Le Merle

vol.2 no.1, Summer 2014
»
vol.2 no.1, Summer 2014
Puissance et possessions
«
Puissance et possessions
Download PDF

This version of Le Merle follows two important meetings held in France in the Summer of 2013: “Gestes spéculatifs”, a colloquium organized by Isabelle Stengers and Didier Debaise, which brought together various thinkers linked to speculative pragmatism such as Donna Haraway, Eduardo Viveiros de Castro and Bruno Latour; and the seminar “Défaire l’Occident”, held at an encampment close to where the Invisible Committee is based. The first involved a discussion about the way we nurture possibilities in the present, about the arts of immanent attention and the processes of instauration ( Sourriau: meaning instatement) that possess us as much as, if not more than, we possess them. We then moved to the side of the haptic and of destituent power, taking up an imaginary of struggle that allows us to see what hurts as what counts, giving impetus to what resists. The texts in this issue are unfortunately not translated. This issue was edited by Erik Bordeleau & François Lemieux.

Introduction

le merle

Cette nouvelle mouture du Merle découle de quelques fort heureuses rencontres catalysées par la tenue, à l’été 2013 en France, de deux séminaires exceptionnels dont les effets n’ont eu de cesse de se faire sentir depuis. D’abord, dans le vénérable château du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, un colloque intitulé «Gestes spéculatifs» organisé par Didier Debaise et Isabelle Stengers a réuni une série de penseurs tels que Bruno Latour, Donna Haraway, Eduardo Viveiros de Castro, Vinciane Despret ou Tobie Nathan (pour ne nommer que les plus connus), lesquels, sur fond d’ontologie pragmatiste et pluraliste, ont cherché à penser comment affirmer des virtualités situées — comment s’engager par et pour des possibles à activer dans le présent. Quelques semaines plus tard, non loin du désormais célèbre village de Tarnac sur le plateau des Mille vaches, une région sauvage de tradition résistante en plein cœur de la France, s’est déroulé un séminaire autonome autour du thème «Défaire l’Occident». Chaque journée était consacrée à un thème: «philosophie et magie», «christianisme», «démocratie», «économie», «cybernétique» et, finalement, «amour». Tout au long de la semaine, des interventions par des invités spéciaux et des ateliers de toutes sortes se sont enchaînés, certains longuement mûris, d’autres spontanément issus de la conjoncture particulièrement favorable et énergisante du moment. C’est Giorgio Agamben qui a ouvert le bal avec une allocution sur le faire usage et la puissance destituante, deux idées qui ont résonné durablement parmi les êtres rassemblés en si fertile occasion.

Bien des choses distinguent, voire opposent, ces deux séminaires : leur texture affective, leur teneur compositionnelle, leur conception divergente du politique et du rôle de la pensée. Néanmoins, c’est bien à la jonction, physique et philosophique, de ces deux événements que les différents collaborateurs de ce numéro se sont reconnus et trouvés. Cette rencontre a cristallisé une série de préoccupations et d’intérêts communs. De ce plan de consistance nouvellement constitué, nous aimerions partager, de manière par trop indicative et parcellaire, quelques coordonnées.

    Brèves notes sur la philosophie dramatique des possessions

    Erik Bordeleau

    Philosophie des possessions est un ouvrage majeur réunissant une série de philosophes contemporains tels que David Lapoujade, Bruno Latour, Isabelle Stengers et Didier Debaise. Chacun d’eux revisite, dans une optique pragmatiste et spéculative, l’œuvre de penseurs plus ou moins minoritaires, nommément Gilbert Simondon, William James, Étienne Souriau, John Dewey, Charles Péguy, Alfred N. Whitehead et Gabriel Tarde. Didier Debaise, éditeur du recueil, explique : «Notre projet, suivant la proposition de Tarde, peut se résumer en une phrase : substituer à l’ontologie classique et aux catégories qui lui sont associées, une logique de la possession. […] Les termes varient pour l’exprimer : «capture», «prédation», «préhension», «prise» ou encore «appropriation», mais au fond, ils expriment tous une même opération, un même geste, celui par lequel des éléments biologiques, psychiques ou techniques sont intégrés, capturés par un être qui les fait siens».1

    Philosophie des possessions est un livre chargé d’une indéniable puissance programmatique. Il ne faut pas se laisser abuser par le caractère apparemment conservateur de la question de la possession. Au contraire, les différentes contributions à l’ouvrage multiplient les manières de battre en brèche l’individu-propriétaire, en restant au plus près du caractère fluctuant de ce qu’un individu dit «sien».2 C’est ainsi que Debaise pourra mettre en évidence qu’il en va dans ce livre «d’un monde de captures qu’il s’agirait d’opposer au monde des clôtures».3

    À la fin de son allocution au colloque «Gestes spéculatifs» de juillet 2013 à Cerisy-la-Salle, Stengers a suggéré une image géo-philosophique qui illustre avec à-propos cette option néo-monadologique de pensée. Avec une provocante simplicité, elle a caractérisé les Grecs comme «peuple des entrepreneurs». Avec ce mot, entrepreneur, elle cherchait à faire entendre le jeu des prises enchevêtrées qui mettent à l’aventure, et la «morsure d’un possible» qui insiste en chacune d’elle. Mais n’est-il pas périlleux de mettre la philosophie sous le signe de l’entreprise?4 N’y perd-on pas quelque chose comme un accès inconditionné à «l’être»? L’image du peuple des entrepreneurs diffère profondément de celle mettant en scène un groupe d’hommes sages et barbus contemplant la perfection sphérique de l’être, pour reprendre la scène primitive de la philosophie telle que fabulée par Sloterdijk dans Globes et à laquelle nous sommes davantage habitués.

    2

    Prise, capture, prédation: la poétique de la philosophie des possessions suggère une agressivité naturelle et première qui fait directement écho à la conception pluraliste des forces développée par Nietzsche. En contraste avec les pensées de l’inclusion mutuelle ou du désœuvrement, la philosophie des possessions est encline à détailler le jeu des forces qui découpent, enrôlent, sélectionnent et excluent. On trouve une indication succincte mais déterminante de cette propension réaliste et agonique dans la préface de Bruno Latour à la réédition de son traité métaphysique, Irréductions: «Il s’agit donc de passer des vertiges de la puissance à la simple et banale positivité des forces».5 Le théâtre latourien de forces et d’actants qui se mesurent, s’éprouvent et s’enrôlent mutuellement est d’ailleurs préfiguré dans ce passage de Nietzsche et la philosophie de Deleuze: «S’approprier, s’emparer, subjuguer, dominer sont les caractères de la force active. S’approprier veut dire imposer des formes, créer des formes en exploitant les circonstances».6

    3

    Posé dans le cadre d’un perspectivisme radical et d’une monadologie renouvelée, le problème de l’appropriation culmine dans la question «Qui?»: «Mais qui s’approprie ou se réapproprie? Quelle est l’instance réappropriatrice?» se demande Deleuze au point de contact entre Nietzsche et Max Stirner.7 C’est en effet autour de cette question essentielle que s’articule l’interprétation deleuzienne de la méthode de dramatisation développée par Nietzsche. La question «Qui?» s’avère déterminante dans la tentative d’élaboration d’une image de la pensée qui se détourne du clair et distinct de la représentation au profit des processus ontogénétiques d’individuation.

    Mais cette question personnalisante ne va pas sans susciter une certaine surprise, voire un léger malaise. N’y a-t-il pas un danger de régression humaniste, une tendance à la discrimination et à l’exclusion contraire à une approche inclusive et écosophique des arts d’exister qui insiste sourdement dans chaque « Qui? »? La question « Qui? » n’active-t-elle pas spontanément un sujet possesseur, n’implique-t-elle pas une tendance à l’appropriation qu’il s’agit précisément pour la politique autonomiste et radicale de conjurer et dépasser? Les théories poststructuralistes, et en premier lieu la pensée deleuzienne des singularités impersonnelles et pré-individuelles, ne nous incite-t-elle pas plutôt à porter notre attention vers l’indétermination et le potentiel qui résident dans la bienheureuse immanence d’une vie?8

    De manière schématique, le problème peut être défini de la manière suivante: comment «une» vie répond-elle de la question «Qui?» et sa mise sous tension dramatisante? En quoi la philosophie des possessions commande-t-elle, à un degré ou à un autre, un processus de personnalisation/ personnification? Et finalement, de manière plus générale: une politique effective des processus collectifs d’individuation peut-elle faire l’économie de la question «Qui?»?

    4

    La méthode de dramatisation nietzschéenne est un art de l’interprétation et de l’évaluation typologique et différentielle. La question «Qui?» se rapporte à une figure «originale» (typos) — ou, suivant l’idée de généalogie, originaire — , quelque chose comme un type paradigmatique, toujours à instaurer. En chaque situation, en chaque chose, il s’agit d’identifier, de caractériser un principe génétique interne et qualifié — de la dramatisation comme art des différences qui importent.

    Car si Nietzsche est un penseur qui dramatise les idées, c’est dans la mesure où il procède par mobilisation d’affects: psychodrame de la pensée où les idées sont présentées comme «des événements successifs, à des niveaux divers de tension»9, de manière à révéler la topologie accidentée du pathos qui couve sous chaque logos. La méthode de dramatisation agit ainsi comme mise en scène de forces qui le plus souvent restent dissimulées sous les représentations. Elle révoque l’idéal de vérité désintéressée s’adressant à quiconque: le perspectivisme radical inhérent à la question «Qui?» oblige à des mises en jeu locales, situées, c’est donc dire adressées. Qui voudrait ici se contenter des généralités du «matérialisme», même «nouveau»?10 Ou de ces ontologies plates qui, au nom d’une plus grande objectivité, opèrent selon un principe d’humiliation et de déqualification généralisées? C’est à un effet d’aplatissement de ce genre que Donna Haraway s’oppose dans sa critique de l’appellation «anthropocène». Comme elle l’a souligné lors du colloque de Cerisy, «The Anthropocene manager never ask ‘Who?’». Le «Qui?» discriminant auquel en appelle Haraway est porteurs de mises en récit plurielles qui viennent compliquer (et politiser) la grande fable géocratique de l’Anthropocène, qui s’adresse à une humanité abstraite et tendantiellement uniformisée en espèce.11

    5

    Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche écrit: «Il faut en venir à l’idée que partout où l’on constate des effets, c’est qu’une volonté agit sur une volonté».12 En creux, se profile là encore la question «qui?» — du «qui?» comme principe de caractérisation active. On en trouve un bel exemple dans la définition du travail thérapeutique proposée par Tobie Nathan, lequel vise à transformer le patient en témoin dans le cadre d’un processus de guérison orienté cosmos. Pour Nathan, pas de métamorphose possible sans des « êtres » tiers auxquels se lier. Et un être pour Tobie Nathan, tel qu’il l’a expliqué à Cerisy, c’est une chose dont on a réussi à identifier l’intention. La puissance métamorphique de l’agencement thérapeutique dépend ainsi de la capacité à caractériser activement des «volontés». On pourrait ainsi dire que Tobie Nathan met en œuvre une méthode de dramatisation pluraliste qui vise à l’activation généralisée des psychés selon une logique discriminante et intéressée des possessions.
    Il n’y a d’entrée en matière conséquente, de transduction éprouvée, que pour ceux et celles qui acceptent le libre jeu des captures et des préhensions mutuelles, à même le plan magique des liaisons et déliaisons. Prendre soin de ses modes d’abstraction et de prédation donc, et ainsi activement assumer sa situation dans une écologie (guerrière) des pratiques. Car si l’on n’est effectivement possédé que par ce que l’on possède, toute pratique politique, esthétique ou éthopoïétique se résume en somme à choisir par qui, par quoi se faire posséder. Et cela en sachant que chaque complication nous projette toujours plus sûrement dans l’aventure des interdépendances intensives, et aussi à la troublante vérité des attachements qui parfois se transforment en d’insensibles addictions.

    1. Didier Debaise (éd.), Philosophie des possessions, Presses du réel, Paris, 2011, p.5
    2. «C’est ici que la distinction établie par le droit romain entre propriété et possession va importer. La possession requiert l’usage et ne tient qu’à l’usage. La continuité du «je» tient à l’usage de ce que chaque pensée fait de ce qui la précède.» Isabelle Stengers, «William James. Naturalisme et pragmatisme au fil de la question de la possession», in Debaise, op.cit., p.47-48
    3. Debaise, op.cit., p.5
    4. Ce fut d’ailleurs l’occasion de se rappeler et de rire ensemble de ce délicieux bushism: “The problem with the French is that they don’t have a word for entrepreneur.”
    5. Bruno Latour, Irréductions, La découverte, Paris, 2001, p.8
    6. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, Paris, 1962, p.47
    7. Ibid., p.184
    8. Dans «L’immanence : une vie…», le tout dernier texte publié de son vivant et souvent considéré comme son testament philosophique, Deleuze montre comment l’article indéfini «un» est l’indice du champ transcendantal à partir duquel se conçoit «une vie impersonnelle et pourtant singulière, qui dégage un pur événement libéré des accidents de la vie intérieure et extérieure, c’est-à-dire de la subjectivité et de l’objectivité de ce qui arrive». In Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Éditions de minuit, Paris, 2003, p.361
    9. Gilles Deleuze, Nietzsche par Gilles Deleuze, PUF, Paris, 1965, p.38
    10. La matérialité vibrante des «nouveaux matérialismes» doit être problématisée avec soin. En effet, elle se conjugue un peu trop aisément avec l’affirmation abstraite et par trop académique du posthumain, laquelle se résume le plus sou- vent à faire jouer les perspectives non-humaines en général contre l’humanisme présupposé des non-initiés. Pour une critique décapante de l’irénisme des nouveaux matérialismes et leur propension à «l’illumination ontologique», voir Christian Thorne, «To the Political Ontologists», in Joshua Johnson (ed.), Dark Trajectories : Politics of the Outside, [NAME] publications, Hong Kong, 2013
    11. Voir à ce sujet l’ouvrage de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène: La Terre, l’histoire et nous (Seuil, Paris, 2013), qui propose une lecture critique de l’Anthropocène comme récit unificateur et dépersonnalisant. Pour les auteurs, chaque description d’un «comment en sommes-nous arrivés là?» constitue la perspective à partir de laquelle s’envisage le «que faire maintenant?»
    12. Cité par Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p.8

    Corbeau

    Josep Rafanell i Orra

    et il était difficile de se rendre compte s’il s’agissait d’un incendie ou de la lune qui allait se lever.
    – Tchekhov, La steppe

    Division

    Que la politique construit des nouveaux régimes de visibilité de la division, la prolifération de révoltes, d’émeutes et d’in surrections ces dernières années à travers le monde de l’homogenèse capitaliste semble à nouveau le démon- trer. À Rio ou à Notre-Dame-des-Landes, il y a ceux qui gouvernent et ceux qui ne veulent plus être gouvernés, il y a les militants zélés de l’économie et il y a ceux qui refusent de subir les ravages de la valorisation capitaliste… Ni l’abrutissement de la propagande gouvernementale, ni les nouveaux dispositifs d’intégration à l’économie globalisée, pas plus que les derniers avatars des techniques policières engagées dans une guerre civile mondialisée, ne parviennent plus à démentir que la politique est à chaque fois la mise à jour d’un affrontement. Mais s’il s’agit de rappeler que la réactivation d’une ligne de partage permet d’identifier l’ennemi et ses dispositifs, cette ligne sinueuse instaure aussi le camp des amis de la politique antagoniste. Et c’est alors l’infinie variété du partage et de l’impartageable qui doit être considérée à travers la rencontre entre des mondes.

    On pourra dire les choses autrement : qu’est-ce que le monde que le communisme convoque aujourd’hui? Peut être la fin du monde. Ou la fin du monde Un1. Le communisme est alors en premier lieu le soin que l’on porte au passage entre des mondes, parfois improbables: ni l’espace inclusif d’une conception idéale du communisme dont nous ne pouvons rien savoir sans l’effectuation de l’expérience de la communisation, ni l’espace exclusif de ce qui serait, en négatif, non-communiste. Mais plutôt un espace «inter-clusif», celui de l’hétérogénèse, dans lequel ont lieu les rencontres d’où surgit la nouveauté de l’expérience de la coopération, de l’égalité et la composition entre les mondes de la différence. Car il n’y a d’égalité que celle des différences mises en rapport. Et ces rapports ont lieu dans des lieux et entre des lieux, car on habite toujours un lieu.

    «L’habitant est (…) quelqu’un qui, dès l’intérieur, participe au monde en train de se faire» et qui, par ses trajets, «contribue à son tissage et à son maillage».2 On ne communise pas le «même», en dehors de sa localisation. Appelons alors une politique communiste habitable la prolifération de dispositifs qui promeuvent les lieux de l’autonomie, la réciprocité des liens du collectif, au plus loin de l’hétéronomie de la valorisation capitaliste et de sa gestion étatique. Il n’y a pas les communistes et les autres mais des processus de communisation où l’on habite la différence inscrite dans les paysages du réel.

    On suivra Mario Tronti lorsqu’il définit la politique comme l’événement où le Un se sépare en deux sans possibilité de synthèse. Il y a le «deux» contre les pratiques démocratiques totalitaires, au sens où elles prétendent totaliser un espace d’intégration sans division et où l’économie est parvenue à destituer la politique.3 Mais on sera contraints de dire, sauf à s’abandonner à la mélancolie face à la fin de la centralité d’un sujet politique, exemplairement représenté par le prolétariat, que la classe d’une politique antagoniste à la classe du capital est la classe de la multiplicité, celle qui cultive la différence sans renoncer à la lutte contre la division. Paradoxe de la lutte des classes aujourd’hui pour l’émancipation.

    Nier ce qui nie

    Il y a dans l’émancipation une tension entre deux polarités indissociables: la négativité qui se lève contre les assignations qui gouvernent les parties du social, désidentification des médiations policières de l’individuation, si on emprunte le langage rancièrien. Et la positivité de la construction de nouvelles médiations dans les lieux qui singularisent la communauté.

    On pourra dire que l’économie est la politique du capital, l’ensemble des dispositifs visant le gouvernement des conduites et la prescription du lien social vouée à la création et la circulation des flux de la valorisation. Prétention à garantir la reproduction matérielle et existentielle des sociétés humaines, et qui procède par l’annexion policière de toutes les formes de vie et de leurs milieux.4

    D’une façon antinomique, l’autonomie est la politique du communisme, en tant qu’elle concerne les liens qui font communauté: des hétérotopies opérant des bifurcations dans le temps linéaire de l’accumulation capitaliste.5

    L’autonomie politique n’est pas, comme semble nous l’indiquer la tradition que nous avons héritée des Lumières, une autonomie individuelle. Même l’autonomie prescrite par le capital est collective, elle n’exclut pas la coopération: mais toujours dans le cadre hétéronome de la valorisation marchande des relations entre les choses, l’ensemble du vivant et les humains (ce sera alors de «capital humain» dont il s’agit, comme disent si joliment les économistes).

    Il faut donc une nouvelle entente du concept d’autonomie, débarrassée de la figure centrale d’un sujet politique interne au système-monde de l’économie. Cette nouvelle entente suppose l’ouverture d’un dehors incompatible avec la capture, l’exploitation et l’expropriation des formes de vie qui constituent l’intériorité capitaliste. Et ce dehors n’est autre que la multiplicité des milieux où s’inscrivent les formes de vie de la communauté. Il y a le dedans de l’homogenèse de l’économie, malgré l’appétit capitaliste pour la valorisation de la singularité dans ses régimes de calcul de l’universelle équivalence. Et il y a le dehors de l’hétérogénèse, la rencontre, incalculable, entre les êtres, humains et non-humains, qui font lieu. L’autonomie politique sera étho-poïétique ou ne sera pas.

    L’autonomie ainsi entendue suppose l’invention de nouveaux dispositifs où «la négation du monde de la négation est le point d’ancrage concret de l’impulsion émancipatrice».6 Les dispositifs politiques seront de ce fait des contre-dispositifs, un combat. Leurs effets sont le blocage, le détournement des flux de la circulation mais aussi les reconfigurations de l’espace-temps programmés par le contrôle et l’administration de la totalité du social intégrée à la gestion capitaliste.

    On dira alors qu’un dispositif d’expérimentation communiste est la positivité de la création d’agencements qui instaurent la clôture provisoire d’un lieu, entre les êtres. Ce qui suppose la reconnaissance des liens d’interdépendance, la singularisation de nos milieux où se constitue l’être-au-monde de la réciprocité, et où les lieux du collectif sont la condition d’émergence du nouveau dans le réel.

    Moments

    Il faudra alors éviter la confusion entre communauté et rassemblement. Le rassemblement politique est l’opportunité de la lutte, la possibilité de la mise en déroute des machines de guerre du gouvernement. On pourra parler du rassemblement populaire qui met en échec la représentation politique. Mais si le mot «peuple» a encore un sens, c’est en tant que kairos du rassemblement intempestif et non pas en tant que nécessité historique: le peuple fragmentant l’unité fictive des récits du pouvoir, le peuple rassemblé en puissance de bouleversement de l’ordre de la domination, l’entrelacement dans la place d’une multiplicité de formes de communauté. Il ne saurait y avoir dans le rassemblement politique d’unité mais un patchwork, un processus de mise en résonance des formes d’affrontement commun de l’ennemi. Un rassemblement politique ne peut pas être «communiste». Communiste n’est pas une identité, mais une expérience. Celle, simultanément, de la désidentification des catégories policières et de la re-singularisation de l’être-ensemble de la communauté.

    Par ailleurs, la communauté n’est pas en elle-même politique. Prétendre constituer une communauté à partir de l’idée politique conduit la plupart du temps aux pires désastres, dont la négligence à l’égard des lieux de l’émergence du commun n’est pas le moindre.

    Les communautés peuvent peupler les espaces du peuple rassemblé. La communauté est un milieu, pas une idée. Elle est au milieu des humains, des êtres d’une autre nature, des objets techniques. Le communisme est le partage sensible de l’expérience du commun. Rencontre, toujours provisoire dans le lieu, un devenir qui ne se réduit jamais à l’idée sans lieu du partage de l’abstraction de l’idée politique. La communauté ne saurait se réduire à un face-à-face entre des humains qui ont des idées.

    On peut parler alors de «moments» d’une politique communiste. «Un moment n’est pas un simple point évanouissant dans le cours du temps. C’est aussi un momentum, un déplacement des équilibres et l’instauration d’un autre cours du temps. Un moment communiste, c’est une configuration nouvelle de ce que le «commun» veut dire, une reconfiguration de l’univers des possibles». Multiplicité des formes d’expérimentation hétérogènes au temps de la domination. Pour Jacques Rancière, ces expériences d’une «tradition célèbre ou obscure» sont la texture d’une temporalité qui singularise les connexions entre ces moments. Elle sous-tend une hypothèse de confiance. Confiance en quoi? Dans la capacité de n’importe qui à pouvoir expérimenter cette disruption propre au temps de l’émancipation : refus, révolte et invention de «sphères autonomes du commun».7 Mais confiance aussi dans les possibilités qu’offre le monde, inséparable de ses êtres hétérogènes, de singulariser la communauté. Et ceci contre la culture de défiance propre aux institutions étatiques et aux partis institutionnels.

    Mais aussi contre la défiance qui nourrit les discours communistes.

    Apostolats

    Après les discours prolongeant les lignées de l’espérance eschatologique, après les téléologies révolutionnaires et leurs sursauts, après les synthèses dialectiques avec leur sujet réflexif et sa fausse conscience, après le régime de la nécessité et les déterminations his- toriques portées par les avant-gardes révolutionnaires, le goût métaphysique des modernes pour la décision tragique ensevelit encore la possibilité du communisme. L’expérimentation communiste est plus que jamais encombrée par l’outrancière distinction entre le sujet politique de la décision et le sujet a-politique des formes de vie.

    Dans cette perspective, on procédera alors à l’inévitable analyse, globale de préférence, des formes de vie libérales, puisque le capitalisme est censé être la situation de la totalité, partout présent jusqu’aux plus intimes processus d’individuation. Suivront alors les dissertations sur les affections de nos contemporains. On fera le constat des subjectivités confortablement installées dans le solipsisme multirelationnel. On réprouvera le goût effréné des nouveaux cyborgs cybernétiques pour le connexionnisme inconstant et baladeur loin du monde encorporé de la nature naturante. Ou, en éternel lacanien réactionnaire, on décriera l’idéal d’auto-engendrement du sujet de la jouissance des sociétés démocratiques, son intolérance narcissique à l’égard des limites structurantes de la Loi, seules à même d’instituer, dans le manque-à-être du sujet, sa socialisation.8 Lassante habitude de certains intellectuels des milieux politiques radicaux, rejoignant par là les nouveaux et les vieux réactionnaires, que celle de décrire la subjectivation des autres en s’autorisant des nouvelles machines de jugement dans la plus triste tradition sociologique.

    Sur le sujet nous ne voulons rien dire. De ses processus de subjectivation nous ne pouvons rien en savoir. Quelle extériorité fictive pourrait nous y autoriser? En réalité il faut cesser le travail de confusion entre les dispositifs, leur positivité productive, et la subjectivation. Et plutôt que de prescrire la désubjectivation, dont on ne voit pas trop comment elle pourrait échapper au moralisme, ou à des logiques de conversion, on préférera mettre à l’épreuve l’expérience commune de la désidentification aux assignations policières, en ce qu’elle permet de ne pas préjuger de la texture intime du sujet de l’émancipation. On pourra alors déplacer notre intérêt vers les artifices de la configuration des nouveaux dispositifs d’émancipation. Car si ce sont des dispositifs qui permettent de gouverner, de constituer des formes de capture, c’est aussi par d’autres dispositifs qu’on peut y échapper en actualisant la multiplicité qui nous habite. Un dispositif est un problème technique qui permet, comme le rappelle Gilles Deleuze, dans son commentaire sur Foucault, d’actualiser le nouveau et ses devenirs: «Le nouveau, c’est l’actuel. L’actuel n’est pas ce que nous sommes, mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire l’Autre, notre devenir-autre. Dans tout dispositif il faut distinguer ce que nous sommes (ce que nous ne sommes déjà plus), et ce que nous sommes en train de devenir».9

    Ce qui manque

    «Quelque chose manque», rappelle Pierre Macherey,10 est l’énoncé propre à la tradition utopique. Ou plutôt: il manque ce qui manque. C’est dans ce redoublement du manque qu’on retrouve la positivité utopique, la disrup- tion propre à l’événement politique, la reconfiguration de ce qui est déjà là, dans le présent. Car ce qui manque réside dans les propriétés du réel qui font consister l’immanence de l’envol utopique. L’utopie est plus de réel et non pas une soustraction effectuée sur le réel de ce monde. Si l’utopie est portée par la possibilité de la destruction du monde tel qu’il est, par le choix du négatif, elle ne peut avoir lieu que dans la confiance faite au monde et la possibilité de sa radicale transformation. Ce qui n’est pas encore là, c’est l’actualisation du réel possible du monde. L’immanence du négatif, ce qui ne doit plus être, se situe dans une «recomposition de ce qui est». L’espérance est un des mots pour nommer les forces du dehors qui ouvrent vers le possible du réel enserré dans l’intériorité fictive de l’ordre existant: injustices, destructions, indignités.11

    Mais alors, il faudra se démarquer d’une politique qui est l’épreuve d’une temporalité que l’on veut discontinue pour pouvoir en parler. Dans laquelle déclarer, c’est faire advenir. Quoi au juste? Ce qui manque. Ce qui n’est pas là, dont on peut juste avoir une idée: la cité céleste du communisme. Il peut y avoir dans certaines conceptions du communisme une ontologie du saut dans le vide dans la droite ligne de l’idée. Et c’est probablement ce qui en affaiblit encore aujourd’hui la possibilité. Le choix tragique du choix: culte de la désappartenance, salut dans l’arrachement à la situation d’où émerge le choix de choisir. Posture qui ne peut que négliger l’expérience du partage située dans des lieux.

    Il y a alors le choix du choix dans lequel l’être de la politique se détermine. Ce serait comme choisir l’Être, en tant que l’Être est le choix du choix dans l’indifférence à l’étendue du monde. Projet de fusion entre le sujet intempestif de la politique (où elle devient un appel) et l’être dans l’étendue du monde. Mais alors, c’est le monde qui risque de ne plus nous appeler.

    Et puis, on peut dire qu’il y a le choix du monde dans lequel on peut être : un être transitif, un mode d’existence qui fait monde avec d’autres êtres. Isabelle Stengers dans son commentaire sur le choix chez William James nous dit: «Il ne s’agit plus ici de choix mondain — que choisir d’être ou de faire dans ce monde? — mais de choix du monde auquel il s’agit de contribuer».12 C’est peut être là que réside une entente renouvelée du communisme aujourd’hui. Le commun des êtres, dont certains — les humains — ont le pouvoir exorbitant de choisir de s’engager à être dans des mondes pluriels, est l’infinie variété des rapports relatifs entre des êtres. Si les êtres ont leurs mondes dans lesquels ils sont, on ne peut dire «l’être» que comme un mode d’existence relatif à d’autres mondes où habitent des êtres autres. L’être-là.

    «Il y a ceci plutôt que cela, et ici plutôt que là (…)». Par exemple: «il y a un corbeau dans la rizière».13

    Le corbeau est là

    A trop négliger les lieux, il ne restera que le désert proclamé, la puissance déclarative, prophétie du jour glorieux de l’idée de communisme, le salut comme un transport.

    Tim Ingold appelle une «ligne de transport», une ligne pressée, celle qui va d’un point à un autre, indifférente aux lieux qu’elle traverse, sans détours. Elle ressemble davantage à un déplacement pour affaires (ici, politiques) qu’à la ligne promeneuse de celui qui prend le temps, parfois de bifurquer, parfois de s’attarder, et de repartir ailleurs, transformé. Avec ces dernières on habite un lieu, avec les premières on l’occupe14: les êtres, les choses, les idées transportées ne sont pas censées être modifiées par leurs trajets, par la rencontre. On transporte alors des idées tout terrain dans le plus grand désintérêt à l’égard des configurations singulières des milieux qu’elles traversent. Avec les lignes promeneuses, on séjourne. On pourra parler alors d’une estance, d’un temps de séjour, d’une demeure, d’une étape. En espagnol, on dit mi estancia pour évoquer tout autant l’espace que la durée, l’intégration du temps et du lieu dans une seule expérience.15

    À trop négliger le lieu de l’émergence de l’idée politique, au nom du saut tragique que cette dernière est censée supposer, on s’enfermera dans une forme de spéculation oublieuse du mode d’existence des idées. A cette spéculation il faudra sans doute préférer celle qui se met au risque de l’actuel. La question qui demeure est la suivante : quel est le rapport entre ce qui n’est pas là avec le réel de l’actualisation? La spéculation qui nous intéresse politiquement est celle qui rassemble chez des humains leur force préfiguratrice et qui nous met au risque d’un rapport de confiance avec le réel. Encore Isabelle Stengers: «Le choix du saut n’implique pas seulement un monde se faisant, il affirme un monde dont les composantes sont elles-mêmes indéterminées: un monde dont la composition dépend de l’acte de confiance de celui qui saute en la possibilité que ce vers quoi il saute vienne à sa rencontre, c’est-à-dire devienne l’ingrédient dans la fabrication de ce monde».16

    On ne voit pas comment on pourrait expérimenter des agencements communistes sans porter notre attention aux dispositifs qui fabriquent la confiance dans l’expérience commune. A tout prendre, face au risque des nouveaux évangiles de l’idée communiste, on préférera pratiquer le communisme sans communistes. Car à défaut d’être communiste, le corbeau fera partie du paysage du communisme. Car il est là, dans la rizière. Là où le présent fait œuvre de présence dans notre commune réciprocité. On a dit: le commun du communisme est la différence et ses rencontres improbables. Contre le temps linéaire, le temps relatif s’inscrit dans les lieux de l’expérience entre les êtres, là où réside notre commune altérité. Car ce sont les relations des relations qui font monde.

    Comme le dit David Abram, dans la marche forcée vers une humanité une, dans le temps linéaire oublieux des singularités, nous pouvons envisager pour la première fois que notre commune humanité sera aussi celle de notre commune extinction. «Un corbeau n’habite pas un temps linéaire». Il est, nous dit-il, dans le temps relatif de son rapport à d’autres êtres singularisant ensemble un lieu habitable.

    «Manifestement, quelque chose manque — manque terriblement»: la pleine appartenance au monde qui ne peut être que la réciprocité qu’on oublie dans la « ruée vers un monde commun»17 qui ne saurait être qu’un monde Un. Il faut revoir l’envol du corbeau.

    Car lui aussi, il est là.

    1. Jean-Clet Martin. Plurivers. Essai sur la fin du monde, PUF, Paris, 2010
    2. Tim Ingold. Une brève histoire des lignes. Zones sensibles, Paris, 2011, p.108
    3. Mario Tronti, La politique au crépuscule. Editions de L’Eclat, 2009
    4. Pour un renouveau du concept d’autonomie indissociable de la multiplicité des formes de vie, voir Jérôme Baschet, Adieu au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes. La Découverte, Paris, 2014
    5. A ce propos voir Collectif pour l’intervention, Communisme: un manifeste. Éditions Nous, Caen, 2012. Dans cet ouvrage collectif nous proposions: «Les lieux de l’autonomie sont à nos yeux le seul ancrage de la politique révolutionnaire. S’il en est ainsi, c’est en raison de notre refus de faire reposer le mouvement révolutionnaire sur une pseudo-nécessité historique ou sur une figure messia- nique comme le prolétariat. Nous préférons prendre appui sur la multiplicité des lieux et des collectifs qui organisent des formes de sécession avec les impératifs de l’économie; et qui se tiennent autant que possible à distance de la nécessité de se constituer en force productive pour le capital.» p. 53
    6. Jérôme Baschet, op.cit., p. 10
    7. Jacques Rancière, «Communisme sans communistes», in Moments politiques, La Fabrique, Paris, 2009, p.231
    8. Voir Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005, p.17
    9. Gilles Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », in Michel Foucault philosophe, Seuil, Paris, 1989, p.191
    10. Pierre Macherey, De l’utopie!, De l’incidence Éditeur, St-Vincent-de-Mercuze, 2011
    11. Daniel Colson, «Crise subjective et dessaisissement collectif», in Gilbert Simondon. Une pensée opérative, Publications de L’Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2002, p. 70
    12. Isabelle Stengers, «Williams James: une éthique de la pensée?» in Vie et expérimentation. Peirce, James, Dewey, sous la dir. de Didier Debaise,Vrin, 2008, pp. 147-174
    13. Voir, pour une ontologie des lieux dans lesquels nous sommes toujours en compagnie, le magnifique essai d’Augustin Bercque, Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Berlin, 1987
    14. Tim Ingold, op. cit., p. 98
    15. Le mot estance, du bas latin stantia (« arrêt ») dénote un état en situation. Je dois ce rappel du mot stance, présent dans résistance et dans consistance, à la belle réflexion d’Érik Bordeleau sur une éthopoïétique de la subjectivation politique. Erik Bordeleau, Foucault anonymat, Le Quartanier, Montréal, 2012, p.73
    16. Isabelle Stengers, op. cit.
    17. David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens. Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2013, p.343

    Petite histoire du filet qui existait entre ses mailles

    François Thoreau

    L’art ancien de délimiter des espaces s’opère désormais avec de nouveaux raffinements. Des extensions technologiques ouvrent la perspective de fructueuses combinaisons avec les pierres, le béton, les grillages, les barbelés ou les haies.

    Ces nouvelles clôtures peuvent être composées de capteurs thermiques et acoustiques, de radars détecteurs de mouvement ou encore de caméras de surveillance. Connectées les unes aux autres, ces technologies devraient permettre un monitoring constant et automatisé de zones protégées. Ensemble, elles dessinent les contours d’une enceinte dite «virtuelle», capable d’appréhender l’intrusion d’un corps étranger ou, à l’inverse, l’évasion d’un corps indigène.

    Que les murs semblent se décomposer ne devrait pas nous surprendre. Il s’agit là d’une simple prolongation de ce que Razac a bien perçu1; une sophistication croissante des moyens, eut égard aux effets politiques recherchés — de surveillance, de contrôle, d’oppression, ces objectifs étant atteints d’autant plus efficacement que la manière est sobre, voire carrément élégante. Less «makes» more. Il est loin, le temps des forteresses: l’enjeu actuel consiste à déborder la seule délimitation d’une ligne ou d’une frontière physique.

    Rien, cependant, n’est plus matériel que le tracé de ces périmètres. Si la force physique de la ligne tend effectivement à s’estomper, c’est pour mieux recomposer ce qui s’apparente à un environnement: les clôtures dites «virtuelles» sont d’abord constituées de matériels techniques (caméras, capteurs, radars) et logiciels, ainsi que de modalités d’organisation de ces composants entre eux, et de leurs flux d’informations respectifs.

    Saisis d’un seul tenant, ces éléments forment un écosystème. Entre eux s’établit une sorte d’agencement qui maintient un ensemble complexe de relations, chacune de ces dernières rampant au long d’une infinie prolifération de variables (les conditions météorologiques, le moment du jour ou de la nuit, les types et formes d’objets, le comportement éventuellement menaçant de l’intrusion, la vitesse de mouvement, etc.). Les manières multiples, chaque fois spécifiques, de collecter, filtrer, classifier et distribuer les informations procèdent par l’utilisation d’algorithmes et de techniques de datamining, relevant à ce titre de formes politiques bien délimitées par Berns et Rouvroy.2

    Plutôt que d’embrasser la totalité des facteurs de ces réalités à plusieurs dimensions, ce qui serait impossible, les algorithmes tracent par devers eux une diagonale. Leur codage même dépend d’un processus d’optimisation et d’une série d’épreuves comparatives rigoureuses et quantitatives — du benchmarking, littéralement.

    Les clôtures virtuelles, dans cette configuration, invitent à reconsidérer le sens même de la «barrière». Il s’agit simplement d’adapter «ce que peut un dispositif» à la fluidité requise dans des espaces ouverts, mais néanmoins contraints. L’image de la clôture s’efface au profit de celle du filet: ce qui importe avec les virtual fence, c’est bien la détection d’un objet mouvant, vecteur d’une menace perçue, sa traque, et l’intégration, par boucles de rétroaction, des informations qui lui sont relatives. En temps réel.

    Au cœur du dispositif des virtual fence réside donc la possibilité d’une réactivité intensifiée, en un mot comme en cent: de se donner les moyens d’éliminer l’intrus. C’est bien celui-ci qu’il faut identifier et dont il s’agit, toujours au moyen d’algorithmes, de cerner l’intention hostile. En d’autres termes, l’enjeu serait moins d’enfermer la population que d’assurer les conditions de sa possible prise en chasse. À ce moment, le modèle de la chasse à l’homme proposé par Chamayou correspondrait mieux aux virtual fence, sur le plan de la fonction à remplir tout au moins.3 De tels dispositifs nous paraissent nécessiter de penser ensemble des formes de porosité, ou de perméabilité, avec le syndrome de l’alerte; une société «aux abois». Nos mondes seraient alors à repenser sur le mode tout à la fois carcéral et cynégétique (relatif à la chasse).

    Dans une telle hypothèse, le but ne serait plus uniquement, comme chez Razac, d’amincir toujours la ligne qui sépare un dehors d’un dedans, mais bien de multiplier les lignes de démarcation, leurs directions, leur texture même, jusque dans chacun de leurs croisements. L’ensemble de ces lignes, en se faisant membrane (plus ou moins poreuse, là n’est pas l’affaire), déplace l’enjeu de la délimitation des espaces. Il s’agirait bien plutôt de quadriller extensivement ces mêmes espaces ou, mieux encore, de les effectuer en leur donnant comme une coloration: par exemple, la fabrique de l’espace-sécurité. C’est donc quelque chose comme une qualité de l’espace qui émane d’un agencement comme celui-là, quelque chose de diffus, de difficilement saisissable; non plus une question d’ordres de largeurs, mais un problème de texture.

    Tracer les lignes relève, dans la perspective des virtual fence, de l’installation d’une détection à géométries variables. Il ne n’agit plus tant d’espaces linéaires, que l’on peut cartographier, cibler ou découper au sol, fut-ce depuis un satellite. Il s’agit d’instaurer des espaces complexes, qui restituent (ou instituent) un relief, une texture, des enchevêtrements qui relèvent d’une certaine épaisseur ou, mieux encore, d’une certaine profondeur.

    Ces quelques lignes ne font qu’amorcer une enquête qui se poursuivra dans les prochains mois, et dont viennent d’être exposées quelques-unes des hypothèses spéculatives. Nous n’avons rien dit du guidage des troupeaux de bovins, ou des déclinaisons particulièrement rigolotes que projettent les virtual fence en milieu carcéral. Mais si nous devions reprendre l’image du filet, on s’aperçoit maintenant qu’elle ne dit rien, ou pas grand chose, des modes d’enchevêtrement de ses mailles, ni de la qualité des différents fils qui opèrent le tissage. Si ce qui émerge correspond bien à l’image du filet, cela en serait plutôt un que son réseau dessine en creux, qui existe par ses béances, entre ses mailles.

    1. Razac O., Histoire politique du fil barbelé, Flammarion, Paris, 2009; Razac O., «La gestion de la perméabilité», L’espace politique, 20, 2013-2
    2. Rouvroy A. & Berns T. (2010), «Le nouveau pouvoir statistique», Multitudes, 40, 2010-1, pp. 88-103
    3. Chamayou G., La chasse à l’homme, La fabrique. Paris, 2006

    Immanence radicale et révolution : Descendre avec Daniel Colson
    dans le puits sans fond de l’intériorité

    Hector Bufo

    Nous agissons, nous la minorité, nous, nous qui sentons en chacun de nous comme l’héritage des millénaires, nous qui nous percevons comme singuliers et éternels, nous, nous qui sommes des dieux, nous qui sommes une petite communauté de joie et d’action, nous qui nous considérons comme des hommes vivants. Nous laissons toute notre pulsion s’exprimer hors de nous: le quiétisme comme l’activité apaisée, l’immersion comme la fête joyeuse, le travail exigeant comme le luxe de notre esprit. 1

     

    Politiques de l’immanence

    L’immanence radicale, ou l’expérience pure, ou encore l’empirisme transcendantal (peu importe son nom), cette pensée qui fait de Gilles Deleuze et William James de proches parents, a connu il y a peu une expression révolutionnaire, je veux parler de la publication de Mille Plateaux, au tout début des années 1980. Ce rappel est utile, car si le succès semble à juste titre auréoler cette pensée ces derniers temps, force est de constater que l’action politique de ses représentants actuels 2 ne peut être qualifiée de révolutionnaire. Mais avant d’examiner les problèmes politiques posés par la philosophie des sciences qui se réclame de l’immanence, il est important de rappeler, sur ce même terrain politique, les deux principaux et indéniables apports de cette pensée. Le premier apport tient à ce qu’elle nous enjoint à quitter tout formalisme pour s’attacher à suivre ensemble les flux d’idées, les flous perceptifs et les flots affectifs, à ce qu’elle nous oblige à plonger sans filet dans le fleuve halluciné de l’expérience mondaine. En ce sens, l’immanence radicale peut se dire comme une inclinaison invraisemblable du corps et de l’esprit vers l’avant, vers le ras du sol, pour cela, elle donne à chaque mouvement des allures de chute. Le second apport est le corollaire du premier, en ce qu’une telle pensée de l’expérience ouvre à un perspectivisme radical, c’est à dire à une forme de pluralisme des vérités, situées et historicisées. Là, c’est à la conversion de l’éthique en éthologie à laquelle l’immanence radicale nous conduit, c’est-à- dire à considérer toujours l’infinité des points de vue possibles sur une même situation, tous susceptibles (plantes, silicium, animaux) de charrier avec eux une infinité de vérités distinctes.3

    Ces deux apports sont bien sûr déterminants aujourd’hui politiquement, en ce qu’ils défont potentiellement toute possibilité pour un Tout (la science, l’économie, la métaphysique, l’État, la société…) de soumettre à son joug les singularités quelconques. Mais ils ne sont pas suffisants, et ceci pour trois raisons au moins : parce qu’ils ne trouvent pour l’instant qu’à s’exprimer dans les espaces préfabriqués des sciences et de la démocratie, colloques, «forums hybrides» ou séminaires, soit des conditions d’émergence qui n’offrent que de très maigres perspectives de transformation radicale de l’ordre des choses. Parce qu’ils font hésiter toujours les philosophes des sciences entre la guerre et la paix, entre une voie émancipatrice et forcément conflictuelle et une voie pacificatrice et de maintien de l’ordre4 (celle consistant avec Latour à «faire entrer les sciences en démocratie»). Enfin, parce ce qu’ils ont oublié la troisième voie ouverte par la machine de guerre de Deleuze et Guattari : «une machine de guerre dont le but n’est plus ni la guerre d’extermination ni la paix de la terreur généralisée, mais le mouvement révolutionnaire».5 Cette troisième voie, celle du mouvement révolutionnaire, Daniel Colson l’a cultivée de son côté depuis longtemps, avec discrétion et de manière mineure, comme l’imaginaient Deleuze et Guattari, c’est-à-dire «en utilisant beaucoup d’éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant», en «inventant un devenir spécifique autonome, imprévu».6 Pour Daniel Colson, il n’est d’autre détonateur pour la pensée de l’immanence que la révolution, il n’est pas de meilleure formule (chimique) pour dire l’expérience que celle qui détone et souffle l’ordre des choses, celle qui bouleverse de fond en comble et la vie, et le monde. C’est pour cela que ce texte lui donne la voix, ou lui fait dire, du fond de ses entrailles, qu’une vie, l’immanence et la révolution ne sont peut-être qu’une seule et même affirmation.

     

    Trois chevaux furieux

    Tout le travail de Daniel Colson peut être perçu comme un triple harnachement, comme trois lassos lancés après trois chevaux furieux.

    Le premier cordage est plutôt un harnais, et il est passé au cou de philosophes qui ne sont pas réputés pour leur subversion ou leur révolte. C’est ainsi que Leibniz, Simondon et Gabriel Tarde sont enfantés dans le dos, à la manière dont le conseillait Deleuze, de concepts qui vont aller servir ailleurs, à d’autres fins que celles pour lesquelles ils ont été forgés. On prend à Leibniz le baroque, la subjectivité comme pli sur pli, à Simondon le pré-individuel et le transindividuel, soit tout ce qui nous éloigne en même temps du Moi et de la conception moderniste de la Nature (Whitehead est là aussi enrôlé), et à Tarde l’entre-capture des forces physiques et sociales, et puis on met tout ça en rapport avec les charges à cheval de Makhno dans la région de Goulaï Polié en 1919 en Ukraine,7 les petites bombes placées dans les boîtes aux lettres des patrons de la Métallurgie à St-Etienne et dans la vallée de l’Ondaine au début des années 1910,8 ou encore dans ces mêmes années, les lettres de menace envoyées aux «jaunes», émises par les syndicats du bâtiment lyonnais, tous originaires du Limousin.9

    Le second lasso est ainsi jeté dans les archives du mouvement ouvrier (y compris dans les archives policières), particulièrement à Lyon et St- Etienne, dans la période agitée de la fin du XIXème siècle jusqu’aux années 1930.10 Mais cette fois-ci, le rapport est inversé, et c’est Daniel Colson qui s’harnache lui-même à la bête déchaînée, se laissant entraîner dans les méandres des mondes ouvriers. Parce que là, il ne s’agit plus de s’accaparer une pensée mais de recueillir ce qu’Arlette Farge appelle des «morceaux d’éthique», des éclats de vies, c’est-à-dire des histoires compliquées mêlant des couples infidèles, des barricades, des trésoriers de syndicats se carapatant en Suisse avec la caisse, des confréries de métiers opaques et mystérieuses, des querelles de clochers, des circulations de savoirs populaires hétéroclites, des chansons, des façons de manger et de se battre, de se raconter d’invraisemblables histoires…11

    Le troisième lasso n’en est pas un, il disparaît au profit d’un devenir-animal ou d’un devenir-arme. Il n’y plus ni lasso, ni chevaux écumants et ruisselants, ni penseur attentif dans son cabinet de travail, mais un seul et même élan, une seule et même possibilité révolutionnaire. Là, Foucault porte la barbe de Bakounine, Coeuderoy augmente sa puissance à la manière de Spinoza,12 Proudhon cesse de n’être qu’un impénitent misogyne pour s’actualiser dans les percées affectives de Deleuze et Guattari,13 Nietzsche, Stirner et Malatesta pensent ensemble la volonté.14 Mise en commun émancipatrice d’une série très hétérogène de penseurs, qui, dans toutes leurs différences, ne cessent pourtant de dire la même chose, ce commun qui pour Daniel Colson se dit anarchie. C’est l’élément détonateur en même temps que le liant de toutes les expériences émancipatrices : l’anarchie comme absence de principe premier, comme «étrange unité qui ne se dit que du multiple»,15 comme possibilité immédiate de sortir de l’état d’oppression ou de domination, comme ouverture de tous les possibles.

     

    Au plus profond du mélange obscur des corps

    «Dans le projet libertaire, l’émancipation est toujours pensée sous la forme d’une affirmation, affirmation de rapports radicalement autres, de modes d’êtres différents porteurs d’une vie plus intense et plus libre».16 L’émancipation ne se définit pas d’abord pour Daniel Colson ni par un antagonisme, ni par une positivité, mais par une affirmation, celle de la possibilité immédiate de se soustraire à la domination. Il s’agit en somme, et là Daniel Colson serait d’accord avec Jacques Rancière,17 de «se faire un corps voué à autre chose qu’à la domination».18 Daniel Colson invite pour cela à quitter le plan d’organisation, c’est à dire le plan sur lequel la domination assure sa mainmise sur les dominés, en déterminant la nature des épreuves que ces derniers doivent franchir pour parvenir à l’émancipation. La domination induit sa reconduction tout au long du chemin de l’émancipation, menaçant toujours de reproduire en leur sein même ce contre quoi les luttes ont été initiées. Mais si l’affirmation fait pièce au négatif, elle rompt également et radicalement avec la niaiserie de toutes les pensées «positives» et «tolérantes», du multiculturalisme comme du libertarianisme. C’est ici aux côtés de Foucault que l’on retrouve Daniel Colson, c’est-à-dire du côté d’une agonistique, d’une lutte de tout vivant pour persévérer dans son être et produire un milieu à sa convenance. Dans cette perspective, nulle harmonie à atteindre, nulle autorégulation, nulle notions creuses comme celles de tolérance ou de communication non-violente ne peuvent déterminer la qualité de l’affirmation émancipatrice. Et cela parce que l’émancipation consiste en des combats féroces et répétés contre toute puissance oppressive à laquelle elle se confronte constamment, puissances oppressives qui peuvent se manifester partout et n’importe quand : «au plus profond du mélange obscur des corps», là où se «poursuit le combat entre les servitudes et les libérations», là où «c’est le combattant lui-même qui est le combat entre ses propres parties, entre les forces qui subjuguent ou sont subjuguées, entre les puissances qui expriment ces rapports de forces».19

    Au plus profond de nos corps, dans chaque interaction avec nos proches, avec nos milieux de vie, partout et sans cesse, l’oppression ou l’émancipation sont susceptibles de se manifester, nous impliquant autant nous que les autres et les choses du monde, et ce, chaque fois de manière différente, dans des valses de rôles actifs ou passifs, de rétivités puis de soumissions puis de résistances puis d’oppositions… Ici, c’est à un cri d’Archinoff que Daniel Colson confie le soin d’orienter un devenir-révolutionnaire possible, contre une pensée du Tout indifférencié, mais surtout contre l’appel marxiste à l’unité prolétaire, contre tout appel à une unité d’un Sujet de la révolution. La monade de Leibniz et de Tarde prend ici un sens tout à fait spécifique. Elle devient, comme pour l’anarchiste allemand Gustav Landauer,20 une voie de libération et de transformation de soi et du monde, elle devient «la puissance terrestre que je trouve quand je plonge profondément en moi-même, en utilisant le puits de fond de mon intériorité comme une échelle de descente, en vue de mettre au jour en moi-même le trésor paléontologique de l’univers».21 La disparition du sujet révolutionnaire est directement analogue à la disparition du Moi et à la mise en cause de notre séparation radicale d’avec le monde sensible. Elle est l’ouverture à toutes sortes de jeux de composition inattendus et de nouvelles proximités : «Le chemin que nous devons emprunter pour parvenir à la communauté avec le monde ne se dirige pas vers l’extérieur, mais vers l’intérieur. Qui pourrait comprendre entièrement la fleur, pourrait comprendre entièrement le monde. Toutefois, c’est lorsque nous nous retournons entièrement en nous-mêmes que nous découvrons la totalité du monde sensible».22

    Aussi, Daniel Colson rappelle-t-il souvent combien la notion d’intime chez Bakounine est importante pour penser le devenir révolutionnaire, et ceci en trois sens différents: dans un premier sens, l’intime pour le Bakounine de Daniel Colson désigne les groupes affinitaires, réunis par des «proximités de tempéraments et de sensibilités», et qui constituent les seuls foyers politiques désirables. En un second sens, l’intime désigne la plus ou moins grande réalité d’existence de ces foyers, de ces forces collectives, de ces «individualités particulières et variables»23 (Daniel Colson cite ici pour exemple les anarchistes tatars ou ukrainiens de l’Odessa d’avant 1914). Enfin, en un troisième sens qui nous intéresse particulièrement, c’est-à-dire comme intériorité, comme secret et opacité subversive : «Pour Bakounine, comme plus tard pour le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme, la puissance et l’extension d’une recomposition du monde où nous vivons ne passent ni par la communication, ni par la transparence ou le dépli des êtres, là où les signes, les experts, les psychologues et les institutions oppressives lancent leurs filets et déploient toute leur puissance d’assujettissement et de domination. Elles passent par la concentration et le repli sur soi, sur la constitution d’une multitude de forces intérieures à proprement parler explosives, seules capables de dynamiter le vieux monde».24 Le combat libérateur est une autonomisation radicale des singularités et des communautés politiques, refusant toutes lois dictées de l’extérieur, et directement axée sur la constitution de forces séparatrices (comme dirait Landauer) quant aux identités individuelles, aux amalgames sociétaux de tous ordres, et aux captures oppressives. Le combat est l’ouverture d’une fêlure dans les rapports de force, il est l’accroissement de la béance d’une fissure «car à l’endroit de la fissure, la ligne fait une boucle, centre du cyclone, là où c’est vivable et où c’est même par excellence la Vie […] Le plus lointain devient intérieur, par une conversion au plus proche : la vie dans les plis».25

    Arrivés au plus profond de nous-mêmes, par «l’échelle» de Landauer, par le «centre du cyclone» du Foucault de Deleuze, dans les plis, replis et sur plis imprimés par les anarchistes dont parle Daniel Colson, on trouve des flux souterrains (quoiqu’affleurants) de toutes sortes, on trouve d’improbables continuités. Le «moi-monde» est décrit à ce stade de l’introspection par Landauer comme une «différenciation du flux infini de l’âme que nous appelons le monde» ou le «lien de l’individu singulier au fleuve ininterrompu de l’humanité», ou bien encore «une puissance en acte, quelque peu inquiétante et pourtant si franche et si sincère, qui introduit le monde actuel dans mon corps».26 Avec Gustav Landauer, que je rajoute volontairement à la liste des philosophes dont use Daniel Colson, l’immanence et la révolution ne sont qu’un seul et même flux, qu’une seule et même tangente. Là, le devenir-révolutionnaire consiste en un branchement sur des écoulements qui ne sont ni ceux de la génétique, ni ceux de la filiation, mais qui pourtant circulent par nos corps et l’expérience que nous faisons du monde, au plus lointain des transformations connues par le vivant depuis des millénaires, au plus lointain des formes de vie peuplant aujourd’hui l’espace.

    L’exploration de l’intériorité comme «âme collective»,27 comme «nous primordial»,28 s’apparente alors à une course effréné dans la steppe, une course à l’assaut de nouveaux territoires existentiels, elle s’apparente à une toile tendue et portée par un grand vent d’air frais. Le devenir-révolutionnaire devient une expérience philosophique, presque mystique, fabulatoire diraitVinciane Despret29: il consiste à faire le pari que dans nos entrailles groupillent les flux du vivant, ou à la manière de Péguy, Nietzsche et Deleuze, que dans nos tripes se joue et se rejoue l’actualisation toujours possible de «moments radicalement autonomes (sans portes ni fenêtres dirait Leibniz) n’appelant à aucune autre continuité passée ou future que l’imprévisibilité et la différence de leurs répétitions».30

     

    Une promesse ?

    Tout est déjà là, il ne s’agit que de le faire advenir. Voilà, en ce début de XXIème siècle, la promesse paradoxale de la rencontre entre l’empirisme radical et notre devenir-révolutionnaire. C’est dans ce monde-ci qu’il nous faut faire advenir des amitiés et des affinités qui font la différence, des capacités et des savoir-faire qui échappent à leur valorisation économique, et que nous pouvons tout à fait faire circuler autrement, de proche en proche, par nos propres moyens. C’est dans ce monde-ci que nous pouvons aussi faire circuler des histoires de vies et de luttes avec nuances, en multipliant avec soin les points de vues et les perspectives. C’est encore avec des manières d’habiter, de vivre et de lutter déjà là, qui nous précèdent ou qui nous sont contemporaines, ailleurs sur la planète et loin dans l’histoire, que nous avons à sculpter l’étoffe de ce fameux temps dont parlait Rimbaud, ce déjà là du commun, ce «temps dont on s’éprenne».

    Toute révolution, nous dit Daniel Colson, est composée d’agencements hétéroclites qui se mettent, dans des conditions particulières, à donner aux événements toute leur consistance : les charivaris, les défilés à la torche, les rubans des sociétés ouvrières et des compagnonnages ont ainsi constitué les pré- curseurs sombres des évènements de 1848.31 C’est bien à partir des éléments déjà là dans la vieille société, les bars, les métiers, les solidarités de sexe, les groupes affinitaires, que le soulèvement s’est précipité. Mais, nous rappelle en un même geste Daniel Colson, toute révolution a pu être défaite pour des raisons similaires : quand l’agencement heureux tourne au vinaigre, il s’incarne alors dans des dispositifs oppressifs, souvent les pires, comme Foucault l’avait également indiqué,32 ultime trahison de la révolution, tribunaux «populaires» et justice «du peuple».

    1. Gustav Landauer. La communauté par le retrait. Editions du Sandre, Paris, 2009 [1901], p.53
    2. Je pense ici à Didier Debaise, Isabelle Stengers, EduardoViveiros de Castro, Bruno Latour, David Lapoujade, Vinciane Despret, pour ne citer que les plus connus.
    3. Voir à ce sujet l’ensemble des travaux de Vinciane Despret.
    4. De ce point de vue, deux visages des cosmopolitiques se font face. D’un côté, avec Dominique Boulier par exemple (La ville événement. Foules et publics urbains, PUR, 2010), c’est à une pure opération de maintien de l’ordre que nous avons à faire : les cosmopolitiques deviennent une technique de gouvernement, ici pour maîtriser des évènements urbains imprévus (émeutes, débordements festifs). L’autre visage est porté par le texte écrit par Bruno Latour en réponse aux très intervention- nistes cosmopolitiques d’Ulrich Beck. Il y fait valoir des cosmopolitiques comme «guerre des mondes», précisément en opposition à l’opération de police que constitue toute intervention militaire faite au nom de la démocratie. Cette deuxième version, ralliée à des visées révolutionnaires, peut se révéler fort utile. Bruno Latour. «Quels cosmos? Quelles cosmopolitiques? Commentaire sur les conditions de la Paix selon Ulrich Beck», in Jacques Lolive et Olivier Soubeyran, L’émergence des cosmopolitiques — Colloque de Cerisy, La Découverte, Paris, 2007 pp.69-84
    5. Gilles Deleuze, Felix Guattari. Mille Plateaux, les Editions de Minuit, Paris, 1980
    6. Ibid., p. 134. Le livre de Marcello Tari Autonomie (La fabrique, Paris, 2011) montre bien la correspondance troublante entre l’hétérogénéité des groupes, l’univocité révolutionnaire du Mouvement autonome italien et la pensée des multiplicités et de l’univocité (révolutionnaire) de l’être proposée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux.
    7. Nestor Makhno. Mémoires et écrits : 1917-1932. Ed. Ivrea, Paris, 2010
    8. Voir la thèse publiée de Daniel Colson : Anarcho-syndicalisme et communisme. Saint-Etienne 1920-1925. Atelier de création libertaire, 1986
    9. A ce propos, voir Jean-Louis de Ochandiano, Lyon, un chantier limousin : les maçons migrants (1848-1940), Ed. Lieux Dits, Lyon, 2011
    10. Daniel Colson (1986). Op. cit.
    11. Daniel Colson. «Éclectisme et dimension autodidacte de l’anarchisme ouvrier» in Figures du maître ignorant : savoir et émancipation, coord. par Marc Derycke et Michel Peroni, Éditions de l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne, 2010
    12. Ernest Coeuderoy. «Hourra!!! ou la révolution par les cosaques», dans Pour la révolution, Champ libre, 1972. Voir également, «Puissance du dehors» dans le Petit Lexique philosophique de l’anarchisme, le Livre de poche, Paris, 2001
    13. Voir «spontanéité» dans le Petit lexique. op cit.
    14. Voir «volonté de puissance» dans le Petit lexique.
    15. Daniel Colson emprunte à Deleuze la formule, et l’utilise fréquemment pour rapprocher l’univocité de l’anarchie et celle de l’être.
    16. Petit lexique. p. 88. op cit.
    17. On peut rapprocher tout le travail fait par Jacques Rancière pour pluraliser les formes d’existence du mouvement ouvrier du travail dans les archives réalisé par Daniel Colson à propos du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme. Il s’agit dans les deux cas d’un même effort de désidentification de la figure du prolétaire et de mise en avant des savoirs hétéroclites produits dans les mondes ouvriers – à ceci près que Daniel Colson a beaucoup plus d’humour.
    18. Jacques Rancière. Le spectateur émancipé. La Fabrique, Paris, 2008, p.69
    19. Gilles Deleuze «Spinoza et les trois Ethiques» dans Critique et Clinique, Éditions de minuit, Paris, 1993, p.182 et 165. On retrouvera ces mêmes citations reprises dans le même sens dans Des dispositifs d’Agamben. Anarchie et émancipation, Hector Bufo et Daniel Colson. Brochure sans éditeur, 2013 et Erik Bordeleau, dans Rêver l’obscur.
    20. Gustav Landauer, philosophe, traducteur allemand de Shakespeare et de Maître Eckhart, est associé généralement au courant de la Lebensreform. Sa pensée de la révolution, très originale, est décrite par lui comme «anti-politique», soit comme transformation continue de la vie quotidienne.
    21. Gustav Landauer, La communauté par le retrait. Editions du Sandre, Paris, 2009 [1901]. p.36
    22. Gustav Landauer. Ibid. p.39-40
    23. Petit lexique, p.163-164. op cit.
    24. Petit lexique, p.165
    25. Gilles Deleuze. Foucault. Editions de Minuit, Paris, 1986. p.130
    26. Gustav Landauer. op. cit, 2009 [1901], p.48-49
    27. «Il n’y a pas de retour à la nature, il n’y a qu’un problème politique de l’âme collective». Gilles Deleuze, Critique et clinique, Editions de Minuit, Paris, 1993. p.70
    28. «Primordial pour le distinguer des personnes conjuguées et de la conscience collective». Fernand Deligny et Isaac Joseph, Le croire et le craindre, Stock, Paris, 1978. p.260.
    29. Vinciane Despret, «Rencontrer, avec Donna Haraway, un animal», In Critique (n° 747-748) 2009/8-9
    30. Daniel Colson. Trois essais de philosophies anarchistes. Histoire, Islam, Monadologie, éditions Leo Scheer, Paris, 2004, p.194
    31. Daniel Colson 2004, Ibid. p.283… : à vrai dire, tout le chapitre intitulé «Les brèches des révolutions et les ressources du passé, les évènements de 1848».
    32. Michel Foucault, «Sur la justice populaire, débat avec les maos». Entretien avec Gilles et Victor, 5 février 1972, Les Temps modernes, n° 310, pp.355-366.

    Anarchie et monadologie

    Daniel Colson

    «Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez la; vous ne la trouverez nulle autre part».1

     

    La position monadologique, sur le terrain de la connaissance, peut se résumer ainsi. Tout être possède en lui-même la totalité de ce qui est, la totalité des possibles, mais sous un certain point de vue, à travers une «perspective» qui lui est propre. En d’autres termes, chaque être est à la fois radicalement singulier, différent de tous les autres de par la singularité de son point de vue, et à la fois semblable à eux, «totalement» semblable à eux pourrait-on dire, puisque comme eux, et même si c’est sous un certain point de vue, il possède en lui-même la totalité des perspectives possibles. En d’autres termes encore, dans l’approche monadologique, le réel doit être entièrement pensé «sur le modèle du sujet», à partir d’un «substrat subjectif»,2 à partir d’une multitude infinie de forces et de points de vue subjectifs et singuliers pouvant chacun, et à juste titre, prétendre accéder à la totalité de ce qui est. Mais seulement comme on voit «midi à sa porte», et en ignorant le plus souvent que cette totalité à laquelle on est en droit de prétendre ne se trouve pas en face de nous, dans le spectacle de la rue qui s’offre à nos regards et que nous nous efforçons sans cesse «d’objectiver», de transformer en «vérité objective», mais derrière nous ou en nous, dans les coins sombres de la maison qui nous sert de demeure, dans sa façon de «réfléchir» la réalité de la ville, à la manière d’un «foyer» ou d’un «miroir» ou, pour être plus précis, d’un «miroir vivant» nous dit Leibniz (La monadologie, 56), qui «tire tout de son propre fonds», y compris bien sûr dans sa façon de «réfléchir», puisqu’il «est véritablement sujet de l’image qu’il renvoie, focalise, concentre, modifie [et qui] traduit l’aspect de l’objet qu’il renvoie»3 (souligné par nous).

    Et c’est pourquoi, toujours en termes urbains, Leibniz peut prendre l’exemple de la ville et de ses multiples façons d’être appropriée ou perçue. «Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et est comme multipliée perspectivement; il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade» (La monadologie, 57).

    Il est vrai qu’avec Dieu comme super-monade, la «reine des monades», 4 Leibniz réintroduit un peu d’ordre au sein de l’anarchie prévisible de cette multitude de points de vue singuliers et subjectifs, qui prétendent, chacun à partir de sa seule perspective, dire une vérité et une totalité dont ils ignorent qu’ils les portent en eux-mêmes. Avec Dieu, Leibniz ne garantit pas seulement l’existence extérieure et objective d’un monde constitué par ailleurs d’une infinité de subjectivités. Il n’affirme pas seulement une «objectivité absolue», contrepoint obligé d’un subjectivisme aussi radical. Il affirme également la cohérence d’un monde ordonné (l’harmonie préétablie), un monde préalablement construit, qui, sur le modèle du réglage des horloges ou de la «partition» d’une symphonie, garantit partout dans le monde l’heure exacte ou la cohérence et l’harmonie de «l’accord» entre les différents musiciens. Et c’est en ce sens que l’on peut parler du «meilleur des mondes possibles». En effet, si le monde tel que le conçoit Leibniz est un monde ordonné c’est qu’il s’agit d’un seul et même monde parmi l’infinité des autres mondes possibles, celui qui a été choisi et créé par Dieu.

    Mais avec la mort de Dieu tout change, y compris pour la théorie de Leibniz. Et c’est alors, à la suite de Proudhon et de Tarde principalement, que l’on peut parler de néo-monadologie ou, suivant la formule de Tarde, «d’une monadologie renouvelée»5 qui ne manque pas d’annoncer ce que Nietzsche affirmera un peu plus tard;6 deux choses principalement :

     

    1

    Elle annonce tout d’abord, en partie avec Leibniz, la conception d’un monde entièrement immanent à la subjectivité des points de vue, une réalité où la totalité de ce qui est, est entièrement inclue dans «la somme des perspectives», sans qu’il n’y ait aucun «monde en dehors de ces perspectives»,7 sans qu’aucun point de vue, aucun être, ne puisse, sinon prétendre, tout au moins s’identifier réellement à Dieu; sauf à imposer aux autres une violence et une domination qui, par leurs effets, ne manquent jamais de révéler le caractère singulier et exorbitant de sa propre perspective. Elle annonce un monde où, comme l’écrit Gabriel Tarde, même les «lois naturelles» ou les faits «objectifs» mis à jour par la physique et la biologie, s’expliquent «par le triomphe de certaines monades qui ont voulu ces lois, imposé ces types, posé leur joug et passé leur faux sur un peuple de monades uniformisées et asservies, mais toutes nées libres et originales, toutes avides, comme leurs conquérantes, de la domination et de l’assimilation universelle».8

     

    2

    La néo-monadologie annonce enfin, contre Leibniz cette fois, une réalité radicalement discontinue. Elle annonce une conception chaotique et anarchique de ce qui est, une réalité où, contrairement à la théorie de Leibniz et sa conception harmonieuse du monde existant, la multitude infinie des mondes possibles et des points de vue qui les composent, cohabitent, luttent et se disputent la prééminence, et ceci à l’intérieur même de chaque être, de chaque composé de monades, puisque chacun de ces êtres porte en lui la totalité des possibles, en doublant ainsi la singularité, finalement très sage et rassurante, programmée, de son «point de vue», d’une singularité ou d’un effet de singularisation beaucoup plus inquiétant, non plus une singularité qui le distingue radicalement des autres, mais une singularisation chaotique et conflictuelle, en perpétuel changement, qui l’affecte lui-même, qui le rapporte sans cesse à une multitude infinie d’identités possibles, discontinues et le plus souvent radicalement hétérogènes.

    A ces deux transformations de la monadologie de Leibniz, il faut joindre une troisième qui découle en partie des deux autres. De façon apparemment désespérée, cette troisième transformation affirme la nécessité pour les êtres de trouver et de sélectionner à partir de leur propre fond, dans la multitude infinie des possibles qu’ils portent en eux et que la rencontre et les échanges avec les autres êtres révèlent (le plus souvent au hasard des rencontres et des contraintes), la cohérence ou l’harmonie qu’aucune instance extérieure ou transcendante ne peut plus garantir ou imposer.

    En rompant avec le postulat divin, la néo-monadologie affirme la nécessité de penser la capacité des êtres humains à inventer et à faire exister le monde dans lequel ils veulent vivre. Et c’est alors que la monadologie de Leibniz change radicalement de sens et manifeste la puissance subversive dont elle était porteuse derrière les considérations rassurantes et conformistes de la théologie; une puissance subversive que, d’une certaine façon, ces considérations rendaient possible. En effet, avec Dieu comme grand architecte ou comme grand fabriquant d’horloges, là bas, en haut, ailleurs, Leibniz pouvait tranquillement, sans trop s’inquiéter des conséquences, affirmer l’intériorité et l’autonomie radicale des êtres, non vis à vis de Dieu bien sûr, mais les uns par rapport aux autres. C’est pourquoi Leibniz pouvait dire que «les Monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir» (La monadologie, 7), en laissant ainsi en suspend ou au dehors, du côté de Dieu, la question de l’harmonie du monde dontVoltaire devait se moquer si cruellement. Avec la levée de l’hypothèque divine, et parce que les êtres cessent alors d’être soumis à un ordre extérieur et transcendant chargé de régler, d’organiser et de programmer leurs relations, non seulement la néo-monadologie, devenue enfin réaliste, n’est plus incompatible avec le désordre du monde, les souffrances, les gaspillages et la déperdition de puissance induits par le chaos et la coexistence conflictuelle d’une multitudes infinie de mondes possibles, hétérogènes et contradictoires, mais elle change de signification. De justification conservatrice de l’ordre (divin), elle se transforme en conception subversive de cet ordre, en exigence émancipatrice: l’exigence de construire, de façon radicalement immanente, le meilleur des mondes possibles que Leibniz croyait être déjà là, un monde capable d’ordonner et de libérer le maximum de puissance dont la réalité est porteuse. Avec la mort de Dieu, et comme le dit Tarde, il devient nécessaire de concevoir une «monadologie renouvelée», «des monades ouvertes qui s’entre-pénétreraient réciproquement au lieu d’être extérieures les unes aux autres»,9 et qui auraient le souci, par association et par expérimentation, de construire le monde qui leur convienne. Il devient nécessaire, face à la nouvelle théologie du libéralisme et de la technique, là où le Marché et la Science prétendent remplacer Dieu, de concevoir une néo-monadologie que l’on peut qualifier d’anarchiste où, comme le montrent Proudhon et le Spinoza de Deleuze, les êtres, en cessant d’obéir à l’intériorisation préalable d’un «programme» ou d’une «nature» soi-disant conçue par Dieu, pourraient, par association et par désassociation, par révolte et par expérimentation, par affinité et par répugnance, à partir du point de vue, hasardeux, chaotique ou dominé, que le sort ou l’intérêt d’autres êtres leur ont donné et leur imposent, à partir de leurs rencontres avec les autres, sélectionner à travers la richesse infinie de leur propre composition, les forces, les points de vue et les associations capables de les libérer du chaos et de la servitude.

     

    ***

     

    Comme le découvre Proudhon au moment de la publication tardive du petit texte de Leibniz, c’est à la lumière de la néo-monadologie, une monadologie débarrassée de la théologie, que l’on peut le mieux comprendre le réalisme et la signification du projet libertaire, un projet fondé sur l’anarchie et le fédéralisme, sur l’autonomie absolue des êtres, là où toutes les choses, entités ou situations «sont gouvernés par des lois qui leur sont inhérentes et qui constituent proprement leur nature particulière»,10 là où «chaque chose possède son absolu, sa substance en soi, son énergie propre, sa modalité à elle».11 Mais c’est aussi avec la monadologie, et du point de vue du temps cette fois, que l’on peut le mieux comprendre l’importance de l’histoire et des récits historiques dans l’expression du projet libertaire,12 dans sa capacité à se répéter sans cesse de façon différente, dans les faits comme dans la lecture de leurs récits, en entraînant chaque fois dans leur singularité (et en raison d’elle) la totalité de ce qui est. Comme le montre le philosophe marocain Abdalha Laroui à propos de l’historiographie arabo-musulmane (le khabar)—dès lors qu’elle se libère elle aussi de Dieu et du dogme religieux—, la mise en récit et les effets des expériences et des mouvements libertaires passent par un étrange processus d’identification et d’évidence («bon sang! mais c’est bien sûr!») entre un événement passé, disparu à jamais et pourtant toujours présent et répété, autrement, dans l’acte d’écriture et de lecture, à l’intérieur d’une causalité radicalement différente.

    Nous pouvons revenir à Laroui, à l’Islam et à l’histoire. A la lumière de la néo-monadologie, l’affirmation selon laquelle l’histoire et le récit historique ne peuvent, pour saisir le passé, que partir du présent, des situations présentes, de «l’expérience» présente, trouve une pleine justification. Au contraire de la platitude morte et autoritaires des lois de l’histoire scientifique et prétenduement objective («il n’y a rien de nouveau sous le soleil!»), l’histoire anarchiste cesse d’être une réduction illusoire, puisque la multitude infinie des autres, des différents, qu’ils soient passés ou ailleurs, je les porte réellement en moi; mieux encore, je ne peux les saisir qu’à partir de mon propre fond, là où, sous forme de «virtualités et de dispositions»,13 de «virtualités», de «potentiels», de «forces qui cheminent», dirait Simondon,14 se trouve la totalité de ce qui est, la totalité des possibles. Et c’est bien en ce sens qu’avec Leibniz et Emile Boutroux, et en s’en tenant à la seule histoire, la néo-monadologie peut affirmer que s’il était possible de «développer tous les replis d’une monade [on] y lirait, non seulement toute son histoire, mais l’histoire du monde entier»15; une affirmation qui nous autorise à revenir sur la distinction et les liens entre khabar, fiqh, expérience mystique et histoire scientifique.

     

    Considérons le khabar et l’expérience mystique en premier lieu. On a vu comment le khabar pouvait considérer que si l’événement passé et rapporté dans le récit avait bien été effectif, dans le passé, en un lieu et à un moment, cette effectivité ou cette matérialité était passée justement, disparue à jamais. Cette remarque n’a rien qui puisse étonner ou choquer les matérialistes que nous sommes. C’est plutôt le contraire, l’entêtement de l’histoire scientifique à vouloir restituer la matérialité et l’effectivité des événements passés qui pourrait étonner et paraître particulièrement saugrenu. Là où par contre le khabar peut sembler incohérent et absurde c’est lorsqu’après cette affirmation d’une grande sagesse, mais particulièrement pessimiste dans son réalisme à la Gustave Courbet («quand on est mort, on est mort!», comme le disent les personnages de l’Enterrement à Ornans), il prétend malgré tout, mais comme Courbet lui-même dans son tableau, faire «revivre» (ihyâ’) cet événement passé; doublement ou triplement mort dans le cas de Courbet, puisque 1) il s’agit d’un événement passé et disparu, 2) qui concerne un enterrement, 3) où tout le monde sait que «lorsqu’on est mort on est mort!». Le khabar prétend faire revivre un événement passé à partir d’un récit qui, comme le tableau du peintre, tirerait toute sa force réaliste, toute sa puissance matérielle, de l’expérience et de la vie présente de l’auteur du texte ou du tableau et, ensuite, indéfiniment pourrait-on dire (sauf en cas de destruction du papier ou de la toile), de l’expérience et de la vie présente des lecteurs, des auditeurs ou des spectateurs présents et à venir.

     

    Avec la néo-monadologie, l’absurdité ou la folie apparente du khabar et des prétentions artistiques et réalistes de Courbet, si elle ne disparaît pas, se donne malgré tout de nouvelles justifications théoriques. En effet, dans la conception monadologique, la réalité de l’événement rapporté est effectivement inclue dans l’être de celui qui le rapporte ou qui bénéficie de ce rapport. Si son effectuation à un moment donné et dans un agencement donné, a disparu, sa réalité possible subsiste entièrement, avec toute sa puissance, dans la réalité présente de cet être. La réalité de l’événement est inclue dans cette multitude infinie d’expériences et de puissances de perceptions dont tout être est porteur, au plus profond de lui-même. Elle est inclue dans le fond sombre de son être qui, par chance, et à la façon de l’apeiron de Simondon, échappe à la partie éclairée de son point de vue particulier. Dans la mesure où c’est justement cette partie éclairée qui risque bien tout d’abord de le laisser «indifférent» à la lecture d’un livre qu’il ne connaît pas, à la vision, scandaleuse ou étrange du tableau de Courbet, puisque dans la conception néo-monadologique c’est la lumière qui cache et qui limite, qui circonscrit et qui définit, alors que c’est l’obscurité qui révèle et qui ouvre à l’autre; au risque volontairement assumé de tout confondre, de tout mélanger dans un chaos sans fin. Comme on s’en doute et comme les rationalistes malveillants ne manqueront pas de le suggérer, c’est alors que le khabar entre en résonance avec la mystique de l’Islam (comme avec toutes les «mystiques» possibles, religieuses ou non), mais dans un rapport où mystique et matérialisme se rejoignent, où sainte Thérèse de Lisieux et le derviche tourneur rejoignent l’athée Courbet et le curé Meslier écrivant ses mémoires en cachette, pour plus tard, pour les «autres», pour leur dire ce qui est imperceptible au moment où il écrit. Khabar et mystique se rejoignent dans une même affirmation selon laquelle l’autre et cet autre au carré qu’est l’autre lorsqu’il est passé ou mort, sont entièrement et seulement présents dans le présent justement, dans l’expérience présente, dans la rose que Ronsard nous invite à cueillir et dans ce que Bakounine appelle, longtemps après la disparition prématurée de son ami Nicolas Stankévitch, «l’être intime» des choses.

     

    1. Piotr Archinov, Le mouvement makhnoviste, Belibaste, 1969 [1921], p. 388
    2. Jacques Rivelaygue, op. cit., pp.19 et 86
    3. Christiane Frémont, L’être et la relation, lettres de Leibniz à Des Bosses, Vrin, 1981, pp.34-35
    4. Pierre-Joseph Proudhon, De la Justice, t. 3, p. 377
    5. Gabriel Tarde, Monadologie et sociologie, Les empêcheurs de penser en rond, 1999, p.56
    6. Sur ce lien avec Nietzsche, voir Rivelaygue, op. cit., p.82
    7. Ibid.
    8. Op. cit., p.57
    9. Ibid., p. 56
    10. Bakounine, Œuvres, Stock, tome 3, 1908, p.219
    11. Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, Rivière, tome III, 1932, p.401
    12. Depuis La Commune de Cronstadt d’Ida Mett ou Le mouvement makhnoviste d’Archinov jusqu’à La Révolution Inconnue de Voline ou l’Internationale de James Guillaume.
    13. Emile Boutroux, “La philosophie de Leibniz”, in La monadologie, op. cit., p.230
    14. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1989, p.58
    15. Op. cit., p.207