The Let Down Reflex1, une exposition présentée du 30 janvier au 12 mars 20162 au EFA Project Space à New York, est un projet né de frustrations personnelles. Lorsque nous avons entrepris de créer une exposition au sujet de la parentalité, nous étions toutes deux lasses de dissimuler la nôtre dans l’espoir de ne pas nuire à notre carrière.
Nous voulions une tribune dans laquelle il serait possible de discuter librement de ces sentiments. À mesure que nous avancions dans nos recherches, nous avons découvert une communauté tout aussi avide d’une telle discussion. Au gré de nos conversations – avec des personnes exprimant haut et fort la validité de l’expérience maternelle, mais également avec des parents moins enclins à partager publiquement leur expérience –, il est vite apparu que ces problèmes demandaient à être corrigés sans attendre. Alors que les théories féministes évoluent dans leur poursuite d’une société plus juste pour tout le monde et que la question de l’intersectionalité s’impose (des orientations enthousiasmantes qui nous motivent dans notre travail), nous nous demandions pourquoi le milieu des arts peinait à s’y ajuster et pourquoi certaines mesures pouvant créer des environnements plus inclusifs étaient délaissées. Nous avons rapidement réalisé que le problème ne résidait pas dans les qualités particulières de l’art et du travail produit par les artistes-parents, mais dans les espaces et institutions destinés à soutenir les artistes et les travailleurs œuvrant en leur sein.

Notre réponse fut d’inviter un groupe d’artistes parents à imaginer un monde de l’art où le mot «Maman» ne serait pas péjoratif, où le soin des enfants ferait partie de l’accueil des artistes invités par les centres d’art et où les artistes n’auraient pas à choisir entre la maison et le travail par manque de congés parentaux. L’expression «let down reflex», qui fait référence au réflexe de montée de lait des mères après l’accouchement [«réflexe d’écoulement» en français, ndlt], prend dans l’exposition un double sens; elle évoque ici une tendance à laisser tomber [«to let down» en anglais, ndlt] les parents – et plus particulièrement les mères – au sein des structures d’emploi notoirement déficientes du milieu de l’art. The Let Down Reflex imposait une présence radicale des familles dans des espaces d’où elles sont traditionnellement absentes : programmes de résidences, opportunités d’exposition exigeantes mais peu payantes, débats publics3, etc.

L’exposition mettait en lumière la nécessité d’un système plus flexible dans lequel les intérêts des artistes parents seraient défendus et qui ferait la promotion de pratiques viables pour les personnes ayant à leur charge de jeunes enfants. Elle demandait :

 

  • Quelles tactiques féministes ont été déployées par le passé, que nous tiendrions aujourd’hui pour acquise? Sont-elles toujours prises en considération dans les infrastructures actuelles du monde de l’art?
  • Quelles stratégies pourraient être développées afin d’améliorer la situation? Comment pourrions-nous modifier le système actuel pour construire un futur mieux ajusté à nos valeurs en tant que corps désirant à l’œuvre dans le monde (de l’art)?
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    Ces questions agissaient comme moteurs de l’exposition, demandant aux artistes (parents ou non) de s’intéresser à des œuvres critiquant une perception de la parentalité – et plus particulièrement de la maternité – comme un handicap et d’évoluer vers la construction d’un espace féministe où faire advenir des pratiques artistiques comprises comme un travail, compatibles avec la réalité des familles. Un tel changement exige de confronter le sentiment de vulnérabilité universellement présent dans le jeu d’équilibre entre vie de famille et pratique artistique, tout en invitant les non-parents à interroger le statu quo actuel et à renforcer nos structures de soutien et de communauté.

    Or, interroger ne suffisait pas. Ce que nous voulions, c’était de provoquer des changements réels et durables dans le monde de l’art et d’engager une discussion sur de possibles accommodements pour les familles dans des lieux où cette conversation n’existait pas. Nos avancées furent considérables. L’administration du EFA Project Space sait désormais à qui s’adresser pour offrir des services de garde d’enfant. Elle comprend la manière dont leur assurance responsabilité influence l’endroit et le moment auxquels elle peut offrir ces services. Ses membres ont mis en place une stratégie pour l’entreposage des poussettes, et comprennent désormais l’importance de créer une aire de repos
    pour des enfants sur-stimulés, de même qu’un espace d’allaitement sécuritaire. Elles et ils ont organisé une programmation publique, un vernissage, un montage et un démontage en ajustant leurs horaires et leurs logements aux besoins des enfants et de leurs gardien.ne.s. Bref, l’équipe d’EFA a modifié son approche de ces enjeux pour s’orienter vers une discussion sur l’accessibilité et l’hospitalité.

    Les œuvres présentées dans The Let Down Reflex reflétaient les différents besoins et désirs des parents, leurs défis individuels, leurs succès et leurs appels à l’action. Les approches adoptées par les artistes variaient. Certain.e.s sont intervenu.e.s en tant que parent : Lise Haller Baggeson présentait ainsi Mothernism (2013-2016), une installation proposant «un espace à l’échelle d’une mère dans la galerie» comprenant un espace pour enfants, une chambre d’allaitement et de la musique disco. D’autres, comme LoVid avec leur projet Kids at the Noise Show (2015-2016), ont travaillé à partir de leurs archives pour retracer les ingrédients secrets des centres d’artistes et institutions qui les avaient jadis accueillis en tant qu’artistes parents. Pour leur projet And Everything Else (2015), le collectif Home Affairs (Arzu Ozkal, Claudia Pederson et NanetteYannuzzi) a envoyé des lettres de remerciements à des institutions soutenant les familles, exposant ainsi le manque de tels espaces dans notre milieu. De leur côté, les artistes Jacqueline Hoàng Nguyễn, avec le projet The Wages Due Song (2015), et Leisure’s (Meredith Carruthers et Susannah Wesley), avec l’installation Conversation with Magic Forms (2015-2016), se sont penchées sur les précédents historiques d’appels féministes à l’action, tout en tentant de voir où pourraient advenir de nouveaux changements. Enfin, l’œuvre vidéo Horizonline: Gowanus (2013-2016) de Shane Aslan Selzer et l’installation performative By My Own Admission (2015-2016) de Dillon de Give rendaient visible la tension provoquée par le fait d’être en permanence à la fois parents et artistes. Pour plusieurs participant.e.s, cette expérience représentait une première inclusion de leur maternité dans leur pratique artistique. En tant que commissaires, nous leur sommes reconnaissantes d’avoir pris le risque de porter le personnel dans l’espace du politique4.

    Dans un article pour la revue Canadian Art, Maigritt Borgen écrit : «Comment pouvons-nous trouver une solution au problème de l’exclusion? Les commissaires de l’exposition, Amber Berson de Montréal et Juliana Driever de NewYork, sont catégoriques. Elles réclament que nous modifiions l’emphase mise sur l’artiste comme individu pour porter notre attention vers un “déclin” ressenti dans “les institutions destinées à supporter les artistes et les travailleurs œuvrant en leur sein” – ainsi qu’elles l’écrivent dans leur texte de présentation. Ce déclin se traduit par une absence complète de structures de soutien financier pour les familles, mais aussi – ce dont je peux témoigner personnellement – par le sentiment, comme parent, que votre enfant n’est généralement pas le bienvenu5». Il existe une pléthore de moyens que le milieu des arts pourrait adopter afin de mieux refléter le monde tel que nous voudrions qu’il soit. C’est à nous, artistes, travailleuses et travailleurs culturel.le.s d’exercer les pressions nécessaires afin de rendre concrètes les utopies collectives et sans cesse à redéfinir qui nous habitent. Sur un plan pratique, nous pouvons exhorter les organisations dans lesquelles nous travaillons à offrir des soins de garde d’enfants, à la fois aux artistes avec lesquel.le.s elles travaillent et au public qu’elles accueillent. Lorsque les conditions budgétaires ne permettent pas à l’organisation d’offrir de tels soins dans l’immédiat, il reste possible d’entreprendre sans attendre des démarches pour le futur – par exemple, en proposant un guide pour de meilleures pratiques ou en inscrivant ces soins aux budgets à venir6. Si les institutions qui nous subventionnent ne savent pas que ces services de garde sont pour nous une priorité, c’est à nous de les en informer dans nos demandes de bourses et par nos commentaires.

    Prendre de front ce problème d’accessibilité ne peut que bénéficier à tout le monde : lorsqu’un plus grand nombre de personnes peuvent assister à un évènement parce que certaines barrières ont été levées, les statistiques de fréquentation augmentent et se diversifient. Si les familles se voient mieux intégrées au sein des activités des organisations culturelles, il est possible d’imaginer que leur présence puisse avoir un effet d’entrainement (vers le haut). Une plus grande visibilité et une meilleure acceptation des mères dans ces espaces ouvriraient la voie vers de nouvelles idées et inspirations, aptes à aider les femmes à produire davantage d’art de grande qualité, à être plus souvent représentées par des galeries, à accroitre leur présence dans les collections et expositions des musées et à trouver leur place dans les annales de l’histoire de l’art7.

    Bien que The Let Down Reflex vise l’obtention de changements au niveau institutionnel, invitant les individus à faire pression pour les obtenir, un travail tout aussi nécessaire devra être fait du côté des politiques gouvernementales. Par exemple, le fait que certains programmes de résidences soutenus par les fonds publics excluent de facto les parents devrait être considéré comme un cas de discrimination au travail et de non-respect des droits de l’homme8. Dit simplement, il nous faut concevoir la production de l’art et sa diffusion comme un travail. Nous devons par ailleurs exiger des gouvernements qu’ils rendent des comptes à tous les parents – pas seulement ceux occupant de lucratifs emplois de 9 à 5, assortis de congés parentaux. Les artistes et autres travailleuses ou travailleurs culturel.le.s − qui sont souvent travailleuses ou travailleurs autonomes, à contrat, en situation de sous-emploi ou étudiant.e.s − tendent à tomber entre les craques de la législation sur les congés parentaux, même dans les pays où celle-ci est musclée. Le fait qu’il soit considéré normal que les artistes, des professionnel.le.s souvent très diplômé.e.s, produisent leur travail sans être dûment rétribué.e.s en retour, fait du milieu des arts un terrain particulièrement difficile à naviguer pour les parents – et rend incontournable la question du travail parental dans cette industrie. Bien que la discrimination et la nécessité de lutter pour obtenir un revenu décent soit une réalité dans presque tous les secteurs d’emploi, les artistes et les travailleuses ou travailleurs culturel.le.s doivent par ailleurs mener cette lutte pour leur sécurité financière au cœur d’un système économique qui tend à faire du prestige et de l’opportunité une monnaie d’échange. Or, les honneurs ne nourrissent pas une famille9.

    L’ennui avec de nombreux projets utopiques, c’est qu’ils ne demandent pas plus que ce qui est immédiatement accessible. Il n’est pas suffisant, pour nous, d’exiger des congés parentaux (aux États-Unis) ou une bonification de ceux-ci (au Canada). Nous pouvons simplement prendre la Suède comme exemple de ce qui pourrait être fait et progresser dans cette direction10.

    Ce genre d’activisme demeure élémentaire; nos rêves peuvent et devraient aller au-delà. Ils devraient démanteler le système duquel ils ont émergé et aspirer à construire quelque chose de nouveau, un système meilleur, plus diversifié, inclusif et sécuritaire. Notre exposition, The Let Down Reflex, n’était pas utopique, mais nos désirs, tels que nous les avons articulés ici et dans la discussion publique, le sont. Si l’art ne peut en lui-même régler les enjeux sociaux, il devrait néanmoins être un espace où imaginer un meilleur futur. Pour
    nous, ce futur en est un où chacun.e puisse se sentir accueilli.e, y compris les familles. À une époque où plusieurs personnes réclament l’ouverture du féminisme à une multiplicité de perspectives, nous souhaitons nous affirmer en tant que féministes et créer du soutien pour les mères et les parents de toutes allégeances.

     

    1. Traduction de l’anglais par Edith Brunette.
    2. Depuis, l’exposition The Let Down Reflex a été présentée au Agnes Etherington Art Centre de la Queen’s University (2017), ainsi qu’à la galerie Blackwood, de l’Université de Toronto à Mississauga (2017).
    3. Les parents ne sont bien sûr pas les seules personnes à se voir exclues du monde de l’art. La réalité actuelle fait de l’artiste jeune, blanc (ou juste assez exotique), mâle de préférence, non-handicapé et bien nanti celui qui bénéficiera des meilleures opportunités.
    4. Pour accéder directement aux opinions des artistes sur l’intégration de la parentalité dans la pratique artistique, veuillez visiter les pages que nous avons publiées pendant trois mois sur la plateforme M/OtherVoices
    5. “On the Parent-Shaped Hole in the Art World,” Canadian Art, consulté le 21 mars 2016
    6. “Cultural Reproducers Event Guidelines” Christa Donner – Cultural Reproducers, consulté le 1er mars 2016 — actuellement non disponible
    7. Bien que nous reconnaissions que la parentalité dans le monde de l’art et dans tous les milieux affecte à la fois les mères et les pères, les mères sont affectées de façon disproportionnée.
    8. “Mother’s Rights,” Wikipedia, consulté le 21 mars 2016.
    9. Sur ce point et sur le fait que la parentalité affecte d’abord les femmes, il importe de se rappeler que le travail, payé ou non, se répartit sur une période de temps plus courte aujourd’hui que jamais auparavant. Nous travaillons aujourd’hui pendant l’équivalent de 10% de notre vie, comparativement à 40% en 1900 (pour plus d’information, voir “DoWhatThouWilt”, Evelyne Reeves, Nienke Terpsma et Robert Hamelijnck, dans It’s Play Time, Fucking Good Art #31, Pays- Bas, 2014, p.103). Significativement, cette période se concentre entre l’âge de 25 et de 49 ans, soit la période durant laquelle les femmes sont les plus à même de devenir enceinte et d’élever des enfants.
    10. “10 Things that make Sweden Family Friendly,” Sweden.se, consulté le 16 mai 2016.