Le Merle

vol.1 no.1, Printemps 2012
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Ce numéro sonde le rapport entre l’œuvre et l’acte, à la limite de ce qui (dé)range la vie et déjoue l’opposition binaire entre code et errance. En amitié avec ce qui brouille, ce qui déborde, ce qui pousse croche ou ce qui ne cadre pas du tout, il donne à penser, par le flou de l’œuvre et à la verticale de l’acte, des manières de faire et des paroles qui ouvrent et partagent le sensible. Il a été assemblé par François Lemieux.

L’anarchisme : ce qu’il signifie réellement (Aujourd’hui)

Heather Davis

L’anarchisme n’est pas, comme certains pourraient le supposer, une théorie de l’avenir devant se concrétiser grâce à l’inspiration divine1. C’est une force vive à l’œuvre dans nos vies qui crée sans relâche de nouvelles conditions. Les méthodes de l’anarchisme, par conséquent, n’incluent pas de programme en béton devant être réalisé quelles que soient les circonstances. Les méthodes doivent émaner des besoins économiques de chaque lieu, de chaque coin du monde, du tempérament et des exigences intellectuelles de chaque individu. Les choses que toute nouvelle génération doit combattre, et dont elle a le moins de chance de triompher, sont les fardeaux du passé qui nous tient tous comme dans un filet. L’anarchisme laisse à la postérité la liberté de construire ses propres systèmes, en accord avec ses besoins. Même notre imagination la plus vive ne peut anticiper le potentiel d’une race libérée de la contrainte externe. Comment, alors, quelqu’un pourrait-il prendre sur lui de tracer une ligne de conduite pour ceux qui viendront? Nous, qui payons chèrement chaque goulée d’air pur et frais, devons bien nous garder de cette tendance à enchaîner l’avenir.

 

***

 

On admet généralement que si les rendements d’une entreprise n’excèdent pas ses coûts, la faillite est inévitable. Mais ceux qui ont entrepris de produire la richesse n’ont pas encore compris cette leçon pourtant simple. Chaque année, les coûts en vie humaine de la production se font de plus en plus importants, tandis que le rendement pour les masses qui contribuent à la production de la richesse se fait de plus en plus petit. L’Amérique reste aveugle malgré cela à la faillite inévitable de notre entreprise de production. Ce n’est pas seulement le produit de son travail que l’on dérobe à l’être humain, c’est aussi son sens de l’initiative, sa créativité, ainsi que son intérêt ou son désir pour les choses qu’il fait. La véritable richesse repose dans les choses utiles et belles, celles qui aident à créer de beaux corps solides et des milieux de vie inspirants. Mais si l’être humain est voué à enrouler du coton autour d’un fuseau, à descendre au charbon ou à casser des cailloux pour les routes pendant trente ans, on ne peut parler de richesse; il n’apporte au monde que des choses grises et laides qui reflètent la grisaille et la laideur de son existence – trop faible pour vivre, trop lâche pour mourir.

L’ordre obtenu par la soumission et maintenu par la terreur n’est pas vraiment une garantie de sécurité; c’est pourtant le seul «ordre» que les gouvernements aient jamais maintenu. La véritable paix sociale naît tout naturellement de la solidarité des intérêts. Dans une société où ceux qui travaillent toujours n’ont jamais rien et où ceux qui ne travaillent jamais profitent toujours de tout, la solidarité des intérêts est inexistante, donc la paix sociale n’est qu’un mythe.

 

***

 

Le syndicalisme, arène économique du gladiateur moderne, doit son existence à l’action directe. Ce n’est que depuis peu que la législation et le gouvernement tentent d’écraser le mouvement syndical et qu’ils condamnent les défenseurs des droits de la personne à s’organiser comme des conspirateurs : ils écrasent le mouvement avant qu’il ait la chance de s’élever en déclarant la grève «illégale» et en obligeant les travailleurs à retourner au travail. Si ses partisans avaient cherché à défendre leur cause en quémandant, en suppliant et en faisant des compromis, le syndicalisme compterait aujourd’hui pour peu de chose. En Grèce, en Espagne, en Angleterre, voire même en Amérique, l’action directe, révolutionnaire, économique est en train de redevenir une force assez puissante dans la bataille pour la liberté pour faire comprendre au monde l’importance extraordinaire de la force ouvrière. La grève générale, l’expression suprême de la conscience économique des travailleurs, était ridiculisée aux États-Unis il y a peu de temps encore. Aujourd’hui chaque grève d’envergure, afin de triompher, doit réaliser l’importance de la manifestation générale.

L’action directe, qui s’est montrée efficace selon des critères économiques, est tout aussi convaincante sur le plan individuel. Là, des forces empiètent par centaines sur son espace vital, et seule une résistance tenace finira par la libérer. L’action directe contre l’autorité à l’usine, l’action directe contre l’autorité de la loi, l’action directe contre l’autorité tentaculaire et indiscrète de notre code moral : telle est la méthode logique, cohérente de l’anarchisme.

Vous direz peut-être qu’il est impossible, totalement irréaliste de rêver de la sorte. Mais le critère déterminant du rêve réalisable n’est pas sa capacité à préserver ou non les idées fausses ou folles; c’est plutôt de posséder assez de vitalité pour quitter les eaux stagnantes de l’ancienne vie et en bâtir une nouvelle, et la cultiver. De ce point de vue, l’anarchisme est effectivement réalisable : plus que toute autre idée, il aide à se débarrasser des idées fausses ou folles; plus que toute autre idée, il bâtit et cultive une vie nouvelle.

La révolution n’est rien d’autre que la pensée transformée en action2.

Les mots d’Emma Goldman s’expriment sur une fréquence qui n’a besoin que de peu d’ajustement pour coïncider parfaitement avec notre conjoncture politique. Ni du futur, ni du passé, mais bien depuis de multiples présents, elle nous rejoint et nous touche. Qu’on la reconnaisse ou non, elle est là et nous parle, d’une voix remarquable d’actualité. Son présent est devenu le nôtre. Ses méthodes, ses actions, ses façons de parler seront les nôtres.
  1. Ce texte a été traduit de l’anglais par Sophie Chisogne.
  2. Extraits de Anarchism: What It Really Stands ForL’anarchisme et ce qu’il signifie réellement»], Emma Goldman, 1917

La géométrie du hasard

Richard Ibghy & Marilou Lemmens

Le fait de porter attention aux événements fortuits et de les enregistrer est une pratique relativement nouvelle1. Il y a deux raisons pour ceci :

D’abord, antérieurement au xvie siècle, de tels événements n’existaient tout simplement pas dans l’esprit des gens. Tout événement, aussi aléatoire qu’il puisse paraître à nos yeux de modernes, découlait d’une volonté divine.

Deuxièmement, l’intérêt n’y était pas. Même si des bilans de ce type d’événement avaient existé, personne n’aurait deviné qu’on peut y déceler une logique suffisamment cohérente pour prédire des événements futurs. Même Pascal trouvait paradoxal le fait de développer ce qu’il a qualifié de «géométrie du hasard».

Llyfrgell Genedlaethol Cymru

Durant le mois d’octobre dernier, je me suis rendu à la Bibliothèque nationale du pays de Galles tous les matins, où je passais à travers des collections de photographies sélectionnées au hasard la veille. J’étais à la recherche de l’heureux hasard.

Assis à une longue table, souvent près d’un universitaire ou d’un généalogiste amateur à l’œuvre, j’examinais chacune des photos pendant un long moment, assez longtemps pour y déceler des signes — si je n’en trouvais pas, je les inventais. De cette façon, au fil des heures et des journées, je finissais toujours par trouver ce que je cherchais.

Un matin, après plusieurs semaines de recherches et de notations menues sur des gens et des endroits que je ne connaissais pas, j’ai ouvert la boîte 4373-b, dans laquelle se trouvaient 163 photographies de boxeurs gallois. Elles semblaient avoir été prises dans les premières décennies du xxe siècle.

En examinant ces images, j’ai constaté que chaque boxeur cultivait son propre personnage; un personnage qui se démarquait de la tradition qui le définissait — en bref, il s’agissait d’un exercice de séduction.

En regardant une pile de photos rapidement en rafale, je me suis rendu compte que de les voir de cette façon, l’une après l’autre, produisait une curieuse répétition des postures, des tenues vestimentaires et du rapport à l’appareil photographique. Tout cela me donnait une impression de probabilités visuelles, d’accumulation statistique sans chiffres.

Wibold de Cambrai

Au xe siècle, l’évêque Wibold de Cambrai invente un jeu qui s’avérera être l’un des premiers exemples d’une pensée probabiliste : Alearegularis contra alea secularis. L’évêque a d’abord associé une vertu à chacune des 56 combinaisons possibles pour trois coups de dés. Le jeu consistait à lancer trois dés puis de mettre en pratique la vertu associée à la combinaison résultante pendant 24 heures. Si le joueur lance par exemple 5-3-6, il se doit de pratiquer la chasteté pendant une journée complète.

Ce simple exercice de probabilité instaure une longue tradition de mathématisation des événements d’apparence aléatoires, ce qui a donné lieu à: la fin de la peste, le pari de Pascal, la notion d’espérance de vie, la loi normale gaussienne, les prévisions météorologiques, les assurances et la science économique telle que l’on connaît aujourd’hui.

Notes

004518389/132
Johnny Basham, alias «The Happy Wanderer» (le vagabond heureux). Au cours d’une carrière remarquable où il est couronné champion à plusieurs reprises, il remporte divers titres dont la ceinture Lonsdale, que l’on voit portée ici. Il jouit d’une certaine notoriété dès 1913, année où son adversaire Harry Price meurt dans le ring. Basham est acquitté par le juge, qui conclut que le match s’est déroulé «de façon juste et dans un esprit de franc-jeu».

 

004518389/95
Slogger Jones. Selon les archives, il ne participe qu’à deux combats, tous deux perdus contre Herbie Nurse.

 

004518389/79-1
Fred Carpenter, de Merthyr. Pendant longtemps, Merthyr a été le centre le plus important de l’industrie minière galloise.

 

004518389/102
Bryn Edwards. Selon les archives, sur les cinq combats auxquels il a participé, il en a gagné un, perdu quatre, et a eu un match nul.

 

004518389/83
Ben Hardwick. Il a eu un match nul contre Jimmy Wilde en 1913.

 

004518389/161
Frederick Hall Thomas, alias Freddie Welsh. Contrairement à la grande majorité des boxeurs, il est issu d’un milieu aisé. À seize ans, il émigre aux États-Unis. Son premier combat a lieu à Philadelphie, où vivent des milliers de mineurs gallois immigrés. De retour au pays de Galles, il a un nouveau nom et un accent américain. Il est couronné champion mondial des poids légers en 1914, un titre qu’il garde pendant trois ans. Welsh a dit que pour lui, la boxe était une question d’affaires et non pas une partie de plaisir.

 

004518389/53
Danny O’Connor, de Pontypridd. Au début du xxe siècle, Pontypridd était le centre de la boxe au pays de Galles.

 

004518389/43
Jack Moody, également de Pontypridd. Il avait six frères, tous boxeurs.

 

004518389/98
Je n’ai pas réussi à identifier cette personne.

 

004518389/148
Jimmy Wilde. Au moment où il commence à travailler dans les mines, à 12 ou 13 ans, la vallée de Rhondda représente un tiers de l’exploitation charbonnière mondiale. Wilde quitte les mines durant une grève à l’âge de 21 ans, se rendant compte qu’il gagne mieux sa vie comme boxeur. Il n’a jamais pesé plus que 45 kg et bien des gens le considèrent comme étant le plus grand boxeur de tous les temps.

 

004518389/101
Je n’ai pas réussi à identifier cette personne non plus.

 

004518389/151
Daï Roberts, de Cardiff. Il participe à 77 combats au cours des années 1910, période faste pour la boxe galloise qui coïncide avec l’apogée de l’industrie charbonnière. En 1913, Cardiff est le plus grand port exportateur de charbon au monde.

Girolamo Cardano

L’une des premières tentatives d’analyser le hasard s’est butée sur au problème de la distribution mathématique. Un beau jour du xvie siècle, Girolamo Cardano, un médecin, mathématicien et joueur compulsif, en vient à la conclusion que chaque face du dé est jouée un coup sur six. Toutefois, ses expériences aux tables de jeu semblent lui indiquer le contraire. Désirant expliquer cette divergence, Cardano déclare que le lien causal nécessaire entre la probabilité qu’un événement advienne et ce qui a lieu dans les faits est parfois interrompu par la présence de la chance.

Après que Cardano eut prédit avec succès la date de sa propre mort, certains le considérèrent comme ayant de la chance, alors que d’autres, moins crédules, crurent plutôt qu’il aurait contourné les lois de la probabilité par des moyens fort probablement «suicidaires».

L’espace cartésien

Durant mes recherches au pays de Galles, je suis tombé sur un graphe dessiné par le statisticien et économiste britannique William Stanley Jevons.2

Dans la marge de gauche, une colonne de chiffres successifs.

En bas de la page, de gauche à droite, une autre série de chiffres, moins dense et longue, mais suffisamment pour établir l’échelle et la direction.

D’autres chiffres et points sont regroupés autour du centre de la grille. Contrairement aux deux premières séries, ils sont distribués de façon irrégulière.

Les chiffres à gauche représentent les quantités, les chiffres en bas, les prix, et ceux qui sont distribués de façon plutôt désordonnée représentent les années.

Une possibilité est que le tableau représente l’évolution de la demande pour le charbon.


Ceci représente l’année 1858.


Ceci représente 1863.


Ceci représente 1862.


Ceci représente 1865.

Plus tard, un trait pointillé est ajouté.

Ce trait ne représente rien en particulier bien que sa régularité semble rappeler les pointillés à l’ordre; à une fonction normative. D’un coup, les points isolés nous paraissent désorganisés, presque ridicules.

À mesure que l’espace cartésien avec ses données statistiques devenait un terrain d’essai pour diverses théories, il modulait également les discours de l’économie politique. Dorénavant, les économistes politiques réclameront le titre d’économistes tout court, et ceux qui hésitaient à éprouver leurs théories en se servant de la statistique se sont vus traités de «théoriciens du dimanche».

La chance

La boîte 4373-b contient 163 photographies de boxeurs gallois. Il y a environ 800 000 photographies dans la collection de la bibliothèque nationale du pays de Galles. Les chances de trouver une photo de boxeur gallois dans la collection sont alors de 1 sur 4908.

Étant donné que toutes les issues possibles ont une chance de se produire à tout moment donné, la chance n’est qu’une interprétation de cette possibilité.

1865

C’est en 1865 que William Stanley Jevons publie The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, une étude paradigmatique sur l’épuisement des ressources charbonnières et les répercussions éventuelles sur la gloire de l’Empire britannique.

Cette même année, le gallois John Graham Chambers rédige the Marquess of Queensbury rules, un code de conduite voulant rétablir la place qu’occupait la boxe autrefois, bannie depuis 1750, en la rendant plus acceptable auprès du nouveau public que constitue la classe moyenne.

Ces deux ouvrages partagent plus que leur année de parution. Si The Coal Question aborde la montée de la demande de charbon et l’industrialisation rapide subséquente du sud du pays de Galles à cette époque, le climat de violence engendré par cette industrialisation s’est avéré être une étape importante de l’essor de la boxe dans la société galloise; berceau de la prolifération des champions et de l’émergence de véritables héros pour la classe ouvrière. Une géométrie de l’offre et de la demande.

La mouche

La notion d’espace peut signifier l’écart physique ou temporel qui existe entre deux objets ou deux événements, comme la distance entre deux personnes, ou le silence entre deux paroles. L’espace est également le tout qui nous entoure, la vaste étendue du ciel.

Même fragmenté en plus petites parcelles, l’espace retient son caractère d’espace : ériger un mur dans un espace crée forcément deux espaces. Dans cette optique, l’espace agit comme une monade et non pas comme un atome; il ne contient pas de parties (bien qu’on parle d’une partie d’un espace). En plaçant un objet dans un espace, on crée une quantité indéfinie de nouveaux espaces : l’espace de l’objet, l’espace derrière l’objet, en dessous de l’objet, etc. L’espace défie les lois de la mathématique; en additionnant, il multiplie.

Un beau matin, couché dans son lit, Descartes aurait inventé le système de coordonnées cartésiennes en imaginant comment il pourrait représenter les mouvements d’une mouche sur le plafond de sa chambre. Sa solution était de décrire la position de la mouche par rapport à sa distance aux murs de la pièce, ce qui réduit l’espace occupé par l’insecte à un point unidimensionnel. Ce qu’il a gagné en précision, il l’a perdu en justesse. Il a aussi perdu la mouche.

  1. Ce texte a été traduit de l’anglais par Simon Brown
  2. Détails d’un graphique de William Stanley Jevons, tiré des archives de Jevons, article JA/48/89. La reproduction est une gracieuseté du directeur de la bibliothèque universitaire John Rylands de l’University of Manchester.

Le temps de l’œuvre, le temps de l’acte

Bernard Aspe

Bernard Aspe est l’une des figures émergentes les plus intéressantes de la philosophie politique française contemporaine. Né en 1970, agrégé de philosophie, il est l’auteur de L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant (La Fabrique, 2006) et plus récemment, Les mots et les actes (Nous, 2011). Il a collaboré à différentes revues telles qu’Alice, Persistances, Chimères et Multitudes, et a entre autres publié quelques articles remarqués sur l’œuvre de Gilbert Simondon. Sa thèse, La pensée de l’individuation et la subjectivation politique (2001), a été rédigée sous la direction de Jacques Rancière.

Cet entretien a débuté à l’été 2011, dans la campagne bretonne, et s’est ensuite poursuivi par voies électroniques. Entre le récit des occupations politiques rennaises du début des années 2000, sa critique du temps névrotique du capital, son corps-à-corps avec le constructivisme spéculatif ou ses remarques sur la question de l’âme et du transindividuel chez Simondon, Aspe développe une pensée forte, tendue autour d’une question primordiale : qu’est-ce qu’un acte politique?1 — lm

La nécessité de l’action

le merle

En guise d’introduction, j’aimerais que tu nous nous dresses un bref portrait de ton parcours de pensée : quelles sont les questions qui t’ont porté dans ton cheminement philosophique? Comment s’est articulé ton rapport au monde académique? Et surtout : comment la politique s’est-elle imposée dans ta vie?

Bernard Aspe

La politique s’est imposée à moi (je devrais dire : à nous, car nous étions deux, inséparables, à l’époque) comme elle s’est imposée pour beaucoup d’autres, c’est-à-dire par le biais de la nécessité de l’action, de l’intervention dans le réel. C’est en rencontrant, au milieu des années 1990, des militants proches de Toni Negri, qui travaillaient à l’époque sur l’idée du revenu garanti, que nous avons découvert ce type d’activité finalement très singulier (nous n’avions pas mesuré jusqu’à quel point auparavant) qu’est la politique révolutionnaire. Il y a quinze ans, le terme «révolutionnaire» faisait sourire tout le monde. Aujourd’hui, il commence à être de nouveau pris au sérieux : disons qu’il devient évident pour beaucoup que l’idée d’un bouleversement révolutionnaire n’est en aucun cas plus délirante que celle d’avoir à prolonger l’état des choses existant, avec ce qu’il comporte de proprement suicidaire.

Jusque-là, nous avions été des étudiants en philosophie très concentrés sur l’étude, sur les promesses qu’une vie philosophique semblait comporter. Comme beaucoup d’autres, dans cette période-là, nous cherchions à voir comment était possible un «dépassement» des postures phénoménologiques et déconstructivistes ; un dépassement qui pouvait s’entendre comme une volonté de retrouver le point de vue de l’absolu. Cette redécouverte de l’absolu avait bien entendu été au cœur des tentatives des penseurs postkantiens, et il nous semblait qu’une opération analogue était en cours avec les travaux de Deleuze ou de Badiou, les deux penseurs de «l’infini», les deux grands métaphysiciens de ce temps (pensions-nous alors, comme beaucoup). Et qu’elle était également en cours avec les relectures de Spinoza, telles que les proposaient Deleuze bien sûr, mais aussi Alexandre Matheron et surtout Pierre Macherey, dont le livre Hegel ou Spinoza fut pour nous matriciel. Spinoza constituait le paradigme d’une pensée affirmative, qui n’avait nul besoin de passer par les ressorts de la négativité et de la médiation pour adopter le point de vue de l’absolu.

La découverte de la politique a côtoyé pour nous, pendant quelques années, le travail philosophique qui s’inscrivait dans une telle direction, et pour lequel la référence à Simondon est pour nous devenue centrale. Ce n’est que plus tard, après la fin de nos travaux de thèse, donc au début des années 2000, que nous est apparue la claire incompatibilité entre la poursuite de ce projet philosophique et la découverte de ce qu’imposait, dans l’existence, l’exigence politique. Nous pensions que nous pouvions sans difficulté concilier ce projet et cette exigence, mais nous nous sommes aperçus qu’il y avait là quelque chose comme un déni d’incompatibilité.

De fait, on n’a plus pu continuer longtemps à participer de la supercherie qui consiste à dire qu’en faisant de la métaphysique – fût-elle positive, affirmative, pure présentation des singularités en tant que singularités – on travaille à la révolution politique. Il nous a fallu dès lors avant tout faire la critique de cette supercherie. (Il se trouve que c’est aussi à peu près à ce moment-là qu’il nous a fallu réapprendre chacun à ne plus dire que «je».)

Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai 

lm

Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs: il s’agit de «marquer l’hétérogénéité du dire et du faire», de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un «frottement» avec le réel qui passe par la tenue d’un «discours de vérité». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du «scepticisme généralisé», il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait?

BA

Dans le fait de tenir liés les mots et les actes – de les tenir liés malgré tout, c’est-à-dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme – il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de «vérité». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) – et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire-vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant «appliqué», mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui-même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein); on ne saurait faire la «théorie» de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription «littérale» du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.

Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle-ci ne saurait se réduire à une «application» de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans Les Mots et les choses concernant le statut de la pensée «moderne»: celle-ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est «dès le départ», nous dit Foucault, que la pensée «blesse ou réconcilie», c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle-ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la «théorie». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte «Mon corps, ce papier, ce feu», que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de «préceptes». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des «rapports entre la théorie et la pratique», c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit Les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.

lm

Dans le cinquième et dernier chapitre de ton ouvrage, intitulé «Les œuvres et les actes», tu écris: «Le socle de toute pensée spéculative, aussi «critique» se veut-elle ou est-elle perçue, est de nos jours un choix pour l’économie, c’est-à-dire le choix de ne pas faire le choix du politique.» Dans la foulée de Peter Hallward ou de Jacques Rancière, dirais-tu donc qu’il n’y a pas et ne peut pas y avoir de politique d’inspiration deleuzienne?

BA

Peter Hallward a récemment défendu cette thèse : construire une politique, c’est être dans les actualités du monde. Une pensée qui se définit de tenir à distance l’actuel pour dégager la pure consistance du virtuel en tant que virtuel est constitutivement une pensée hostile à la politique. De ce point de vue, en effet, on ne voit pas comment pourrait exister une politique «d’inspiration deleuzienne». Je suis assez d’accord avec cela ; je nuancerais seulement en disant que la «politique des minorités» a pu se réclamer des devenirs-minoritaires tels qu’ils sont thématisés dans Mille plateaux. Il me semble que cette politique a assez rapidement montré ses limites. A aucun moment elle n’aura été en capacité de se substituer à la politique révolutionnaire, laquelle est restée attachée au référent «ouvrier» jusqu’au début des années 1970. La figure ouvrière ne peut plus être un foyer de cristallisation de l’énonciation révolutionnaire, mais cela ne signifie aucunement que nous soyons passés de l’Un (la classe ouvrière) au Multiple (les minorités ou devenirs-minoritaires). Il s’agit aujourd’hui de savoir quelles sont les voies d’unification qui peuvent exister, qui ne soient pas écrasement des singularités, mais qui soient à même de tracer une ligne de démarcation permettant de repérer les positions de l’ennemi. Ainsi que le dit Tronti, il n’y a de politique que là où il y a deux camps. La politique, ce n’est ni l’un ni le multiple, c’est le deux. Mais le deux, ce n’est pas «la contradiction» (ça c’est une autre erreur encore, celle de la rhétorique spéculative maoïste); c’est la séparation, la ligne de partage qui trace le «de part et d’autre» des positions ennemies.

lm

En quoi les actes politiques tels que tu les conçois sont-ils différents de l’infinie divergence des «pratiques» au sens fort qu’Isabelle Stengers donne à ce terme?

BA

La position de Stengers demeure celle du philosophe spéculatif : il s’agit de savoir comment se composent les différences en tant que différences, ou les singularités en tant que singularités (donc : une fois le schème spéculatif décanté de l’idée de «totalisation»). Il ne s’agit pas de prendre parti à l’intérieur de ces différences, de ces singularités. Le problème pour elle, comme pour Bruno Latour de ce point de vue, est de trouver les voies de la compossibilité. Le problème qui nous est légué par Kierkegaard est exactement l’inverse : il s’agit de trouver les voies qui permettent d’exprimer notre intolérance. Et pour cela, il ne suffit pas de faire une critique, aussi ajustée soit-elle, du vocable de la «tolérance» (Je pense au tome 7 des Cosmopolitiques II, «Pour en finir avec la tolérance» (La découverte, 1997/2003).

lm

Tu poses une séparation radicale entre œuvre et acte. Mais il existe une autre manière de poser la question de l’agir en rapport à l’idée de magie (voir Stengers, Sloterdijk ou Tiqqun par exemple), laquelle implique de penser notre présence dans un continuum avec le monde. Comment te situes-tu par rapport à cette manière de penser l’agir?

BA

Il y a deux grands types de pensées : les pensées enveloppantes et les pensées coupantes. Les premières déploient un espace imaginaire, que nous ne pouvons habiter qu’avec ceux qui partagent la disposition existentielle qui consiste à admettre que cet espace existe, et qu’il importe. Les secondes sont avant tout soucieuses de nous reconduire au point où la pensée ne peut plus être la contemplation de son propre espace, et doit trouver une manière pour désigner ce qui n’est pas un dehors (on peut très bien avoir une approche spéculative du Dehors immanent à la pensée), mais un saut. Ce terme kierkegaardien me paraît ici irréductible. Dans la perspective défendue par Tiqqun, il y a une tentative de synthèse entre ces deux types de pensée. Cette tentative me paraît constitutivement vouée à l’échec, même si on sollicite à cette occasion le terme de «magie».

Il me paraît évident, pour le dire autrement, que la politique suppose une pensée des coupures, qui ne sauraient se concilier avec le geste «de penser notre présence dans un continuum avec le monde». Il y a bien des points d’inséparation, entre les êtres, ou entre des êtres et quelque pan de monde. Je suis d’accord avec l’idée qu’il faut partir de tels points d’inséparation pour tenter de concevoir ce que peut être une relation transindividuelle. Mais la politique appelle la discontinuité. L’erreur serait de croire que cette discontinuité convoque nécessairement le schème de la «rupture anthropologique», que Badiou par exemple sollicite à l’extrême avec son concept du «vide». La discontinuité n’est pas entre le monde et le «propre de l’homme», elle n’est pas entre le monde objet et le sujet percevant ou pensant. Elle est le réel du temps : l’instant (Kierkegaard).

lm

Au début de ton livre, tu indiques clairement que tu t’adresses non pas à ceux que l’on considère comme étant pris dans les rets de la société du spectacle, mais aux intellectuels éclairés et autres «hommes de culture», dont tu dis qu’ils ont oublié la différence entre ce que tu appelles les «œuvres» et les actes proprement dits. Comment se pose pour toi cette exigence de l’agir dans le contexte de «l’économie culturelle»? Ou encore, sans vouloir tourner le fer dans une plaie qui, j’imagine, te tenaille au plus près: écrire un livre comme le tien, est-ce œuvrer ou agir?

BA

Il n’y a aucune ambiguïté sur ce point : écrire un livre, ce n’est aucunement agir : c’est poser un jalon dans la construction d’une œuvre (quelle que soit la valeur de celle-ci). On pourrait rétorquer à juste titre que dans certaines situations, l’écriture et la publication d’un livre ou d’un texte sont strictement indissociables d’une action : par exemple dans des régions du monde où un certain type d’écrits sont interdits, et où leur publication suppose une concertation entre des personnes qui mettent en œuvre une stratégie pour diffuser malgré tout ces écrits, etc. C’est tout à fait vrai, mais l’acte, en l’occurrence, ne réside pas dans le fait d’avoir pensé, ni d’avoir proposé, exposé sa pensée : cela ne se confond jamais avec un acte. Un acte impose un choix à au moins un autre que celui qui a opéré ce choix. C’est ce qui a lieu dans toute relation qui met en œuvre une transmission, ou une guérison, ou une relation amoureuse. Il y a donc bien des actes en dehors de la politique, mais celle-ci, pourrait-on dire, présente la forme paradigmatique de l’acte : un choix qui s’impose à qui ne l’avait pas choisi, et plus encore, à ceux qui l’avaient explicitement refusé. Là où il y a action politique, il y a 1) des gens qui n’en veulent rien savoir et 2) des ennemis qui voudraient voir disparaître (au moins en tant que force politique) ceux qui la mettent en œuvre; et il y a la nécessité d’imposer les effets de cette action aux premiers et aux seconds.

Qu’est-ce que l’économie culturelle? Disons que c’est l’espace d’atténuation des effets secondaires qui peuvent être attachés à l’exposition d’une œuvre. Effets secondaires car, encore une fois, une œuvre qui s’expose comme œuvre n’est jamais un acte en tant que telle : elle est au mieux proposition d’existence; elle n’est jamais l’imposition d’une bifurcation à un trajet d’existence. Il peut cependant y avoir des effets secondaires de cette exposition : on ne sait jamais où passe, ni jusqu’où peut aller, l’influence d’une œuvre. Mais l’économie culturelle est là pour les canaliser, c’est-à-dire littéralement pour désigner les canaux par lesquels ces effets vont pouvoir s’écouler. Séminaires colloques, revues, sont autant d’exemples de l’espace où se recueille cet écoulement.

Il n’y a d’agir politique que là où l’on n’est pas, ou plus, dans l’économie culturelle. Mon livre n’est en aucune manière une action politique. Aucun livre ne peut l’être, sauf s’il constitue une proposition d’agencement pour porter une action, ou pour l’amplifier; et encore, même dans ce cas, il ne l’est pas lui-même: il ne le devient que par ce qui se met en œuvre à l’occasion de son élaboration ou de son exposition (par exemple lorsqu’un tel livre a le statut de «manifeste» politique).

La temporalité névrotique du capital

lm

Une dernière question, sur le thème de l’économie culturelle : ton livre regorge de caractérisations assez fines sur les modes de subjectivation exigés par le capitalisme. Tu dis par exemple que «L’économie est la dispersion des trajets d’existence devenues profitables»; ou encore que «la source de valorisation dans le capitalisme cognitif, c’est le travail que les individualités doivent opérer sur elles-mêmes, aux prises avec leur inconsistances structurelle, pour pouvoir agencer leurs souffrances et déprimes avec leurs capacités créatives, et parvenir ainsi à «rester dans la course».» Finalement, tu conclus en disant que «la temporalité du capital n’est rien d’autre que la temporalité névrotique.» La conversion au politique n’apparaît-t-elle pas finalement comme la seule véritable thérapie contre les angoisses produites par le capitalisme globalisé?

BA

Je crois en effet qu’il n’y a pas de véritable thérapie, dans le monde du capital, que celle qui passe par la politique. Celle-ci ne se confond pas par elle-même avec une pratique thérapeutique, mais une pratique thérapeutique qui forclôt la politique est vouée à entretenir des illusions proprement pathogènes. Ce que je dis-là était une évidence pour beaucoup dans les années 1960-1970. On ne peut que constater tout ce qui a été perdu depuis que cette évidence s’est absentée.

Il me semble en effet que, plus que jamais, le sujet de l’économie capitaliste est soumis à une injonction contradictoire: on attend de lui qu’il vive le temps de sa vie comme étant celui de son accomplissement (le seul qui lui soit donné : «le temps qui lui reste», en ce sens) et qu’en même temps il se soumette à l’accélération généralisée qui caractérise l’état présent du monde du capital (je pense ici au livre important de Hartmut Rosa: Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, 2010), et qui ne cesse de contrarier, en le retardant indéfiniment, cet accomplissement. Une accélération qui obstrue simultanément toutes les dimensions du temps : l’avenir ne doit pas être accueilli en son impensabilité propre, mais géré; le rapport au passé n’est plus entretenu par un art de la mémoire (qui pourrait par exemple restituer leur présence absente à ceux que Simondon appelait «les vivants du passé»), mais objet d’une commémoration (ou d’un refoulement) ; et le présent, qui semble plus que jamais privilégié (les sociologues parlent même de «présentisme» pour désigner l’incapacité du sujet à se rapporter à un horizon qui excède l’expérience du moment) est en réalité esquivé, contourné, conjuré. Car il n’y a pas de présent sans une résolution (je sais que c’est là un motif heideggérien, mais nous trouvons son origine dans la lignée Schelling-Kierkegaard) qui nous fait être exactement là où nous sommes, et surtout qui nous y fait être sans réserve. Or, le sujet de l’économie ne peut «jouir du présent», comme il ne cesse de le clamer, que s’il sait qu’il lui reste plusieurs possibilités de vie en réserve, et qu’il maintient ainsi plusieurs portes ouvertes – dans la mesure où il sait bien que ce qu’il expérimente pourrait quelque jour ne plus lui convenir. Il a besoin de se rassurer en se disant que la vie qu’il a n’est pas la seule possible, qu’il lui sera toujours possible de «changer». Ainsi fait-il confiance à ce qu’il lui reste encore à expérimenter, comme d’autres en d’autres temps plaçaient leur foi en un autre monde, dont ils n’avaient pas encore l’expérience. Le monde est devenu intégralement immanent, la fausse transcendance est restée : elle n’est plus guère celle de l’outre-monde, mais bien plutôt celle des expériences de vie qui restent encore à explorer. Etre quelque part – être situé dans le monde – est pour notre contemporain un objet de panique.

Disons que le sujet de l’économie a mal lu Spinoza : il croit qu’il doit se laisser diriger par la question «qu’est-ce que je désire?» Au besoin, il va chez le psychanalyste pour demander conseil. Mais il n’a pas compris que la question de ce qu’il désire ne pouvait trouver à se résoudre que depuis la compréhension d’une nécessité. C’est lorsque je suis en adéquation avec ce que l’on pourrait appeler une nécessité subjective (car je ne parle pas ici de nécessités qui seraient imposées par «l’ordre des choses») que je peux enfin m’y retrouver dans ce que j’appelle «mon désir».

  1. Merci à T. pour avoir rendu cet entretien possible

Vestiges préemptifs (extraits), 2012

Simon Brown

(figure 01)

MALGRÉ TOUT L’ANTHROPOMORPHISME QU’ON VOUDRAIT FAIRE

 

(figure 02)

DU FOND D’UN TROU DÉJÀ EXISTANT

 

(figure 03)

UN VESTIGE PRÉEMPTIF

 

(figure 04)

QUE CE SOIT DANS UN SENS OU DANS L’AUTRE

 

Vestiges préemptifs (extraits), Sainte-Cécile-de-Milton, 2012

Simon Brown

    Our Literal Speed

    Abbey Shaine Dubin

    Abbey Shaine Dubin, une artiste, s’approche d’un podium et commence à parler1.

    Abbey Shaine Dubin : En 2006, alors que j’étudiais l’histoire de l’art, j’ai assisté à une sorte d’ installation théorique au Getty Center de Los Angeles. Cette installation était le fruit d’une collaboration entre le Jackson Pollock Bar, un collectif de théâtre et d’art basé à Fribourg, en Allemagne, et Art and Language, un groupe d’artiste conceptuel britannique existant depuis les années 1960 et composé de Michael Baldwin, Mel Ramsden et Charles Harrison. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, mais quelque chose d’ennuyeux et de vaguement éducatif semblait probable.

    La pièce était intitulée “Thèses sur Feuerbach”. L’autoroute de San Diego bourdonnait sourdement au loin, alors que je m’installait au dernier rang d’une salle trapézoïdale, le soleil était encore haut derrière des rangées de stores mécanisés. C’était le principal espace de conférence du Getty Research Institute, une construction de type Bauhaus reliée au bâtiment principal du musée par une passerelle en travertin blanche et sale. En théorie, l’installation théorique était ouverte au grand public. N’importe laquelle des dix-huit millions d’âmes de la région métropolitaine de Los Angeles aurait pu y assister, mais seules une trentaine de chaises étaient occupées. À l’avant de la pièce se trouvait une table avec trois cartes nominatives portant les noms de Baldwin, Ramsden et Harrison, chacune devant un microphone.

    Lorsque les trois hommes ont pris place, il est devenu clair qu’il ne s’agissait pas d’Art and Language ; ils étaient bien trop jeunes et avaient l’air bien trop hollywoodiens.

    Une conversation s’ensuit, ou plutôt un morceau préenregistré diffusé par des haut-parleurs tandis que les trois hommes mimaient l’audio avec leurs lèvres dans les micros non amplifiés placés devant eux. Le contenu portait sur les conditions de production et de réception dans le monde de l’art contemporain.

    Plus tard, les hommes assis à la table de conférence ont été interrompus par une femme agressive qui a posé des questions depuis le parterre de spectateurs et dont les lèvres bougeaient aussi au fil du son pré-enregistré. Alors que Jackson Pollock Bar performaient leur “installation théorique”, les vrais membres du collectif Art & Language étaient calmement assis dans le public.

    Entre autres choses, dans l’installation théorique, les acteurs ont dit : “Les théories des théoriciens, et d’ailleurs les théoriciens eux-mêmes, ne forment plus un fond abstrait neutre pour le champ esthétique. Elles se sont développées de manière à en constituer le matériau. L'”esthétique” est devenue discursive et le “discours” est devenu esthétique”. Cette affirmation fait elle-même ouvertement écho aux “Thèses sur Feuerbach” de Marx qui déplorent un “idéalisme qui ne connaît pas l’activité réelle, sensuelle, en tant que telle… mais considère l’attitude théorique comme la seule attitude authentiquement humaine…”

    À la fin de l’installation théorique, le Jackson Pollock Bar et Art & Language ont lancé une autre table ronde qui a permis de répondre aux questions du public sur la table ronde qui venait d’avoir lieu. À la fin de l’événement, j’ai eu l’impression étrange d’avoir assisté à une performance culturelle, plutôt qu’à une autre performance culturelle. L’événement était artistique et saisissant, voire captivant, mais extrêmement difficile à décrire en termes d’art.

    Il existe des atmosphères dans lesquelles il faut littéralement se décrire à soi-même sa propre expérience pour la ressaisir et la comprendre. Je crois que ce processus conduit à une connaissance de soi plus juste. Ce n’est pas facile. Et c’est là mon enjeu dans mon projet Our Literals Speed : produire des environnements psychologiques dans lesquels personne, ni le producteur, ni le spectateur, ne peut venir coloniser l’expérience aisément avec des mots.

    En 2006, Our Literal Speed est devenu un véritable collectif et j’ai adopté trois règles qui ont depuis guidées ma pratique de création artistique :

    1. Travaillez avec ce qui a fait de vous ce que vous êtes déjà.
    2. Tout commence par des mots. Même l’art. Alors concentrez-vous d’abord sur les mots, puis sur l’art.
    3. Des choses proches de l’art qui n’en sont pas, mais qui sont traitées comme si elles en étaient, constituent désormais la substance de la plupart des formes d’art sérieuses.

    Nous avons donc travaillé dans l’arène pédagogique des conférences universitaires et des tables rondes, en tant qu’étudiant en histoire de l’art travaillant en collaboration avec des historiens de l’art, c’est ce à quoi nous avions accès. Et, surtout, ce sont des formats pour lesquels les attentes étaient déjà clairement formulées. Our Literal Speed a composé des scénarios qui étaient proches, mais pas identiques, aux formats prescrits ; ils devaient incarner ce que l’on pourrait appeler “une forte similitude”. Pas tout à fait la chose en soi, mais suffisamment proche du réel pour ne pas être incommodé. Nous avons réalisé que nous devions produire des écarts mineurs par rapport au format habituel, une série de ralentissements, de petites interventions, des choses qui ne sont généralement pas formulées. Il s’agit d’une structure déductive : nous nous concentrons sur des activités qui existent déjà, tout près de l’art et qui ne sont pas elles-mêmes de l’art. Cela tend à produire une pratique discursive à bas rendement et à petit budget, sans trop d’angles durs ni de place pour une idéologie rigide.

    La première grande conférence/événement de Our Literal Speed a eu lieu au Zentrum für Kunst und Mediatechnolodge à Karlsruhe en Allemagne en 2008. Au ZKM, un collaborateur et moi-même avons présenté la première occurence de ce qui est depuis le cœur de cette pratique : un scénario de performance. On pourrait même dire que la structure entière de la conférence de trois jours au ZKM a été composée uniquement pour créer un cadre approprié à ce scénario de performance. Nous avons prononcé le discours devant une salle remplie d’universitaires titulaires en milieu de carrière qui ne nous connaissaient ni d’Adam ni d’Eve. Quelles étaient nos références ? Pourquoi étions-nous si jeunes ? Les questions, à la fin de notre présentation, sont arrivées rapidement et furieusement comme autant de balles d’un peloton d’exécution. Nous les avions suffisamment aliénés et contrariés et ils ripostaient avec vigueur. Mais aucune de ces questions ne portait sur le contenu de l’exposé ; elles étaient entièrement consacrées à la présentation et à la détermination de la relation entre les mots et les corps derrière le podium. Toutes les personnes concernées se sont senties harcelées et troublées. C’est-à-dire que ce fut un succès et que le scénario de la performance a perduré.

    This leads to one of Our Literal Speed’s crucial assumptions: Modernism never ended, rather its artists were superseded by modernist art historians and art critics. These figures, one could say, gradually converted their medium, art writing, into an activity that bordered on art practice, although it was not art itself. We would argue that “discourse performance” in the visual arts, much like poststructuralist theory in the literary world, became a crucial zone for experimentation over the last thirty years. If as Rosalind Krauss wrote, “Barthes and Derrida are the writers, not the critics, that students now read,” then is it not also true that the “discourse performer,” not the art writer, became the model for a younger generation of critics and artists? None of this is new. This is the para-artistic space of late/post modernism; an environment in which the lecture, the panel discussion, and the public event were transformed into the gestural vocabulary that we now encounter in Walid Raad’s PowerPoints and Andrea Fraser’s institutional acts. Deliberately experimental, Our Literal Speed, attempts to re-think the forms (objects, lectures, essays, reviews, performances, and general art talk) that make contemporary art contemporary.

    In particular, our performance scripts ask: what does it mean for an artist to be working in the age of social networking?

    Mediated sociality means that your professional activity most often turns you into a cast of characters, extravagant avatars, and now playing the role of the talkative schizophrenic just demonstrates that you are a well-adjusted, with-it kind of person. As an artist one is expected to avoid being associated with any overly defined set of skills. As an artist, you are expected to float in the flow of events, be ready to become anonymous, and then abandon that anonymity at the right time. Frankly, these are not positive developments to me, but realities nonetheless that one must accept. In this way, we in the artworld provide an atmosphere of high-end humanistic quality, a kind of neo-traditional, psychological décor for the ruling class. I mean, we’re all working on the intellectual and creative side of the hospitality industry, which is a very strange place to be. We serve as essentially decorative entities within the Mansion of Global Capitalism… and art is at the highest high end of the hospitality industry, fetishizing the ideal of the free and freaky artist. But, functionally speaking, any random cat video on YouTube will have a lot more cultural impact than anything I’m doing here, today in the Jeanne and Peter Lougheed Building or if you are reading this, then on the pages of Le Merle. The distinctive creative idiom of our time is maturing elsewhere.

    And this is the crux of Our Literal Speed. We want to find where that distinctive creative idiom might be. It’s not to be found in the mainstream of the artworld, at the corporately-sponsored DJ parties during Art Basel, not that there’s anything wrong with those things, or in the mainstream of academia, in the bland lecture halls of CAA—not that there’s anything particularly egregious about CAA either. I believe that one must look in neglected spaces. Peripheral experiences. It’s as if today, all confident statements made in appropriate places by appropriate people at appropriate times, all gestures that affirm: “As an important communicator, I am communicating this important information to you…” those kinds of gestures seem somehow empty…superfluous.”

    It seems that the future of art might belong to gestures that, for all intents and purposes, have never been made. Only if we are unsure who did it, what they did, where they did it, why they did it, and how they managed to do it, only then do our minds really become constructively engaged. That is, we have so much information today, so much cultural conditioning, that only a deficit of information and cultural framing can yield something genuinely compelling. It’s kind of like the Impressionists ditching the expected “realist” rendering of the world to manifest their surroundings’ ephemeral qualities through light or color.

    Something very much like that is happening with art and art writing today. We just get bombarded with so many opinions, so much data, so many facts, so fast, that only something that makes us think, “What is a fact? What is an opinion? What is informative?” Only that sort of stuff causes our descriptive energies to kick in, get the interpretive juices flowing. So, it’s the instability, the inscrutability of the gesture, its lack of appropriateness mixed with the gesture’s seeming ambition to be completely appropriate that gives it resonance. That’s what grabs us. Or maybe I can put it like this: if the twentieth century was defined by the Readymade, then the twenty-first century may belong to the Nevermade.

    Talking about Our Literal Speed is still a very new mode of engagement for me, as opposed to performing or writing content for the project. With that in mind I am still very much trying to explain a project that, in some regards, has very few enduring parameters, no set cast of players, and no singular site. So, for the sake of this presentation I’ll start from the beginning.

    I think art is different from most other things because we’re never really sure what art is. To me, this is visual art’s motivating paradox, the thing that makes art baffling, even antagonizing. Some would argue that art is “an ontologically unstable category of cultural production,” but maybe we should just say that art is like a trinket that we’ve surreptitiously stuffed into our pocket on our way to civilization. It’s a remnant of believing in magic and the incantatory power of mumbo jumbo. Art has its roots in desire and fear made over into stuff. So I think if you look back, nearly every important artwork, every “masterpiece,” nearly every one of them was once hard to even see as good art, much less as GREAT art, from Rembrandt to Manet to Kaprow. Our Literal Speed is currently engaged in writing a book about the feelings that happen near these kinds of thoughts.

    As I said, Our Literal Speed began in 2006 in correspondence with seeing the Jackson Pollock Bar’s performance at the Getty and my first solo-art show in a storefront in Beverly Hills.

    The installation was called A Real Allegory of a Seven-Year Phase in My Artistic (and Moral) Life. This installation, referring to the full title of Courbet’s painting The Artist’s Studio is a self-reflective recapitulation of the previous seven years of my existence as a fashion model. It consisted of three California King beds, gowns from the just performed runway shows in London, and a cadre of gentleman sex workers. However, upon its installation it was clear that the piece aptly and allegorically gestured toward the art world, fashion, and, notably, to our contemporary professional subjectivities, whether you are a professor, a curator, an artist, or a fashion model.

    As a model, you’re always hustled into the back scenes of a fashion show. Then you’re poked in the eyes with pencils and your hair is aggressively tugged at—it’s an assault. Your clothes are pealed off you by one person, while a second squeezes you into, and more often than not, sews you into, some designer’s creation, whilst some sleazy diminutive male photographer hides amongst the racks of clothing, lens angling for the perfect “behind the scenes accidental nudity shot.” You are then attached to high heels that place you closer to seven feet tall than to six. And before you have a chance to scream “Not in your life!” someone more accustomed to yelling slaps you on the back and barks: “Avanti!”

    You are pushed out, music pumping, heart rattling, ankles twisting, to find a world bathed in total blinding light, an endless tunnel of light, with more lights, smaller flashing ones, in the far distance. This is the only indication of where to go—just walk into the light. This is the model’s experience of a fashion show.

    Immediately after one show you’re grabbed by a driver and delivered to the next to perform the whole “walk into the light” act all over again. With each additional runway show you are closer to believing that you cannot dress yourself, that if you do not look like a drag queen then you’ve made a terrible mistake, and that walking should be done exclusively on a pay-by-step basis.

    Entirely enmeshed in the product, the model is never privy to the experience of the consumer or audience. You are literally always blinded by production.

    So, “being blinded by production” then is another way of saying that your actions are always already so codified, so conventionalized, so obviously appropriate, that they become completely self-obscuring—that is, if you are thinking about what you are doing as a model, then you are already doing it wrong.  And I’ve come to think that something like this holds true for cultural experience too. When it becomes a walk into the tunnel of light; when all of this important stuff [gestures around]—all of this well-compensated and happy ambition to impress and inspire with words and ideas—when all of this starts to feel less like the inner workings of a Habermasian public sphere and something a lot more like an intelligentsia’s fashion show—then we all become cultural producers walking down a very long and blinding runway, thrusting ourselves again and again into the artistic and discursive light.

    To be more prosaic, in the standard version of art practice, the Power Point lecture, the editorial meeting, the question and answer period, the studio visit, the critique, the hallway conversation, the academic introduction, the gallery exhibition, and the après opening dinner receptions… that is, all the LITERAL conditions around art that make it functionally available to the public—are NEVER the real message. All of the meaningful stuff of art and academia supposedly exists within an extremely narrow, artificially homogenized interpretive framework; yet, it seems that it is only a matter of time before these activities will cease to be viewed as abstract, neutral backdrops. Logically, they will soon become historical, even ripe to become the content of a book.

    This is, in fact, the book that I am working on at this moment. It is called Our Literal Speed, though it is not so much ABOUT our art project, as it is itself a project in its own right.

    It works like this: In January 2006, immediately after the Beverly Hills art installation and that Jackson Pollock Bar theory thing that I described, I decided that I would spend the next seven years of my life not trying to BE a professional artist, even though I did eventually receive a MFA from UCLA; instead, I decided that I would allow Our Literal Speed to become my primary art endeavor and that I would simultaneously write a book about the process of what it means to try to become a professional female artist today. This was my one work of art during this seven-year period.

    The Our Literal Speed book project is a character-driven, narrative account of the project’s formation and development; however, the book exists not merely as a document about itself but also as an art/discursive project in its own right. The book concludes with the founding of the Our Literal Speed art space in Selma, Alabama and the invitation to the reader to visit this real world site. We view the book as the narrative prologue to our Selma-based “media opera” (i.e., an eclectic mix of developing events), a kind of post-postmodern academic and artworld variation on the soap opera. And like the soap opera itself (another fading relic from the twentieth century), OLS has no obvious reason to exist and no preordained endpoint. Ironically, these two features have allowed our undertaking to enjoy great dexterity and freedom as an art project.

    OLS has performed at MoMA in front of hundreds and in Selma in front of a half dozen, yet such events carry equal importance for us. Acquiring more spectators and more publicity are not our goals; rather, we seek to understand spectatorship and publicity themselves as materials for art-making and art-thinking. We wish to treat them in the same way one treats canvas or marble. In the process, we aim to carve out zones of unexpected contemplation, places in which we can ask ourselves and our audience: What is the psycho-material character of art in our age of social-media, the dawning of all-encompassing virtual reality, and mass avatarization? The answers to such questions, we assume, must be complex and no doubt can only meaningfully unfold over space and time.

    The Our Literal Speed book project and Selma “media opera” grow out of these convictions and concerns.

    The social and aesthetic atmosphere of Selma contributed directly to one of the greatest progressive achievements of the twentieth century: the political enfranchisement of one tenth of the American population. However, we see Selma not only as a site of mass political action, but also as a place where the tremendous artfulness and formal inventiveness of the civil rights movement made themselves manifest. Today Selma borders the most conservative congressional district in the United States (widest McCain over Obama margin nationally) within a state that is enacting the nation’s most repressive immigration laws. In Selma, we are attempting to discover the structures for an alternative art-world and academic-world; one that does not yet exist; one that will not revolve around seminar rooms or DJ-ed parties. The book is the narrative back-story; the media opera, the unfolding future.
    In January 2013, this book project will come to a close, though Our Literal Speed will go on.

    1. Cet événement a eu lieu dans le bâtiment Jeanne et Peter Lougheed du Banff Centre, Alberta, Canada, le 16 février 2012. Ce texte a été traduit de l’anglais par Francois Lemieux

    Institutional Critique Flair Button

    Charles Gute

    Dans la culture corporative, les employés qui travaillent au service à la clientèle sont d’ordinaire obligés de porter une cocarde ou un macaron pour compléter leur tenue de travail. Typiquement, l’obligation de porter ces macarons est camouflée dans un discours par lequel l’employé bénéficie du privilège de s’exprimer librement, et ce malgré le fait que ces ornements en apparence anodins sont spécifiquement conçus pour promouvoir les valeurs d’un programme d’entreprise.

    Distribué gratuitement, Institutional Critique Flair Button (2011) est un macaron qui se veut un agent de démocratisation du discours artistique. Il suggère toutefois une cooptation de l’approche critique par le biais de stratégies de marketing. À l’origine, ce projet de macaron a été réalisé comme intervention d’art public pour Invisible Venue dans le cadre d’une conférence à San Francisco organisée par la Andy Warhol Foundation. Il a ensuite été présenté à l’occasion de l’exposition Scripts for Art au Walden Affairs, à La Haye.

    Cette nouvelle édition du macaron accompagnera les 50 premiers exemplaires du Merle, édition printemps 2012. Pour en savoir plus sur le travail de Charles Gute, consultez le site charlesgute.com

     

      Se faire une âme anonyme: Itinéraire pratique

      Erik Bordeleau

      Tu auras voulu t’ouvrir. Tu auras voulu sentir. Tu auras voulu «éprouver». L’autre. Son proche orient. Sa lointaine diversité. Mais t’es-tu toi-même mis à l’épreuve? T’es-tu toi-même éprouvé? Problème spirituel. Problème pratique.

      Nous allons jouer à un jeu. Le jeu de la déambulation. Je serai celui qui est perdu. Tu essaieras vaguement de me retrouver. Je vais m’arquer dans le futur. Tu vas te mettre en petite boule de passé. Voilà. Ne bougeons plus. Nous y sommes. Transparents. Une friction de présent.

      S’ouvrir, et ainsi faire l’expérience de la subtile alchimie du dehors, c’est comme avoir une âme – il n’en va pas seulement de toi.1

       

      ***

       

      1er

      exercice : Imagine que tu es aussi transparent que le verre, et que tout ce qui est en toi peut être vu par tout ce qui est hors de toi. Tu n’as pas à dire, penser ou changer quoi que ce soit, juste imaginer que tout ce qui est en toi peut être vu par quiconque est à l’extérieur de toi. Ceci est une offrande, et ce qui est offert, c’est ton âme.2

      2e

      exercice : Le soin de l’opacité. 知其百, 守其黑, 为天下式 (zhi qi bai, shou qui hei, wei tian xia shi). «Connais le blanc, garde le noir, et devient le modèle du monde». Exercice taoïste au terme duquel l’adepte peut disparaître et se multiplier. À pratiquer entre chien et loup, ou dans la pénombre de l’Espace Libre.

      3e

      exercice : la méthode Kafka. Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends, simplement. N’attends même pas, sois pleinement calme et seul. Le monde va s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut rien faire d’autre, il va se tordre extasié devant toi.

      4e

      exercice : la méthode islamo-apocalyptique ou cyclonopédique. Très risquée. Enferme-toi dans un alignement stratégique avec le dehors, de manière à te faire complice des matériaux anonymes et autres matières sombres et hautement inflammables qui composent l’univers. Au plus loin de tout désir de t’ouvrir au monde, enfouis-toi méthodiquement en toi-même de manière à obtenir un creux. Puis, suscite la capture par les forces du dehors et fais-toi appât. Tu seras chair, proie, flamme et esprit. Wide open. Grand ouvert.

      5e

      exercice : pratiquer le clair-obscur de l’amour. Vivre dans l’intimité d’un être étranger, non pour le rendre plus proche ou le connaître, mais pour qu’il demeure étranger, lointain et même inapparent, au point que son nom le contient tout entier. Puis jour après jour, jusque dans le malaise, n’être rien d’autre que le lieu toujours ouvert, la lumière impérissable au sein de laquelle cet être unique, cette chose demeure à jamais exposée, emmurée.3

       

      ***

       

      Au cœur de Zoo 2011, on trouve non pas des individus, mais des pratiques: pratiques hétérogènes, singulières, divergentes; pratiques de subsistance, de résistance, de mise en consistance. Chaque pratique produit une mise sous tension du sujet qui l’accomplit, une possibilité de dépassement de soi – une vie en exercice. Et toi, spectateur, tu es aussi, en cet instant même, en pratique. Le sens-tu? Rappelle-toi : nous nous touchons.

       

      ***

       

      Les spectateurs voient, ressentent et comprennent quelque chose pour autant qu’ils composent leur propre poème, comme le font à leur manière acteurs ou dramaturges, metteurs en scène, danseurs ou performers. (…) Le pouvoir commun aux spectateurs ne tient pas à leur qualité de membres d’un corps collectif ou à quelque forme spécifique d’interactivité. C’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou elle perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre.4

       

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      Au cœur de chaque pratique, il y a quelque chose qui requiert une attention et un soin particulier. Appelons ce quelque chose, à la suite d’Isabelle Stengers, la composante sédentaire des pratiques. Parler de composante sédentaire des pratiques nous permet de comprendre l’éthique au sens le plus littéral, c’est-à-dire comme relatif à l’ethos, à la manière dont un individu habite et produit un territoire existentiel. En ce sens, chaque pratique, dans son irréductible différence, littéralement, importe. «La manière de diverger d’une pratique, d’un mode de vie ou d’un être désigne ce qui leur importe, et ce en un sens non subjectif mais constitutif – s’ils ne peuvent faire importer ce qui leur importe, ils seront mutilés ou détruits.»5 La composante sédentaire des pratiques renvoie à l’intériorité d’un pli, un minima d’appartenance, un seuil de localité, une vulnérabilité différentielle – en un mot, une âme – qui se constitue comme limite pratique contre le régime de l’équivalence généralisée. L’affirmation de la composante sédentaire des pratiques s’oppose à la compréhension moderniste et hégémonique de l’économie : toute chose – toute pratique – n’est pas égale par ailleurs! «Quiconque est engagé dans une activité telle que «toutes les manières de faire ne se valent pas» est, en ce sens, praticien. Ce qui signifie, bien sûr, qu’un ordre économique où il est normal de «vendre sa force de travail» est un ordre voué à détruire les pratiques.»6 Là où le capitalisme prétend offrir la face lisse et enchantée d’une rationalité purement économique, il importe que nous apprenions à constituer explicitement la question de notre vulnérabilité à cette logique qui nous isole et nous neutralise. De là l’intérêt porté par Isabelle Stengers aux pratiques magiques des dites «sorcières» : leur premier geste consiste à tracer un cercle, un espace de protection nécessaire afin de produire une immunité collective et ainsi «créer l’espace clos où puissent être convoquées les forces dont elles ont un besoin vital.»7 Cette pratique concertée de la catalyse existentielle nous renvoie directement à nos propres procédures, plus ou moins explicites, de préservation de nos capacités de tenir et d’agir.

       

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      Ici, nous avons du mal à garder, pour ainsi dire, la tête hors de l’eau – à voir que nous devons en rester aux choses de la pensée quotidienne, et ne pas nous laisser détourner de notre chemin au point de croire que nous aurions à décrire d’extrêmes subtilités que nous ne pourrions absolument pas décrire avec les moyens dont nous disposons. Tout se passe comme si nous devions réparer de nos doigts une toile d’araignée déchirée.

      Nous sommes sur un terrain glissant où il n’y a pas de frottement, où les conditions sont donc en un certain sens idéales, mais où, pour cette raison même, nous ne pouvons plus marcher. Mais nous voulons marcher, et nous avons besoin de frottement. Revenons donc au sol raboteux! 8

       

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      Ton âme se définit du risque de la perdre. Elle peut être déchirée, oubliée, réduite. Elle peut aussi être sauvée. L’âme et ses incessantes mises au foyer. Mais n’oublie pas : nous sommes désormais modernes. Avoir une âme, c’est être aux prises avec le problème d’habiter son présent. De toute éternité. «Dans la patience, acquiert ton âme.»(Luc, 21 :19) Certaines pratiques y sont plus propices que d’autres, comme tu le sais bien.

       

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      La génération actuelle de révolutionnaires de la gestion s’emploie à inculquer de force la versatilité et la flexibilité aux salariés, et considère l’ethos artisanal comme un obstacle à éliminer. Le savoir-faire artisanal signifie en effet la capacité de consacrer beaucoup de temps à une tâche spécifique et de s’y impliquer profondément dans le but d’obtenir un résultat satisfaisant. Dans la novlangue de la gestion, c’est là un symptôme d’introversion opérationnelle excessive (being ingrown). On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, qui ne cesse de vibrionner d’une tâche à l’autre et se fait un point d’honneur de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Songez seulement au plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air.9

       

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      La temporalité du capital n’est rien d’autre que la temporalité névrotique : esquive du présent, passé bouché, futur prévisible; futur conjuré sous la forme de gestion des risques, passé conjuré sous la forme des commémorations (rites compulsifs s’il en est). Mais le capitalisme cognitif coince désormais chacun dans la double injonction de s’installer dans une temporalité névrotique qui comme telle rend la vie impossible, et de déplier simultanément pour son compte les dimensions du temps, par quoi seulement peut s’éprouver l’accomplissement de la vie. Peut-être la «crise» actuelle et celles qui sont à venir trouvent-elles avec cette tension subjective dans le rapport au temps leurs ressources les plus profondes.»10

       

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      Nous voilà arrivé sur le seuil du communisme. Le communisme entendu non pas comme un autre mode de distribution des richesses, d’organiser la production ou de gérer la société, mais comme disposition éthique. Disposition à se laisser toucher, dans notre contact avec les autres êtres, par ce qui est commun. Disposition à partager ce qui est en commun.

       

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      Nous nous retrouvons. Nous nous retrouvons en singularités quelconques. C’est-à-dire non sur la base d’une commune appartenance, mais d’une commune présence. C’est cela, notre besoin de communisme. Le besoin d’espace de nuit, où nous puissions nous retrouver, par-delà nos prédicats. Par-delà la tyrannie de la reconnaissance. Qui impose la re/connaissance comme distance finale entre les corps. Comme inéluctable séparation.

      Je fais l’expérience de ce léger déplacement. L’expérience de ma désubjectivation. Je deviens une singularité quelconque. Un jeu s’insinue entre ma présence et tout l’appareil de qualités qui me sont ordinairement attachées.

      J’ai besoin de devenir anonyme. Pour être présente. Plus je suis anonyme, plus je suis présente.

      1. Ce texte a fait partie d’une performance théâtrale intitulée ZOO 2011, conçue par Rodrigue Jean et Gaétan Nadeau et tenue à L’espace libre du 11 au 29 octobre 2011. ZOO 2011 a réuni des praticiens venant de différents horizons et les a invité à simplement «être à leur affaire»; le public pouvait déambuler à sa guise dans l’espace et penser, entre autres choses, à sa propre sa pratique de spectateur.
      2. Cooley Windsor, «Futurefarmers Rosary : A series of spiritual Exercises for Perceiving the Soul»,2011
      3. Giorgio Agamben, Idée de la prose, Christian Bourgois, Paris, 2007
      4. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, Paris, 2008, p.23
      5. Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, La Découverte, Paris, 2009, p.146
      6. Isabelle Stengers, La vierge et le neutrino, Seuil, Paris, 2006
      7. Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, La découverte, Paris, 2007, p.187
      8. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard, Paris, 2004 (1953), p.82-83
      9. Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur la valeur et le sens du travail, Éditions Logique, Montréal, 2010. p.29
      10. Bernard Aspe, Les mots et les actes, Nous, Caen, 2011, p. 129