«Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez la; vous ne la trouverez nulle autre part». 1
La position monadologique, sur le terrain de la connaissance, peut se résumer ainsi. Tout être possède en lui-même la totalité de ce qui est, la totalité des possibles, mais sous un certain point de vue, à travers une «perspective» qui lui est propre. En d’autres termes, chaque être est à la fois radicalement singulier, différent de tous les autres de par la singularité de son point de vue, et à la fois semblable à eux, «totalement» semblable à eux pourrait-on dire, puisque comme eux, et même si c’est sous un certain point de vue, il possède en lui-même la totalité des perspectives possibles. En d’autres termes encore, dans l’approche monadologique, le réel doit être entièrement pensé «sur le modèle du sujet», à partir d’un «substrat subjectif», 2 à partir d’une multitude infinie de forces et de points de vue subjectifs et singuliers pouvant chacun, et à juste titre, prétendre accéder à la totalité de ce qui est. Mais seulement comme on voit «midi à sa porte», et en ignorant le plus souvent que cette totalité à laquelle on est en droit de prétendre ne se trouve pas en face de nous, dans le spectacle de la rue qui s’offre à nos regards et que nous nous efforçons sans cesse «d’objectiver», de transformer en «vérité objective», mais derrière nous ou en nous, dans les coins sombres de la maison qui nous sert de demeure, dans sa façon de «réfléchir» la réalité de la ville, à la manière d’un «foyer» ou d’un «miroir» ou, pour être plus précis, d’un «miroir vivant» nous dit Leibniz (La monadologie, 56), qui «tire tout de son propre fonds», y compris bien sûr dans sa façon de «réfléchir», puisqu’il «est véritablement sujet de l’image qu’il renvoie, focalise, concentre, modifie [et qui] traduit l’aspect de l’objet qu’il renvoie» 3 (souligné par nous).
Et c’est pourquoi, toujours en termes urbains, Leibniz peut prendre l’exemple de la ville et de ses multiples façons d’être appropriée ou perçue. «Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et est comme multipliée perspectivement; il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade» (La monadologie, 57).
Il est vrai qu’avec Dieu comme super-monade, la «reine des monades», 4 Leibniz réintroduit un peu d’ordre au sein de l’anarchie prévisible de cette multitude de points de vue singuliers et subjectifs, qui prétendent, chacun à partir de sa seule perspective, dire une vérité et une totalité dont ils ignorent qu’ils les portent en eux-mêmes. Avec Dieu, Leibniz ne garantit pas seulement l’existence extérieure et objective d’un monde constitué par ailleurs d’une infinité de subjectivités. Il n’affirme pas seulement une «objectivité absolue», contrepoint obligé d’un subjectivisme aussi radical. Il affirme également la cohérence d’un monde ordonné (l’harmonie préétablie), un monde préalablement construit, qui, sur le modèle du réglage des horloges ou de la «partition» d’une symphonie, garantit partout dans le monde l’heure exacte ou la cohérence et l’harmonie de «l’accord» entre les différents musiciens. Et c’est en ce sens que l’on peut parler du «meilleur des mondes possibles». En effet, si le monde tel que le conçoit Leibniz est un monde ordonné c’est qu’il s’agit d’un seul et même monde parmi l’infinité des autres mondes possibles, celui qui a été choisi et créé par Dieu.
Mais avec la mort de Dieu tout change, y compris pour la théorie de Leibniz. Et c’est alors, à la suite de Proudhon et de Tarde principalement, que l’on peut parler de néo-monadologie ou, suivant la formule de Tarde, «d’une monadologie renouvelée» 5 qui ne manque pas d’annoncer ce que Nietzsche affirmera un peu plus tard; 6 deux choses principalement :
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Elle annonce tout d’abord, en partie avec Leibniz, la conception d’un monde entièrement immanent à la subjectivité des points de vue, une réalité où la totalité de ce qui est, est entièrement inclue dans «la somme des perspectives», sans qu’il n’y ait aucun «monde en dehors de ces perspectives», 7 sans qu’aucun point de vue, aucun être, ne puisse, sinon prétendre, tout au moins s’identifier réellement à Dieu; sauf à imposer aux autres une violence et une domination qui, par leurs effets, ne manquent jamais de révéler le caractère singulier et exorbitant de sa propre perspective. Elle annonce un monde où, comme l’écrit Gabriel Tarde, même les «lois naturelles» ou les faits «objectifs» mis à jour par la physique et la biologie, s’expliquent «par le triomphe de certaines monades qui ont voulu ces lois, imposé ces types, posé leur joug et passé leur faux sur un peuple de monades uniformisées et asservies, mais toutes nées libres et originales, toutes avides, comme leurs conquérantes, de la domination et de l’assimilation universelle». 8
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La néo-monadologie annonce enfin, contre Leibniz cette fois, une réalité radicalement discontinue. Elle annonce une conception chaotique et anarchique de ce qui est, une réalité où, contrairement à la théorie de Leibniz et sa conception harmonieuse du monde existant, la multitude infinie des mondes possibles et des points de vue qui les composent, cohabitent, luttent et se disputent la prééminence, et ceci à l’intérieur même de chaque être, de chaque composé de monades, puisque chacun de ces êtres porte en lui la totalité des possibles, en doublant ainsi la singularité, finalement très sage et rassurante, programmée, de son «point de vue», d’une singularité ou d’un effet de singularisation beaucoup plus inquiétant, non plus une singularité qui le distingue radicalement des autres, mais une singularisation chaotique et conflictuelle, en perpétuel changement, qui l’affecte lui-même, qui le rapporte sans cesse à une multitude infinie d’identités possibles, discontinues et le plus souvent radicalement hétérogènes.
A ces deux transformations de la monadologie de Leibniz, il faut joindre une troisième qui découle en partie des deux autres. De façon apparemment désespérée, cette troisième transformation affirme la nécessité pour les êtres de trouver et de sélectionner à partir de leur propre fond, dans la multitude infinie des possibles qu’ils portent en eux et que la rencontre et les échanges avec les autres êtres révèlent (le plus souvent au hasard des rencontres et des contraintes), la cohérence ou l’harmonie qu’aucune instance extérieure ou transcendante ne peut plus garantir ou imposer.
En rompant avec le postulat divin, la néo-monadologie affirme la nécessité de penser la capacité des êtres humains à inventer et à faire exister le monde dans lequel ils veulent vivre. Et c’est alors que la monadologie de Leibniz change radicalement de sens et manifeste la puissance subversive dont elle était porteuse derrière les considérations rassurantes et conformistes de la théologie; une puissance subversive que, d’une certaine façon, ces considérations rendaient possible. En effet, avec Dieu comme grand architecte ou comme grand fabriquant d’horloges, là bas, en haut, ailleurs, Leibniz pouvait tranquillement, sans trop s’inquiéter des conséquences, affirmer l’intériorité et l’autonomie radicale des êtres, non vis à vis de Dieu bien sûr, mais les uns par rapport aux autres. C’est pourquoi Leibniz pouvait dire que «les Monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir» (La monadologie, 7), en laissant ainsi en suspend ou au dehors, du côté de Dieu, la question de l’harmonie du monde dontVoltaire devait se moquer si cruellement. Avec la levée de l’hypothèque divine, et parce que les êtres cessent alors d’être soumis à un ordre extérieur et transcendant chargé de régler, d’organiser et de programmer leurs relations, non seulement la néo-monadologie, devenue enfin réaliste, n’est plus incompatible avec le désordre du monde, les souffrances, les gaspillages et la déperdition de puissance induits par le chaos et la coexistence conflictuelle d’une multitudes infinie de mondes possibles, hétérogènes et contradictoires, mais elle change de signification. De justification conservatrice de l’ordre (divin), elle se transforme en conception subversive de cet ordre, en exigence émancipatrice: l’exigence de construire, de façon radicalement immanente, le meilleur des mondes possibles que Leibniz croyait être déjà là, un monde capable d’ordonner et de libérer le maximum de puissance dont la réalité est porteuse. Avec la mort de Dieu, et comme le dit Tarde, il devient nécessaire de concevoir une «monadologie renouvelée», «des monades ouvertes qui s’entre-pénétreraient réciproquement au lieu d’être extérieures les unes aux autres», 9 et qui auraient le souci, par association et par expérimentation, de construire le monde qui leur convienne. Il devient nécessaire, face à la nouvelle théologie du libéralisme et de la technique, là où le Marché et la Science prétendent remplacer Dieu, de concevoir une néo-monadologie que l’on peut qualifier d’anarchiste où, comme le montrent Proudhon et le Spinoza de Deleuze, les êtres, en cessant d’obéir à l’intériorisation préalable d’un «programme» ou d’une «nature» soi-disant conçue par Dieu, pourraient, par association et par désassociation, par révolte et par expérimentation, par affinité et par répugnance, à partir du point de vue, hasardeux, chaotique ou dominé, que le sort ou l’intérêt d’autres êtres leur ont donné et leur imposent, à partir de leurs rencontres avec les autres, sélectionner à travers la richesse infinie de leur propre composition, les forces, les points de vue et les associations capables de les libérer du chaos et de la servitude.
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Comme le découvre Proudhon au moment de la publication tardive du petit texte de Leibniz, c’est à la lumière de la néo-monadologie, une monadologie débarrassée de la théologie, que l’on peut le mieux comprendre le réalisme et la signification du projet libertaire, un projet fondé sur l’anarchie et le fédéralisme, sur l’autonomie absolue des êtres, là où toutes les choses, entités ou situations «sont gouvernés par des lois qui leur sont inhérentes et qui constituent proprement leur nature particulière», 10 là où «chaque chose possède son absolu, sa substance en soi, son énergie propre, sa modalité à elle». 11 Mais c’est aussi avec la monadologie, et du point de vue du temps cette fois, que l’on peut le mieux comprendre l’importance de l’histoire et des récits historiques dans l’expression du projet libertaire, 12 dans sa capacité à se répéter sans cesse de façon différente, dans les faits comme dans la lecture de leurs récits, en entraînant chaque fois dans leur singularité (et en raison d’elle) la totalité de ce qui est. Comme le montre le philosophe marocain Abdalha Laroui à propos de l’historiographie arabo-musulmane (le khabar)—dès lors qu’elle se libère elle aussi de Dieu et du dogme religieux—, la mise en récit et les effets des expériences et des mouvements libertaires passent par un étrange processus d’identification et d’évidence («bon sang! mais c’est bien sûr!») entre un événement passé, disparu à jamais et pourtant toujours présent et répété, autrement, dans l’acte d’écriture et de lecture, à l’intérieur d’une causalité radicalement différente.
Nous pouvons revenir à Laroui, à l’Islam et à l’histoire. A la lumière de la néo-monadologie, l’affirmation selon laquelle l’histoire et le récit historique ne peuvent, pour saisir le passé, que partir du présent, des situations présentes, de «l’expérience» présente, trouve une pleine justification. Au contraire de la platitude morte et autoritaires des lois de l’histoire scientifique et prétenduement objective («il n’y a rien de nouveau sous le soleil!»), l’histoire anarchiste cesse d’être une réduction illusoire, puisque la multitude infinie des autres, des différents, qu’ils soient passés ou ailleurs, je les porte réellement en moi; mieux encore, je ne peux les saisir qu’à partir de mon propre fond, là où, sous forme de «virtualités et de dispositions», 13 de «virtualités», de «potentiels», de «forces qui cheminent», dirait Simondon, 14 se trouve la totalité de ce qui est, la totalité des possibles. Et c’est bien en ce sens qu’avec Leibniz et Emile Boutroux, et en s’en tenant à la seule histoire, la néo-monadologie peut affirmer que s’il était possible de «développer tous les replis d’une monade [on] y lirait, non seulement toute son histoire, mais l’histoire du monde entier» 15; une affirmation qui nous autorise à revenir sur la distinction et les liens entre khabar, fiqh, expérience mystique et histoire scientifique.
Considérons le khabar et l’expérience mystique en premier lieu. On a vu comment le khabar pouvait considérer que si l’événement passé et rapporté dans le récit avait bien été effectif, dans le passé, en un lieu et à un moment, cette effectivité ou cette matérialité était passée justement, disparue à jamais. Cette remarque n’a rien qui puisse étonner ou choquer les matérialistes que nous sommes. C’est plutôt le contraire, l’entêtement de l’histoire scientifique à vouloir restituer la matérialité et l’effectivité des événements passés qui pourrait étonner et paraître particulièrement saugrenu. Là où par contre le khabar peut sembler incohérent et absurde c’est lorsqu’après cette affirmation d’une grande sagesse, mais particulièrement pessimiste dans son réalisme à la Gustave Courbet («quand on est mort, on est mort!», comme le disent les personnages de l’Enterrement à Ornans), il prétend malgré tout, mais comme Courbet lui-même dans son tableau, faire «revivre» (ihyâ’) cet événement passé; doublement ou triplement mort dans le cas de Courbet, puisque 1) il s’agit d’un événement passé et disparu, 2) qui concerne un enterrement, 3) où tout le monde sait que «lorsqu’on est mort on est mort!». Le khabar prétend faire revivre un événement passé à partir d’un récit qui, comme le tableau du peintre, tirerait toute sa force réaliste, toute sa puissance matérielle, de l’expérience et de la vie présente de l’auteur du texte ou du tableau et, ensuite, indéfiniment pourrait-on dire (sauf en cas de destruction du papier ou de la toile), de l’expérience et de la vie présente des lecteurs, des auditeurs ou des spectateurs présents et à venir.
Avec la néo-monadologie, l’absurdité ou la folie apparente du khabar et des prétentions artistiques et réalistes de Courbet, si elle ne disparaît pas, se donne malgré tout de nouvelles justifications théoriques. En effet, dans la conception monadologique, la réalité de l’événement rapporté est effectivement inclue dans l’être de celui qui le rapporte ou qui bénéficie de ce rapport. Si son effectuation à un moment donné et dans un agencement donné, a disparu, sa réalité possible subsiste entièrement, avec toute sa puissance, dans la réalité présente de cet être. La réalité de l’événement est inclue dans cette multitude infinie d’expériences et de puissances de perceptions dont tout être est porteur, au plus profond de lui-même. Elle est inclue dans le fond sombre de son être qui, par chance, et à la façon de l’apeiron de Simondon, échappe à la partie éclairée de son point de vue particulier. Dans la mesure où c’est justement cette partie éclairée qui risque bien tout d’abord de le laisser «indifférent» à la lecture d’un livre qu’il ne connaît pas, à la vision, scandaleuse ou étrange du tableau de Courbet, puisque dans la conception néo-monadologique c’est la lumière qui cache et qui limite, qui circonscrit et qui définit, alors que c’est l’obscurité qui révèle et qui ouvre à l’autre; au risque volontairement assumé de tout confondre, de tout mélanger dans un chaos sans fin. Comme on s’en doute et comme les rationalistes malveillants ne manqueront pas de le suggérer, c’est alors que le khabar entre en résonance avec la mystique de l’Islam (comme avec toutes les «mystiques» possibles, religieuses ou non), mais dans un rapport où mystique et matérialisme se rejoignent, où sainte Thérèse de Lisieux et le derviche tourneur rejoignent l’athée Courbet et le curé Meslier écrivant ses mémoires en cachette, pour plus tard, pour les «autres», pour leur dire ce qui est imperceptible au moment où il écrit. Khabar et mystique se rejoignent dans une même affirmation selon laquelle l’autre et cet autre au carré qu’est l’autre lorsqu’il est passé ou mort, sont entièrement et seulement présents dans le présent justement, dans l’expérience présente, dans la rose que Ronsard nous invite à cueillir et dans ce que Bakounine appelle, longtemps après la disparition prématurée de son ami Nicolas Stankévitch, «l’être intime» des choses.