J’ai longtemps pensé que l’antipsychiatrie n’avait jamais existé au Québec, qu’elle n’était pas parvenue à s’y implanter. Il faut dire qu’au moment où elle faisait ses premiers pas – le concept n’existait pas encore –, le gouvernement provincial réformait déjà le système de prise en charge des personnes atteintes de troubles de santé mentale au profit de leur progressive désinstitutionnalisation. En septembre 1961, alors que Michel Foucault venait de sortir son Histoire de la folie, qu’Asylums d’Erving Goffman était encore sous presse, et que Ronald Laing publiait Self and Others un an seulement après The Divided Self, le gouvernement de Jean Lesage mettait sur pied une commission d’enquête sur les hôpitaux psychiatriques, en vue de moderniser leurs pratiques et leur mode de gestion.
Le rapport remis en mars 1962 au ministre de la Santé par le psychiatre Dominique Bédard, président de la commission, amorça une ère de réforme dans le champ de la psychiatrie québécoise. On ouvrit les portes des grands asiles, on y réduisit le nombre de lits, on multiplia les cliniques externes dans les hôpitaux généraux et on finança des outils de prise en charge communautaire pour ceux que l’on appelait autrefois les fous. Avant même sa naissance, le Québec semblait donc avoir répondu, en partie du moins, aux critiques qui allaient être celles du mouvement antipsychiatrique. Ainsi pouvait s’expliquer que celui-ci n’ait eu que peu de prise sur le Québec de la Révolution tranquille. C’est du moins ce que je pensais avant de rencontrer Roger R. Lemieux. Dix ans après la publication du rapport Bédard, ce psychiatre québécois, pourtant proche des réformateurs des années 1960 et notamment du futur ministre Camille Laurin, décida en effet de rompre totalement avec le système de santé mentale en créant une commune thérapeutique pour malades schizophrènes. Dans une petite maison, construite au bord d’un lac non loin de Sainte-Agathe-des-Monts dans les Laurentides, il mit ainsi en place au cours de l’été 1974 la première et sans doute la seule expérimentation proprement antipsychiatrique qu’a connue le Québec : L’Abri d’Érasme. C’est sur l’histoire de cette initiative unique et sur ses enjeux éminemment politiques que ce texte entend revenir.
L’homme du lac
C’est grâce au film de Pierre Maheu L’Interdit que j’ai véritablement découvert Roger Lemieux, avec sa barbe grise, ses cheveux mi-longs et ses rêves de liberté. La construction de L’Abri d’Érasme et l’accueil des premières «invitées» (le nom donné aux malades reçues en son sein) ont en effet été captés par le cinéaste québécois qui en a fait, avec le soutien de l’O.N.F., un film sorti en 1976 1. On y suit la construction de la maison puis la vie en son sein de jeunes schizophrènes accompagnées d’une psychologue, d’une infirmière et de Lemieux. Maheu filme tant les moments de vie que les échanges entre les membres de la communauté. Le film montre ainsi des malades vivant librement leur maladie, que ce soit en se réfugiant dans un trou creusé dans la neige ou en se balançant calmement dans leur lit, enlacées. Il ne cache rien des tensions et des débats, ni d’ailleurs de la nudité et des contacts entre les corps. Le tout est entre-coupé d’entrevues réalisées avec différents habitants de L’Abri.
Dès les premières minutes du film, on découvre ainsi Lemieux, en chemise carreautée, cigarette à la main, assis dans une barque sur un lac brumeux précisant d’une voix douce et posée les fondements théoriques à l’origine de son geste de création d’une commune thérapeutique. Sa formation psychiatrique assez orthodoxe lui a appris, dit-il, à faire de la psychothérapie «bienveillante, mais neutre» ; une approche qui ne permet pas de considérer, selon lui, le patient autrement que comme un malade à ramener à la réalité. Or, comme il a pu le constater au cours de sa carrière, c’est moins cet objectif de retour à la réalité que le rapport chaleureux au thérapeute qui semble aider les malades. C’est également ce qu’il souligne dans son autobiographie intitulée Accueillir la folie, parue vingt ans plus tard, en 1995.
Insatisfait de sa formation marquée par la neuro-psychiatrie, l’aliénisme vieillissant et l’usage des thérapies de choc, le jeune psychiatre choisit de débuter une psychanalyse avant d’aller poursuivre, au début des années 1950, sa spécialisation à Paris puis à Boston. Ces expériences lui confirment que le Québec vit alors dans un «conservatisme étroit 2» et surtout que d’autres modalités de prise en charge de la folie sont possibles. Mais à son retour, en 1953, l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu où il a été formé est toujours aussi sclérosé dans sa routine et sa surpopulation, et ses tentatives pour y changer les mentalités et les habitudes restent donc vaines. Il se tourne alors vers l’Institut de réhabilitation de Montréal où il obtient un nouveau poste et vers une pratique en cabinet privé où il peut explorer d’autres dimensions du travail psychiatrique. Mais c’est surtout à l’Institut Albert-Prévost, où Camille Laurin l’invite à le rejoindre en 1958, puis au Service de santé des étudiants de l’Uni- versité de Montréal qu’il intègre en 1966, que Lemieux va découvrir la voie qui sera la sienne.
Lina, Claudia et l’interdit
À quelques années d’intervalle, il rencontre en effet deux malades avec qui il va entretenir des relations de soins hors normes et surtout hors des usages psycho-thérapeutiques en vigueur. Ces deux expériences vont fortement marquer le psychiatre qui en fera, dans son autobiographie, le principal ressort de ses engagements futurs. À l’Institut Albert-Prévost, au début des années 1960, il croise d’abord le chemin de Lina, une infirmière de 24 ans qui connait des épisodes de délire et d’hallucination.
«C’est avec Lina, confie-t-il trente ans plus tard, que j’ai, pour la première fois, vécu d’un bout à l’autre le déroulement d’un rapport thérapeutique qui m’a causé appréhension, doute, scrupules, mais qui m’a transformé tout autant qu’elle et m’a rassuré éventuellement sur l’opportunité de conduites thérapeutiques hors de l’ordinaire 3».
Face à son mutisme et au peu d’avancée des démarches psychothérapeutiques traditionnelles entreprises, Lemieux choisit d’assumer l’apparent transfert qu’elle semble manifester et d’introduire le toucher dans leur relation de soin. En plus de l’écouter, il la rassure, la prend dans ses bras et assume sans complexe le rôle d’une figure paternelle. Cette expérience, dont il assure sans qu’on puisse pour autant le vérifier qu’elle a porté ses fruits, le convainc surtout que la neutralité, l’extériorité et la distance prônées par les normes et usages du travail psychothérapeutique doivent parfois être contournées, voire abandonnées, en vue de soigner mieux.
Cette conviction Lemieux va la renforcer quelques années plus tard lorsqu’il prend en charge, au Service de santé de l’Université de Montréal où il travaille désormais, Claudia, une étudiante en sociologie originaire du Bas-du-Fleuve qui manifeste des tendances suicidaires. Il décrit dans son autobiographie comment leur relation de soin est rapidement devenue intime et personnelle, et surtout comment, pendant les trois années que dura le traitement, ils vivent ainsi proches, comme un couple. Car contrairement à ce qui s’était passé avec Lina, ce n’est pas seulement l’interdit du transfert qu’il franchit cette fois-ci, mais également celui, plus problématique, du contre-transfert et des relations charnelles. Dans ses mémoires, Lemieux reproduit d’ailleurs le récit de cette expérience, que Claudia a produit à sa demande, comme pour garantir des bienfaits partagés de cette relation.
Il faut dire que deux ans auparavant, en 1993, il avait
été radié par la Corporation des médecins, suite à la plainte d’une patiente l’accusant d’avoir eu des relations sexuelles avec elle entre 1967 à 1973 4. Une chose est sûre, cette double expérience de soin aussi transgressive que hors-norme finit de faire comprendre à Lemieux que sa place est définitivement ailleurs et qu’il lui faut se déterritorialiser pour continuer à soigner et à vivre en accord avec ses principes et ses convictions.
L’appel du bois
La visite d’une commune à Morin Heights dans les Laurentides, où il avait été appelé pour aider une de ses patientes à accoucher, est un déclic. Dans cet espace de vie alternatif où il se sent véritablement à l’aise, il peut mettre en pratique les principes de ce mouvement antipsychiatrique dont il a fini par devenir très proche (au point de préfacer en 1974 l’édition québécoise d’un ouvrage de Ronald D. Laing 5.). Au début de l’été 1974, à quelques kilomètres de là, il entame donc, avec l’aide de quelques bénévoles, la construction d’une maison de rondins et de béton. En septembre, L’Abri d’Érasme est inauguré et en décembre les premiers invités rejoignent Lemieux, l’infirmière et la psychologue qui composent l’équipe soignante. Comme l’avait mis en scène Érasme dans son fameux Éloge, la règle est ici de laisser vivre et s’exprimer librement la folie. Aucun médicament donc ni aucune contention, pas même de psychothérapie à proprement parler, mais simplement de l’écoute et de l’entraide pour les «schizos» venus ici «résoudre leur malaise 6». Au total, une vingtaine d’invités sont ainsi accueillis gratuitement dans cette maison entre 1974 et 1980, date de départ des deux collaboratrices de Lemieux. Il faut dire qu’entre temps, l’expérimentation thérapeutique a suscité une importante polémique.
Un rêve polémique
Dès la sortie du film de Pierre Maheu, en novembre 1976, l’Association des psychiatres du Québec menace Lemieux de radiation, tandis que des voix s’élèvent pour dénoncer cette commune thérapeutique gérée par un psychiatre qui dans le film apparait surtout comme un gourou régnant sur un harem de jeunes femmes plus ou moins vulnérables. L’O.N.F., qui produit le documentaire, prend peur et réduit le nombre de copies afin de restreindre la diffusion du film. Pourtant les critiques ne sont pas toutes mauvaises. Dans La Tribune du 30 novembre 1976, Pierre Francoeur parle d’un film «bou- leversant» dont plusieurs passages sont «affolants de vérité». Dans Cinéma Québec, Pierre Grégoire fait également l’éloge de ce «film-limite» qui emporte, malgré quelques lourdeurs de réalisation, aux frontières de la réalité, là où se troublent les découpages traditionnels entre le normal et l’anormal, le réel et l’utopique, le permis et l’interdit 7. Les attaques les plus virulentes viennent finalement du corps médical que le film critique vertement en remettant en question ses valeurs et ses fondements.
En février 1977, l’ensemble du département de psychiatrie de l’Université de Montréal signe ainsi, sous la plume de son directeur Yvon Gauthier, une tribune acerbe dans L’Union médicale du Canada 8. Ils y dénoncent une approche thérapeutique «simpliste» menée par un psychiatre vieillissant, narcissique, ayant un «besoin de domination et de soumettre son entourage à ses idées» qui le conduit à faire passer ses problèmes personnels et ses désirs avant ceux des malades. L’attaque est dure, car très personnelle. Les médecins ne semblent d’ailleurs pas saisir le sens de la démarche de Lemieux (comme de l’objet du film d’ailleurs) puisqu’ils notent que l’expérimentation de L’Abri reste limitée du fait du petit nombre de malades traités et de l’absence d’indications sur leur mode de sélection, leur diagnostic réel et leur évolution à plus ou moins long terme. Confrontation de deux logiques irréductibles, de deux approches du soin : expérimentale contre expérientielle, institutionnelle contre communautaire, médicale contre humaine, scientifique contre relationnelle, et même, peut-être, liberticide contre libertaire.
Aimer, une utopie politique
En choisissant de créer une commune thérapeutique, Lemieux avait pourtant d’emblée situé sa critique au-delà du champ scientifique, dans un ordre proprement humain (relationnel), social et politique. Issues du mouvement hippie, les communes visaient en effet à inventer des espaces de vie nouveaux, basés sur le partage et l’égalité entre ses membres. En s’éloignant ainsi des normes individualistes et capitalistiques de la société nord-américaine traditionnelle, c’était tout le système économique et politique que les communards entendaient critiquer. Il en était de même à L’Abri d’Érasme dont le mot d’ordre était d’ailleurs clair : «fuir le système 9».
En optant pour l’établissement d’une commune thérapeutique, Lemieux soutenait en fait une double critique politique. D’une part, il reconnaissait implicitement la défaite des réformes provinciales du système de santé mentale initiées par son ami Camille Laurin, puis engagées par le gouvernement Lesage au début des années 1960. De son point de vue, il n’était en effet pas suffisant de faire du malade mental un malade comme les autres, ainsi que le prônait Laurin 10. Il fallait faire de lui un sujet (politique) comme les autres, ce qui nécessitait d’aller au-delà de la simple ouverture des asiles et donc de le reconnaître comme un égal (la loi électorale canadienne de 1970 interdisait par exemple toujours aux malades mentaux de voter). D’autre part, et par conséquent, Lemieux revendiquait l’établissement d’un ordre psychiatrique non plus hiérarchique, mais réellement démocratique et égalitaire où tous seraient «semblables, du médecin au schizophrène» 11. Inspiré par le marxisme, qui connaissait alors un regain d’intérêt au Québec, Lemieux souhaitait établir une «autre utopie qui nous rapprocherait de la paix» 12. La critique de l’asile, comme l’avaient compris les tenants de l’antipsychiatrie, mais aussi des auteurs comme Michel Foucault 13, est en effet indissociable d’une critique de la société bourgeoise capitaliste qui l’a instauré, au cours du XIX e siècle, comme un instrument de régulation sociale. En choisissant de ne plus avoir peur des fous, de ne plus chercher à les contrôler, mais au contraire de les recon- naitre pleinement comme des sujets libres, et donc comme des citoyens à part entière, Lemieux s’opposait ainsi à plus de 200 ans d’une politique de gestion sociale des déviants fondée sur la peur, le risque et le contrôle. En lieu et place de ces outils politiques et thérapeutiques traditionnels, il prônait une prise en charge basée sur «l’Amour, la générosité, l’attention [et] le dévouement» 14. Il rejoignait ainsi l’approche «philadelphique» (de philen : aimer et delphos : frère) pratiquée puis théorisée par John Rosen, Joseph Berke, Ronald Laing, Maud Mannoni ou David Cooper. Mais ce faisant, il portait la question jusqu’alors essentiellement déontologique et professionnelle de l’Éros inhérent à toute relation de soin (qui plus est psychothérapeutique) sur le devant de la scène politique et sociale.
En prenant position pour l’introduction au cœur de la relation thérapeutique de cet «Amour» qu’il associait, qui plus est, à la possibilité de relations charnelles, Lemieux questionnait la manière dont la société québécoise post-Révolution tranquille envisageait le sujet de droit qui lui servait de fondement. Ce dernier pouvait-il également être un sujet de désir? Et si oui, dans quelle mesure ce désir, notamment sexuel, pouvait-il trouver sa place dans une relation de soins? La question est importante, car si le sujet de droit n’est qu’un sujet rationnel, de pure volonté, les notions mêmes de relation et de soin risquent de se transformer en un système de simples liens causaux, mécanistes et désincarnés. Comment dès lors associer l’exigence déontologique et épistémologique de la distance, de la neutralité et de l’objectivité avec celle ontologique et certainement morale d’introduction d’une certaine chaleur humaine dans la relation de soin?
La notion de consentement s’impose évidemment ici comme une piste de réponse, mais uniquement dans la mesure où ce consentement n’est pas accordé qu’aux sujets à la volonté et la rationalité dite «normales». En effet, il y aurait une incohérence profonde à considérer que le malade mental ne peut, du fait de son entendement altéré, pleinement consentir à la demande que lui fait un psychiatre, par exemple dans le cadre de pratiques corporelles de soins alternatives, alors même qu’il peut faire l’objet, pour les mêmes raisons, d’un internement sans consentement. C’est cette question éminemment politique, inhérente à la psychiatrie d’hier comme d’aujourd’hui et particulièrement problématique pour la société dans laquelle cette psychiatrie s’exerce en tant qu’outil politique de régulation sociale, que Lemieux, en concrétisant pleinement ses convictions thérapeutiques, posait avec sincérité, insistance et un certain éclat.
- Et aujourd’hui disponible en ligne sur le site de l’O.N.F. : https://www.onf.ca/film/interdit/→
- Lemieux, R., Accueillir la folie, Piedmont : Noir sur blanc, 1995, p. 57→
- Ibid., p. 191→
- Gagnon, M., «Le psychiatre Lemieux radié à vie par la Corporation des médecins», La Presse, 17 février 1993, A11.→
- Laing, R. D., Esterson, A., L’équilibre mental, la folie et la famille, Montréal, Éditions l’étincelle, 1974.→
- Lemieux, R., Accueillir la folie, op. cit., p. 261→
- Grégoire, P., «“L’interdit”, un film-limite», Cinéma Québec, 48, (vol. 5, n.8), 1977, p. 26-28→
- Gauthier,Y., «À propos de “L’interdit” et du traitement de la psychose», L’union médicale du Canada, 106, février 1977, p. 191-194→
- Lemieux, R., Accueillir la folie, op. cit., p. 278→
- Klein, A., «Préparer la révolution psychiatrique depuis Paris. Camille Laurin et l’histoire médicale française au service de la réforme du système québécois de santé mentale», Revue d’histoire de l’Amérique française, 71 (3-4), 2018, p. 87-110→
- Lemieux, R., Accueillir la folie, op. cit., p. 246→
- Ibid.→
- Foucault, M., Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961 ; Foucault, M., Le pouvoir psychiatrique: cours au Collège de France, 1973- 1974, Paris, Gallimard / Seuil, 2003.→
- Lemieux, R., Accueillir la folie, op. cit., p. 134→