Puissance1

Ce qui se manifeste par l’idée de puissance ce peut être l’image d’un pouvoir institué : C’est ainsi qu’on disait autrefois, avant 1982 : le Dominion du Canada, ou, en français, la Puissance du Canada, en référence à cette émanation géopolitique de l’Empire britannique, dont nous sommes peut-être, si on est chanceux, citoyens.

La puissance, potestas, un mot latin pour référer aux soi-disant souverainetés des monarchies absolues qui, avec l’aval de l’Empire chrétien d’occident, fameux monopole spirituel, ont commandé des conquêtes à des business de transport intercontinental, à des banques et des compagnies d’assurance, à des sous-traitants et à des pirates, à des congrégations religieuses, à des soldats à la petite semaine, et à des spécialistes des ressources humaines – engagés, colons, esclaves, notaires et filles du roi, influenceurs, petites mains, c’est quoi ta job?

La puissance, c’est alors l’ÉTAT, le Léviathan, le nom propre, la personne morale, la Reine, le «monopole légitime de la violence» comme l’État aime lui-même se définir.

Puissants

La puissance évoque aussi nécessairement l’idée des puissants :

Ils sont souvent des «hommes d’État», mais encore plus souvent les amis de l’État, là où, sur quelque plateau de connivence mythologique entre ombre et lumière, on ne mange probablement pas des ramens végétaliens en groupe dans du carton recyclable.

Ce sont des Jésus orange;
Des présidents à tronçonneuse;
Des peddlers de technologie;
Des propriétaires de yacht qui coutent 50,000$ le plein et dont les toilettes flushent directement dans la Méditerranée;
Ce sont des magnats de la communication crapuleuse, des marchands de haine contents d’eux-mêmes;
Des tueurs de femmes avec un million d’abonnés sur Instagram;
Des bonhommes qui font du trafic de bébé tigre qui servent à amuser des escortes dans des chambres d’hôtel de Las Vegas;
Ce sont des philanthropes propriétaires de cabinets d’arrivistes dynamiques qui vident les coffres publics et remplissent les leurs à coup de flexibilité, d’agilité, d’approche lean, de chaine de production just in time – on dirait des jets privés.

Et il y a tout ceux, toutes celles, celleux, cellulose, cellophane, suremballage commandé par onde cellulaire peut-être livré par drone jusqu’aux portes de fastueuses hypothèques où la balayeuse se passe néanmoins et les cartons de take-out s’acheminent par boite de plastique bleu dans d’hypothétiques loops de revalorisation. La puissance est au singulier, et les puissants sont au pluriel. Tout le monde a un nom propre et des secrets sales. C’est un certain ordre des choses. Le seul que l’on connaisse.

L’image : des accumulateurs de puissance

Le jeune Nietzsche écrit, et la jeune Dalie ne l’a jamais oublié même si je ne sais plus où c’est écrit parce que c’est écrit en moi : «il n’y a pas de civilisation sans esclavage».

La courbe de la civilité est toujours la construction d’une échelle de détermination de la valeur des êtres, une hiérarchie en somme, qui a pour fonction de légitimer un pouvoir de capture,

un pouvoir d’extermination,
un pouvoir de concentration,
un pouvoir de confiscation,
un pouvoir de domestication,
un pouvoir de mise en esclavage,
un pouvoir de destruction, dont l’horizon unique et total est celui de l’accumulation.

La domination comme forme générale de territorialité, une territorialité que l’on pourra dire impériale, ce territoire de la puissance, celui des puissants, est la condition de possibilité du surplus. C’est une territorialité intégralement accumulatrice : escaliers roulants, convoyeurs, rampes de lancement, viaducs, stations service, fibre optique, câbles sous-marins, émetteurs récepteurs, stationnement à étage, clignotants, manivelles, swipe, swipe, swipe, tinque, gaze, paye.

Nous vivons, étant civilisés, dans des accumulateurs de puissance – ainsi nos maisons sont des hypothèques, et notre attention des revenus publicitaires.

Survivre

Homo sapiens advient avec la position verticale. C’est la bête qui se dresse sur ses pattes arrière.

Se lever sur ses pattes arrière, et libérer les mains : naissance de la technique. Le couteau, le bâton, la pierre, la corde. Gratter, couper, lancer, frapper, tirer. Éventuellement : envoyer une armée pour prendre possession d’un continent. Image de l’État.

Se lever sur ses pattes arrière, libérer les mains et, ce faisant, libérer la gueule : naissance de la parole. Phonétiser, parler, symboliser, transmettre.

Éventuellement : inventer une mesure d’équivalence universelle pour capturer le futur. Image du capital.

L’État et le capital forment le complexe d’accumulation monopolistique et autonome qui caractérise le contemporain global, machine de guerre technoscientifique qui se présente comme le prolongement zoologique de Sapiens, qui fait la guerre à la Terre, à la finitude, au vivant, à l’eau, qui chauffe, qui produit du déchet, qui désertifie, qui rase, qui brûle, qui déplace, qui accumule, qui produit du surplus, qui produit des paysages pharaoniques, de la vitesse, des ciels de satellites, des gâteaux Vachon, des cartes à puces.

André Leroi-Gourhan écrit qu’à partir du moment où les groupements d’homo sapiens se constituent en groupes nationaux,

«l’organisme collectif devient prépondérant de manière de plus en plus impérative et l’homme devient l’instrument d’une ascension technoéconomique à laquelle il prête ses idées et ses bras. De la sorte, la société humaine devient la principale consommatrice d’hommes, sous toutes les formes, par la violence ou le travail. L’homme y gagne d’assurer progressivement une prise de possession du monde naturel qui doit, si l’on projette dans le futur les termes techno-économiques de l’actuel, se terminer par une victoire totale, la dernière poche de pétrole vidée pour cuire la dernière pognée d’herbe mangée avec le dernier rat2

L’impuissance

Quel est le lien, et y a-t-il un lien, entre les puissants, ceux qui exercent ou croient exercer le pouvoir, un pouvoir, celui de l’État, celui du capital, et les autres, celleux qui ne le sont pas, celleux qui n’en sont pas? Qui est l’autre du puissant? Et quel est le revers de la puissance au singulier? Qui sont les impuissant·es, et qu’est-ce que l’impuissance?

Brûler 60 litres de pétrole raffiné chaque semaine et s’inquiéter des changements climatiques;
Remplir à ras-bord à chaque deux semaines un bac de recyclage de quatre pieds de haut;
Brancher ses appareils pour recharge pendant que les sous-traitants d’Hydro-Québec rasent la forêt sous les fils, huit mètres de chaque côté, sur tout le réseau électrique dans toute la province;
Choisir entre le rouge de la vertu libérale ou le bleu de la libârté complotiste une fois tous les quatre ans;
Utiliser Facebook;
Ne pas utiliser Facebook;
Se faire un radeau de luxe au milieu de l’océan pour ne pas payer l’impôt qu’on ne paye déjà pas;
Partir dans le bois avec un fusil pour ne pas payer l’impôt qu’on ne paye déjà pas;
Souffrir d’éco-anxiété et aller en Europe pour des vacances, propulsé au kérosène;
Manger à la vitesse fossile;
S’habiller à la vitesse fossile;
Se divertir à la vitesse fossile;
Se loger à la vitesse fossile;
Se soigner à la vitesse fossile;
Se faire vendre des diplômes;
S’endetter pour payer les diplômes que l’on nous vend;

Avoir le choix entre acheter et acheter, vendre et vendre, acheter et vendre, se vendre et se faire acheter, faire des achats en ligne ou en magasin, magasiner une formation, marketplace ou kijiji, acheter un chien, essayer de s’en débarrasser, s’abonner au gym, s’abonner à une info-lettre, retourner un colis, changer d’assureur.

Savoir au plus profond de son être qu’il n’y a pas de vertu qui vaille, que de séparer le monde en bons et en méchants n’y fera rien, et que nous sommes évidemment perdus, comme l’a écrit de manière énigmatique et peut-être vraie Walter Benjamin, à confondre les moyens d’agir avec la puissance d’agir.

Où il s’agit de cesser de (se) penser comme un État —

Le jugement : un devenir multiple

Que seraient non pas la puissance, la puissance des puissants, l’impuissance des impuissants, leurs noms propres et les fantaisies de maîtrise, mais plutôt : une vie, une science, des collectifs dans la compagnie des puissances, puissances plurielles, puissances au pluriel.

Puissances qui nous agitent, nous confrontent, nous dépassent, nous menacent, puissances que nous épousons, naviguons, faisons danser jusqu’à ce que la musique change;

Puissances que nous éprouvons et qui nous éprouvent, puissances que nous prions;

Puissances qui nous animent, anima, vent, air, souffle, rires et larmes dont nous sommes le médium et le vecteur;

Puissances d’agir, en partage, en sourdine, éternelles, conspiratrices, incompressibles, toujours recommencées;

Puissance des éléments, feu, eau, insectes, virus, carnassiers, monde minéral, monde onirique, opérations magiques;

Puissance du corps, des corps, puissance du nombre, devenir multiple, contingence, contiguïté, pouvoir d’affecter, puissance de l’affect – ce qui peut, ce qui se peut. En acte. Tout ce qui se peut.

Puissances en passe de ruiner les accumulateurs de puissance, dans le petit et le grand, le quotidien et le structural, en travers, à rebrousse-poil, par les racines, frontalement, imperceptiblement, par usure, I prefer not to, pratiques de dés-accumulation, marges de la civilité, improductivité, désoeuvrement, détournement, dilapidation, inutilité, stérilité, abolition, mutinerie, désaffectation, amitié, dommage, rêve.

Puisque le monde brûle : sur la piste d’une éthique de la combustion.

  1. Le texte Puissances a été lu par l’autrice le 13 décembre 2023 dans le cadre du Salon #2, organisé par AXENÉO7 à Gatineau.
  2. Leroi-Gourhan A. (1964), Le Geste et la parole, I : Techniques et langage, Paris, Albin Michel. p.260