Bernard Aspe est l’une des figures émergentes les plus intéressantes de la philosophie politique française contemporaine. Né en 1970, agrégé de philosophie, il est l’auteur de L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant (La Fabrique, 2006) et plus récemment, Les mots et les actes (Nous, 2011). Il a collaboré à différentes revues telles qu’Alice, Persistances, Chimères et Multitudes, et a entre autres publié quelques articles remarqués sur l’œuvre de Gilbert Simondon. Sa thèse, La pensée de l’individuation et la subjectivation politique (2001), a été rédigée sous la direction de Jacques Rancière.
Cet entretien a débuté à l’été 2011, dans la campagne bretonne, et s’est ensuite poursuivi par voies électroniques. Entre le récit des occupations politiques rennaises du début des années 2000, sa critique du temps névrotique du capital, son corps-à-corps avec le constructivisme spéculatif ou ses remarques sur la question de l’âme et du transindividuel chez Simondon, Aspe développe une pensée forte, tendue autour d’une question primordiale : qu’est-ce qu’un acte politique? 1 — lm
La nécessité de l’action
En guise d’introduction, j’aimerais que tu nous nous dresses un bref portrait de ton parcours de pensée : quelles sont les questions qui t’ont porté dans ton cheminement philosophique? Comment s’est articulé ton rapport au monde académique? Et surtout : comment la politique s’est-elle imposée dans ta vie?
La politique s’est imposée à moi (je devrais dire : à nous, car nous étions deux, inséparables, à l’époque) comme elle s’est imposée pour beaucoup d’autres, c’est-à-dire par le biais de la nécessité de l’action, de l’intervention dans le réel. C’est en rencontrant, au milieu des années 1990, des militants proches de Toni Negri, qui travaillaient à l’époque sur l’idée du revenu garanti, que nous avons découvert ce type d’activité finalement très singulier (nous n’avions pas mesuré jusqu’à quel point auparavant) qu’est la politique révolutionnaire. Il y a quinze ans, le terme «révolutionnaire» faisait sourire tout le monde. Aujourd’hui, il commence à être de nouveau pris au sérieux : disons qu’il devient évident pour beaucoup que l’idée d’un bouleversement révolutionnaire n’est en aucun cas plus délirante que celle d’avoir à prolonger l’état des choses existant, avec ce qu’il comporte de proprement suicidaire.
Jusque-là, nous avions été des étudiants en philosophie très concentrés sur l’étude, sur les promesses qu’une vie philosophique semblait comporter. Comme beaucoup d’autres, dans cette période-là, nous cherchions à voir comment était possible un «dépassement» des postures phénoménologiques et déconstructivistes ; un dépassement qui pouvait s’entendre comme une volonté de retrouver le point de vue de l’absolu. Cette redécouverte de l’absolu avait bien entendu été au cœur des tentatives des penseurs postkantiens, et il nous semblait qu’une opération analogue était en cours avec les travaux de Deleuze ou de Badiou, les deux penseurs de «l’infini», les deux grands métaphysiciens de ce temps (pensions-nous alors, comme beaucoup). Et qu’elle était également en cours avec les relectures de Spinoza, telles que les proposaient Deleuze bien sûr, mais aussi Alexandre Matheron et surtout Pierre Macherey, dont le livre Hegel ou Spinoza fut pour nous matriciel. Spinoza constituait le paradigme d’une pensée affirmative, qui n’avait nul besoin de passer par les ressorts de la négativité et de la médiation pour adopter le point de vue de l’absolu.
La découverte de la politique a côtoyé pour nous, pendant quelques années, le travail philosophique qui s’inscrivait dans une telle direction, et pour lequel la référence à Simondon est pour nous devenue centrale. Ce n’est que plus tard, après la fin de nos travaux de thèse, donc au début des années 2000, que nous est apparue la claire incompatibilité entre la poursuite de ce projet philosophique et la découverte de ce qu’imposait, dans l’existence, l’exigence politique. Nous pensions que nous pouvions sans difficulté concilier ce projet et cette exigence, mais nous nous sommes aperçus qu’il y avait là quelque chose comme un déni d’incompatibilité.
De fait, on n’a plus pu continuer longtemps à participer de la supercherie qui consiste à dire qu’en faisant de la métaphysique – fût-elle positive, affirmative, pure présentation des singularités en tant que singularités – on travaille à la révolution politique. Il nous a fallu dès lors avant tout faire la critique de cette supercherie. (Il se trouve que c’est aussi à peu près à ce moment-là qu’il nous a fallu réapprendre chacun à ne plus dire que «je».)
Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai
Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs: il s’agit de «marquer l’hétérogénéité du dire et du faire», de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un «frottement» avec le réel qui passe par la tenue d’un «discours de vérité». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du «scepticisme généralisé», il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait?
Dans le fait de tenir liés les mots et les actes – de les tenir liés malgré tout, c’est-à-dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme – il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de «vérité». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) – et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire-vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant «appliqué», mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui-même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein); on ne saurait faire la «théorie» de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription «littérale» du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.
Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle-ci ne saurait se réduire à une «application» de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans Les Mots et les choses concernant le statut de la pensée «moderne»: celle-ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est «dès le départ», nous dit Foucault, que la pensée «blesse ou réconcilie», c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle-ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la «théorie». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte «Mon corps, ce papier, ce feu», que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de «préceptes». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des «rapports entre la théorie et la pratique», c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit Les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.
Dans le cinquième et dernier chapitre de ton ouvrage, intitulé «Les œuvres et les actes», tu écris: «Le socle de toute pensée spéculative, aussi «critique» se veut-elle ou est-elle perçue, est de nos jours un choix pour l’économie, c’est-à-dire le choix de ne pas faire le choix du politique.» Dans la foulée de Peter Hallward ou de Jacques Rancière, dirais-tu donc qu’il n’y a pas et ne peut pas y avoir de politique d’inspiration deleuzienne?
Peter Hallward a récemment défendu cette thèse : construire une politique, c’est être dans les actualités du monde. Une pensée qui se définit de tenir à distance l’actuel pour dégager la pure consistance du virtuel en tant que virtuel est constitutivement une pensée hostile à la politique. De ce point de vue, en effet, on ne voit pas comment pourrait exister une politique «d’inspiration deleuzienne». Je suis assez d’accord avec cela ; je nuancerais seulement en disant que la «politique des minorités» a pu se réclamer des devenirs-minoritaires tels qu’ils sont thématisés dans Mille plateaux. Il me semble que cette politique a assez rapidement montré ses limites. A aucun moment elle n’aura été en capacité de se substituer à la politique révolutionnaire, laquelle est restée attachée au référent «ouvrier» jusqu’au début des années 1970. La figure ouvrière ne peut plus être un foyer de cristallisation de l’énonciation révolutionnaire, mais cela ne signifie aucunement que nous soyons passés de l’Un (la classe ouvrière) au Multiple (les minorités ou devenirs-minoritaires). Il s’agit aujourd’hui de savoir quelles sont les voies d’unification qui peuvent exister, qui ne soient pas écrasement des singularités, mais qui soient à même de tracer une ligne de démarcation permettant de repérer les positions de l’ennemi. Ainsi que le dit Tronti, il n’y a de politique que là où il y a deux camps. La politique, ce n’est ni l’un ni le multiple, c’est le deux. Mais le deux, ce n’est pas «la contradiction» (ça c’est une autre erreur encore, celle de la rhétorique spéculative maoïste); c’est la séparation, la ligne de partage qui trace le «de part et d’autre» des positions ennemies.
En quoi les actes politiques tels que tu les conçois sont-ils différents de l’infinie divergence des «pratiques» au sens fort qu’Isabelle Stengers donne à ce terme?
La position de Stengers demeure celle du philosophe spéculatif : il s’agit de savoir comment se composent les différences en tant que différences, ou les singularités en tant que singularités (donc : une fois le schème spéculatif décanté de l’idée de «totalisation»). Il ne s’agit pas de prendre parti à l’intérieur de ces différences, de ces singularités. Le problème pour elle, comme pour Bruno Latour de ce point de vue, est de trouver les voies de la compossibilité. Le problème qui nous est légué par Kierkegaard est exactement l’inverse : il s’agit de trouver les voies qui permettent d’exprimer notre intolérance. Et pour cela, il ne suffit pas de faire une critique, aussi ajustée soit-elle, du vocable de la «tolérance» (Je pense au tome 7 des Cosmopolitiques II, «Pour en finir avec la tolérance» (La découverte, 1997/2003).
Tu poses une séparation radicale entre œuvre et acte. Mais il existe une autre manière de poser la question de l’agir en rapport à l’idée de magie (voir Stengers, Sloterdijk ou Tiqqun par exemple), laquelle implique de penser notre présence dans un continuum avec le monde. Comment te situes-tu par rapport à cette manière de penser l’agir?
Il y a deux grands types de pensées : les pensées enveloppantes et les pensées coupantes. Les premières déploient un espace imaginaire, que nous ne pouvons habiter qu’avec ceux qui partagent la disposition existentielle qui consiste à admettre que cet espace existe, et qu’il importe. Les secondes sont avant tout soucieuses de nous reconduire au point où la pensée ne peut plus être la contemplation de son propre espace, et doit trouver une manière pour désigner ce qui n’est pas un dehors (on peut très bien avoir une approche spéculative du Dehors immanent à la pensée), mais un saut. Ce terme kierkegaardien me paraît ici irréductible. Dans la perspective défendue par Tiqqun, il y a une tentative de synthèse entre ces deux types de pensée. Cette tentative me paraît constitutivement vouée à l’échec, même si on sollicite à cette occasion le terme de «magie».
Il me paraît évident, pour le dire autrement, que la politique suppose une pensée des coupures, qui ne sauraient se concilier avec le geste «de penser notre présence dans un continuum avec le monde». Il y a bien des points d’inséparation, entre les êtres, ou entre des êtres et quelque pan de monde. Je suis d’accord avec l’idée qu’il faut partir de tels points d’inséparation pour tenter de concevoir ce que peut être une relation transindividuelle. Mais la politique appelle la discontinuité. L’erreur serait de croire que cette discontinuité convoque nécessairement le schème de la «rupture anthropologique», que Badiou par exemple sollicite à l’extrême avec son concept du «vide». La discontinuité n’est pas entre le monde et le «propre de l’homme», elle n’est pas entre le monde objet et le sujet percevant ou pensant. Elle est le réel du temps : l’instant (Kierkegaard).
Au début de ton livre, tu indiques clairement que tu t’adresses non pas à ceux que l’on considère comme étant pris dans les rets de la société du spectacle, mais aux intellectuels éclairés et autres «hommes de culture», dont tu dis qu’ils ont oublié la différence entre ce que tu appelles les «œuvres» et les actes proprement dits. Comment se pose pour toi cette exigence de l’agir dans le contexte de «l’économie culturelle»? Ou encore, sans vouloir tourner le fer dans une plaie qui, j’imagine, te tenaille au plus près: écrire un livre comme le tien, est-ce œuvrer ou agir?
Il n’y a aucune ambiguïté sur ce point : écrire un livre, ce n’est aucunement agir : c’est poser un jalon dans la construction d’une œuvre (quelle que soit la valeur de celle-ci). On pourrait rétorquer à juste titre que dans certaines situations, l’écriture et la publication d’un livre ou d’un texte sont strictement indissociables d’une action : par exemple dans des régions du monde où un certain type d’écrits sont interdits, et où leur publication suppose une concertation entre des personnes qui mettent en œuvre une stratégie pour diffuser malgré tout ces écrits, etc. C’est tout à fait vrai, mais l’acte, en l’occurrence, ne réside pas dans le fait d’avoir pensé, ni d’avoir proposé, exposé sa pensée : cela ne se confond jamais avec un acte. Un acte impose un choix à au moins un autre que celui qui a opéré ce choix. C’est ce qui a lieu dans toute relation qui met en œuvre une transmission, ou une guérison, ou une relation amoureuse. Il y a donc bien des actes en dehors de la politique, mais celle-ci, pourrait-on dire, présente la forme paradigmatique de l’acte : un choix qui s’impose à qui ne l’avait pas choisi, et plus encore, à ceux qui l’avaient explicitement refusé. Là où il y a action politique, il y a 1) des gens qui n’en veulent rien savoir et 2) des ennemis qui voudraient voir disparaître (au moins en tant que force politique) ceux qui la mettent en œuvre; et il y a la nécessité d’imposer les effets de cette action aux premiers et aux seconds.
Qu’est-ce que l’économie culturelle? Disons que c’est l’espace d’atténuation des effets secondaires qui peuvent être attachés à l’exposition d’une œuvre. Effets secondaires car, encore une fois, une œuvre qui s’expose comme œuvre n’est jamais un acte en tant que telle : elle est au mieux proposition d’existence; elle n’est jamais l’imposition d’une bifurcation à un trajet d’existence. Il peut cependant y avoir des effets secondaires de cette exposition : on ne sait jamais où passe, ni jusqu’où peut aller, l’influence d’une œuvre. Mais l’économie culturelle est là pour les canaliser, c’est-à-dire littéralement pour désigner les canaux par lesquels ces effets vont pouvoir s’écouler. Séminaires colloques, revues, sont autant d’exemples de l’espace où se recueille cet écoulement.
Il n’y a d’agir politique que là où l’on n’est pas, ou plus, dans l’économie culturelle. Mon livre n’est en aucune manière une action politique. Aucun livre ne peut l’être, sauf s’il constitue une proposition d’agencement pour porter une action, ou pour l’amplifier; et encore, même dans ce cas, il ne l’est pas lui-même: il ne le devient que par ce qui se met en œuvre à l’occasion de son élaboration ou de son exposition (par exemple lorsqu’un tel livre a le statut de «manifeste» politique).
La temporalité névrotique du capital
Une dernière question, sur le thème de l’économie culturelle : ton livre regorge de caractérisations assez fines sur les modes de subjectivation exigés par le capitalisme. Tu dis par exemple que «L’économie est la dispersion des trajets d’existence devenues profitables»; ou encore que «la source de valorisation dans le capitalisme cognitif, c’est le travail que les individualités doivent opérer sur elles-mêmes, aux prises avec leur inconsistances structurelle, pour pouvoir agencer leurs souffrances et déprimes avec leurs capacités créatives, et parvenir ainsi à «rester dans la course».» Finalement, tu conclus en disant que «la temporalité du capital n’est rien d’autre que la temporalité névrotique.» La conversion au politique n’apparaît-t-elle pas finalement comme la seule véritable thérapie contre les angoisses produites par le capitalisme globalisé?
Je crois en effet qu’il n’y a pas de véritable thérapie, dans le monde du capital, que celle qui passe par la politique. Celle-ci ne se confond pas par elle-même avec une pratique thérapeutique, mais une pratique thérapeutique qui forclôt la politique est vouée à entretenir des illusions proprement pathogènes. Ce que je dis-là était une évidence pour beaucoup dans les années 1960-1970. On ne peut que constater tout ce qui a été perdu depuis que cette évidence s’est absentée.
Il me semble en effet que, plus que jamais, le sujet de l’économie capitaliste est soumis à une injonction contradictoire: on attend de lui qu’il vive le temps de sa vie comme étant celui de son accomplissement (le seul qui lui soit donné : «le temps qui lui reste», en ce sens) et qu’en même temps il se soumette à l’accélération généralisée qui caractérise l’état présent du monde du capital (je pense ici au livre important de Hartmut Rosa: Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, 2010), et qui ne cesse de contrarier, en le retardant indéfiniment, cet accomplissement. Une accélération qui obstrue simultanément toutes les dimensions du temps : l’avenir ne doit pas être accueilli en son impensabilité propre, mais géré; le rapport au passé n’est plus entretenu par un art de la mémoire (qui pourrait par exemple restituer leur présence absente à ceux que Simondon appelait «les vivants du passé»), mais objet d’une commémoration (ou d’un refoulement) ; et le présent, qui semble plus que jamais privilégié (les sociologues parlent même de «présentisme» pour désigner l’incapacité du sujet à se rapporter à un horizon qui excède l’expérience du moment) est en réalité esquivé, contourné, conjuré. Car il n’y a pas de présent sans une résolution (je sais que c’est là un motif heideggérien, mais nous trouvons son origine dans la lignée Schelling-Kierkegaard) qui nous fait être exactement là où nous sommes, et surtout qui nous y fait être sans réserve. Or, le sujet de l’économie ne peut «jouir du présent», comme il ne cesse de le clamer, que s’il sait qu’il lui reste plusieurs possibilités de vie en réserve, et qu’il maintient ainsi plusieurs portes ouvertes – dans la mesure où il sait bien que ce qu’il expérimente pourrait quelque jour ne plus lui convenir. Il a besoin de se rassurer en se disant que la vie qu’il a n’est pas la seule possible, qu’il lui sera toujours possible de «changer». Ainsi fait-il confiance à ce qu’il lui reste encore à expérimenter, comme d’autres en d’autres temps plaçaient leur foi en un autre monde, dont ils n’avaient pas encore l’expérience. Le monde est devenu intégralement immanent, la fausse transcendance est restée : elle n’est plus guère celle de l’outre-monde, mais bien plutôt celle des expériences de vie qui restent encore à explorer. Etre quelque part – être situé dans le monde – est pour notre contemporain un objet de panique.
Disons que le sujet de l’économie a mal lu Spinoza : il croit qu’il doit se laisser diriger par la question «qu’est-ce que je désire?» Au besoin, il va chez le psychanalyste pour demander conseil. Mais il n’a pas compris que la question de ce qu’il désire ne pouvait trouver à se résoudre que depuis la compréhension d’une nécessité. C’est lorsque je suis en adéquation avec ce que l’on pourrait appeler une nécessité subjective (car je ne parle pas ici de nécessités qui seraient imposées par «l’ordre des choses») que je peux enfin m’y retrouver dans ce que j’appelle «mon désir».
- Merci à T. pour avoir rendu cet entretien possible→