J’ai grandi en banlieue dans un nouveau développement, le genre de quartier résidentiel qui aurait pu être construit la semaine dernière dans n’importe quelle ville moyenne d’Amérique du Nord. Dans notre petite cour carrée, nous avions une clôture en bois pour protéger notre intimité. Notre lopin. À quatre ou cinq ans, l’âge où on ne s’ennuie pas encore, je passais beaucoup de temps dans cet enclos. Une de mes activités préférées consistait à peinturer les planches en pin de la clôture à l’aide d’un petit pinceau et d’un seau d’eau. Cela pouvait durer toute la journée, car la teinte foncée du bois humide venait toujours à sécher au soleil, au fur et à mesure que j’avançais dans mes travaux. Je devais constamment revenir sur mes pas, faire des retouches. Cette tâche, impossible, était la seule que je désirais réellement accomplir.
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Le 17 novembre 1917, Ludwig Wittgenstein s’adresse au Cercle des hérétiques 1. En guise de préambule à sa conférence, le philosophe s’excuse par avance de malmener la grammaire anglaise (sa langue maternelle étant l’allemand). Il appréhende la déception des attentes du public réuni (composé pour la plupart de logiciens) et finalement, dit espérer qu’on arrivera à le suivre dans sa réflexion sur le sujet délicat qu’il a choisi d’aborder : l’éthique.
La délicatesse avec laquelle il introduit son propos vient du fait que l’éthique traite d’une expérience si radicale du monde, c’est-à-dire, si foncièrement ordinaire, qu’elle ne se laisse pas clairement définir par une structure de règles logiques et invariables. C’est trop messy. Contrairement à la morale, l’éthique n’établit pas des principes par avance. Elle engage plutôt un mode d’existence, une inclinaison et une intonation que je suis amené à donner à mon corps et ma voix dans les situations de la vie. Ce rapport fluctuant, évolutif et variable entre mes intentions et mes actions (Emmanuel Hocquard) est proprement inexprimable. Parler d’éthique me confronte aux limites insurmontables du langage, tout au plus peut-on montrer cet inexprimable, ce que j’éprouve lorsque je m’émerveille de l’existence du monde. Évoquer ce qui nous heurte, parfois : que vivre, cela tient à quelque chose. L’éthique entraine en périphérie des prescriptions du langage, à jouer ses limites en se frottant à ce qui l’induit, mais ne peut contenir – un dehors dont je ne peux rien dire – ce qui n’oblige pas forcément à se taire.
Cette posture emporte en une sorte d’enchantement face à ce que le monde nous fait faire, elle nous amène à l’éprouver comme un «miracle» (c’est le mot qu’utilise Wittgenstein), c’est-à-dire comme l’événement tout à fait inédit de sa propre composition continue avec les situations de notre vie. Si l’éthique, le politique et l’art nous engagent à (re)composer un monde habitable, ces formes de vie résistent aux définitions nettes du langage. Elles font sens par la persistance même du langage et l’acharnement avec lequel nous travaillons à l’énoncer, négocions ses règles, jouissons de ses leurres, modulons ses intensités. Se limiter au maximum en épuisant ses possibles : la joie.
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Renoncer à l’illimité. Plutôt se rassembler autour du très limité et en tracer une carte, sentir ses surfaces. Les limites montrent plus qu’elles ne contiennent. Les cerner, voilà un beau problème. Il y a là un mouvement désespéré, toujours déjà collectif, se faisant de proche en proche, à corps défendant, lorsqu’un désir d’autonomie s’exerce dans le soin de ce qui nous lie : nos ami·e.s, nos amours, nos territoires.
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Wittgenstein dramatise ce que nous faisons des limites du langage, de la perception, de la cognition : this running against the walls of our cage is perfectly, absolutely hopeless. Aucune connaissance ne peut être tirée de cet acharnement, de cette vitalité désespérée (Pasolini) qui nous pousse à appréhender nos situationslimites. Il est possible, par ailleurs, d’y voir une occasion de se laisser toucher, d’évoquer comment nous y sommes assujettis. Ce que Wittgenstein a tenté de décrire jusqu’à la fin de sa vie, c’est que nous habitons les règles du langage qui nous habite. Ces limites et présupposés que nous apprenons à suivre ou à contester, ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari nomment les «mots d’ordre», constituent en fait un tissu vivant de gestes, à la fois naturel et social, fragile et contextuel.
Ces trames et ce qui les trouble je m’y abandonne au quotidien. J’y suis attaché. Il s’agit alors, d’une situation à l’autre, d’élucider si j’y suis bien ou mal attaché tout en admettant une certaine impuissance à maîtriser ce qui me lie. Les mots d’ordre partagés (ma culture, mon école, ma région, ma gang…) me font parler, mais la grammaire soutient du même coup la tâche patiente de les cerner, voire de m’en dégager partiellement (pour ne pas me retrouver seul à peinturer la clôture). Ce dégagement réactive du commun dans un souci de ce qui nous arrive.
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Ce qui nous arrive cet été où j’habite, à la confluence des rivières Tenagadin Zibi et Kitchissippi, ce sont des tornades de plus en plus fréquentes, un smog dense provenant des incendies hors de contrôle au nord, des inondations, des canicules historiques, une pénurie critique de logements sociaux qui contraint des centaines de personnes à survivre dans des abris de fortune au bord des ruisseaux, une spéculation immobilière vertigineuse, une bretelle d’autoroute de plus et le projet d’un nouveau pont routier pour relier Gatineau et Ottawa. Ce qui nous arrive, c’est aussi la pénurie d’enseignant·e.s dans des classes où les plafonds coulent, des urgences fermées par manque de personnel et l’extinction graduelle d’espèces vivantes et de langues vernaculaires. Ce qui nous arrive, c’est l’épuisement mental et physique de nos corps participant à l’épuisement du territoire.
Être soucieux de ce qui nous arrive, c’est tendre à faire part des écologies menacées, apeurées, abîmées. Cette attention, délabrée peut-être, exerce néanmoins nos capacités à faire sens en commun de l’impuissance individuelle face aux violences et inégalités plus prégnantes que jamais. On ne s’en sortira pas, c’est un fait. Cela n’empêche pas de se demander comment ça se fait, d’imaginer une grammaire du délabrement à partir de ce qui reste d’inappropriable : le dénouement des mots d’ordre (poésie), le partage de gestes gratuits (soutien mutuel) et les tâches interminables qui soutiennent le désir (désoeuvrement).
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Je viens de la classe moyenne, mes parents étaient fonctionnaires du gouvernement fédéral, comme une grande part de la population de la région de Gatineau-Ottawa. J’ai habité dans différents quartiers en périphérie de la capitale fédérale. Après des errances, des études, une vie en ville, je suis revenu et j’y travaille. Je travaille mon retour dans une banlieue ordinaire.
Ce que je quittais et retrouve aujourd’hui, c’est la vie normale-moyenne : sous le ciel de la crise, ce sont la souveraineté du quotidien, les embûches ordinaires et les petits rêves réalisés qui ont donné leur texture à nos vies (Dalie Giroux). Banlieue et classe moyenne – ces paramètres identitaires flous, et si relatifs aux régions géopolitiques, continuent d’exercer une emprise sur l’imaginaire du territoire nord-américain et configure l’arrière-fond d’une vie dite «normale», d’une existence périphérique porteuse d’une promesse de sécurité, de stabilité et de loisir à l’abri des crises socio-économiques ponctuelles. Durant la pandémie, en effet, on étouffait moins au bord de la rivière et dans une forêt de pins qu’en pleine ville-centre. Aylmer, la banlieue où je vis, est une ville-dortoir née des vestiges d’une ancienne villégiature et d’un parc d’attractions. Elle est une intrication de dispositifs exemplaires de l’alliage techno-capitaliste entre l’état nation et la consommation émancipatrice, la circulation motorisée endémique et les sentiers naturels récréatifs à proximité, l’accès à la propriété et l’endettement systémique, une diversité ethnoculturelle croissante et un curieux libéralisme réactionnaire. J’y habite en famille dans une maison dont je suis co-propriétaire et c’est en prise avec ces habitudes – la grammaire du normal-moyen – que je tente de résister : en me rendant présent à ce qui nous fragilise. Mon engagement politique se résume à soigner mes relations quotidiennes, surtout l’épuisement et l’anxiété des personnes que j’aime. J’ai la conviction qu’une transformation profonde s’impose, mais doute de la portée de mes gestes pour conjurer les violences qui nous morcellent. Je suis du côté de celles et ceux qui se demandent comment organiser le pessimisme. Ni plus ni moins.
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Chaque fois que j’échoue à allier ma solitude à d’autres solitudes, je me rappelle que le langage ne m’a pas encore quitté; que les mots d’ordre parfois me font faire autre chose; que leurs agencements ne sont ni stables ou immuables, mais précaires et situés; que la valeur d’une propriété se défait par des usages imprévus; qu’une remise abandonnée peut devenir friperie collective et lieu de guérison.
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Sur le territoire périphérique du normal-moyen, il y a des occasions de remanier nos attachements, d’expérimenter et de déposer les hiérarchies qui s’imposent à nous, des lieux où se heurter à la grammaire hégémonique, ce qu’elle épuise et fait naître. Y circule entre autres une langue bâtarde entre le français et l’américain, une parlure que je parle moyen, qui me trahit et me dénude. Je me demande si j’arriverai à trouver un jour l’intonation juste, une voix capable de rendre commun ce qui parle par ma bouche, sans jamais parler pour les autres. À habiter des franges de la banlieue où vivre les tornades, les inondations et les feux à venir, où prendre des marches l’hiver sur la rivière qui gèle encore. À s’échanger les graines de fleurs glanées pour les semer le printemps venu dans nos petites platebandes. À boire une teinture faite avec une plante qu’une amie aura soignée.
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La ville-dortoir peut-elle se transformer en lieu de revendication d’un repos social? Je ne demande pas qu’on supprime la fatigue. Je demande à être reconduit dans une région où il soit possible d’être fatigué (Maurice Blanchot). Ce qui me travaille, c’est le désir d’agir inévitablement lié. Quelle action est susceptible de répondre aux mots d’ordre? Comment retrouver du commun lorsque l’individualisme de la vie normale-moyenne nous épuise? Comment ne pas opposer la liberté et l’obligation (Maggie Nelson), se réapproprier nos limites et revendiquer nos dépendances, à autrui et au territoire? Comment réimaginer la syntaxe de nos relations?
Dans la grammaire archaïque, il existe une forme verbale entre la voix active et la voix passive. La voix moyenne exprime des situations où le sujet subit une action en même temps qu’il l’accomplit. Par exemple : «les branches tombées durant la tornade se ramassent à plusieurs». On peut en faire un feu ou des tuteurs pour les tomates du jardin ou juste un tas à composter. Ni active ni passive, la voix moyenne effectue en s’affectant (Emile Benveniste), occupée à vouloir-vivre plus qu’à vouloir saisir, à traverser les apories (l’enclave de la cour, les limites du langage, les normes néolibérales) sans prétendre les déjouer héroïquement par la force de la volonté. Prendre (ou ne pas prendre) la parole, en ce sens, ouvre une voie dans le territoire périphérique, une lisière qui donne du jeu aux espaces clos (catégories ou cloisons), c’est-à-dire une frange qui y participe sans pour autant s’y confondre. La grammaire dont il faut prendre soin a les traits d’une lisière, à la fois active et passive, infondée et sauvage (Robert Hébert) : elle impose un ordre à ce qui est possible (active) en dépendant des usages qui en sont fait (passive).
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Émietter la banlieue, ne pas respecter la périphérie. Se laisser toucher par ce qui en elle reste vague, ce qui grouille dans les lisières de l’étalement urbain. Le périphérique traversant la périphérie. Faire attention aux orties. Les cueillir avec des gants.
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Une hospitalité radicale rend possible une grammaire de la voix moyenne. Le patio est la figure concrète d’une telle hospitalité, c’est une forme de lisière aménagée dans les zones d’habitation post-coloniale. L’en dedans et l’en dehors s’indiffèrent sur le patio; leur hostilité s’annule par les gestes et les mots qu’il soutient et qui en sont les prolongements. Le patio s’occupe des entités qui l’occupent. L’usage du patio échappe peut-être à la modalité de la propriété privée comme un surplus de vitalité qui excède les métriques du marché immobilier. Entre l’intimité de la maison et l’entropie du jardin, cette plateforme ne conteste pas les limites de la situation – le cadre normal-moyen de la banlieue nord-américaine. Il en fait la scène d’une certaine chorégraphie irrésolue, d’une cohérence immaîtrisable qui à tout moment peut surgir. Tandis que l’étalement urbain se poursuit, le patio abrite des chats et des boitements, des scandales et des chauves-souris, des litanies sous la pluie et du mobilier tombant doucement en ruines. Le patio joue la fonction d’un tenseur, il fait que la langue tend vers une limite de ses éléments, formes ou notions, vers un en-deçà ou un au-delà de la langue (Deleuze et Guattari). Sur le patio retentissent des rires et des refrains entre les grillades d’aubergines, un espace de parole pour tous et pour chacun, la rumeur anonyme du désoeuvrement.
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Certain·e.s de mes voisin·e.s détestent les métaphores, d’autres les chérissent. D’autres encore s’en méfient tellement qu’iels préfèrent régresser jusqu’au bégaiement. Pour ma part, une métaphore qui bégaie cesse de l’être, et ce bégaiement trace une figure qui rapproche ce qui était distant. Naît alors une amplitude impersonnelle, de voix et de gestes, et à travers les variations de cette amplitude, l’impuissance s’active. L’instabilité d’une situation mobilise une force collective, un refrain émerge. Je ne saurais dire pourquoi. Pour faire travailler les limites du langage, on peut se tourner vers un en-deçà de la langue. Par exemple, se laisser aller dans le chant neutre d’un refrain : berceuse, chant de labeur, slogan de manifestation, comptine, prière… La poésie, entendue comme poiesis, fabriquer, produire, c’est-à-dire «mettre en présence», dégage une grammaire d’en-deçà, nous travaille et donne à entendre quelque chose de si ordinaire que ça nous apparaît étrange, insaisissable. Quand les mots d’ordre et les prescriptions nous laissent tomber, lorsque la langue nous divise et nous isole, la poésie en-deçà rappelle ce que les mots et la langue auraient pu nous faire faire, elle rappelle l’échappée provisoire qu’une autre grammaire rend possible, un rythme à sentir, l’intonation d’une voix fugitive.
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Un refrain ordinaire est sans gloire ni consolation. Il s’accompagne de voix concordantes ou non suivant les variations d’un air quelconque. Il retentit, nous garde aller quand vient le temps de s’en sortir. Il recueille nos peurs et anxiétés, leur donne forme, oriente. Nulle part où aller à part dans le chant. Outre le chant qui porte, qui porte… Le destin d’un choeur est d’être dissout. La voix se dissipe dans l’épaisseur des choses, dans l’espace ouvert impossible à combler. Il ne faut pas oublier de reprendre son souffle. Le refrain tire de la voix la matière des liens, fragile et poreuse, entre l’oeuvre et le désoeuvrement.
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Imaginez la scène : tout à coup elle refuse de vivre dans le regard d’un autre sans pour autant éviter ce qui en lui la traverse; tout à coup elle évite le conflit sans renoncer à ce qui par lui la fait trembler. Imaginez une conviction n’ayant plus besoin d’une cause identifiable, mais simplement de s’abandonner au sentiment d’impuissance qu’une situation fait naître en vous : la mort qui veille, la fatigue qui troue, la peur qui guette, le désir qui emporte. Et si on habitait cette scène? Et si on se donnait les moyens de suspendre la violence du monde et des paradigmes qui l’enferment, d’accueillir ses nuances infinies en le (re)composant? Il faudrait moins de principes et plus de tact. Une passion neutre.