En vue de la Triennale québécoise 2011, intitulée Le travail qui nous attend, le Musée d’art contemporain de Montréal a tenu à maintenir secrète la liste des artistes participant.e.s à son exposition1. Si cette décision a pu favoriser le marketing de l’évènement en dopant les attentes du public, elle a en effet établi une nouvelle façon d’entrevoir la relation qu’entretient le Musée avec les acteurs et actrices de son milieu rapproché. En réponse à cette situation, je me suis tourné vers mark. L’entrevue ci-après a d’abord été publiée dans le catalogue de la Triennale québécoise 2011 comme l’un des trois volets de l’oeuvre que j’ai réalisée à l’occasion de l’exposition. — fl

 

le merle

Votre pratique artistique met de l’avant le soin, l’attention et la discussion sur les circonstances dans lesquelles vous êtes invitées à travailler. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la pratique que vous développez en tant que groupe?

mark

Notre objectif est de montrer la réalité intérieure et le contexte entourant l’élaboration des expositions. Dans un tel cadre de travail, ce qui demeure invisible, ce qui n’est pas dévoilé nous est familier en tant qu’artistes et auteur.trice.s d’expositions, et parfois en tant que spectateurs et spectatrices. Nous révélons ce cadre de travail, point de départ depuis lequel se développe notre pratique artistique, ce qui nous donne également l’occasion de discuter de notre attitude globale à l’endroit du «spectacle» et des attentes de performance de ces grandes expositions. Inutile de dire que nous ne nous faisons pas nécessairement des ami.e.s dans ce genre de travail. Nous sommes souvent perçues comme un inconvénient. Collaborer avec mark comporte une forme de risque et requiert une décision consciente.

lm

Plutôt que de parler de la spécificité du contexte et de la sensibilité au site comme s’il s’agissait de tactiques, pourriez-vous caractériser ces approches en tant que partie intégrante de votre pratique artistique?

m

Ça a beaucoup à voir avec le rythme auquel nous traitons l’information. Les discussions que nous soulevons en tant que groupe nous permettent de ralentir à la fois l’acte créatif et sa réception. Le travail épouse un rythme similaire: une décélération de l’expérience susceptible de provoquer, chez le public (y compris les organisatrices et les commissai­res), une réflexion nouvelle ou différente sur des circonstances familières. Cela peut ensuite donner lieu à une accélération de son propre développement. Nous offrons au spectatrice-destinataire de rompre avec les concepts et les interprétations préexistants pour s’orienter vers de nouveaux modes de questionnement.

lm

Pourriez-vous exposer en détail ce changement collectif de vitesse et ses répercussions?

m

Pragmatiquement, il y a une grande différence entre le travail individuel et le travail au sein d’un groupe. Dans une dynamique de groupe, la nécessité pour chacun d’agir et de se positionner revêt une plus grande importance. Pendant l’élaboration d’une oeuvre, notre travail est sans cesse réévalué, et fait constamment l’objet d’une réflexion de la part de tous les membres du groupe. Le processus de «ralentissement» dont nous parlions plus tôt décrit assez bien notre approche et ses effets. En travai­llant à cinq, chacune met à contribution sa propre spécialisation professionnelle, son expérience, son point de vue. C’est pourquoi nous devons passer par un certain processus pour cristalliser une com­préhension des paramètres donnés d’un projet – c’est là l’aspect le plus chronophage de notre travail. Nous discutons, nous rejetons des idées; nous de­venons les critiques de notre propre pratique. Par ce processus, nous enrichissons mutuellement nos points de vue tout en attisant l’enthousiasme collectif. L’oeuvre qui en résulte, ou celle que le public appréhende comme une réalisation de mark, est perçue comme le travail d’un seul artiste, et ce, bien qu’elle soit la distillation de nos visées individuelles. Une fois déployée, notre verve devient quintuple…

lm

Nous reviendrons peut-être à l’idée de consensus tout à l’heure. Pour l’instant, à la lumière de ce dont nous avons parlé jusqu’à maintenant, pourriez-vous présenter le travail que vous avez réalisé à l’occasion de l’expo­sition 6. Kunstfrühling 2009, tenue dans la région métropolitaine de Brême-Oldenbourg?

m

Cette exposition a été montée de manière à ressembler à une foire industrielle. Elle se composait de deux volets: dans le premier, un commissaire a été invité à préparer un événement collectif; dans le second, les établissements culturels de Brême ont été invités à se présenter en assurant le commissariat de leur propre programmation indépendante.

lm

Et mark a été invitée à prendre part au grand événement collectif, n’est-ce pas?

m

Oui. Après avoir reçu l’invitation du commissaire de Kunstfrühling et discuté de son offre entre nous, nous avons proposé de nous approprier la billetterie de l’exposition comme base de notre intervention. Nous avons ensuite dû passer par la procédure d’embauche. Après avoir soumis individuellement des versions réduites de chacun de nos curriculum vitae, nous avons toutes été embauchées à la billetterie. Nous avons ainsi pu percevoir un revenu durant l’exposition en échange de nos services, tout en menant notre intervention artistique.

lm

Vous vous êtes donc partagé les quarts de travail de la vente des billets?

m

Oui.

lm

Quelle a été la réaction, au sein de l’organisation?

m

Pour les organisateurs, notre position n’était pas facile à gérer: intégrer l’activité de la billetterie à une oeuvre d’art dans le cadre d’une exposition, cela signifie que l’artiste a directement accès à des renseignements délicats, comme les recettes de l’événement. Évidemment, notre intervention était une prise de position critique contre la notion convenue et répandue du travail non rémunéré des artistes dans la production de ce type d’événements et d’expositions d’envergure. L’œuvre nous permettait d’explorer cette convention tout en répondant à notre désir commun d’avoir un contact individuel avec chacun des visiteurs du Kunstfrühling.

lm

Et les autres artistes? Comment ont-ils réagi au fait que mark a reçue une rémunération pour son intervention?

m

Naturellement, certains d’entre eux ont été personnellement offensés par notre idée «lucrative». Certains ont pensé que nous empocherions tout cet argent, ce qui aurait été une idée assez ingénieuse, mais dangereuse…

lm

Pourriez-vous me parler de votre deuxième intervention au Kunstfrühling, en 2011? Si je me rappelle bien, le contexte était différent. Au lieu d’être invitées à participer à l’événement collectif, vous avez reçu une invitation de l’une des institutions culturelles de Brême, elle-même invitée au Kunstfrühling. C’est bien ça?

m

Nous avons été invitées en 2011 à cause de notre intervention de 2009, à la billetterie. Un des établissements de Brême a décidé d’inviter mark en raison de la position critique que nous avions développée à l’occasion de l’événement de 2009. C’est dans ce contexte que nous avons élaboré la nouvelle oeuvre.

lm

Cet établissement voulait, en quelque sorte, proposer un projet critique de ces circonstances particulières? Et vous remplissiez le poste, autrement dit?

m

Nous constatons, pour notre part, que la critique est glorifiée de nos jours, en particulier dans le discours artistique. Comme si c’était devenu un pla­isir pour les commissaires d’inviter des artistes qui adoptent une posture critique incisive. Nous sommes sensibles à cela, mais nous restons sur nos gardes. Dans ce cas-ci, la deuxième invitation est venue d’une commissaire qui avait peu à voir avec l’organisation de 7. Kunstfrühling 2011. Elle nous a invitées sur la base de notre travail précédent, en s’attendant à ce que l’oeuvre exprime sa position à elle vis-à-vis du «spectacle». Nous avons donc dû trouver un équilibre entre une certaine fierté liée à la reconnaissance dont notre travail faisait l’objet et un malaise découlant de sa potentielle instrumentalisation par un tiers. Nous avons accepté l’invitation, puis avons réalisé une oeuvre en nous servant du travail présenté en 2009 comme cadre de référence. Nous avons pris en considération que nous étions invitées spé­cialement pour fournir du contenu critique. «Ce en quoi consistait mark», ou l’attente d’une posture critique, voilà au final ce qui devait être abordé. Généralement, le fait de ne pas répondre aux atten­tes est manifeste dans nos ébauches et notre travail, non pas comme une attitude ou un principe par défaut, mais plutôt comme une phase dans nos négociations avec l’oeuvre.

lm

En quoi consistait l’oeuvre à l’issue de ce processus?

m

Nous avons fait un audioguide de 76 pistes qui traitait de l’organisation et des décisions ayant présidé à l’exposition, et abordait les positions, attentes, espoirs du visiteur ainsi que le rôle de l’artiste. Comme dans toutes nos oeuvres, notre objectif était de concevoir une forme artistique capable de nous déstabiliser.

lm

Et, si vous me permettez de poser la question, comment s’est présenté l’aspect financier?

m

La plupart des établissements d’art louent leurs audioguides, mais l’organisation du Kunstfrühling ne nous a pas permis de demander de l’argent.

lm

Parce qu’il s’agissait d’une oeuvre d’art?

m

Oui, c’était l’argument central. Mais bon, nous pensions fixer un prix symbolique 2€ la location, par exemple. D’avoir à payer pour l’oeuvre, cela aurait sous-entendu une prise de décision de la part du visiteur. Au final, toutefois, nous n’avons rien fait payer et nous avons absorbé les coûts grâce au petit budget de production de l’établissement culturel qui nous avait invitées. C’était un contexte différent de celui de 2009, où les artistes n’étaient pas payés du tout. L’organisation du Kunstfrühling a même exigé que tous les artistes participants paient pour le catalogue de groupe produit en vue de promouvoir l’événement. En définitive, mis en commun, nos salaires à la billetterie ont fini par représenter le même montant que le budget de production qui nous a été alloué la deuxième fois.

lm

Si la critique est de plus en plus perçue comme une devise symbolique dans le milieu des arts visuels, selon vous, où en sommes-nous en ce qui a trait à la pratique?

m

Que nous en bénéficiions ou non, nous contribuons à l’économie de marché de l’art, cela ne fait aucun doute. En conséquence, d’une manière ou d’une autre, nous avons toujours à composer avec une sorte d’absorption. Nous élaborons donc une pratique également capable d’absorber les conditions particulières comme cadre de travail, comme système de règles, comme paramètres à partir desquels nous pouvons travailler. À la lumière de l’oeuvre d’Andrea Fraser, par exemple, on constate qu’en art visuel, on peut tenter d’être à l’avant-garde, de créer des pratiques qui, penserait-on, ne sauraient être absorbées par aucune stratégie de marché, mais en réalité, ces pratiques sont tôt ou tard entièrement intégrées au marché de l’art. Ce doit être épuisant de toujours ressentir le désir d’être en dehors ou au devant de son époque. Avec notre héritage d’art conceptuel, nous ne nous voyons pas vraiment comme en dehors ou au devant, et il nous arrive même parfois d’oublier que l’art conceptuel critique n’est pas aussi familier et établi pour tous qu’il l’est pour nous. Nous travaillons à partir de cette vision d’ensemble et d’une vaste base de connaissances.

lm

Diriez-vous de l’approche de mark qu’elle est plutôt spéculative – à savoir, organisée autour du défi de ce qui est possible, pas nécessairement de ce qui est plausible?

m

Notre pratique critique passe par l’étude de modes de sensibilisation, pas seulement par des débats sur les «pour» et les «contre». C’est pour nous un besoin et un désir que de travailler avec des formes esthétiques réduites et de nous restreindre à des gestes significatifs, plutôt que de jeter dans l’«espace» des images et des gestes grandiloquents. On peut voir cela comme démodé ou visionnaire; dans tous les cas, pour nous, ces gestes sont un mode d’expression approprié. Nous n’exclurions pas d’autres techniques si elles en venaient à être nécessaires, mais nous pourrions difficilement imaginer un travail qui ne se fonderait pas sur un contexte concret. Cela pourrait paraître naïf, mais pendant la conception d’une oeuvre, nous sommes concentrées sur le moment présent, de telle sorte que nous ne nous soucions pas de notre avenir professionnel – cela pourrait aussi être un avantage lié à notre position, en tant que collectif. En vérité, nous ressentons une différence remarquable.

lm

Quelle est la couleur préférée de mark2?

m

Y a-t-il des couleurs meilleures que d’autres? Jusqu’à maintenant, nous avons appris que «Some girls are bigger than others»(The Smiths).

 

Littéralement, «Il y a des filles plus grosses que d’autres». [Trad. libre]
  1. Ce texte a été traduit de l’anglais par Isabelle Lamare et François Lemieux.
  2. mark est un collectif artistique allemand composé de femmes artistes, de mères, d’instructrices de yoga, d’architectes, de graphistes et d’enseignantes qui oeuvrent ensemble, ponctuellement, depuis une quinzaine d’années.