel à l’action devrait aller au-delà de la seule austérité pour analyser le cœur du problème.
Je crois que la véritable raison d’être de la réunion de ce soir est que notre société s’approche d’un point critique grave, et nous commençons à voir qu’il nous faut faire pencher la balance dans l’autre sens. Nous nous rendons compte qu’il faut trouver des moyens de s’engager autrement. Il est peut-être vrai que le « grand public » se sent à l’écart du milieu artistique et que nous, les artistes, sommes devenus trop complaisants, contents de jouir de privilèges aujourd’hui tenus pour acquis. La même complaisance existe dans tous les milieux, autant en politique, dans la finance et le journalisme que chez les prestataires d’aide sociale, les petits entrepreneurs et les travailleurs culturels. Ce n’est pas pour autant une excuse valable. Si nous étions endormis, il faut maintenant se réveiller – pas parce qu’un autre le décrète, mais parce que nous avons un rôle important à jouer dans la société, tant comme artistes que comme intellectuels 4.
S’habiller
Deux ans plus tard, après maints élans, manifestes, réunions, querelles, manifestations et déceptions, Platform Beeldende Kunst (PBK, Plateforme des arts visuels) fut officiellement inaugurée. Bien que le processus ayant mené à sa fondation ait été amorcé par le courriel et la réunion déjà mentionnés, entre temps ses acteurs, ses objectifs et son mandat avaient changé. Après le choc initial, il était vite devenu clair que le raisonnement derrière l’austérité ne découlait pas d’une logique d’économiste, mais plutôt d’une vision purement idéologique, comme l’affirme Merijn Oudenampsen dans un texte écrit pour notre projet Weerwoord (Riposte) 5 :
Le caractère équivoque de l’austérité trouve sonorigine dans trois programmes politiques distincts, tous omniprésents dans la nouvelle politique culturelle néerlandaise : un programme populiste qui répand une vision manichéenne des artistes, les qualifiant de « gloutons de subventions »; un programme conservateur qui mise sur une réduction de la culture au patrimoine et à la préservation des « instituts d’élite » ; et finalement, le programme libéral, qui préconise le libre marché et la non- intervention de l’État. 6
Avec PBK, nous espérions mettre un frein à cette tendance et même, avec le temps, la renverser. Nous avions pour but de mobiliser et de consolider le secteur culturel au moyen d’arguments contre la pensée néolibérale sous-tendant l’austérité. Cette consolidation devait se faire en réunissant une pluralité de points de vue chez les acteurs du milieu, dans le but non pas de les homogénéiser pour parler d’une voix unie, mais plutôt de démontrer qu’une diversité de voix était notre plus précieux atout, autant dans le secteur culturel que dans une société ouverte. De cette diversité, nous espérions faire naitre de nouvelles propositions pour former une masse critique, et que celles-ci se rendent jusque dans les médias et le discours politique. Nous comptions évidemment tout faire pour faciliter et catalyser ce processus.
Au boulot
Il était impensable de parvenir à un consensus parfait parmi les acteurs du secteur culturel quant aux stratégies à employer. Il nous fallait néanmoins des causes communes afin d’élaborer un plan d’action rassembleur. Des causes qui devaient être à la fois assez larges pour représenter une position idéologique, et assez situées pour donner lieu à des revendications pragmatiques et à des suggestions constructives. Autrement dit, notre mandat était de démontrer – malgré son caractère abstrait – l’importance du rôle que joue l’art dans une société ouverte, et de traduire cette importance en propositions concrètes qui pourraient consolider le soutien financier au secteur culturel. Dans une autre Riposte, l’artiste Barbara Visser décrit la situation :
Les artistes vont tenir bon de toute façon, peut-être davantage encore quand les temps seront difficiles. Cependant, cette ténacité ne pourra être qu’une solution temporaire. Il faut prendre en considération le fait que la société vit sur le crédit culturel et s’endette aux détriments des producteurs d’images, de musique et de textes. Cette situation est un miroir de ce qui se produit actuellement dans les marchés immobilier et financier. Pendant quelques années, le public sera impressionné par l’initiative et le zèle des artistes : « Voyez, c’est possible ! », diront-ils. Toutefois, dans notre société où le marché est la seule mesure de valeur, lorsqu’arriveront les inévitables affaiblissement des marges de crédit et montée de l’inflation, la bonne entente tournera au vinaigre. 7
Puisque l’austérité et son discours malveillant prenaient pour cibles les pratiques artistiques expérimen- tales, actuelles et critiques, nous avons décidé d’emblée de démontrer l’importance de ce que nous allions plus tard baptiser la « couche de houmous » 8. L’historienne de l’art Christel Vesters, dans sa Riposte intitulée « Nous applaudissons le Rijksmuseum », écrite à l’occasion de la réouverture du musée national nouvellement rénové, constate que :
Simon Schama fait référence à notre célèbre historien culturel Johan Huizinga, celui qui croyait que les livres, les objets et les textes étaient fondamentalement liés à la naissance de la civilisation. Si on suit le raisonnement de Huizinga, on ne peut que conclure que sans la « force créatrice du milieu » dans lequel il a évolué, un maître tel que Rembrandt n’aurait jamais vu le jour. Cette thèse est aux antipodes de la théorie du génie solitaire ou de l’institution d’exception. Elle souligne au contraire que le contexte, l’intégration et une base vigoureuse sont les conditions sine qua non d’un climat culturel florissant. 9
Les initiatives et les collaborations d’artistes constituent le premier gage de ce climat florissant, et forment une partie intégrante de cette « couche » fertile; c’est souvent grâce à elles que peuvent être développées et expérimentées de nouvelles idées. Dans le projet Het Initiatief (L’initiative) 10, nous avons cartographié ces groupes et ces sites dans le but de mettre en valeur les modèles de collaborations créative existants, et les manières dont l’art et les artistes peuvent s’intégrer à un contexte local donné. Nous voulions aussi créer un baromètre pour mesurer les conséquences de l’austérité sur le climat culturel. Ce dernier projet a mené à la production d’une superbe affiche sérigraphiée et d’une archive internet, publiée en 2014 sous le titre de Verbeeldingsstorm (Néolibéralisme iconoclaste). 11
Aujourd’hui
Ces projets ont aussi contribué à l’atteinte de notre premier objectif stratégique : l’injection de contenus factuels dans le discours médiatique. Trop souvent, les politiciens et les médias véhiculent des informations obsolètes sur le secteur culturel. Des termes comme « paresseux » et « glouton de subvention » ont ainsi été abondamment employés pour décrire les artistes et les comparer à la figure du « vaillant travailleur hollandais », évoquée à la fois par les partis libéral et conservateur et, plus récemment par presque tout le spectre politique néerlandais.
Plus inquiétant encore, cette idéologie semble avoir été intériorisée, jusqu’à un certain point, par le secteur culturel lui-même. Dans sa Riposte, Irene de Craen nous met en garde contre les conséquences possibles de cette capitulation :
Cette rhétorique, qui est en train de se répandre rapidement, énonce un tournant dans le discours du secteur culturel, où l’art doit servir les intérêts de ce même programme politique contre lequel nous nous battions encore tout récemment. En nous employant consciencieusement à respecter les critères touchant au nombre de spectateurs et à l’entrepreneuriat, nous avons perdu de vue les valeurs fondamentales de l’art. Une fois évanouie l’autonomie sociale de l’art − à force de les qualifier sans cesse d’« hermétiques » et de « déconnectés » −, les politiciens n’auront plus à craindre que les futures mesures d’austérité ne soient contestées par des foules en colère sur le Malieveld. Nos contestations ne serviront pas à grand-chose, car il ne restera plus rien à protéger. 12
Une telle intériorisation de la logique de marché, en particulier chez les jeunes artistes, est signe qu’une repolitisation du champ culturel est primordiale si nous voulons comprendre les forces politiques et économiques en présence. Afin d’y parvenir, nous offrons de partager notre expérience et nos recherches avec des organisations analogues ailleurs dans le monde que nous avons entrepris récemment de recenser – en commançant par l’Europe. Si nous voulons faire face aux problèmes que rencontre le milieu culturel, il nous faut les connecter à ceux auxquels se trouve confronté l’ensemble de la société. Nous pourrons ainsi joindre nos forces dans la lutte plus large contre l’hégémonie néolibérale et la montée des inégalités, avec l’espoir de nous réveiller, un jour, dans un monde meilleur.
- Adressé aux membres de PBK : Platform Beeldende Kunst est une coalition stratégique qui mobilise les réseaux existants et suit l’émergence de nouvelles connexions, dans l’objectif de développer les bases d’actions communes et d’un travail de relations publiques. Elle occupe une position clef entre les nombreux travailleurs du champ culturel d’un côté et les médias, politiciens et autres organisations (groupes de lobby, syndicats) de l’autre. Son but est de modifier favorablement la perception des arts et de la culture, d’influencer les décisions politiques – en collaboration avec d’autres groupes d’intérêts tels que De Zaak Nu et Kunsten 92 – et de mettre de l’avant de nouvelles manières de penser l’importance et le sens de l’art.→
- Pour une analyse de la duperie rhétorique néolibérale, voir Merijn Oudenampsen, « Retort #2 : TheVenomous Heritage of Halbe Zijlstra », in Platform BK, 2012→
- Pour une analyse du contexte politique de l’austérité aux Pays-Bas, voir Jack Segbars, «The Dutch Situation », in Platform BK, 2014→
- Rune Peitersen, “A New Story“, 2010→
- Weerwoord (Riposte) a été un de nos premiers projets, et parmi les plus réussis. Nous avons réuni une équipe d’artistes, d’écrivains et de commissaires à qui nous faisions appel pour écrire des articles d’opinion afin de contrer les propos fallacieux véhiculés dans les médias au sujet des artistes. Bien que relativement peu de nos articles ont été publiés dans les journaux nationaux, les rédacteurs en chef ont rapidement été mis au courant de notre existence et ils semblent avoir modéré leur traitement du secteur culturel depuis. Chaque Riposte sert à mobiliser les acteurs et à faire connaitre nos propositions dans le milieu.→
- Merijn Oudenampsen, op cit.→
- BarbaraVisser, « Retort #3: Measuring Standards », in Platform BK, 2012→
- Le mot néerlandais hoemoes fait référence à une terre fertile, comme humus en français. La similarité avec le mot houmous (mets à base de pois chiches) a donné lieu à des confusions pendant une présentation à Budapest, et nous avons gardé le terme un peu curieux de « couche de houmous ».→
- Christel Vesters, « Retort #5: We congratulate the Rijksmuseum! », in Platform BK, 2013→
- This collection is called The Initiative (Het Initiatief). It has turned out to be a fantastic resource for art-students, trying to orientate themselves in the art world. →
- « Néolibéralisme iconoclaste » ne traduit que partiellement le terme d’origine, Verbeeldingsstorm, un jeu de mots intraduisible faisant référence à l’iconoclasme de la Réforme protestante dans lequel la diabolisation historique de l’image est remplacée par celle de l’imagination→
- Irene de Craen, « More Populist Than Ever », in Platform BK, 2013→