L’approche écosophique construite par Félix Guattari, qui suit en cela Gregory Bateson, met en évidence «des domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir» 1. Ce faisant, elle révèle des manières écologiques de sentir, de penser et d’agir qui nous permettent d’infiltrer, pour ainsi dire, la crise écologique mondiale. Avec Skillcity, notre fondation née de l’initiative de l’écosophe hollandais Henk Oosterling, nous faisons de cette approche une méthode pédagogique que nous appliquons aux quartiers marginalisés de Rotterdam depuis 2007 2. Depuis lors, le fait de travailler avec des enfants a continuellement amplifié à nos yeux la tension entre le niveau «macro», celui de la géoécologie, et le niveau «micro» où la vie se déploie premièrement. Entre notre pratique et notre exercice de réflexion continu, une pédagogie écosophique est en train de prendre forme. Son horizon est borné par l’excès, au sens de surconsommation effrénée et de pénurie artificielle, mais surtout, plus radicalement, de multiplicité infinie, un sens qui découle de l’écosophie.
Équivalorisation
Guattari ouvre Les Trois Écologies sur la question du mode de production du capitalisme postindustriel, qu’il nomme «capitalisme mondial intégré», ou CMI. L’intégration dont il est question dans le CMI est celle du marché et de l’État : le gouvernement et le libre marché ont fusionné, ils sont devenus les deux revers d’une même médaille. Ils fonctionnent selon une logique double – à la manière d’une pince ou de ciseaux – qui valorise l’activité humaine. La valorisation se fait soit en nivelant les différents systèmes de valeurs sur le marché, soit en plaçant certains systèmes ou leurs populations «sous l’emprise des machines policières ou militaires» 3. Pour le CMI, le maintien de l’ordre est nécessaire là où le commerce n’est pas vraiment possible, comme dans ces quartiers de Rotterdam où nous avons lancé Skillcity. C’est ainsi que le commerce et la surveillance policière se rejoignent dans un même processus de valorisation, qui est également un processus d’équivalorisation : la réduction de valeurs différentes à une valeur économique interchangeable. Le CMI a donc toutes les apparences d’un processus continu qui ne se laissera pas stopper par ses contradictions internes : en vrai parasite, il se nourrit de nos façons toujours changeantes de trouver des vies qui valent la peine d’être vécue, quelles que soient les conditions 4.
Non seulement le CMI ne saurait simplement s’immobiliser ou imploser, il a en plus comme conséquence une accentuation de l’exploitation, de la détérioration des droits sociaux et de la destruction des écosystèmes; une intensification de l’extraction, si l’on veut. On peut dire en effet que l’équivalorisation est commise par extraction, et ce rôle crucial de l’extraction est la raison même d’adopter une approche écologique du CMI. L’extraction est la base de l’expansion économique pour toutes les activités commerciales génératrices de profit, de la même manière que l’extraction du pétrole,
du charbon et du gaz de la croute terrestre l’est pour les entreprises de combustibles fossiles. Comme le soutient Naomi Klein, «l’extractivisme» ne renvoie plus seulement à l’extraction des «ressources» naturelles par les entreprises et les États en vue de réaliser des profits; il en est arrivé à désigner une mentalité plus générale selon laquelle on peut s’enrichir sans se soucier des conséquences 5. Guattari propose de comprendre l’écosophie selon les «trois rubriques complémentaires [de] l’écologie sociale, l’écologie mentale et l’écologie environnementale» 6. On pourrait dire dans cette perspective que la mentalité extractiviste agit sur les relations entre soi et les autres, les autres êtres et soi-même. Toutes les relations au sein des trois écologies sont traitées comme des ressources destinées à l’extraction par le État-marché sans considération des déchets produits, qu’ils soient environnementaux, sociaux ou psychologiques. Si l’on entend raviver les formes de la solidarité, il est donc nécessaire de travailler directement sur les subjectivités des personnes, à l’intérieur et à l’extérieur de l’État-marché.
Extinction
Contrairement à ce que les conservateurs aussi bien que les libéraux disent des postmodernes, Guattari s’intéresse explicitement aux «rapports de l’humanité au socius, à la psyché et à la “nature” [qui tendent] à se détériorer de plus en plus» 7. Et si ses préoccupations se comparent à celles d’un conservateur comme Roger Scruton, contrairement aux conservateurs, Guattari ne prône pas un retour à des valeurs universelles. À leurs vues statiques et unifiées de la population, il répond que pour réagir aux extinctions écologiques, les mouvements sociaux doivent organiser «une prise en charge et une gestion plus collective» 8 – un patrimoine humain, autre- ment dit – et une narration transversale :
«Non seulement les espèces disparaissent mais les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine. Tout est mis en œuvre pour écraser sous une chape de silence les luttes d’émancipation des femmes et des nouveaux prolétaires que constituent les chômeurs, les “émarginés”, les immigrés…» 9
Selon moi, l’une des manifestations de cette «chape de silence» est une forme distincte d’asphyxie, une stase économique et sociale en passe de devenir caractéristique des zones défavorisées de notre économie nord-européenne performante. À Rotterdam en effet, ce sont les «nouveaux prolétaires que constituent les chômeurs, les “émarginés”, les immigrés» 10 et, plus encore, leurs enfants qui se résignent à ces zones où la dépression, économique aussi bien que sociale et psychologique, est permanente. Les individus peuvent s’en échapper et ils y parviennent, et la résistance intérieure est présente sous de nombreuses formes. En revanche, elle apparait souvent sous le couvert de valeurs conservatrices et patriarcales. Celles-ci sont une réaction aux forces extérieures à tendances raciste et «extractionnistes», qu’elles alimentent et qui, à leur tour, reviennent en boucle. Cette interaction des forces du marché, des forces sociales et des forces gouvernementales a permis la formation de constellations de pouvoirs qui rendent presque impossible l’embrayage d’un changement positif à partir d’une intervention directe dans et sur ces constellations. Et pendant ce temps, la valeur économique continue de s’échapper… Afin de mettre un terme à l’extinction sociale et mentale des formes de solidarité, de nouvelles aires de partage patrimonial doivent s’établir. Mais elles ne pourront croitre en confrontation directe avec cette stase économique et sociale, puisque celle-ci empêche les réseaux de soins mutuels de s’installer. En particulier, dans les quartiers où Skillcity intervient, les réseaux sociaux forment une couche plutôt mince pour que les luttes émancipatrices soient victorieuses.
Intégrité physique
Tandis que l’approche économique concerne l’extraction des valeurs autres, l’écosophie concerne le tissage de relations entre les différents plans de notre existence. Dans cette perspective, la pensée transversale est cruciale – d’où notre éducation écosophique. Fruit d’une analyse transversale des réseaux appliquée à la stase sociale décrite ci-dessus, elle enseigne en même temps à penser transversalement. Le parcours de Skillcity à l’école primaire s’appelle Intégrité physique. Il porte sur le développement de savoir-faire, manipulations vertueuses de la matière et de la pensée, qui ont un effet sur les relations des enfants à eux-mêmes, entre eux et aux autres êtres vivants. Des savoir-faire, en d’autres mots, qu’ils peuvent employer pour soigner et cultiver leurs écologies – mentale, sociale et biophysique. De six à dix heures de classe par semaine sont consacrées à des activités explicitement relationnelles, organisées selon un cercle écosocial centré sur les corps des enfants. De la terre à la terre, le cercle commence par des repas pris en commun. De nombreux parents, des mères pour la plupart, des stagiaires du secondaire et de l’enseignement supérieur ainsi qu’un cuisinier professionnel préparent chaque midi un repas de deux services : un plat chaud et un bol de fruits frais pour dessert. Les élèves s’assoient à de longues tables où les plus âgés s’occupent des plus jeunes sous la supervision d’un parent ou d’un stagiaire.
Aux Pays-Bas, il n’est pas habituel d’amener un lunch à l’école. Les élèves mangent d’habitude chez eux, entre midi et 13 heures. L’une des conséquences dans les zones défavorisées est que beaucoup d’enfants ne mangent pas bien, voire pas du tout le midi, cela en plus d’une alimentation généralement déficiente. Afin de rompre ce cycle, nous ne nous contentons pas de servir un repas aux enfants. Nous leur enseignons également à faire à manger, dans des cours de cuisine où se retrouvent tous les élèves âgés de quatre à douze ans, et ils assistent à des cours de jardinage et de permaculture dans les potagers construits spécialement pour les écoles. Cultiver, préparer et consommer leurs propres aliments constitue la première moitié du cercle écosocial. Elle concerne essentiellement les liens et le regain d’énergie. La seconde moitié consiste à dépenser l’énergie physique et mentale nouvellement gagnée, dans des cours axés sur l’esprit de compétition : le judo et la philosophie. Les liens s’expriment ici aussi, mais de façon différente : le fait de ne pas faire attention, de ne pas prendre soin de soi ou des autres se traduira par des blessures au judo et des sentiments froissés et des discussions ennuyeuses en philosophie. Aux niveaux «micro» de la classe et «méso» de l’école, le parcours Intégrité physique est donc une interprétation de «l’énoncé de mission» de Guattari pour l’écosophie, à savoir : «Comment réinventer des pratiques sociales qui redonneraient à l’humanité – si elle l’a jamais eu – le sens des responsabilités, non seulement à l’égard de sa propre survie, mais également de l’avenir de toute vie sur cette planète. 11»
Écosophie
C’est en classe de philosophie que nous faisons place à ce que nous avons fini par considérer comme une matière à enseigner à part entière, l’écosophie. Nous sommes en train de rédiger le premier plan de cours définitif, étalé sur trois ans, pour les enfants de 10 à 12 ans. Selon Guattari, «[u]n des problèmes analytiques clés que l’écologie sociale et l’écologie mentale devraient affronter, c’est l’introjection du pouvoir répressif de la part des opprimés.» 12 Afin d’en finir avec cette introjection, l’écosophie enseignée à l’école est une forme de philosophie s’adressant aux enfants qui ne cherche pas seulement à développer leur écologie mentale, mais aussi les aspects physiques et sociaux de l’écologie. Le modèle que nous employons est celui des sphères d’influence concentriques, où les trois écologies sont abordées à chacune des années scolaires. Guattari plaide pour le développement d’une «nouvelle douceur» 13. Mais beaucoup d’enfants dans nos classes ont du mal à reconnaitre leurs émotions pour ce qu’elles sont. C’est pourquoi nous utilisons des techniques de méditation en guise d’introduction à chaque cours. Pendant la première année, ce qui se passe pendant la méditation devient souvent l’objet de la réflexion et de la conversation. La première année est axée sur la découverte de ce que signifient penser et sentir pour chaque enfant respectivement; la deuxième année prend le groupe comme point de départ ; et la troisième inscrit le groupe dans son milieu élargi.
Quand on parle de savoir-faire, on pense spontanément aux arts manuels, au travail de l’artisan. Ce type de savoir-faire, souvent appelé hard skills, se réfère à des compétences techniques, immédiatement applicables à la création matérielle. Dans la pédagogie contemporaine, on parle aussi beaucoup des «compétences du XXI e siècle» comme la créativité et la résolution de problèmes. Il s’agit d’un sous-ensemble de compétences né de la ramification du débat sur les compétences relationnelles, ou soft skills : celles qui aident la personne à trouver son orientation et ses repères par rapport à autrui. Mais les compétences du XXI e siècle sont pensées en fonction de l’efficience personnelle et de l’employabilité. Loin d’être inutiles, elles sont toutefois secondaires quant à nos objectifs. Nous préférons penser les compétences «molles» ou le savoir-faire relationnel dans les termes de la triple écologie. Car bien avant que la question de l’employabilité ne se pose, celle de la capacité à créer des relations positives avec soi, avec ses pairs et avec son environnement, elle, est très présente.
Devenir écofuté
Cette évolution progressive en individu «écofuté» commence par le développement de compétences, de savoir-faire importants pour la moindre conversation : écouter, réagir, exprimer un sentiment, donner son opinion, formuler un argument, reprendre l’argument d’autrui et s’y opposer. La deuxième année ajoute à cela la médiation dans un conflit, la méditation et la discussion. La troisième ajoute l’élaboration de projets écologiques pour lesquels les compétences du XXI e siècle ont aussi leur utilité. Mais qu’en est-il des compétences proprement écologiques? Quelles sont-elles? Quand la transversalité devient-elle un savoir-faire et non, simplement, le motif principal du parcours Intégrité physique? Après tout, si la pensée transversale est la pierre angulaire de l’écosophie, elle devrait être aussi celle de l’écosophie enseignée aux enfants. C’est le California Centre for Ecoliteracy, cette fois, qui nous indique la direction à suivre. À l’instar du poète Wendell Berry, les gens qui animent ce centre croient que le premier savoir-faire écologique consiste à «chercher le motif» 14, ce que nous traduisons par la capacité à repérer les relations de cause à effet, à tisser les fils puis à les manipuler. Pour ce faire, il faut être en mesure de sentir puis de gérer les tensions en nous-mêmes, au sein d’un groupe et dans le monde en général. Avec plusieurs fils, on tisse une toile. Le fil comme la toile recoupent différents aspects de la vie, différents plans écologiques. Le savoir-faire écosophique des enfants s’avère donc à peine différent de celui des adultes. La compétence est la même, seule l’échelle est réduite.
Le fait que la narrativité soit la compétence écosophique essentielle ne devrait pas nous surprendre, en fait, puisque Guattari fait l’éloge d’Ilya Prigogine et d’Isabelle Stengers pour l’avoir introduite explicitement dans le domaine de la physique. Cependant, l’importance nettement plus grande qu’il accorde aux plans micropo- litiques et macropolitiques des problèmes écologiques aboutit à une impasse qui n’est d’aucune utilité dans le cas de l’écosophie enseignée à l’école. Plus encore qu’aux adultes, la dernière chose à faire devant la crise écologique est d’en faire porter le poids à des enfants ou à des adolescents. Une telle méthode d’éducation, digne du Titan Atlas, pourrait certainement être qualifiée d’écoterreur. Pourtant, Atlas portant le poids du monde sur ses épaules, c’est aussi «la vue de nulle part» ou
«le point de vue de Sirius» 15 qui a présidé à la naissance de l’écologie : la métaphore de la Terre comme vaisseau spatial. Il est donc difficile de faire abstraction du Titan. Nous nous efforçons de le faire en nous libérant de la stase économique et sociale où beaucoup de choses se passent autour des enfants et de leurs parents, mais très peu avec eux. Si l’on arrive à « sortir de » (ek, en grec) cette stase, ce sera, littéralement, l’extase – l’ek-stasis.
Excès
Si l’on accepte la transversalité comme principe directeur, on doit rejeter la perspective «Atlas». Repérer des tensions, des trames et des motifs causaux au moyen de la narration est une activité qui ne connait pas de fin, tandis que le fardeau d’Atlas est de transporter et de veiller sur «le tout» – une malédiction qui ronge et que l’écosophie comme discipline scolaire ne lève pas, mais qu’elle repousse pour se concentrer sur une tension moindre : agir sur l’excès que constitue cette infinité de possibles à déceler, à tisser et à raconter. Par le biais de l’écosophie, l’écologie devient un champ où chacun peut entrer et se rendre responsable de sa propre vie, des autres personnes et des autres êtres à une échelle qui correspond à ses capacités. L’écologie se fait solidaire, même des enfants, quitte à devenir infinie. Mais justement, l’idée que l’horizon de l’écologie est bouché, c’est précisément ce que nous essayons de dépasser – et pas juste pour les petits.
- Félix Guattari. Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989. p.14→
- Skillcity propose un parcours écosophique qui s’étend du primaire à la formation technique et professionnelle. Dans cet article, je considère uniquement le parcours Intégrité physique, destiné aux élèves du primaire.→
- Guattari, op. cit. p.15→
- Félix Guattari et Antonio Negri, Les nouveaux espaces de liberté, Les Éditions Lignes, Fécamp (France), 2010. p. 83→
- Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, traduit de l’anglais (Canada) par Nicolas Calve et Geneviève Boulanger, Actes Sud, Arles, 2015. p.196→
- Guattari, op. cit. p.31→
- Ibid. →
- Ibid. p.32-33→
- Ibid. p.35→
- Ibid.→
- Félix Guattari, Chaosmose, Galilée, Paris, 1990. p.119-120→
- Guattari, 1989, op. cit. p.42→
- Ibid. p.45→
- Michael K. Stone et Zenobia Barlow. Ecological Literacy. Educating Our Children for a Sustainable World, Sierra Club Books, San Francisco, 2005. p.30-40→
- Bruno Latour, « Facing Gaia. Six Lectures on the Political Theology of Nature », The Gifford Lectures on Natural Religion, Édimbourg, du 18 au 28 février 2013. PDF, version 19-2-13. 2013. p.54→