Tu auras voulu t’ouvrir. Tu auras voulu sentir. Tu auras voulu «éprouver». L’autre. Son proche orient. Sa lointaine diversité. Mais t’es-tu toi-même mis à l’épreuve? T’es-tu toi-même éprouvé? Problème spirituel. Problème pratique.

Nous allons jouer à un jeu. Le jeu de la déambulation. Je serai celui qui est perdu. Tu essaieras vaguement de me retrouver. Je vais m’arquer dans le futur. Tu vas te mettre en petite boule de passé. Voilà. Ne bougeons plus. Nous y sommes. Transparents. Une friction de présent.

S’ouvrir, et ainsi faire l’expérience de la subtile alchimie du dehors, c’est comme avoir une âme – il n’en va pas seulement de toi.1

 

***

 

1er

exercice : Imagine que tu es aussi transparent que le verre, et que tout ce qui est en toi peut être vu par tout ce qui est hors de toi. Tu n’as pas à dire, penser ou changer quoi que ce soit, juste imaginer que tout ce qui est en toi peut être vu par quiconque est à l’extérieur de toi. Ceci est une offrande, et ce qui est offert, c’est ton âme.2

2e

exercice : Le soin de l’opacité. 知其百, 守其黑, 为天下式 (zhi qi bai, shou qui hei, wei tian xia shi). «Connais le blanc, garde le noir, et devient le modèle du monde». Exercice taoïste au terme duquel l’adepte peut disparaître et se multiplier. À pratiquer entre chien et loup, ou dans la pénombre de l’Espace Libre.

3e

exercice : la méthode Kafka. Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends, simplement. N’attends même pas, sois pleinement calme et seul. Le monde va s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut rien faire d’autre, il va se tordre extasié devant toi.

4e

exercice : la méthode islamo-apocalyptique ou cyclonopédique. Très risquée. Enferme-toi dans un alignement stratégique avec le dehors, de manière à te faire complice des matériaux anonymes et autres matières sombres et hautement inflammables qui composent l’univers. Au plus loin de tout désir de t’ouvrir au monde, enfouis-toi méthodiquement en toi-même de manière à obtenir un creux. Puis, suscite la capture par les forces du dehors et fais-toi appât. Tu seras chair, proie, flamme et esprit. Wide open. Grand ouvert.

5e

exercice : pratiquer le clair-obscur de l’amour. Vivre dans l’intimité d’un être étranger, non pour le rendre plus proche ou le connaître, mais pour qu’il demeure étranger, lointain et même inapparent, au point que son nom le contient tout entier. Puis jour après jour, jusque dans le malaise, n’être rien d’autre que le lieu toujours ouvert, la lumière impérissable au sein de laquelle cet être unique, cette chose demeure à jamais exposée, emmurée.3

 

***

 

Au cœur de Zoo 2011, on trouve non pas des individus, mais des pratiques: pratiques hétérogènes, singulières, divergentes; pratiques de subsistance, de résistance, de mise en consistance. Chaque pratique produit une mise sous tension du sujet qui l’accomplit, une possibilité de dépassement de soi – une vie en exercice. Et toi, spectateur, tu es aussi, en cet instant même, en pratique. Le sens-tu? Rappelle-toi : nous nous touchons.

 

***

 

Les spectateurs voient, ressentent et comprennent quelque chose pour autant qu’ils composent leur propre poème, comme le font à leur manière acteurs ou dramaturges, metteurs en scène, danseurs ou performers. (…) Le pouvoir commun aux spectateurs ne tient pas à leur qualité de membres d’un corps collectif ou à quelque forme spécifique d’interactivité. C’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou elle perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre.4

 

***

 

Au cœur de chaque pratique, il y a quelque chose qui requiert une attention et un soin particulier. Appelons ce quelque chose, à la suite d’Isabelle Stengers, la composante sédentaire des pratiques. Parler de composante sédentaire des pratiques nous permet de comprendre l’éthique au sens le plus littéral, c’est-à-dire comme relatif à l’ethos, à la manière dont un individu habite et produit un territoire existentiel. En ce sens, chaque pratique, dans son irréductible différence, littéralement, importe. «La manière de diverger d’une pratique, d’un mode de vie ou d’un être désigne ce qui leur importe, et ce en un sens non subjectif mais constitutif – s’ils ne peuvent faire importer ce qui leur importe, ils seront mutilés ou détruits.»5 La composante sédentaire des pratiques renvoie à l’intériorité d’un pli, un minima d’appartenance, un seuil de localité, une vulnérabilité différentielle – en un mot, une âme – qui se constitue comme limite pratique contre le régime de l’équivalence généralisée. L’affirmation de la composante sédentaire des pratiques s’oppose à la compréhension moderniste et hégémonique de l’économie : toute chose – toute pratique – n’est pas égale par ailleurs! «Quiconque est engagé dans une activité telle que «toutes les manières de faire ne se valent pas» est, en ce sens, praticien. Ce qui signifie, bien sûr, qu’un ordre économique où il est normal de «vendre sa force de travail» est un ordre voué à détruire les pratiques.»6 Là où le capitalisme prétend offrir la face lisse et enchantée d’une rationalité purement économique, il importe que nous apprenions à constituer explicitement la question de notre vulnérabilité à cette logique qui nous isole et nous neutralise. De là l’intérêt porté par Isabelle Stengers aux pratiques magiques des dites «sorcières» : leur premier geste consiste à tracer un cercle, un espace de protection nécessaire afin de produire une immunité collective et ainsi «créer l’espace clos où puissent être convoquées les forces dont elles ont un besoin vital.»7 Cette pratique concertée de la catalyse existentielle nous renvoie directement à nos propres procédures, plus ou moins explicites, de préservation de nos capacités de tenir et d’agir.

 

***

 

Ici, nous avons du mal à garder, pour ainsi dire, la tête hors de l’eau – à voir que nous devons en rester aux choses de la pensée quotidienne, et ne pas nous laisser détourner de notre chemin au point de croire que nous aurions à décrire d’extrêmes subtilités que nous ne pourrions absolument pas décrire avec les moyens dont nous disposons. Tout se passe comme si nous devions réparer de nos doigts une toile d’araignée déchirée.

Nous sommes sur un terrain glissant où il n’y a pas de frottement, où les conditions sont donc en un certain sens idéales, mais où, pour cette raison même, nous ne pouvons plus marcher. Mais nous voulons marcher, et nous avons besoin de frottement. Revenons donc au sol raboteux! 8

 

***

 

Ton âme se définit du risque de la perdre. Elle peut être déchirée, oubliée, réduite. Elle peut aussi être sauvée. L’âme et ses incessantes mises au foyer. Mais n’oublie pas : nous sommes désormais modernes. Avoir une âme, c’est être aux prises avec le problème d’habiter son présent. De toute éternité. «Dans la patience, acquiert ton âme.»(Luc, 21 :19) Certaines pratiques y sont plus propices que d’autres, comme tu le sais bien.

 

***

 

La génération actuelle de révolutionnaires de la gestion s’emploie à inculquer de force la versatilité et la flexibilité aux salariés, et considère l’ethos artisanal comme un obstacle à éliminer. Le savoir-faire artisanal signifie en effet la capacité de consacrer beaucoup de temps à une tâche spécifique et de s’y impliquer profondément dans le but d’obtenir un résultat satisfaisant. Dans la novlangue de la gestion, c’est là un symptôme d’introversion opérationnelle excessive (being ingrown). On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, qui ne cesse de vibrionner d’une tâche à l’autre et se fait un point d’honneur de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Songez seulement au plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air.9

 

***

 

La temporalité du capital n’est rien d’autre que la temporalité névrotique : esquive du présent, passé bouché, futur prévisible; futur conjuré sous la forme de gestion des risques, passé conjuré sous la forme des commémorations (rites compulsifs s’il en est). Mais le capitalisme cognitif coince désormais chacun dans la double injonction de s’installer dans une temporalité névrotique qui comme telle rend la vie impossible, et de déplier simultanément pour son compte les dimensions du temps, par quoi seulement peut s’éprouver l’accomplissement de la vie. Peut-être la «crise» actuelle et celles qui sont à venir trouvent-elles avec cette tension subjective dans le rapport au temps leurs ressources les plus profondes.»10

 

***

 

Nous voilà arrivé sur le seuil du communisme. Le communisme entendu non pas comme un autre mode de distribution des richesses, d’organiser la production ou de gérer la société, mais comme disposition éthique. Disposition à se laisser toucher, dans notre contact avec les autres êtres, par ce qui est commun. Disposition à partager ce qui est en commun.

 

***

 

Nous nous retrouvons. Nous nous retrouvons en singularités quelconques. C’est-à-dire non sur la base d’une commune appartenance, mais d’une commune présence. C’est cela, notre besoin de communisme. Le besoin d’espace de nuit, où nous puissions nous retrouver, par-delà nos prédicats. Par-delà la tyrannie de la reconnaissance. Qui impose la re/connaissance comme distance finale entre les corps. Comme inéluctable séparation.

Je fais l’expérience de ce léger déplacement. L’expérience de ma désubjectivation. Je deviens une singularité quelconque. Un jeu s’insinue entre ma présence et tout l’appareil de qualités qui me sont ordinairement attachées.

J’ai besoin de devenir anonyme. Pour être présente. Plus je suis anonyme, plus je suis présente.

  1. Ce texte a fait partie d’une performance théâtrale intitulée ZOO 2011, conçue par Rodrigue Jean et Gaétan Nadeau et tenue à L’espace libre du 11 au 29 octobre 2011. ZOO 2011 a réuni des praticiens venant de différents horizons et les a invité à simplement «être à leur affaire»; le public pouvait déambuler à sa guise dans l’espace et penser, entre autres choses, à sa propre sa pratique de spectateur.
  2. Cooley Windsor, «Futurefarmers Rosary : A series of spiritual Exercises for Perceiving the Soul»,2011
  3. Giorgio Agamben, Idée de la prose, Christian Bourgois, Paris, 2007
  4. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, Paris, 2008, p.23
  5. Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, La Découverte, Paris, 2009, p.146
  6. Isabelle Stengers, La vierge et le neutrino, Seuil, Paris, 2006
  7. Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, La découverte, Paris, 2007, p.187
  8. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard, Paris, 2004 (1953), p.82-83
  9. Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur la valeur et le sens du travail, Éditions Logique, Montréal, 2010. p.29
  10. Bernard Aspe, Les mots et les actes, Nous, Caen, 2011, p. 129