Alice Rivières est le nom sous lequel notre interlocutrice apparaît en tant que Huntingtonienne. Pour des raisons de ségrégation sociale propre à Huntington dont elle doit protéger sa famille, elle a choisi de ne pas (encore) apparaître sous son identité civile.
En ce moment à Dindingdong 1 vous êtes en train de finir Absolute Beginners, un film réalisé par Fabrizio Terranova : comment est-ce qu’il s’inscrit dans votre travail avec la maladie de Huntington?
Je me souviens, au tout début, quand on a décidé de faire quelque chose avec Valérie Pihet au sujet de Huntington, on a regardé les images qui existaient – il y a bien sûr des tas de reportages sur Huntington parce que c’est très spectaculaire cette histoire de test génétique 2, ça fascine tout le monde. On interviewe les gens «à risque» en leur demandant «Ben alors ça te fait quoi, ce suspense dans ta vie, ce risque, cette épée de Damoclès?» ou alors, pour ceux qui ont fait le test, on ne garde qu’une phrase paroxystique. Ça m’est arrivée plusieurs fois : ce qui reste, alors, ce sont des paroles un peu plates, toujours les mêmes. Le problème c’est qu’on ne parle pas de ce qui pour nous importe le plus, à savoir ce nous pouvons penser à partir de ça. Là je parle de documents journalistiques, qu’ils soient écrits ou filmés, qui sont tellement formatés pour le spectacle qu’en fait on en oublie tout simplement de penser avec les interlocuteurs en question. Le résultat est empoisonnant.
Personnellement j’ai fait beaucoup d’entrevues au début, pour aider à lancer la mousse, et j’ai été effarée. C’est tout de suite rabattu sur «Ah mon dieu c’est tragique», «Ah mon dieu vous avez dû vouloir vous suicider», alors que ce sujet, par exemple, du suicide, demande tout un développement qui ne peut pas tenir en une formule. Les Huntingtonien.ne.s pensent à la mort, ils ont un rapport très concret à ça, y réfléchissent, mais ça ne veut pas nécessairement dire qu’ils sont suicidaires.
Tout ça pour dire que c’est un travail toujours à renouveler, toujours à repenser de savoir comment traiter cette fameuse parole qui, à Dingdingdong, est délibérément co-produite. On essaie de diversifier au maximum la façon dont nous recueillons les propos des gens, c’est pour ça que nous avons créé la petite radio qui diffuse chaque mois 3; c’est aussi pour ça que je demande depuis quelques temps aux gens qui m’écrivent pour me raconter leur histoire s’ils veulent bien qu’elle soit publiée sur notre site, mais le plus souvent ce que nous publions est le résultat d’une espèce de conversation. C’est tout un travail, que ce soit pour le livre, Le chemin des possibles, ou le film, Absolute Beginners, c’est des années et des années de cueillette, de discussions avec les gens sur ce qui nous intrigue et nous intéresse. Nous l’enregistrons, le retranscrivons, le pensons ensemble lors de nos résidences de travail qui ont lieu deux fois par an avec toute l’équipe. Nous avançons ensemble en réfléchissant avec les usagers. Et le résultat, ce que nous partageons avec les autres, c’est le cheminement de toute cette réflexion commune.
Pour en revenir à Absolute Beginners, sa première officielle, sorti avec grande fierté, aura lieu le 6 décembre dans le cadre de la programmation de quelqu’un avec qui on travaille beaucoup, Olivier Marboeuf de Khiasma, au cinéma MK2 Beaubourg à Paris. Et ensuite nous prévoyons de faire circuler ce film, de le suivre où il nous emmènera. Nous avons vraiment envie qu’il soit vu par le plus grand nombre, parce que c’est un objet politique pour nous – politique dans le sens Dingdingdong : c’est une des manières de métamorphoser toute cette histoire de maladie. Notre collectif s’est vraiment constitué pour changer progressivement, sur plusieurs fronts, la façon dont Huntington est problématisée – la façon dont on l’aborde, dont on la comprend, dont on la pense – parce que nous sommes convaincus qu’en changeant tout ça on change la façon dont on la vit. C’est une perspective très harawayienne de dire que la façon dont on raconte quelque chose est déterminante sur la façon dont cette chose va nous affecter en retour et donc vraiment faire un changement dans l’expérience même de ce dont il est question.
Ce genre d’objet, ce film, on a envie qu’il soit viral dans le Huntingtonland – et plus largement, car nous nous sommes rendu compte que nos histoires d’Huntington intéressent aussi beaucoup d’autres gens. Mais en premier lieu, ce film est né pour que la communauté Huntington puisse se dire en le voyant : «Ainsi c’est vrai qu’on peut faire totalement autre- ment que de subir cette situation!»
Dans Absolute Beginners, des personnes qui débutent la maladie s’adressent à des personnes comme elles, ce qui ne s’est jamais fait, pour dire «Voilà comment moi j’ai pris le truc et comment là maintenant j’essaie de faire». Nous pensons qu’en partageant ça entre nous, de pair à pair, il est possible de développer et de nourrir une culture de ce que c’est de vivre avec ça. Les paroles des beginners – et dans ce film, il y a des choses formidables, vraiment – ne sont parfois pas si loin de ce qu’on peut entendre dire par un psy ou par un médecin, sauf que ça n’a absolument pas la même valeur quand c’est prononcé par des usagers. Les paroles ont une puissance qui change du tout au tout selon qu’elles sont prononcées par un médecin, par un psychologue qui sort son truc du «cope with», des cycles d’acceptation du deuil et compagnie, ou d’un usager à un autre usager. C’est aussi ça qui importe quand on insiste autant à Dingdingdong, au point parfois de nous compliquer la vie, de ne pas faire du témoi- gnage direct mais d’accompagner énormément les paroles d’usagers pour qu’elles puissent porter leur puissance. Cette parole n’est pas du tout simple à obtenir, elle est extrêmement fragile.
Quand un médecin dit «Ça va être horrible», ça a un poids de vérité surplombante inouïe, alors que quand c’est un usager qui te dit «Tu sais, moi j’ai passé le test il y a 5 ans, c’était vraiment, vraiment dur mais en fait après tu remontes», c’est d’une toute autre nature, ça procure de la marge de manœuvre et un soulagement hallucinant. Quand la transmission se fait de pair à pair, une confiance immédiate se crée, un sens – que je n’avais pas prévu comme tel – communautaire, de sympathie absolu- ment spontanée, d’amour quasi-familial. C’est très étonnant.
C’est pour ça que j’adore aller dans les congrès. Au-delà des présentations scientifiques et tout, il y a tout ce qui se passe entre nous, dans les couloirs. Huntington, c’est un petit monde – environ 8 000 personnes en France. Ça permet aux grands congrès d’arriver à une parité très intéressante : chercheurs / cliniciens / familles et associations, ce qui est très rare dans le champ de la santé. La communauté se connaît, connaît très bien les chercheurs, travaille avec eux. Moi je participe à beaucoup de travaux pour qu’on ait notre mot à dire en tant qu’association, sur la façon dont on nous définit par exemple, dont on définit les symptômes et dont on pense leur articulation… et c’est chouette. On a mis longtemps à y arriver. Au début comme Dingdingdong n’allait pas dans le sens du poil, avec certaines équipes c’était chaud, mais nous arrivons à faire passer nos messages à qui nous voulons les faire passer. Et avec ceux qui ont du mal nous devons rester patients : nos propos finissent par diffuser quand même, ne serait-ce qu’indirectement.
Pour le moment il n’y a rien qui guérisse la maladie de Huntington, mais il y a des traitements qui peuvent atténuer momentanément certains symptômes – c’est essentiellement des médicaments
de la psychiatrie, des anti-dépresseurs et des neuroleptiques. Les neuroleptiques sont utilisés pour tasser un peu les mouvements choréiques. Mais évidemment ils ne sont pas toujours bien tolérés, ils entraînent parfois plus d’effets secondaires que de bien-être. Les antipsychotiques tassent énormément et en plus ils peuvent augmenter d’autres symptômes de Huntington, notamment cognitifs. On insiste beaucoup sur la compréhension de ces enjeux, le fait par exemple que ce n’est pas parce que cette maladie évolue qu’il faut tout le temps augmenter les doses de médicaments. Au contraire, il est parfois nécessaire de les baisser, mais pour cela il faut avoir une compréhension très fine et nuancée des zigzags de Huntington chez une personne donnée, qui ne seront pas les mêmes d’une personne à l’autre, y compris dans une même famille.
Très concrètement par exemple, en France, ça fait quelques années que je participe, pour Huntington, à ce qu’on appelle le Protocole national de diagnostic et de soins (PNDS), qui concerne particulièrement les maladies rares. Ces PNDS présentent la maladie mais aussi tout ce qu’il convient de faire en termes de soins, de stratégies de prise en charge des symptômes et ça c’est le nerf de la guerre. Par exemple, les symptômes «psy» de Huntington typiquement mis en avant sont la détresse psychique, l’angoisse et la dépression, les troubles de l’humeur et les comportements agressifs. Pour ces choses-là, ce qui est prescrit d’emblée dans le PNDS ce sont des psychotropes à tire-larigot. Je me suis battue pour qu’on fasse d’abord une approche par la psychothérapie et, pour les troubles cognitifs, par l’orthophonie. Parce qu’il est tout à fait normal de ne pas se sentir bien quand on a ce type de handicap qui évolue, il faut être accompagné pour ça. Il est essentiel de prendre d’abord en compte la manière dont les gens le vivent dans leur vie, en fonction de qui ils sont et font. On doit les aider à adapter ce qui se passe pour eux, pour qu’ils ne se sentent pas qu’une somme de handicaps et de faiblesses, parce qu’évidemment s’ils sentent qu’ils sont une somme de faiblesses, ils vont déprimer. Et là c’est bien joli de leur prescrire des anti-dépresseurs, mais on ne traite pas la cause des choses. Là ils m’ont écoutée et ils ont mis en premier : psychothérapie, psychologue, assistantes sociales – parce qu’il y a aussi toutes les histoires de drames sociaux là-dedans…
Dans les débuts de la maladie, quand les choses commencent à évoluer de manière très insidieuse, mystérieuse pour les gens eux-mêmes, on retrouve assez souvent des moments de replis totaux, qui sont d’emblée compris comme des symptômes par les médecins, et notamment étiquetés
«apathie» et «angoisse sociale» : des gens qui ne veulent plus sortir de leur maison et qui ont très peur de voir du monde. Mais ça on peut le décoder autrement. Par exemple, suite à nos enquêtes pour Le Chemin des possibles, nous avons proposé que ce qui se passe pendant cette période relève peut-être plutôt d’un cocon que les gens eux-mêmes mettent en place pendant que l’évolution de leur maladie s’opère, pour s’approprier de nouvelles confiances, de nouvelles forces. Pour nous c’est beaucoup plus une stratégie qu’un symptôme en soi. On confond très souvent les réponses productives des usagers, tandis qu’ils négocient avec ce qui est en train de se passer en eux, avec des symptômes.
Oliver Sacks 4, le neurologue britannique, montre comment les gens qui ont des problèmes neurologiques ont des façons inouïes et absolument magnifiques d’inventer de nouveaux fonctionnements pour s’adapter à ces handicaps – et que ça peut paraître comme des choses bizarres, mais que ça ne doit pas être pris pour des symptômes qu’il faudrait éradiquer. Ce sont des comportements différents de d’habitude certes, qui sortent de la norme, mais en fait c’est de l’ordre de la production. Ce sont des stratégies, qui vont permettre de trouver de nouvelles puissances.
Et c’est très inconscient, ce sont vraiment des processus neurologiques, apparemment notre cognition travaille de manière incroyable, malgré nous,
à fabriquer du sens. Je ne veux pas être scientiste, mais c’est pour dire la force des axones, de cette connectique qui n’arrête pas de se redéployer – de constater : «Ce chemin-là n’est plus bon, la preuve ça marche pas, alors on va aller à gauche, qu’est-ce qui se passe si on renforce à gauche, etc.» C’est fascinant. Et ça donne énormément de joie aussi, quand on est dans des histoires de neuro-évolutions bizarroïdes, de se dire qu’on peut apprendre à fonctionner avec tout ça. Pas forcément à fonctionner normalement, mais à fonctionner avec confort [rires] ou disons le plus confortablement possible.
Dans votre livre, Le chemin des possibles, vous racontez qu’il y a l’idée reçue que les Huntingtoniens finissent déments, alors que les témoignages que vous apportez démentent justement ce cliché. J’ai l’impression que votre travail permet de se déplacer de la démence vers la fabulation.
Ça pour le moment je ne sais pas si on arrive à le faire. Au début c’était un peu une envie folle, de produire cette histoire de mousse, qui m’obsède et qui rejoint ce que tu dis : un récit infini ponctué de «et si?» et au conditionnel : «Et si finalement
on décidait qu’on mange en mettant notre tête à l’intérieur de la soupière, qu’on n’utilise plus de couverts?» Avec des milliers de bifurcations possibles, à chaque fois en mode fabulation, c’est-à-dire à chaque bifurcation écologiquement : qu’est-ce que ça change? Ce serait un travail titanesque. Il nous faudrait les studios Disney en entier! Cinq cents personnes à temps plein! Nous avons Dingdingdong qui est formidable mais qui ne peut pas… C’est donc tout à fait fantasmatique, mais au fond c’était un peu ça l’idée, de pouvoir filer tous les possibles contre les probables, comme dirait Isabelle Stengers, notre marraine bienaimée. Pour l’instant on a réduit ce qu’on file, parce que pour filer convenablement, écologiquement, ça prend un sacré temps.
L’idée c’est de partir sur des pistes en se disant – en ayant confiance en tout cas – que rien que le fait de pousser les possibles ainsi puisse transmettre une espèce de message magique aux gens, qui est : il y a de la joie à l’œuvre. Face à la tragédie du «Vous êtes foutus, vous allez dégénérer», opposer des avalanches entières de propositions de vie avec ça. Alternatives, certes, des vies très alternatives, au pluriel, mais ça, c’est posé d’emblée comme quelque chose de chouette, en tout cas quelque chose qui doit être habité. Ça n’est pas juste que nous voulons être différents par attrait pour la différence elle- même, nous voulons nous rendre capables de penser de manière libre et inédite l’infini diversité des devenirs huntingtoniens possibles.
Est-ce que tu as l’impression que le fait de faire un film – Absolute Beginners – produit quelque chose de différent de l’écriture?
Au départ, le projet des Absolute Beginners était un projet de texte. Nous voulions faire une sorte de guide par des beginners pour les beginners : «Voilà ce par quoi on est passé, ce par quoi vous pourriez peut-être passer pour gagner du temps. On vous propose un peu de cartographier le territoire, mais en termes existentiels aussi – pas uniquement une liste de numéros de téléphone.» On a fait des réunions pendant deux ans et demi avec une équipe de six beginners auxquels on a proposé d’être les co-chercheurs de Dingdingdong – en les rémunérant comme tels. Ce furent des moments d’échange formidables où nous avons recueilli ensemble des tas d’idées et où ce petit groupe a pris consistance par l’émulation et l’amitié. Mais à chaque fois au moment d’écrire, j’étais incapable de le faire – je suis le scribe en général. Comme si je dénaturais quelque chose quand je voulais le rendre un peu modélisable à partir des chemins balisés par d’autres. Ça ne marchait pas du tout.
Heureusement, assez vite dans nos discussions, nous avons pensé qu’il faudrait aussi faire une forme de contre-poison audiovisuel, pour l’internet, aux documentaires atroces qu’on y trouve. Le documentaire Do You Really Want to Know?, qui est très reconnu par la communauté et qui possède des moments très beaux et intéressants par ailleurs, venait juste de sortir. Il commence en disant que Huntington est une sentence de mort et là il y a des images de quelqu’un qui gesticule par terre, dans le flou et derrière des barreaux… On s’est dit, tant qu’il y a ce genre d’images, de rapprochements qui circulent comme si c’était normal, il faut faire contre-force! D’où l’idée du film.
Et le film a pris alors que l’écriture n’a pas pris, surtout grâce à Fabrizio Terranova. Quand il fait un film, Fabrizio s’intéresse aux forces chez les gens et il les filme à partir de ça. C’est ce qu’il a fait avec les beginners : des portraits des uns et des autres et en même temps le portrait d’un collectif – qui est moins celui de Dingdingdong que celui que les six beginners ont fini par former à travers tout ce travail. C’était vraiment la force de ce petit groupe de malades de Huntington, où les choses peuvent être à la fois clandestines et révélées peu à peu. On a fait tout un travail, qui nous a pris beaucoup de temps, pour penser la manière dont chacun voulait apparaître, parce que la question de la clandestinité se pose pour mille raisons et que la plupart des gens de notre groupe ne l’avait même pas dit sur leur lieu de travail, aux membres de leur famille… Ils étaient eux-mêmes dans une clandestinité absolue. Chacun a travaillé sur un personnage et un univers, qui a été discuté pendant des mois et qui est conçu pour chacun comme un univers ressourçant. Quand j’ai découvert le premier montage j’ai été estomaquée, il n’y a pas d’effets spéciaux mais ça produit un effet sacrément spécial!
Crois-tu que cet effet tient à la part de fiction introduite par ce rapport entre le caché et le révélé dans le film?
Dans le film je ne crois pas que ce soit de la fiction… Dans mon propre travail, quand j’utilise le nom d’Alice Rivières, ça produit un véhicule qui me permet d’aller plus ou moins loin dans la fiction. Parfois je décolle juste un peu – rien que le fait de me présenter sous l’identité d’Alice : le degré zéro du décollement – mais ça peut aller très loin, par exemple quand j’explore le futur, quand j’explore sur les côtés, ça c’est plutôt mon travail romanesque de pousser certaines choses par l’écriture. Les «et si?» qui se prolongent par l’écriture. C’est ça aussi qui me permet d’instaurer et de creuser la question de la tendresse. Et c’est aussi par ça que je peux explorer les choses violentes de cette histoire, parce qu’il y en a : les choses sombres. C’est le seul moyen à ma disposition – je ne dis pas que c’est le seul, mais à ma disposition, si – pour explorer certains endroits, ce qui est mystérieux dans cette histoire, ce qui est invisible, ce qui est parfois impossible à imaginer, à décrypter. Je peux les explorer par le récit de certaines expériences, certaines déambulations, pour aller vers certaines choses qui peuvent faire très peur ou au contraire qui peuvent faire l’objet d’une rencontre plutôt réussie. Dans les deux cas, c’est des histoires de rencontre avec – il y a plusieurs façons d’appeler ça – «mon grand mystère», ou alors «ma neuro-évolution», ou alors «ma mutation machin-truc», ça dépend d’où j’en suis. Il n’y aura jamais un mot fixé une fois pour toutes. Je dis souvent : «mon gros bidule». Quoi de mieux pour le coup que d’avoir la fiction? J’ai besoin juste d’un peu de temps et d’un peu d’énergie. Et ça me donne énormément de plaisir et, mine de rien, je le fais uniquement parce que j’ai besoin de le faire, c’est très nécessaire. C’est la façon la plus forte que j’ai d’être à la hauteur de ce machin.
Pour en revenir au film, je pense qu’on décolle du réel, c’est vrai, mais pas forcément pour être dans de la fiction. Aucun propos n’est inventé, par exemple. On décolle au niveau de la représentation de ce qu’on est, dans notre manière d’apparaître, dans des univers chaque fois construits artificiellement par Vlad Cruells, le décorateur avec lequel Fabrizio a travaillé sur le film, à partir de toutes nos discussions sur nos propres forces qui sont, elles, complètement authentiques.
On sent beaucoup de tendresse dans la façon dont la communauté Huntington apparaît et agit, notamment dans les récits des rencontres que Dingdingdong permet. Ça contraste avec d’autres groupes de malades, comme Act Up par exemple, qui ont opté pour des modes opératoires plus violents pour faire prise sur la situation qu’imposait le SIDA. Pour être capables de formuler et de porter cette violence, il fallait en passer par une mise à l’épreuve au sein même du groupe, avec pour effet d’engager des postures plus ouvertement héroïques.
Oui c’est vrai, je n’avais jamais fait le rapprochement avec la violence à Act Up, mais pas seulement : je travaille souvent avec AIDES et c’est incroyable encore cette tension, qui vire facilement à l’affrontement, c’est une culture de leur activisme. Et d’ailleurs je ne supporte pas bien, très vite je m’en vais, même si je respecte tellement ce qu’ils font. Cependant, dans les groupes d’entraide, il y a énormément de tendresse et tout, mais il y a aussi des moments plus vifs. Avec Huntington, il y a un moment où ça devient littéralement compliqué d’être calme, pour des raisons neuro-cognitives. Le circuit des inhibitions est enrayé, il ne fonctionne pas convenablement donc les gens disent tout ce qui leur passe par la tête [rires]. Je peux vous dire que pour un groupe d’entraide, c’est chaud! La moindre émotion est vécue au centuple et est renvoyée au centuple! Ça pose plein de problèmes dans les relations avec les autres… Les gens se coupent la parole à fond, le ton monte tout de suite. Et en plus ça gigote, évidemment. Physiquement aussi c’est épuisant. On n’est pas tous comme ça, il y en a plein dont la chorée est moins forte ou atténuée par les médicaments. D’ailleurs, ça serait vraiment compliqué d’avoir un groupe de très grands choréiques – ou alors il faudrait un local spécial, avec des trucs vissés au sol et surtout plein de coussins [rires].
Avec la chorée, c’est vrai qu’il y a un truc physique et écologique très impressionnant, tu entres dans un monde qui se met lui-même à gigoter. En tant que participant ça t’affecte, c’est physiquement engageant. La chorée c’est d’ailleurs plus un problème pour les proches que pour les gens eux-mêmes qui la sentent très peu parce que le cerveau, dans sa plasticité neuro-cognitive, apprend progressivement à l’intégrer comme quelque chose de normal. Les choréiques savent qu’ils bougent, que ça fait tomber des trucs, que c’est chiant, mais eux ne la sentent pas vraiment. Et encore heureux! Le cerveau modifie les paramètres de ce qu’il perçoit comme bouger / pas bouger, il gomme le ressenti de la proprioception du mouvement. Mais l’entourage, lui, peut être exténué. Souvent la plainte, concernant la chorée – c’est ce que disent les neurologues – c’est celle des proches. Et donc parfois les huntingtonien.ne.s décident de prendre des neuroleptiques pour que ce soit moins crevant pour leur entourage. Il y a toute une négociation possible et passionnante à déployer à ce sujet.
Pourtant, la chorée c’est une boîte aveugle, tout le monde s’en fout. C’est pour ça que nous l’explorons aussi avec la danse. Mais tout ce rapport au corps, qui est beaucoup investigué par les physio-thérapeutes, les psychomotriciens, tous ces métiers un peu hybrides paramédicaux, est complètement méprisé par la profession médicale – au fond les médecins s’en foutent, ce qui les intéresse c’est de savoir si on peut appuyer sur un bouton «on» ou un bouton «off», c’est ça qu’ils essaient de faire avec les neuroleptiques. Mais le sens de ça, le vécu de ça, c’est pas du tout leur intérêt, ils n’ont pas du tout cette curiosité-là. Qu’est-ce qui se passerait, par exemple, si on retirait la chorée à des gens qui sont choréiques depuis quinze ans? Ces pistes sont très peu explorées. Dans les congrès j’en n’entends jamais parler.
Et vous n’arrivez pas à les changer les chercheurs?
Pas encore. Peut-être que par des biais inconnus de nous, à force de prendre les choses par plein de bouts on finit par avoir une certaine influence. Mais on fait face à quelque chose d’énorme qui s’appelle l’Evidence-Based Medicine. Et toute la recherche, qu’elle soit en médecine ou en psychologie même maintenant aussi, est complètement guidée et formatée par ça. Et ça, ça exclut… la totalité des trucs intéressants. Je te jure. À chaque fois que quelque chose d’intéressant est découvert, par exemple pour une personne ou un petit groupe, ça ne pourra pas être relayé parce que cela va forcément être non-vérifiable pour l’Evidence-Based Medicine. C’est la grande question de l’évaluation.
Les questions d’évaluation ça nous intéresse beaucoup, qu’est-ce qu’on mesure quand on évalue du soin?
Il y a des gens dont on est très proches dans le Huntingtonland, des danseurs contemporains eux-mêmes concernés par Huntington, qui ont monté un atelier d’improvisation en danse contemporaine avec des malades depuis dix ans maintenant. Cet atelier fait un effet bœuf, les gens récupèrent certaines facultés physiques, mais aussi cognitives, c’est incroyable. Dans l’hôpital où ces ateliers avaient lieu, un protocole d’évaluation a été monté, mais ils n’ont jamais pu publier leurs résultats dans un article à comité de lecture, comme c’est l’usage dans le monde de la recherche, parce que les outils d’évaluation à disposition étaient trop pauvres pour savoir lire ce qui se passait et rendre compte des effets produits. C’est quand-même hallucinant, c’est le monde à l’envers. Les chercheurs voient des effets extraordinaires et ils sont contraints de dire «Ouais mais non il n’y en a pas parce que ma machine ne l’a pas vu.» C’est fou. C’est de la dénégation et ça va très loin, c’est politique aussi, parce que ça se fait au profit d’une certaine connaissance majoritaire, qui écarte délibérément d’autres connaissances, celles qui ne vont pas dans le sens de leur norme. C’est très grave.
- Dingdingdong est un collectif de penseur.es, artistes, praticien.nes et usager.es de la maladie de Huntington qui vise la production de connaissances à son sujet, hors de la seule institution médicale. Le collectif adopte une méthode qui articule la collecte de témoignages et l’élaboration de propositions pragmatiques dont le but est d’aider les usager.es – porteur.ses, malades, proches, soignant.es – à la vivre. Dingdingdong invente ainsi une forme inédite de collaboration, en son sein autant qu’avec le monde médical et les autorités sanitaires, pour explorer la maladie comme une planète inconnue et fabriquer, chemin faisant, des récits intimement liés à cette aventure. Voir : https://dingdingdong.org/→
- Depuis 1993, un test génétique permet de savoir si une personne, issue d’une famille où la maladie de Huntington s’exprime, est effectivement porteuse de la maladie. Pour plus de détail sur cette question et ses implications éthiques, personnelles et générationnelles, voir cet article.→
- Voir : https://dingdingdong.org/divers/antenne-dingdingdong/→
- Oliver Sacks a notamment publié le célèbre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau.→