C’est le 4 janvier 2023 à la taverne «L’Original» située à Hull, Gatineau. L’entrée principale se situe au coin de la rue Eddy et Vaudreuil. La clientèle est surtout masculine et le personnel féminin, à l’exception du cuisinier. Ma présence n’incommode pas les réguliers accoudés au bar qui à mon arrivée me font un signe de la tête en guise de bienvenue. Bien que L’Original soit l’une des plus anciennes bâtisses de la rue Eddy, l’intérieur d’origine est entièrement recouvert de contre-plaqué et les murs de brique de peinture aérosol. Le cuisinier m’explique que le bar a été racheté en 2018, d’où l’aspect fraîchement rénové, et que le plancher original, en bois, est caché sous un plancher flottant, plus facile à nettoyer. Assise sur un fauteuil en faux cuir rouge sang je peux observer à distance l’ensemble des lieux. C’est un début de soirée. Qui dit début de soirée, dit tranquillité.
Il est 18h37.
Le plus jeune client est dans la trentaine. Il quitte après avoir joué aux machines à sous. Nous sommes quatre : la barmaid, le cuisinier, un client régulier d’une soixantaine d’années et moi, toujours assise dans le fauteuil rouge sang, à deux pas de la sortie d’urgence et des toilettes. La barmaid me raconte que la pluie du mois de janvier et les dépenses des fêtes expliquent l’absence de client·e.s : «C’est pas le bon temps d’l’année. Les gens ont pu d’argent».
L’Original a plusieurs fonctions signalées par la décoration et les commodités. Dans l’espace ouvert, on peut distinguer 3 zones d’activité : le bar, un espace réservé à la consommation d’alcool et à la socialisation; la zone des machines à sous; et enfin, l’espace réservé au dancefloor et au karaoke, sous une boule disco fixée au plafond. En fait, dès lors que mon attention se porte sur les luminaires, je remarque que ceux-ci contribuent à distinguer ces trois zones. J’ajouterais aussi la zone des toilettes, très peu éclairée, qui se trouve à donner sur la porte de la cuisine. D’ailleurs, ayant discuté avec un ami plus tôt au bar, nous avons remarqué que les luminaires promo décoratifs de marque Budweiser ressemblent aux lampes à l’huile qui étaient jadis suspendues dans les mines. Cet élément rejoint peut-être une clientèle.
Vu la tranquillité des lieux, le cuisinier ferme la cuisine plus tôt que prévu. Il m’amène une crêpe-repas que nous partageons, assis au fond de la salle. Nous sortons ensuite fumer une cigarette par la sortie d’urgence qui donne sur le stationnement, à l’arrière de la bâtisse, au coin des rues Vaudreuil et St-Jacques. Le cuisinier me propose de fumer dans sa voiture pour éviter la pluie. Nous discutons lâssement de cette journée sans client·e.s. De loin, je vois des containers, dont ceux de la friperie St-Vincent-de-Paul. Une voiture s’arrête. Ce qui semblait être une voiture de police est en fait la Volvo Rockland noire d’une dame venue déposer ses déchets près des containers. Nous rentrons.
Le bar est vide. Voyant la mine fatiguée du cuisinier, nous nous disons aurevoir. Il rentre chez lui. Je décide de rester quelques heures de plus. Le temps s’allonge.
Il est 19h36.
Un nouveau client portant un béret entre dans le bar. Il doit avoir la soixantaine. La barmaid, S, parle à voix haute au téléphone. Son interlocuteur est sur le haut-parleur. Le client s’assoit et attend un signe de la serveuse qui poursuit sa conversation téléphonique. Un toussotement se fait entendre. Je remarque alors une dame seule assise loin du bar, près des fenêtres entre les zones machines à sous et dancefloor. C’est M, une seconde barmaid. Ses cheveux blond platine illuminent ce coin sombre et inoccupé de la taverne. Après quelques minutes à fixer la salle, celle-ci décide d’aller voir le client au béret assis au bar. Ils semblent se connaître. Par politesse, la barmaid, M, lui demande quand même ce qu’il souhaite boire. Ils communiquent en anglais. Je n’arrive pas à comprendre leur échange à cause du haut volume des télévisions qui diffusent toutes une game de hockey; la même game. Je décide de me rapprocher de la zone bar. Je garde mes distances afin de ne pas interrompre la conversation.
Une fois son appel téléphonique terminé, la barmaid, S, vient me voir. Un second client entre. Il est dans la fin trentaine. Il porte un gilet des Sénateurs d’Ottawa, une équipe de hockey. Alors que la barmaid, M, me parle de l’industrie de la restauration, l’homme au gilet des Sénateurs commande une grosse Coors. Je commande un café. Un troisième client, lui aussi dans la soixantaine, se joint à nous. Il paie directement sa petite Budweiser à la barmaid, S. La machine à café Keurig fonctionne par intermittence. Je me permets d’aller derrière le bar vu ma complicité avec la barmaid, S, en cette journée tranquille. Le café finit par couler dans ma grosse tasse blanche. «Veux-tu du lait ou de la crème?» demande-t-elle; «de la crème». Elle sort lentement du frigo un berlingot de crème et le dépose devant moi, sur le bar.
Mon voisin au gilet des Sénateurs me regarde de temps à autre. Quand nos regards se croisent, il se crispe le visage en guise de sourire et se retourne, absorbé par la game—vers les 75 pouces d’écrans plasma fixés au mur—du hockey junior : des Canadiens contre des Américains. À ce moment, nous sommes cinq. Deux d’entre nous ne parlent que l’anglais. Je décide d’aller fumer. Les deux Anglais sont déjà dehors, l’un du côté de la rue Vaudreuil et l’autre du côté de la rue Eddy. Il pleut. Je reste à l’intersection, à peine protégée par la marquise. L’anglais fumant sur la rue Vaudreuil m’aborde en premier. C’est l’homme au gilet des Sénateurs. L’homme au béret reste en retrait de son côté de la rue. On parle de la pluie et du fait qu’il fait moins froid que lors de la grosse tempête d’avant les fêtes. La conversation ne dure pas. La température humide nous force à entrer et nous retournons à nos places respectives, téléphones intelligents à portée de main. Le client au béret demande quelque chose aux barmaids, S et M, dans un anglais difficile à décoder. La barmaid, M, obtempère. L’anglais n’est finalement pas sa première langue. Un accent est détecté.
Je me retrouve seule de mon côté du bar. Les deux Anglais fument dehors à bonne distance l’un de l’autre. À chacun sa rue. Cette fois, l’homme au béret est sur la rue Vaudreuil et le jeune homme au gilet des Sénateurs est sur la rue Eddy. J’aperçois un juke-box moderne typique des tavernes de Hull, que ce soit à la brasserie de l’île, à la taverne Montcalme ou ici. Il est éteint. On me dit que ça fonctionne comme une télévision, c’est-à-dire avec une télécommande. On me dit que les barmaids, S et M, gardent la télécommande derrière le bar, que l’on peut convertir une pièce de deux dollars canadiens et obtenir quatre crédits de juke-box moderne (une chanson coûte deux crédits). Considérant que tout le monde semble être venu pour le hockey, ou par habitude vu la tranquillité, je renonce à choisir une musique et retourne m’asseoir.
La musique sera pour plus tard.