On dit qu’il n’y a pas eu de rassemblement autochtone d’une telle ampleur, d’une telle durée depuis fin 1800 1. Peut-être que c’est vrai, peut-être pas. Mais pour cette raison et malgré elle, j’ai eu du mal à filmer à Standing Rock. J’ai aussi eu du mal à travailler au montage, à mon retour. Au campement, j’étais très conscient de ma présence, non seulement comme personne autochtone, mais aussi comme personne munie d’une caméra. Avant même d’y être, j’étais complètement fasciné à la seule idée du campement. Une fascination devant la taille de la communauté, la durée, la détermination, qui venaient agiter en moi quelque chose de profond, une chose à laquelle je n’avais pas pensé depuis l’enfance.
Un corps disloqué n’en est pas moins un corps. Entrevoir l’image de quelqu’un que je connais – ou que j’aimerais connaître – diffractée entre mes jours et mes nuits tandis que j’espère que les corps qui prient et protègent la terre et l’eau s’ouvriront, révéleront les bras et les jambes que j’ai toujours vus remuer et trembler et défaillir. Je n’ai jamais demandé pourquoi ils tremblaient.
Il y avait plein de caméras braquées sur l’action, la violence, les gens. Bien que ces événements aient été importants à documenter et à faire connaître, ils n’en ont pas moins accentué les effets de la théorie du stress minoritaire. Parmi les milliers de personnes qui se sont arrêtées au campement, il y avait des milliers d’occasions de raconter des histoires plus multidimensionnelles et complexes que les récits réducteurs d’un peuple accro, convalescent, conquis. S’approprier ces narrations permet d’empêcher que ces stéréotypes ne deviennent le locus de notre identité.
Mais j’ai à peine filmé. Au cours de mes trois séjours – d’environ une semaine chacun – je n’ai tourné que neuf heures de matériel, dont trois heures comme seconde caméra pour des entrevues que j’ai faites pour un ami. J’étais à l’aise avec ça. J’ai fini par garder une certaine distance avec presque tout ce que j’ai filmé. Je ne voulais pas être effronté ou vorace, ou manquer de considération pour ceux et pour ce que je filmais. Je m’efforçais de garder les yeux bien ouverts, errant sans but.
Un rêve disloqué n’en est pas moins un rêve. Il existe dans l’obscurité, réel jusqu’à ce qu’il soit oublié. Récipients endormis pleins de toutes les choses étranges que nous avions cherchées et désirées. Se voir l’un l’autre à travers des paupières lourdes, des corps filtrés et des paysages qui livrent autant de vérité qu’ils en dérobent.
Il n’y avait rien de particulièrement traumatisant à propos des images que j’avais tournées, mais je n’arrivais pas à les visionner. Je ne voulais pas les regarder, pas du tout. Je ne voulais pas voir ces lieux où j’avais séjourné si brièvement – si intensément, à vrai dire.
Je me rappelle parcourir le campement à la recherche de Terry Running Wild pour faire l’entrevue. M’arrêter pour demander aux gens s’ils l’avaient vu. Me rendre au sommet de la colline des médias et tomber sur quelqu’un d’autre, sur quelqu’un que je ne savais pas que je cherchais. Redescendre au Sacred Fire, prendre une tasse de café, me tenir là, regarder partout, rencontrer quelqu’un d’autre qui venait juste de me trouver. Je finirais par trouver Terry, mais tous les pas de mon errance dans le village me semblaient importants, qui m’avaient mené à la rencontre de gens à qui j’avais posé des questions, demandé mon chemin, offert quelque chose en retour quand c’était mon tour.
Je me rappelle le centre commercial de Bismarck où j’ai croisé des regards noirs, les mêmes que j’avais croisés toute ma vie. Mais parmi ceux-ci, enfin, il y en avait d’autres, conscients et prêts à témoigner de la haine sublimée des peuples autochtones, une haine que j’avais toujours sue proche, mais que je n’avais jamais pu cerner ou dont on me faisait croire qu’elle était dans ma tête, manifestation de mes propres insécurités. Je la vois encore.
Un amour disloqué n’en est pas moins un amour. J’imagine que c’est suffisant; mais ça ne l’est jamais. Ici, essayer de faire jaillir du sens est simple. Tout signifie quelque chose. Nous signifions tous et toutes quelque chose pour quelqu’un.e. Les échafaudages que nous avons érigés, que nous avons érigés les uns sur les autres n’en sont pas moins des murs. Nous nous élevons, nous ne passons pas. Sans lieu, l’ascension n’embrouille aucun corps.
Au retour de chacun de mes séjours à Standing Rock, le mot le plus juste qui me venait pour décrire mon expérience à mes amis et à ma famille était «disloquée». Là-bas, je me sentais disloqué, Autochtone sur les terres d’une tribu qui n’était pas la mienne. Disloqué de me trouver parmi mes semblables, si familiers mais si différents. D’essayer de comprendre mon rôle, avec ma caméra et un but qui n’avait rien à voir avec l’intégrité journalistique, mais tout à voir avec le désir d’être utile et fidèle envers moi-même et mes croyances. J’avais
du mal à me situer dans un tel tourbillon d’idées et d’idéologies, mais la conversation avec Cleo m’a aidé.
J’ai rencontré Cleo Keahna il y a un an et demi environ. Il jouait dans la bande-annonce que j’avais réalisée pour un livre. C’est un être tout simplement brillant, vif, honnête et sincère. Quand j’ai appris sur Instagram qu’il se dirigeait vers Standing Rock, je l’ai contacté. On s’est vu brièvement, tandis que son séjour commençait et que le mien touchait sa fin. Je savais que je voulais faire une entrevue avec lui, mais le bon moment ne se présentait pas. C’est seulement à la fin de février, juste après l’évacuation forcée du campement que je lui ai proposé de faire une entrevue par Skype, et il a accepté.
On a parlé de son expérience et je lui ai confié la mienne – à propos de la difficulté d’être critique mais honnête, de la remise en question de nos rôles et de ce qui nous attend. Des idées m’habitaient – les textes en italique viennent de ce que j’ai écrit dans l’avion à la mi-janvier, dans un effort pour donner du sens au matériel que j’avais tourné. L’expérience de Cleo était très différente de la mienne, comme celle de chaque personne qui avait été là, physiquement ou par la prière. Limiter la portée de mon film aux deux voix de Terry et de Cleo m’a permis de résister à la tentation futile de raconter l’histoire de tout le monde.
À mesure que le processus lui-même devenait le thème, j’étais rassuré d’entendre d’autres personnes aussi disloquées que moi – dans cet espace-temps, dans ce lieu et dans ce champ émotionnel. Peut-être qu’il ne s’agit pas de dislocation, mais plutôt de triangulation. Trouver des semblables, aussi seuls que nous, c’est ce qui permet de naviguer dans l’Amérique postcoloniale, de longitudes en latitudes, avec moins de lourdeur.
La nature disloquée n’en est pas moins la nature. Elle occupe un espace défini par des mouvements et des strates de mémoire. Des souvenirs convergent pour conclure l’ensemble – un ensemble incomplet pour tant de mères, de pères, de filles, de fils, tant de rapports tendus à l’histoire et à tout ce qui barre le chemin à la joie de la guérison et à ce qui autorise à gémir doucement pour pleurer des nouveau-nés inconnus – toujours sans voix – et des grands-pères inconnus – immobiles, abandonnés, gentils, réservés. Nous rôderons dans cette nature sauvage, version amoindrie de nos rêves, mais une nature sauvage tout de même 2.
- Ce texte a été traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre→
- Ce texte a d’abord été publié dans Around the Edge of Encircling Lake (Green Gallery Press, 2018). Cliquez ici pour visionner Dislocation Blues (2017), Password: blue→