J’ai pris l’habitude d’écouter la rosée tomber, en été, vers 4 ou 5 heures du matin. Si je suis éveillée à cette heure-là, j’écoute le moment où le changement de température condense l’humidité et crée comme une fine pluie, soudaine, élusive. Ça dure à peine quelques secondes, et ça s’arrête. Je ne suis jamais certaine si j’ai bien entendu, si c’était le début d’une pluie très légère qui s’est arrêtée, ou si j’ai vraiment assisté au point de rosée. L’eau tombe sur la toiture de métal, qui amplifie le son que produit son contact avec la matière, et je me dis, toujours après coup : je crois bien que c’était la rosée.
L’été 2023 fût celui des rivières atmosphériques. Le premier été des rivières atmosphériques dans cette maison des collines de l’Outaouais que j’habite depuis dix ans. Pour la première fois, j’ai eu peur pendant une pluie, en pleine nuit, un sentiment étrange, l’envie que la pluie s’arrête. Il a plu avec une telle intensité, comme lors de ces moments, habituellement une ou deux minutes au milieu d’une averse, où on devient stupéfait·e.s et excité·e.s par le débit de la pluie, mais cette fois l’intensité dura une quarantaine de minutes. Normalement, quand il pleut, j’aime penser aux plantes du jardin et d’ailleurs, en énumérant dans ma tête toutes celles qui bénéficient de l’eau qui tombe, pendant que le son me garde éveillée. Je me rendors, c’est comme compter les moutons, avec un sentiment d’apaisement en plus, une tâche d’arrosage que je n’aurai pas à faire, que je n’aurais jamais pu faire aussi bien, avec autant de soin. Cette nuit-là, mon sentiment était plus trouble, et je suis allée rassurer mon chien – de ce réconfort dont on ne sait plus s’il agit sur un ou sur l’autre, mais on est ensemble, allez.
***
Depuis quelques années je repousse le projet, énoncé de manière un peu légère, d’aller chercher des pêches biologiques dans la vallée du Niagara. Les paniers de pêches de Niagara abondent sur les tablettes des supermarchés près de chez moi au mois d’août, mais leur peau duveteuse retient parfaitement les pesticides utilisés pour leur monoculture, ce qui m’empêche d’en manger autant que je le souhaiterais. Nous nous proposons donc, D et moi, de remonter le courant et d’aller en chercher sur place, faisant le trajet inverse de ces flots de pêches qui arrivent par camions depuis l’Ontario jusque dans les Collines de l’Outaouais, à toutes les années, entre la fin juillet et la mi-août.
J’ai commencé à correspondre l’an dernier avec M, producteur de pêches biologiques – le seul que j’aie trouvé, et il me confirmera être le seul dans la vallée. Le ton de nos correspondances est sympathique et il m’a conseillé des dates pour faire le voyage afin d’être en phase avec le mûrissement des fruits. Bien que nous habitions la région du Québec la plus proche de Niagara, il faudra six heures pour s’y rendre, en passant par Toronto.
***
Après avoir hésité jusqu’à la veille du départ à se lancer dans ce périple – décision finale prise à la brunante, sur la galerie qui surplombe le jardin, nous nous mettons en chemin. Des ami·e.s qui ont renoncé au voyage — trop de route depuis Québec, vingt-quatre heures aller-retour — viendront à la maison la fin de semaine suivante pour nous aider à transformer les pêches. Leur énergie combinée à celle de F et J, qui veilleront sur les animaux et la maison pendant notre absence dans un esprit convivial qui bordera notre escapade un peu avant, un peu après, donne l’impulsion au voyage.
Les pêches que nous convoitons sont incidemment cultivées dans un des haut-lieux du tourisme intracontinental canadien, et leur moment de mûrissement est en plein mois d’août. Les terrains de camping sont pleins, on ne trouve même pas à se loger à l’hôtel. Il nous faudra improviser. Nous sommes sur la route des chutes Niagara et c’est la haute saison touristique.
Nous partons ainsi vers le sud, rejoindre l’autoroute 401 qui se substitue au fleuve Saint-Laurent comme voie de transport. L’autoroute longe le fleuve jusqu’à Kingston, puis parcourt les berges du lac Ontario en passant par Oshawa, Scarborough, Toronto, Mississauga et Hamilton. Faisant escale après quelques heures de route, nous nous baignons à la hauteur de Wellington dans le lac Ontario : une étendue d’eau claire et scintillante (Ontario signifierait «beau lac» ou «eau miroitante» en langue iroquoienne). La plage et les premiers mètres du lac sont remplis de baigneur·se.s, il fait beau et chaud et l’eau est irrésistible. Nous entrons dans les vagues avec le chien qui nous accompagne, et nous gardons quand même la tête hors de l’eau, riant de l’improbable salubrité de l’eau dans laquelle nous sommes immergées. À sa sortie, le chien se roule dans une carcasse de poisson mort.
Ma connaissance de la géographie de cette région est assez approximative, mais je conçois bien que le système des Grands Lacs est pollué. Je lance une petite recherche sur internet pour me rafraîchir la mémoire, quelques minutes après être sortie de l’eau. Microplastiques, rejets de médicaments, eaux usées : «les scientifiques et les écologistes» s’affolent des conditions exécrables de l’écosystème du lac Ontario 1. Apparemment, les eaux de ruissellement sont parmi les sources de pollution les plus constantes et les plus durables. Je retourne aux travaux de Michelle Murphy, décrivant le circuit des polluants au centre-ville de Toronto, un jour de pluie :
«L’eau de pluie éclabousse les tours à bureaux de Bay Street (le Wall Street du Canada), est récoltée par un réseau d’égouts pluviaux recouvrant des ruisseaux enfouis, et ruisselle enfin jusque dans l’immensité du lac Ontario. Les tours à bureaux et les autres surfaces urbaines sont recouvertes d’un mince film gras qui retient les polluants organiques persistants tels que les biphényls polychlorés (BPC; Simpson et al. 2006). Ceux-ci voyagent à travers la circulation globale des nuages de particules et viennent à la rencontre des tours à bureaux dont les films huileux agissent comme de gigantesques dispositifs de collecte de pollution. Le flot de gouttelettes d’eau sur les vitres urbaines rince les BPC dans un ruissellement hautement concentré en composés chimiques qui les retourne au lac, lui-même dépotoir de BPC hérité de cette ère d’exubérance industrielle que fût le milieu du siècle dernier 2.»
La circulation passe des surfaces aux corps :
«Prenez une grande respiration. Avec chaque inspiration, les molécules produites industriellement pénètrent dans votre corps. Une fois qu’elles sont inhalées, les molécules synthétiques passeront peut-être à travers une membrane, connecteront avec un récepteur, s’installeront dans un tissu adipeux, imiteront une hormone, ou moduleront l’expression d’un gène, stimulant par là une cascade de réactions métaboliques. Inspirez. On n’y peut rien. On doit respirer pour vivre, comme on doit boire et manger. Il n’y a pas de choix à faire. C’est une condition de notre être. Avec chaque respiration nous nous réengageons dans cette relation ininterrompue avec les matériaux de construction, produits de consommation, déversements de pétrole, pesticides agricoles, usines – proches ou éloignées – qui contribuent tou·te.s à l’émission de ces molécules synthétiques 3.»
***
À partir d’Oshawa, au nord-ouest du lac, nous empruntons une autoroute à douze voies qui nous mènera jusqu’à une longue pointe de terre qui s’étend vers le sud-est du lac Ontario. Pendant ces quatre heures lors desquelles nous roulons sur de l’asphalte à plus de 100 km/h, nous sommes entourées d’usines : usines de voitures, d’asphalte, de sucre, de biscuits (vision : une douzaine de camions dix-huit-roues stationnés en diagonale devant les portes de chargement d’une usine, prêts à être remplis de biscuits qui seront livrés en épicerie). On croise aussi une centrale nucléaire. Tout ce qui nous entourera pendant ces heures sur la route sous la pluie, ce sont d’autres autoroutes, du béton pour construire ces routes, ces bâtiments et ces usines à perte de vue. Après avoir lu sur une pancarte bordant l’autoroute que nous sommes en territoire haudenosaunee, je pense tout haut : nous reconnaissons que nous roulons à 100 km/h sur une autoroute de douze voies bordée d’usines en territoire haudenosaunee.
Cette section du littoral du lac Ontario, de Oshawa à Niagara Falls, se nomme le «Golden Horseshoe»; j’entends quelque part qu’on surnomme la région ainsi parce que la nuit, les lumières allumées des villes et des routes vues du ciel forment un fer à cheval illuminé, mais ce serait plutôt, vérification faite, parce que c’est un haut lieu de «prospérité» en forme de fer à cheval. L’or, pas parce qu’il brille, mais parce qu’il vaut cher.
***
Dans un séminaire d’agroécologie auquel j’ai assisté à la fin des années 2010, on nous a informé que la nourriture qu’achètent les grandes chaînes de distribution alimentaire comme Provigo (propriété de Loblaws) est acheminée dans les entrepôts de la grande région de Toronto et redistribuée à partir de ce point de transbordement dans les supermarchés. Cela signifie, c’est l’exemple qu’on nous avait alors donné, que des bleuets du Lac Saint-Jean achetés en gros doivent passer par les entrepôts du Golden Horseshoe avant d’être vendus dans un Provigo de Saguenay. Un aller-retour de 2000 kilomètres pour être vendu à quelques kilomètres du lieu de cueillette. Cet espace de haute désertification industrielle est donc – si on souhaite en désigner un – le «garde-manger du Canada», au sens le plus strict (et reprenant ainsi l’expression consacrée pour qualifier les grandes cultures au glyphosate de l’Ouest Canadien) : c’est là qu’on entrepose une bonne partie de la nourriture consommée dans tout le pays.
Nos pêches auraient fait le même chemin, pour parvenir jusqu’à nous, dans un camion de transport réfrigéré; cette fois nous les accompagnons, ressentant dans notre corps ce qu’il en coûte de cette circulation autoroutière de marchandises qui, normalement, aboutissent dans les supermarchés que nous avons pris l’habitude de fréquenter comme s’il était tout à fait normal d’y chercher notre nourriture – et qu’elle y soit en une telle abondance. Cette abondance mène, inévitablement, à la production d’«invendus» calculés heureusement déjà comme pertes prévisionnelles par les grandes chaînes de distribution – des tonnes de nourriture prenant la route du dépotoir, dont les potentielles pertes financières par les détaillants sont redistribuées sur les prix des autres aliments que nous y achetons – du point de vue de l’abstraction financière, il n’y a donc pas de perte, et tout roule.
***
Dans le film White Noise, de Noah Baumbach (2022), le supermarché agit comme un lieu rassurant, intouchable, lumineux dans le chaos climatique qui sévit à l’extérieur. On revient toujours à ce point zéro, neutre, commun, de la normalité nord-américaine. En exergue d’un texte dans lequel elle consigne ses expériences à l’hypermarché, Annie Ernaux place une citation de Rachel Cusk :
«L’hypermarché au bout de la route est toujours ouvert : toute la journée, ses portes automatiques coulissent dans un sens ou dans un autre, accueillent et relâchent tout un flot humain. Ses espaces éclairés au néon sont si impersonnels et si éternels qu’il en émane du bien-être autant que de l’aliénation. À l’intérieur, vous pouvez oublier que vous n’êtes pas seuls, ou que vous l’êtes 4.»
J’ai d’excellents souvenirs en épicerie, qui remontent à mes premières années de vie dans la vallée de la Chaudière. Je me souviens que tout y était beau et bon : les grosses poubelles pleines de paquets de suçons aux caisses enregistreuses avaient bien sûr un grand effet sur moi, mais aussi les machines à nettoyer les tapis en location, qui me faisaient envie. Certains souvenirs plus marquants, mélange de honte et de plaisir : notre petit stratagème de vol de bonbons, à P et moi, dévoilé lorsqu’il poussa l’audace jusqu’à manger des bananes en guimauve à même un sac ouvert dans une boîte laissée au sol par un·e employé·e.
Au début des années 2000, Loblaws a fermé une usine à Mississauga où ses 850 employé·e.s syndiqué·e.s revendiquaient de meilleures conditions de travail, pour ouvrir une usine à Ajax, à quelques kilomètres plus loin, opérée par un sous-traitant et employant des travailleur·se.s non syndiqué·e.s 5.
***
Plus au sud, nous traversons la zone d’Hamilton, usines d’Arcelor Mittal (corporation sidérurgique mondialisée), embouteillages monstres sur une autoroute qui ne rétrécit pas. Je lis au retour que «respirer l’air d’Hamilton est comme fumer une cigarette par jour 6». Le trafic est toujours aussi intense une fois passé Hamilton : la route des usines se mue en route des vacances, dans un mouvement ininterrompu de corps roulants. Les chutes du Niagara attirent les foules. Nommées Onguiaahra en langue iroquoienne, «tonnerre d’eau», elles attirent aussi les corps dans leur mouvement hypnotique : la première tentative documentée d’un saut du haut des chutes à bord d’un baril de bois remonte à 1903 – et c’est un chat qui prenait place dans le baril. La femme qui avait le projet d’être la première personne à réussir l’exploit y a effectivement envoyé son chat en éclaireur, faisant à la fois acte de cruauté animale et de sabotage. Depuis, d’autres personnes ont tenté de sauter pour l’honneur mais y ont péri, ont essayé de mettre fin à leurs jours en sautant mais ont survécu. On raconte même qu’une personne prévoyant sauter les chutes en kayak en 2022 a renoncé au projet après des années d’entraînement, réalisant que ceux et celles qui l’accompagnaient pouvaient être accusé.e.s d’homicide involontaire s’il ne survivait pas. Une loi a en effet été mise en place pour interdire à quiconque de sauter en bas des chutes du Niagara, et toute tentative est criminalisée; il semble que cette mesure ait été jugée nécessaire pour ralentir le flot d’êtres humains attirés par le débit enivrant de l’eau qui s’écoule.
En 2017, une nappe d’eau noire nauséabonde a elle aussi fait le saut: un déversement d’eaux usées a été rendu visible et a causé une commotion dans le petit monde de l’industrie touristique.
***
La vallée du Niagara est luxuriante. Après avoir traversé cette zone industrielle qui s’étend sur des centaines de kilomètres de littoral des Grands Lacs, on se rend enfin à la ferme de M. Il nous accueille chaleureusement, souriant et vapotant parmi ces vergers de pêches, cerises, poires, pommes, prunes qu’il a mis en place au fil des années. Amusé par notre aventure et ressortant, ravi, ses quelques mots de français d’enfant né à Rouyn d’une mère de Jonquière, il nous avoue qu’il refuse souvent les invitations de son fils ou de ses ami·e.s à aller les voir à Toronto à cause de l’intense circulation automobile qu’il lui faut affronter pour se rendre jusqu’à la ville. Le jour de notre arrivée, sous des pluies diluviennes – il serait tombé 45 mm de pluie en quelques heures – M a dû endiguer une inondation dans son verger. La digue en sable qu’il a érigée entre le fossé et sa ferme a cédé. Cette inondation serait en fait due à une décision récente de la ville, qui aurait choisi de détourner le flot des eaux de pluie que le système d’égout ne peut plus contenir vers les champs environnants. Ces eaux viennent ainsi terminer leur course dans les fossés de M qui doit faire des travaux d’endiguement, sans relâche, avec son tracteur, pour éviter que ses vergers ne soient constamment submergés par la débâcle des eaux de ruissellement.
M sort enfin ses pêches de la chambre froide, fier de sa récolte : «c’est incroyable le travail que ça prend pour faire des pêches biologiques, mais vous voyez ça? Elles sont magnifiques». Il en coupe une avec son couteau, que nous partageons dans la petite pergola attenante à son garage. Nous repartons avec 120 livres de pêches que nous entassons dans la voiture. Il nous quitte en nous donnant des framboises pour la route et des têtes d’ail que nous replanterons à l’automne. On se fait rire en se disant qu’on ne se reverra sans doute jamais, à cause de la route éprouvante qui nous sépare.
***
En 1764, deux mille Autochtones de plus de vingt-quatre nations ont fait le voyage pour se rassembler à Niagara, en territoire hatiwendaronk (ou chonnon, ou de la confédération des neutres) sur invitation des représentants de la Couronne, pour négocier le Traité de Niagara. Cette rencontre diplomatique, qui dura plus de deux mois et que l’on imagine de haute convivialité internations, devait établir les fondements et l’éthique des relations à venir entre les peuples autochtones et la Couronne, suite à la Proclamation Royale de 1763. Le juriste ojibway John Borrows, parmi d’autres, considère que la Proclamation Royale – édit fondateur de la constitution du Canada – ne peut être comprise sans le Traité de Niagara et que ces deux documents combinés garantissent l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones (2002). Le Traité de Niagara aurait été l’occasion d’établir des relations de «dépendance et d’interdépendance 7» selon des principes – notamment consignés dans le Wampum de la Chaîne d’alliance – parmi lesquels Borrows énumère :
«la reconnaissance de la gouvernance autochtone, […] le respect des droits territoriaux autochtones, l’affirmation de l’importance du consentement et de l’autorisation autochtones dans les questions concernant les traités, […] le respect des droits de chasse et de pêche et l’adhésion aux principes de paix et d’amitié 8».
Le gouvernement du Canada ne reconnaît pas, à ce jour, le Traité de Niagara, redoutant sans doute les conséquences révolutionnaires d’une reconnaissance de la déferlante de fautes commises à cette promesse d’amitié.
Les négociations du traité ont eu lieu en juillet et août, en pleine saison des pêches. On raconte que des pêchers auraient été amenés à Fort Niagara dès 1719 par les Français qui s’y établirent (des pêchers auraient été cultivés dans les jardins de France, depuis la Chine ou la Perse, dès le XVe siècle), et des pêches auraient déjà été envoyées par canot au marché de Québec en 1753, longeant les rives du lac Ontario pour éviter les grands vents, puis s’embarquant sur le fleuve Saint-Laurent. Est-ce qu’on a mangé des pêches lors des négociations du Traité de Niagara? Je me demande ce qui était au menu, de quelle manière les repas étaient organisés, sachant bien sûr que chacun.e est arrivé à Niagara en juillet 1764 avec une grande quantité de nourriture à partager – et que ce lieu était déjà un important territoire agricole hatiwendaronk, mais aussi haudenosaunee, anishinaabe et mississauga.
***
Au retour, nous décidons, en regardant la carte, d’emprunter une autre autoroute, qui fait un détour pour éviter les zones industrielles : la 407, qui propose un peu plus de kilométrage mais moins d’embouteillages, pas plus mal, se dit-on. Nous parcourons alors, presque grisées par le confort, ces kilomètres de béton parfaitement lisse, autoroutes à huit voies sur lesquelles il n’y a presque personne. On roule vite et bien, je dis même, mi-sérieuse : «c’est la plus belle autoroute que j’ai vue de ma vie!». Nous sauvons du temps, presque deux heures par rapport à l’aller. Autour de nous, cette fois, le long de la route, que d’immenses maisons de plastique en rangées et de la verdure. C’est que la 407 passe dans ce qu’on appelle «la ceinture de verdure» de Toronto. D m’apprend pendant qu’on roule que cette banlieue qui encadre la plus grande zone industrielle du pays, où tout a l’air neuf, est la zone de peuplement avec la plus forte croissance démographique au Canada, ce qui en fait conséquemment la zone la plus convoitée par les politicien·ne.s.
***
J’ai rencontré F par des amis, à Québec, au début des années 2000. On s’est retrouvés plus tard dans ses expérimentations de lieu d’art collectif et de résidence dans son appartement de Montréal. On se croise des années plus tard dans le cadre des activités de la nuit blanche, dans l’édifice du Belgo, alors qu’il travaille pour un centre d’artiste et est en charge de faire des grilled cheese pour les gens qui viennent s’attarder. La conversation autour des grilled cheese ce soir-là nous mène à l’histoire de sa grand-mère qui, pour célébrer «Québec 84» (une célébration de l’arrivée du navigateur Jacques Cartier au Canada 450 ans plus tôt) et l’arrivée des voiliers dans le port de Québec, avait fait des grilled cheese en forme de voiliers. F entreprend alors, pour la démonstration, de confectionner des «p’tits bateaux» en grilled cheese, maniant parfaitement l’art du triangle 9.
Pour D, «Québec 84» c’est un spectacle de Beau dommage au bassin Louise et les soirées à regarder les voiliers sur le fleuve depuis la galerie de la maison de sa grand-mère, à Lévis. Pour moi, c’est un paquet de cartes à jouer turquoise et blanc qu’on a déménagé de la Beauce à Montréal. Il paraît que les organisateur·trice.s de l’événement ont eu si peur que l’affluence des automobiles dans la ville de Québec crée des bouchons de circulation et de la frustration chez les visiteur·se.s dû au manque de places de stationnement, qu’une campagne de publicité agressive recommandant aux gens de prévoir leurs déplacements en conséquence (et d’éviter Québec) a été mise en place, résultant en un si petit nombre de visiteur·se.s qu’on a parlé d’un «fiasco».
Chaque fois que j’ai revu F depuis, j’ai trouvé le moyen d’amener la conversation jusqu’à ce qu’on reparle des grilled cheese, ce qu’il trouve un peu étrange. Cette fin de semaine n’y manquera pas, alors qu’il arrive à la maison pendant que nous terminons les préparatifs du départ à Niagara. Il est accompagné de son ami J, fraîchement débarqué de l’avion depuis les Pays-Bas, et d’une quantité formidable de nourriture. J a toujours une recette en tête, un ingrédient autour duquel organiser un repas, une bonne histoire de plante aromatique à insérer dans un plat. Il cuisine sans arrêt. Ils se sont rencontrés il y a plusieurs années parce que J a écrit à F, qui participait un événement d’art, et lui a proposé un échange : si F trouvait un endroit à J pour se loger, il ferait la cuisine pour toute la durée de l’événement. Quelques années plus tôt, J a fait une installation dans laquelle les gens étaient invités à manger une soupe dans un bol qui ne s’épuisait jamais, alimenté par un système de tuyaux qui remplissait les bols à mesure qu’ils se vidaient.
Avant que J ne quitte, on fait quelques échanges : je lui donne des semences de Ropreco Paste, de Matt’s Wild Cherry et d’Iberville, mes trois variétés de tomates préférées. Il prend aussi une éclisse de racine de raifort à replanter chez lui, des semences de shiso et de rhodiola. Il m’enverra par la poste, à son retour, un morceau de cactus et une sélection de ses meilleures variétés potagères.
***
Plusieurs semaines après notre passage sur cette autoroute stupéfiante, nous recevons un courrier un peu étrange, que j’ai d’abord du mal à comprendre. Qu’est-ce que c’est, ça, la 407? que je demande, oublieuse, en attrapant l’enveloppe. Une facture de 56,47$ pour les 120 kilomètres que nous avons parcourus, un jour ensoleillé d’août 2023. L’autoroute a été privatisée en 1999, d’où l’intérêt pour le gouvernement de l’Ontario de faire de nouveaux plans à la fin 2022, pour construire une nouvelle autoroute, la 413, encore une fois dans la ceinture de verdure qui borde Toronto. Le gouvernement de l’Ontario se «désole» d’avoir vendu l’autoroute, qui génère des profits énormes, et souhaite maintenant reprendre le contrôle de la circulation. Des opposant·e.s ont réussi à faire abandonner les projets de développement immobilier qui auraient bordés la nouvelle autoroute, en septembre 2023, mais le projet de voie de circulation automobile à grande vitesse, lui, tiens toujours.
***
Juste avant de quitter le verger, M nous retient un moment de plus pour nous dire que nous devons absolument manger des pêches grillées dans une poêle ou sur la grille d’un feu, arrosées d’huile d’olive, avec du sel et du poivre.
Ce que nous ferons, sur le feu, dans la fraîcheur du mois d’août, du haut d’une colline le long de la rivière Gatineau. Lorsque A, A et E viendront nous retrouver la fin de semaine suivante, remontant depuis Québec le fleuve St-Laurent, la rivière des Outaouais et la rivière Gatineau, et ne manquant pas de souligner le plaisir conceptuel de venir chercher des pêches à La Pêche, nous baratterons de la crème glacée aux pêches, en ferons sécher, congeler, compoter, mangerons des pêches fraîches, cuites, pendant qu’une chauve-souris rousse – grande migratrice du Québec aux Caraïbes, très sensible à l’industrialisation – fait irruption dans la maison, virevoltant en haute voltige jusqu’à ce qu’on ouvre toutes les fenêtres et ferme toutes les lumières et qu’elle se dirige au sonar vers la sortie, et nous donnerons rendez-vous pour les pommes, en octobre, à l’est cette fois.