Quand je parle à ma mère au téléphone, je fais des dessins pour ne pas que la ligne m’étrangle. Elle me tend un espoir de rattraper ma vie (comme elle aurait voulu que je l’agrippe : par les bases, par le mariage, par la maternité, par les cornes que j’ai ébréchées). Le fils de mon cousin se marie au Canada, tu ne le connais pas mais je lui ai dit que tu irais. Il est de mon devoir de te pointer le large et ses possibles. Fais-toi belle. L’injonction parentale de jeter au puits tout ce qui ferait de moi une marginale. Je fais couler le nœud et me libère, poisson par poisson : mon étoile, mes dents, mon langage et sa distorsion, ma cigarette, mon balcon et ses géraniums rouges, mon propre, mon épopée, mon travail, mon expérience, mon organe, mon relief, mon vœu, mon instrument, mon vécu, mon nom, mon incalculable auquel ma mère s’acharne à se destiner, notre fractalité déchue d’office, brèche pour mon départ, je me faufile dans le trou des truites damnées, vieilles et originales.
Je gonfle comme un soleil.
J’arrive à l’endroit sans paravent sans paratemps. J’essaie d’être le moment et de le laisser tomber. Quand j’étais là-bas, j’étais ici. Fixer un objet. Arroser la plante. Respirer trois coups. Zoning out par la fenêtre. Qu’est ce qui? Je ne veux plus penser. Je pense à ne plus penser et finis par tout penser : les visages du monde que je ne verrai jamais, le peloton de spermatozoïdes avant moi, mes photos d’enfance dans le tiroir d’une amie boudée, Tripoli si sa rivière Abou Ali recoulait, pourquoi l’odeur de moisi du coin sombre d’un couloir humide de l’immeuble de chalets au Qalamoun me suit jusqu’à Montréal, la falaise de Chekka, la vie sexuelle des hommes de la préhistoire et le consentement, les liketivists et sauver pour plaire, ma mère et si elle est ma vraie mère, si elle a travaillé espionne, si elle m’a laissé trop longtemps pleurer pour avoir elle aussi le droit de longtemps pleurer, si on est capable de raconter l’histoire de son pays en quelques minutes, en quelques heures, en sa vie, si ma mère s’était mariée au chrétien à la place et si leur fille aurait eu des aspects de moi moins mon père (si mes aspects sont poreux), si elle aurait été insouciante au point de se vernir les ongles, au point de tolérer la poussière flottante de tous ces cuticules inconnus dans les salons de manucure qui m’horripile, si elle l’aurait inhalée, si elle aurait déserté, comme moi, une fois contre son gré par ses parents et une deuxième de sa volonté, peut-être aurait-elle grandi en Australie avec un accent tripolitain en australien et un accent australien en arabe, peut-être qu’elle aurait eu l’air plus arabe que moi qui ressemble à une blanche
à cause des Ottomans, et plus de droits que moi convertie au chiisme pour ne pas que mes oncles sunnites m’arnaquent, peut-être qu’elle aurait suivi les désirs de ses parents parce qu’ils auraient été des parents qui s’aiment, qu’elle se serait occupée d’eux en rebours, que ma mère (qui ne serait plus ma mère) l’aurait aimée pour rien et elle n’aurait pas profité des ruptures pour avancer, elle aurait assuré ses arrières, elle aurait roulé ses R, elle n’aurait pas eu le chagrin de la distance inacceptable.
***
Avant après avant après : blablabla. Fermer ce courant d’air entre ces deux fenêtres et m’imaginer au milieu. Sans ce passé ni cet avenir, que suivre? Au milieu du couloir sidéré par la présence, je découvre le paysage immédiat, que l’inhospitalier fut un jour conçu par un architecte autrichien, Victor Gruen, inventeur du shopping mall, ou comment vivre une vie de voiture. La voiture est au centre de ma rue, la voiture est au centre de la ville, la voiture est au centre de l’écologie et au centre du point de fuite et mes yeux marchent à côté. À Beyrouth, la voiture est au centre du trottoir ce qui m’oblige à me promener au milieu de la route au risque de me faire écraser. Un cheval échevelé pleure les villages rasés par ses galopins les bulldozers. Le sabotage est le seul mouvement que me lègue ma mère. La crème dans les yeux, je me brouille la vision. Il est vain d’anticiper le vrillement du monde quand on vient de lui.
***
Le temps de l’urgence s’étire, dehors, rien ne presse. Les flocons se leurrent par terre, le chien attaché fixe la vitre du café et matérialise sa maîtresse caressant un verre de carton. Je repasse le rapt de mes muscles. Vue de l’extérieur, je suis totale, en membres, cliente, complète, alhamdulillah.
On aurait aimé pouvoir rebrancher les vieilles télés pour transduire ce qui nous hante; la fréquence-monstre, antenne enfouie dans le signal des nerfs, électro-myogramme, comme personne ne nous a touché après la peau des peaux. Je m’élance devant un rien. Mon cerveau enclave dans le gant de mon corps. Serpent calé dans le calcium, sève des autoroutes grillées s’effraie son chemin dans les parcs vides et enneigés, fantôme dans l’asile de glace, les raccourcis accumulent la densité tout en muant le temps, les mémoires renouvellent les associations pour atterrir sur la même image, finale, opaque, obscène.
***
Ma psy elle me dit de rester, qu’il y a une place pour moi ici. Elle dit que si je m’habille mieux, j’aurai une meilleure image de soi, mais c’est le dénué que je recherche. Elle insiste, elle me dit insiste, qu’une chose mène vers une autre : un mascara, un petit col Mao, des bottes de style équestre (elle sait que je hais les froufrous) elle voit en moi la femme du catalogue Zara, une femme modérée sur une terrasse ensoleillée. Je suis bête de ne pas insister la vie. Je m’engramme dans la fugue, greffe revomie, je ne porte rien pour ne plus penser, parce que tout va avec tout aujourd’hui, même le moche avec le moche.
Comment ne pas être déception.
déception de ma langue
de ses papilles du brouhaha du silence affairé des
tasses de café s’entre-trinquant
trr-q-trr-trr / q-trr-trr
voulant dire on est entre nous, plus proches qu’on ne le
croit et notre friction produit une musique même si elle
n’est pas ce que l’on entend en premier.
déception de mon corps et ses orifices interchangés
et de ma fenêtre qui devient miroir quand c’est là-bas
que je vois dans la ruelle d’ici
Ma psy qui m’a dit de rester, finalement, c’est elle qui est partie. Peut-être qu’à travers moi elle réglait son syndrome de l’immigrant, elle avait l’air convaincu de son affaire et comme j’aimais qu’elle m’encourage autant, je suis restée, pour elle. Elle m’a vendu la place. Le Québec, c’est pas raciste comme la France, en France on n’est jamais à sa place comme Libanaise, même après 25 ans.
Ici, c’est moi qui déplace le Québec. C’est de ça qu’on m’accuse, même si c’est moi qui ai fait le plus long trajet. Tout le monde est mal à l’aise ici parce qu’on a confondu le mal de l’origine avec l’origine du mal. L’Occident réussit à m’enseigner les appellations sans savoir m’en extirper : patriarcat systémique, misogynie intériorisée. Il y a des choses que l’on nomme pour ne pas les éradiquer.
Je ne contiens plus le folklore, l’essence du folklore est le geste, le bras qui guide le mets vers l’autre, la main qui invite à entrer, le doigt qui pointe vers la création, le pain qui en cuillère ramasse. Je suis mal ici et je suis une ingrate. Je suis ingrate par mon vécu qui dépasse la taille du contenu local, par mes peurs irremplaçables qui donnent peur, je n’avance pas au rythme des consciences, moralisatrice sans vraie sagesse, je suis ingrate de ne pas oublier ce qui ne m’est rendu et de savoir que ce qui me suce a ses racines ici, poisse de dinosaure, l’ingratitude comme tatouage, je sais qu’un peuple peut être plus grand que son pays, je ne veux pas de cette carte postale, je suis ingrate parce que nous pourrions nous soulever, réparer, rétablir, nourrir, loger, embrasser, reboiser, il y a tant de travail à faire et je reste ingrate, ingrate, ingrate, et je reste incapable de pire.
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Dans certaines histoires, quelqu’un vient d’un ailleurs qui est le quelque part de quelqu’un qui est l’autre d’un. Dans d’autres, quelqu’un vient de quelque part qui est l’ailleurs d’un autre qui est le quelqu’un d’un. Cela dépend du centre, cela dépend du point de fuite.
Souvent on me demande si je me suis déjà faite dire que je n’avais pas l’air arabe et c’est comme ça qu’on me drague. On aime pointer les différences en espérant créer du lien. C’est peut-être cette petite manie transposée à grande échelle qui se traduit en guerre. Toutes les choses minuscules deviennent mauvaises en grossissant. Les concombres par exemple. En écrivant, on peut boucher des nids de poule.
Ma mère aime les ambitieuses, mais moi je nourris le ver en moi. Elle dit que mon problème c’est que je n’ai pas assez de défis dans ma vie. C’est pas ma faute si quand j’ai sauté du nid trop jeune, c’est passé comme du beurre. Il y a des mouvements qui te font écoper toute ta vie : le tôt d’intérêt, les hoquets syncopés, les seins, tu ne retrouves plus jamais ta première mélodie. Le ver en moi n’a pas grandi dans les délais; larve, asticot, limace, escargot, dans un corps qui ne rampe pas. Mon ver pleure les larmes primordiales qui demandent des yeux pour fixer l’image, des bras pour stabiliser la pesanteur, de la voix pour chuchoter l’existence. Pleure dans mon corps vieux de trente-huit ans, je dois tout arrêter pour te nourrir. Il fait de moi une errante dans un monde organisé, je suis enceinte de ce dont je ne suis pas mère, il houle remplis-moi de moi.
J’ai vu ma mère pleurer des jours des mois des années tellement, j’ai inventé le lit d’eau pour ne pas me faire inonder. Parfois elle m’apparaît comme une grande soeur, parfois une jumelle, deux poissons dans le même bocal, des oncles aux regards indécents, elle pleure et elle darde en même temps, elle ne me laisse pas lui dire à quel point je l’aime, elle veut le contrôle, donc ne pas recevoir, mon amour est une comète qui se dirige vers elle. Il y a des choses belles à ravager. Je cherche la petite en elle, j’essaie de lui tenir la main mais elle réclame des bras, et les miens n’ont pas poussé. Je demande à l’aimer farouche et elle demande de m’aimer cannibale. Je me jette dans la gueule de ma louve, parce que les femmes sont cyclopéennes quand elles se tirent vers le bas.
***
Chaque vie évolue dans un tupperware, nos systèmes sont faits comme ça. Il y a des tupperwares qu’on ne rend plus, il y a des tupperwares qui ont perdu le couvercle et qui deviennent des trous béants, il y a des tupperwares qui sainement voyagent de foyer en foyer parce que nous nous sommes assurés de ne jamais les redonner vides. Il y a des montagnes de tupperwares qu’on a oubliées dans des armoires de festivals de cinéma documentaire, chaque tupperware représente un délestage, comme quand on filme le réel.
***
Il n’y a pas beaucoup d’action dans ce texte, comme il n’y a pas beaucoup d’action dans le monde. En vérité, il y en a trop, mais il y a des canaux qui la ralentissent. Sans quoi on aurait été en famille.
La plupart de l’action s’est déroulée la première moitié de ma vie, ensuite, je me suis figée, mais l’action tourne encore dans ma cervelle comme un film qu’on ne peut plus louer. Il ne me reste qu’à l’écrire. Croire en l’écriture comme une videuse de tuyaux, alors que quand je lisais, je rêvais d’écrire pour remplir les sillons des autres. Écrire comme un enfantement menstrué, c’est ce qu’il me reste, écrire comme un départ inhumain.
***
J’ai vu ma mère inviter pas pour recevoir, mais pour survivre. J’étais mieux entourée au milieu du désert. Ici, l’éloignement est sacré, tu m’aimes mieux quand je te laisse tranquille, ton pouvoir affectif réside dans la distanciation active, je recherche ton amour que tu gardes loin de moi et je ferais mieux de rester comme ça.
Il y a beaucoup de plats qui se mangent froids : hindbeh, mtabbal, loubieh bzeit, la mouche embobinée, t’attendre, mon futur.




A family during the Mount Lebanon famine (1915 –1918)
Silk production in lebanon.
This text is an edited transcript from a culinary presentation that took place in the Netherlands on June 1st as part of a supper club with M4gastateliers, Amsterdam. The research presented was accompanied by a three-course menu.

The Corniche of Beirut (Rena Karanouh) The Corniche is Beirut’s quintessential public space. It links the densely urban Beirut to the Mediterranean Sea. The only place left to view the sea is from the Corniche as the newly built walls of high-rise towers lining the city’s edge have blocked the view to the sea. Many different activities take place in this public space. Size: 75cm x 75cm.
The Balcony (Rena Karanouh) The changing view from my balcony. Size: 60cm x 40cm.
My government Did This (Rena Karanouh) “My government Did This” is written on a concrete barrier that overlooks the ruined Beirut port and silos.














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