La philosophie de Peter Sloterdijk joue le rôle d’une passerelle entre la critique médiologique des années 1980, caractérisée par sa tonalité dépressive, et la pensée actuelle1. Dans cette contribution, je voudrais surtout montrer que l’identification de l’espace avec la «mère» à laquelle procède Sloterdijk au début de la Trilogie des sphères marque le début d’une soft implosion des discours identitaires de la métaphysique et de la théorie du genre. Les conséquences de cet effondrement sont toujours productives aujourd’hui. L’attribution monstrueuse du principe maternel à la «sphère» a parachevé l’érosion des anciennes logiques binaires. Ou du moins elle a favorisé et durablement accompagné le dévoilement de leur idéologie latente. Cet effondrement a rendu possible un autre regard sur l’agencement des discours contemporains. Mais le regard de Sloterdijk est cependant différent de celui des penseurs français. Il est en tout cas significatif que ce soit Sloterdijk qui ait fait cette proposition monstrueuse. Il est de ce fait le catalyseur d’un déplacement sismique des signifiants, si l’on peut se permettre une telle formulation. Je me demanderai à la fin de cet article s’il a vu où conduirait véritablement ce déplacement. Mais il est indubitable qu’en libérant cette énergie transformatrice, il a donné une formulation exemplaire à son ancrage dans l’époque présente.

On décelait déjà la poiesis philosophique de Peter Sloterdijk, sa capacité à produire des récits bruissant de perspicacité dans des ouvrages plus anciens comme L’Arbre magique ou la Critique de la raison cynique2. Le ton de ces textes avait frappé par son timbre inédit et chaleureux, alors même qu’il n’était pas «gentil». L’Arbre magique, avec son intérêt pour l’hypnose, le choc électrique, la sensation corporelle et tellurique, était une quête insatiable de «contact» (Anschluss). Ce texte délivrait sous une forme inédite un message romantique qui avait encore à faire la preuve de sa capacité à être un nouvel évangile. Sloterdijk se sert de Mesmer comme d’un cobaye en l’envoyant arpenter ce champ d’expérience poétique et théorique qu’est la recherche sur l’hypnose. Des années durant – y compris dans les cours qu’il a donnés pendant les années 1990 à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne – l’intérêt de Sloterdijk s’est concentré sur la question de savoir comment on pouvait recouvrer philosophiquement les souvenirs dont on a été dépossédé. À contre-courant d’une philosophie qui se manifeste comme symptôme, comme déformation professionnelle3, Sloterdijk prenait le parti d’un stade originaire, le parti de la petite enfance. Pour lui, la petite enfance précède cette étape traumatique que l’on exalte dans la carrière des cyniques, des agitateurs et autres existentialistes : les progrès de l’individuation. La petite enfance leur est à la fois antérieure et opposée. Sloterdijk a été un enfant prodige, pas un «in-fans», mais un «valde fans» très éloquent, un prophète en avance sur son époque. L’époque se caractérise par son idéal éculé de l’âge adulte, conçu comme l’âge de la résignation. Sloterdijk pariait au contraire sur une infantilisation dont personne n’anticipait alors ni les avantages ni les inconvénients. À cette époque, il avait indubitablement l’aura d’un héros auprès des groupes militants et des femmes, il était celui qui «comprenait les femmes». Les militants et les gens actifs dans la sous-culture psy se le seraient bien annexé. Il incarnait un type d’intellectuel nouveau. Son ascension au degré de notoriété où les individus font office d’exempla a été favorisée de manière «pneumatique» par les réactions que suscitaient sa parole et ses textes, aussi bien dans sa propre génération que chez quelques aînés et même chez les plus jeunes : tous avaient le sentiment que Sloterdijk allait leur restituer quelque chose d’essentiel.

En 1997 il a conçu cet immense projet qu’est la Trilogie des sphères. Il a pris a rebrousse poil le processus traditionnel de l’individuation. Au primat de la séparation, il oppose la liaison (Verbindung), la symbiose et l’être-ensemble. Aucune des catégories que la philosophie méprise comme infantiles n’était trop humble pour lui. D’une main sûre, il a trouvé son inspiration dans des sources inattendues, «à côté». Il n’avait que faire d’être un supermind affrontant l’épreuve du néant, attitude qui, avec le recul, s’avère n’être qu’une mode intellectuelle, à laquelle, de l’aveu même de Sloterdijk, échappe le seul Lévi-Strauss. Voici ses maîtres mots : proximité (Nähe), choyer (verwöhnen), couver (hegen) et «printemps extra-utérin». Examiner les forces de lien social, leur développement et les moyens de leur conservation, tel était le projet proto-politique de sa philosophie.

Dans ce contexte, la «sphère» représente un topos métaphysique extrêmement séduisant. Ce qui a rendu le projet des Sphères si fascinant était aussi qu’il permettait de saisir l’essence de l’être-ensemble sans passer nécessairement par l’auto-dénonciation. Condition de possibilité d’une économie du consensus dans la philosophie de Jürgen Habermas, l’auto-dénonciation obéit à une logique de contrôle social. L’affirmation la plus marquante de Sloterdijk était que le social a toujours une dimension spatiale : condition première de l’être ensemble, la dimension spatiale du social est porteuse d’une structure qui se déploie esthétiquement d’abord comme cosmologie, puis comme architecture. L’intérêt pour le moment de l’incarnation, auquel la spatialisation du social confère une place centrale, recoupait l’intérêt des études culturelles naissantes pour la corporéité et pour les phénomènes de mémoire sociale qui lui sont liés. Que l’affect et l’affectivité soient l’un des thèmes privilégiés de Sloterdijk était également de nature à plaire à des intellectuels s’intéressant de près à Nietzsche et, au-delà, à tout un mouvement à contre courant de l’académisme philosophique.

S’intéresser à un grand thème a l’avantage que ses diverses déclinaisons ne sont pas encore toutes épuisées. Or la métaphysique des sphères avait déjà fait quelques vagues philosophiques, avant que Sloterdijk ne s’appuie sur l’éloquente figure philosophique de Nietzsche. La première «sphérologie» historique est celle de la Gnose, pour qui la sphère représente l’esprit du globe terrestre. Le néo-platonisme s’est intéressé à son tour à la sphère comme moyen de représenter la conjonction de tous les esprits et l’unité de l’âme. Dans la métaphysique médiévale, c’est surtout l’évêque de Lincoln Robert Grosseteste qui a repris le motif de la sphère pour étayer l’affirmation théologique de la «capacitas» maximale de Dieu4. À la Renaissance, la sphère comme topos philosophique avait donc déjà une longue histoire. Les sphères avaient été mises à contribution à l’appui d’intentions théoriques diverses.

Une idée que l’on trouve déjà chez Saint-Paul ressurgit dans le traité de Grossetestes : l’idée de la présence divine (Einwohnung), qui fait de la sphère une représentation mystérieuse de Dieu et de sa trinité. Pour le grand astronome Johannes Kepler, l’énigme du devenir-espace (Selbstverräumlichung) de Dieu dans la Création semblait condamnée à rester incompréhensible sans le modèle des sphères. Kepler qualifie la sphère de «adumbratio» de Dieu. Elle est une apparition sur le mode de l’ombre, une enveloppe visible de l’invisible. Kepler situe le Père au centre, l’Esprit dans la partie intermédiaire et l’extase créatrice du fils dans le monde de la surface5. Cette interprétation a l’avantage de mettre toujours l’Esprit en position intermédiaire dans le globe terrestre, là où Parménide l’y plaçait déjà. Le codage des sphères dans la théologie de la création autorise un nouveau regard sur l’espace : des métaphysiciens, qui feraient aujourd’hui de la physique théorique, en ont fait le thème central de leur réflexion. L’intérêt pour l’espace s’explique par le fait que la révolution des sciences de la nature au début de l’époque moderne a érigé l’astronomie en discipline reine. Ce qui s’explique à son tour par le repositionnement de l’être humain provoqué par le repositionnement de la Terre. L’astronomie n’a rien perdu de sa tonalité anthropo-politique, pas même avec l’apparition du culte des hard facts, comme en témoigne la popularité de Hawkings.

Dans une lettre à Clarke, Leibniz revient sur la phrase de Saint-Paul qui décrit l’espace comme ce en quoi Dieu nous est présent dans son essence6, ce dans quoi nous nous trouvons et dans quoi nous existons. Cette formulation du motif de l’être-dedans, avec sa connotation sociale et affective, servait utilement les intentions de Sloterdijk. Alors que cet espace, comme on le voit très bien dans la reconstitution du néo-platonisme, en particulier de celui de Marsile Ficin, que propose Thomas Leinkauf, est d’abord le domaine du Père. Ce n’est qu’ensuite – mais selon une conséquence infaillible – qu’il devient un espace doué de qualités spirituelles et surtout intelligibles. Sloterdijk, lui, fait fusionner le topos de la sphère avec le topos de l’espace matriciel et de la maison. Ce qui est important dans la sphère telle que la conçoit Sloterdijk est qu’elle a des dimensions et qu’elle est plastique. Il s’emploie à contaminer théoriquement toute la grammaire de l’espace avec des idées telles que la protection maternelle de l’être et de la production du corps. Le volume le plus «chaud» de la Trilogie des sphères est par conséquent le premier. La traduction et les conséquences de la radicalité de sa thèse première, la quintessence qu’il aurait fallu en extraire – comme du reste de l’ancienne métaphysique des sphères, du néo-platonisme par exemple – est que la logique sociale et politique doit être interprétée comme une architecture et qu’il y a des conditions bâties du vivre ensemble.

Dans le premier tome de la trilogie des Sphères, Sloterdijk reprend une idée de Thomas Macho, qui a décrit la position du jumeau primordial (Ur-Zwilling). Cette position est susceptible d’être diversement occupée par des figures de substitution. Le jumeau primordial – il s’agit de l’énigmatique placenta – fait des humains des êtres fondamentalement accompagnés, qui réalisent et réactivent la proximité première par des moyens toujours renouvelés. L’absence d’une structure moi-toi claire confère à cette première relation une polysémie qui permet que le choix du partenaire n’exclue nullement l’option toi-chose, si l’on peut se permettre la formulation7. La mère offre un cadre puissant à cette construction en fournissant le contenant, l’enveloppe, dont on peut certes changer (la naissance est un changement d’enveloppe), mais non sans dommage : on tombe de Charybde en Sylla, de l’utérus dans la maison.

Il est tout à fait remarquable que la mère n’a pas ici le rôle trivial qu’on est habituellement tenté de lui faire jouer : l’enfant ne vient pas fondamentalement de la mère, il se développe avec son jumeau primordial dans une «maternitude» (Mutterheit) qui n’est autre que le premier espace, celui qui par lequel s’actualise une première fois le principe d’un espace de lien fiable (ver-bindlich)8. On s’attend à trouver tout de suite la mère au bout du cordon ombilical quand on le suit comme un fil. Sloterdijk, lui, trouve autre chose au bout du cordon : il fait son profit philosophique du fait que le cordon n’aboutit pas dans le corps de la mère (dans son nombril, par exemple, comme le croit une fantaisie inter-ombilicale très répandue), mais dans le placenta. Or le placenta n’a de rapport avec la mère que dans la seule mesure où c’est elle qui l’alimente pour le bien du fœtus. Le placenta ne représente pas la mère, il la sépare au contraire du fœtus d’une manière très compliquée sur le plan immunologique, ce qui, en bonne logique, oblige à conclure que l’enfant, en réalité, ne vient pas de la mère, mais qu’il se contente de sortir d’elleex Maria virgine», comme dit le Credo latin). Sloterdijk a donc montré, quod erat demonstrandum, que l’enfant ne vient pas de la mère. Et s’il a formulé l’hypothèse monstrueuse que la sphère est maternelle, il accorde au principe maternel (das Mütterliche) un statut au moins aussi conceptuel et abstrait qu’en possédait le principe paternel (das Väterliche) dans l’univers parallèle de la doctrine théologique des sphères. La dévotion à la mère que suscite le principe maternel – c’est une mauvaise nouvelle pour les féministes – n’est pas directement récupérable par les individus biologiques qui sont des mères. Il ne peut y avoir de dévotion à la mère que là où une maternitude im- ou transpersonnelle agit dans les mères réelles et fait d’elles des modèles de série d’une maternitude fondamentale. L’enfant n’aime pas automatiquement sa maman ni la maman son enfant parce que le binôme mère-enfant se serait mis en marche comme une machine binaire bien rodée, mais parce que, dans l’intérieur-ité (Innig-keit), à la faveur d’un espace qui permet la proximité, ils se transforment réciproquement en substituts respectifs de leurs jumeaux originaires. C’est en cela que réside la monstruosité philosophique. Selon ce principe, la maternitude peut se manifester partout, pas seulement dans la personne des «mères» biologiques. Cela, en soi, n’est pas nouveau. Mais qu’amplifiée par Sloterdijk cette idée devienne un universel, voilà la révolution.

Alpais von Cudot, par exemple, décrit la vision qu’elle a eue sur la tombe de l’abbé Gilduin :

«Quand elle regarda sa tombe, elle vit que la pierre qui recouvrait le cadavre avait été brisée ou ôtée. L’abbé se souleva et se dressa sur son séant, mit sa main sur la pointe de son sein droit, le pressa et en fit couler du lait en abondance, de sorte qu’il en aspergea tous les frères qui paraissaient entourer l’abbé, tant dans la salle du chapitre que dans le reste du monastère9

«Mère» est une «position» et, dans l’apologétique de Sloterdijk, c’est la position «mère» (et pas le chaos, l’abysse et le champ comme chez Giordano Bruno) qui sert de point de départ à un nouveau compendium métaphysique. Selon Sloterdijk, la «mère» est une force transpersonnelle et transhumaine, un prédicat au sens de Spinoza, pourrait-on dire. La décrire dans le cadre d’une sphérologie philosophique serait aussi pertinent et aussi important que de développer ses qualités dans les termes de la physique théorique.

Sur le plan politique, la différence des sexes s’est toujours traduite par un combat pour le privilège de la conception. L’inflexion particulière que donne Sloterdijk à l’interprétation des sphères renouvelle aussi le statut des sexes. Premier pas décisif, la référence au maternel (das Mütterliche) permet une égalisation entre les représentations des deux sexes. Mettant l’espace de la création en relation avec le féminin, ce puissant court-circuit théorique est, à lui tout seul, aussi productif que toutes les «mises à feu» réunies qui émaillent les divers traités disputant à Dieu le Père la responsabilité principale dans le devenir du monde.

Second pas, également décisif, la construction de Sloterdijk permet de dépasser la différence entre le père et la mère, de sorte qu’au bout du compte il ne reste plus que des différences de proximité – avec leur gradation sémiotique – dans un contexte de spatialité primordiale. Ce sont les «ambient qualities» des tomes II et III des Sphères, ce sont des constellations sociales plastiques, qui ne relèvent plus du primat de la maternitude que dans la mesure où cette dernière reste une généreuse dispensatrice d’espace, comme Derrida le pensait de la chora platonicienne.

La notion de «maternitude» sert à penser de manière exemplaire la qualité de la relation et de l’attachement (Verbindung et Bindung), qualités qui priment sur la séparation et l’individuation. La maternitude véhicule bien évidemment un éthos auquel on serait tenté d’accorder une grande ambition sociale et politique. Reconnaître la validité a priori de l’attachement AVANT la séparation est un renversement révolutionnaire du mythe philosophique de l’amnésie, du lapsus et du solipsisme. Que la doctrine de l’attachement soit «la plus belle», on n’en doutera pas. Mais son effet contagieux ne peut se déployer que tant que l’on échappe au vacarme manipulatif de la théorie médiologique et du catastrophisme psychotique ambiant. Dans la Trilogie des Sphères, Sloterdijk se réfère peu à la théorie médiologique, ce qui ne saurait être un reproche sérieux, si l’on songe que l’idée maîtresse de son projet est de fournir un récit ontologique de grande envergure. Mais l’idée sphérologique de Sloterdijk était riche de conséquences, et la théorie et la critique médiologique ont bien repéré l’importance de sa logique de l’attachement. Si en effet «être», c’est «être dans», être dans un espace qui possède cette qualité protectrice, cette qualité de générosité gratuite, alors l’héroïsme individuel, idée centrale de la modernité européenne, se transforme en une sorte d’existence somnambulique qui contient plus de moments passifs qu’actifs. Le mot-clef est et sera ici la manipulation. La porosité de l’être humain qui est jointe à son désir de se lier font de lui l’objet, le destinataire et le consommateur d’une «matrice» transpersonnelle douée d’une extension spatiale. Même si on réussit à créer des états de bien-être, il y a un prix à payer pour cette manière de se lier («on-line»). Jean Baudrillard l’avait dit dans un passage court et lucide de ce texte philosophique par ailleurs prophétique qu’est L’Échange symbolique et la mort :

«La répression ne se fait plus au nom du père, mais en quelque sorte au nom de la mère. L’échange symbolique étant fondé sur la prohibition de l’inceste, toute abolition (censure, refoulement, déstructuration) de ce niveau de l’échange symbolique signifie un processus de régression incestueuse10

Un soupçon apparaît alors, que Baudrillard explique ainsi :

«C’est une angoisse plus profonde que la frustration génitale, car elle est l’angoisse de la destruction du symbolique et de l’échange dans une situation incestueuse, dans laquelle il manque même au sujet son propre manque – une angoisse qui s’exprime aujourd’hui dans la phobie et l’obsession de la manipulation11

Baudrillard se concentrait sur une face de la médaille, Sloterdijk, tendanciellement du moins, sur l’autre. Baudrillard répand le pessimisme médiologique et civilisationnel sur le thème de la «maternitude12», Sloterdijk en fait au contraire ressortir les côtés bénéfiques. On aurait une vision complète si l’on prenait en considération les deux faces de la médaille. Non sans une certaine lucidité, Baudrillard formulait la revendication suivante : «Toute révolution à venir devra tenir compte de cette condition fondamentale et retrouver – entre la loi du père et le désir de la mère, entre le “cycle” répression/transgression et le cycle régression/manipulation – la forme d’articulation du symbolique»13. Les modalités techniques de l’économie des «points de connexion» («Anschlussstellen») (dans lesquels Sloterdijk verrait peut-être encore les lointains effets du «câblage» avec le placenta) et les conséquences d’une aptitude fondamentale à se laisser manipuler n’annulent pas l’effet bénéfique produit par le saut évolutif vers la médialité atmosphérique de notre époque. Cet effet bénéfique repose sur une réévaluation du sentiment et de l’empathie (das Mit-Fühlen). À supposer que le Logos de la Terre se révèle à nous dans un proche avenir – ce qui devrait être un sujet de recherche pertinent, étant donné la nécessité urgente d’élaborer de nouvelles énergies –, à supposer que la Terre intensifie sa relation avec d’autres étoiles, soleils et galaxies dans l’espace – Alcyon par exemple –, alors les aptitudes à sentir et à prophétiser accèderaient au rang de fondements essentiels d’une «communication interstellaire». On redécouvrirait la fonction d’antenne des «corps solides» vivants et on en parlerait différemment. Nous le voyons, les préparatifs de l’élargissement du cadre de notre réflexion philosophique sont déjà terminés.

Ces préparatifs jettent une lumière nouvelle sur les débats économiques contemporains. La question est de savoir si le corps humain, sous sa forme «sexuée» notamment, a encore un rôle à jouer dans cette nouvelle économie – et si oui lequel. Avant de parler de «travail immatériel» et de la fin des «conditions de production» à l’ère du «cyberprolétariat», il faut reposer la question du statut du travail, du statut d’un «manque constitutif» et de sa conséquence, la valeur symbolique et existentielle accordée à l’argent. Pour le cas où le «droit au travail» reposerait sur un concept du corps dont on ne peut dire qu’une seule chose, c’est qu’il «grève le budget», on ne peut considérer le corps travaillant que comme une forme de prostitution. Pour penser une forme d’existence qui ne soit pas d’emblée considérée comme «coupable», il faudrait ériger l’enfance et la jeunesse en modèle universel. En grandissant, l’adulte se précipite de lui-même dans le piège qui consiste à intérioriser le reproche d’avoir jusque là vécu «à l’œil». La notion d’«enfant désiré» pourrait être une occasion idéale pour réfuter l’idée que la vie procède de la culpabilité. Ce n’est pas le souci qui caractérise cette conception de la vie (comme le souci caractérise les «patriarches» d’Heidegger), mais le fait d’être l’objet du souci (das Umsorgtsein). On peut donc dire que Sloterdijk a organisé son tableau des catégories d’une manière extraordinairement lucide.

La blessure narcissique que représentait jusqu’ici l’entrée dans la vie active – le constat que la vie est tout sauf un cadeau, qu’il faut au contraire la gagner – pourrait être évitée si l’on érigeait durablement la jeunesse en modèle (la condition en est le revenu universel…). Pierre Klossowski disait d’ailleurs très justement que, dans le monde du travail, la justice devrait consister à ce que chacun soit payé «en femmes» pour son travail. L’entrée dans le monde masculin du souci semble donc associée à un fantasme : que les prostituées font office de dédommagement pour la nécessité même de la prostitution. Le corps féminin est ici clairement le corps de la victime qui paye/avec lequel on paye. Or ce corps féminin qui vient se placer au centre de la structure symbolique n’est pas le corps de la mère, c’est le corps juvénile de la jeune fille ou de la «demoiselle». Dans ce déplacement au sein de l’ordre économique – d’un manque constitutif vers une «wellness» universelle dans laquelle le manque n’est plus perceptible –, le corps de la mère devient un lieu de «production» pertinent, «gratuit» et «naturel». Il échappe donc à la capitalisation. Le corps de la mère est la marque de la nouvelle économie, la «jeune fille», elle, en tant qu’elle est douée d’empathie universelle, représente l’ambiance psychique d’une nouvelle société (elle la représente de manière pathologique dans le symptôme de la psychose, pas de l’hystérie). Dans son nouveau livre When species meet, Donna Haraway a donné une explication autobiographique de ce phénomène en méditant sur la zone de contact entre humain et animal, entre femme et chien pour être plus précis14. Baudrillard qualifiait cette situation – le primat de l’empathie sur la distanciation critique – de «manipulation incestueuse», ce qui a une connotation négative. Ce qu’il identifiait comme incestueux est au contraire décrit par Haraway comme l’aptitude à une nouvelle biosocialité. Haraway pense que les individus se «gouvernent» (steuern) les uns les autres15. «L’inceste» comme modalité de la symbiose ne serait donc plus cet épouvantail qu’il représentait dans la logique de l’œdipalisation, mais un «état originel» plus noble, l’abolition de la «loi», un mode d’être d’intensité modérée et baignant dans une ambiance «fœtalisante», «génératrice de symbiose». Cette atmosphère est plutôt celle de l’unité mère-fille, elle n’est pas définie par l’interdit de l’inceste. Privilégier le fait d’être entouré de soins par rapport au souci de prodiguer des soins annonce l’avènement de l’ordre symbolique de la mère, comme le disait justement Baudrillard. Mais, devrait-on ajouter, cela ne se produit pas seulement grâce à l’extension sphérique de «mère» dans le sens de Sloterdijk, mais aussi grâce à la force bénéfique du désir «de celles et ceux qui sont en symbiose». Il reste à se demander si la réalisation du désir de la mère, que les «nouveaux infantiles» assimilent à la réalisation de leur propre désir, est vraiment quelque chose d’aussi terrible que la Psychose de Hitchcock. Très tôt, Baudrillard avait identifié là une forme particulièrement perfide et dangereuse de manipulation, qui, à l’opposé des formes patriarcales de la manipulation, se manifeste d’une manière «soft16».

Les intuitions nouvelles de Donna Haraway devraient nous mettre la puce à l’oreille. Elles vont dans le sens d’une anthropologie philosophique très proche de la sphérologie de Sloterdijk quand il décrit les humains comme des êtres sentants sur l’horizon d’une chora douée de qualités maternantes. Les humains sont définis comme ceux qui sont dans l’attachement et qui le restent. Ce trait correspondrait parfaitement à la figure de la jeune fille dans l’éventail des signifiants psychanalytiques17. Dans le scénario de la famille bourgeoise, la jeune fille était celle qui échappe à l’interdit de l’inceste dans sa relation avec la mère18. Quand la mère incarne un principe premier dispensateur d’espace, alors la fille ou la jeune fille, entretenant sans déchirure ni rupture une relation avec cette «mère», est la figure maîtresse de notre présent en quête d’attachement. D’une certaine manière, la fille n’est pas encore «usée» ; elle est en toutes choses, mais jamais en tant qu’elle-même. C’est précisément cette compétence qui devient décisive dans le contexte de ce que Baudrillard appelait la «manipulation incestueuse». À partir de la mère comme «contenant» (toi-container), on ne peut déterminer les caractéristiques du «contenu» que de manière catégorielle, pas de manière qualitative. La jeune fille est toujours pour une part «fichée» dans la mère. Elle représente sans médiation «l’accès», l’em-pathie, la vérité de la «gémellité» et du binôme social. La maternitude n’est pas une façon d’être réservée aux mères biologiques réelles, comme l’ont définitivement montré les analyses de Stoterdijk, elle est une force qui peut être recueillie et accumulée comme un fluide. Cela vaut aussi pour la «force de la fille» (Tochterkraft). Les conditions médiatiques et technologiques contemporaines de l’attachement ne doivent pas nous laisser ignorer les possibilités positives de l’universal girl. C’est elle qui nous permet d’entrer dans des identités multiples. Elle est le «savoir oraculaire», la capacité à «ressentir» diverses identités de groupe, y compris celles qui sont bien au-delà des barrières d’espèces. Grâce à elle nous pourrons nous brancher toujours plus facilement sur des identités de groupe variées et aujourd’hui violemment antagonistes. C’est une compétence extraordinairement importante. On la trouve dans la personne des filles réelles, mais aussi partout. Elle est, si l’on nous permet la formulation, la forme désanthropomorphisée de l’existence dans le contexte systémique «Gaia» ou «Terra». Elle nous confère une nouvelle forme de connaissance, elle est la marque d’une nouvelle époque. Sloterdijk reprend ce fil dans son nouveau livre Après nous le déluge19. Il s’agit cette fois du renouvellement des générations : comment se comportent les générations les unes envers les autres? sont-elles solidaires ou révolutionnaires dans leurs relations? Sloterdijk montre que la rupture entre les générations, la négation de la génération des parents est le moteur d’une culture dans laquelle l’invention et le renouvellement sont des valeurs centrales. Et là, ce n’est plus la mère qui est l’objet de l’enquête, mais le père, un père aboli par des opérations compliquées mais curieusement invisibles. Le père de famille, sous le patronat de Saint Joseph, abdique dans la mesure même où on fait jouer à «Dieu le père» le rôle du «père de tous». Le fils, jusqu’ici dans l’ombre de son patron, traîne avec lui son manque du père en un double sens : en abolissant la loi et en tenant pour nul et non avenu l’effet symbolique et génétique du père. La «maternitude» abstraite de la sphérologie ne trouve donc pas son complément paternel, au sens où Dieu le père aurait sa place à côté d’une mère ontologiquement élargie. Sloterdijk pense au contraire jusqu’à son terme ce qui était en germe dans Sphères I, à savoir que les êtres humains ne procèdent pas totalement de leurs parents, qu’ils s’inventent, se découvrent, se libèrent dans des architectures complexes et pluridimensionnelles. La réévaluation de la mère dans Sphères I a sans aucun doute une tout autre portée que la réévaluation du père qui abdique en faveur du fils dans Après nous le déluge. Logiquement, il ne reste plus qu’une mère monstrueuse qui s’est fondue avec l’espace et un fils qui s’invente sans père. Est-ce la résurrection d’Œdipe? La transgression de tous les rôles familiaux? Dès lors que l’on cesse de se focaliser sur les parents et que, parmi les conditions de la reproduction et de la socialisation humaine, on privilégie les grandeurs systémiques de la terre féconde (la «perpétuation des espèces [Fortpflanzung]»), la fiction de la «génétique» peut se déployer sans difficultés : l’idée d’une machinerie désubjectivée de la reproduction de l’espèce a investi depuis longtemps des technologies de reproduction devenues courantes.

Qu’en est-il? Sloterdijk par ses contributions substantielles sur l’absence des parents nous prépare-t-il un avenir de reproduction purement technique? Se contente-t-il de légitimer ce qui existe déjà? À la bifurcation entre les aspects systémiques-techniques de la reproduction et du renouvellement des générations d’un côté, et, de l’autre, ses aspects subjectifs, voulus par le destin dans la «logique de la Terre», Sloterdijk s’appuie sur les dimensions qui peuvent être racontées de manière subjective et revendiquées par la révolution. Ce qui signifie qu’il ontologise l’élément purement «technique» de la reproduction. Quand on prend la longue histoire comme horizon d’investigation, comme il le fait dans Après nous le déluge, on voit bien que l’ère des technologies reproductrices avait été préparée de longue date. Sloterdijk l’a montré par ses réflexions sur «l’auto-création» de l’être humain, qu’il désigne de ce «vilain» mot d’«élevage» (Züchtung). Après l’abolition des parents ou plutôt après la découverte de leur reproductibilité, vient la recherche d’un ancrage individuel dans le concert des attachements. La libération des terrorismes parentaux de toute nature pourrait en être l’effet. Mais il n’est pas exclu qu’il reste encore assez de ressentiment et de tristesse pour l’empêcher.

  1. Traduit de l’allemand par Béatrice Durand
  2. Peter Sloterdijk, L’Arbre magique. La Naissance de la psychanalyse en l’an 1785 (1988), Paris, Flammarion, 1992 ; Critique de la raison cynique (1983), Paris, Christian Bourgois, 1987.
  3. *ndlt : En français dans le texte.
  4. On trouve des informations historiques toujours fiables dans Dietrich Mahnke, Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt, Halle 1937, reprint Stuttgart-Bad Cannstatt, 1966. Pour une approche plus détaillée, voir la somme plus récente de Michel-Pierre Lerner, Le Monde des sphères : Genèse et triomphe d’une représentation cosmique (vol. I), Paris 1996, et La Fin du Cosmos classique (vol.II) Paris 1997.
  5. Voir à ce sujet Elisabeth von Samsonow, Die Erzeugung des Sichtbaren. Die philosophische Begründung naturwissenschaftlicher Wahrheit bei Johannes Kepler, Munich, Wilhem Fink Verlag, 1986, et en particulier la partie IV, «Metaphysik. Das Sphärensymbol», p. 36-46
  6. Gottfried W. F. Leibniz, Correspondance Leibniz-Clarke. Présentée d’après les manuscrits originaux de Hanovre et de Londres par André Robinet, Paris, PUF, 1957, p. 147-148
  7. Dans sa Strukturanthropologie, Heinrich Rombach a interprété ce point avec une clarté qui ne laisse rien à désirer. Selon lui, l’excellence humaine évolue à vue d’œil vers une interférence avec le «monde». Même le vieux modèle de «l’inimitié» en est ébranlé. Voir Heinrich Rombach, Strukturanthropologie, chap. 7, «Der Schritt über den Menschen hinaus », p. 197 sq. et chap. 8, «Der “Neue Mensch”», en particulier p. 123 sq.
  8. *ndlt : Jeu sur l’adjectif verbindlich, qui signifie «fiable» parce que le partenaire s’est lié (verbunden) par une promesse ou un contrat.
  9. Peter Dinzelbacher, Mittelalterliche Visionsliteratur. Eine Anthologie, Darmstadt 1989, p. 135
  10. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, Minuit, 1976, p. 174-175
  11. Jean Baudrillard, Ibid., p. 175
  12. Ce que fait aussi Marie-Luise Angerer dans sa critique de l’affect : elle souligne précisément cet aspect de la manipulation universelle.
  13. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, op. cit., p. 175-176
  14. Voir en particulier Donna Haraway, «Notes of a Sportwriter’s Daughter/Able Bodies and Companion Species», When species meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.
  15. Donna Haraway, «Living Histories in the Contact Zone», Ibid., p. 35 sq.
  16. Jean Baudrillard dans L’Échange symbolique et la mort (op. cit., p. 174) en décrit les caractéristiques : «…[la répression] n’est plus violente, c’est une répression pacifiée»
  17. Pour plus de détails voir Elisabeth von Samsonow, L’Anti-Électre. Totémisme et schizogamie (2007), Genève, MétisPresses, 2015. Étonnante est aussi l’affirmation de Donna Haraway dans When species meet (op. cit., p. 165) : «Les partenaires ne préexistent pas à leur relation : les partenaires sont précisément le produit de l’inter- et de l’intra-action d’êtres charnels, signifiants et matériellement sémiotiques. C’est peut-être le savoir de la fille (daughter) […].»
  18. Divers cas récents nous rappellent le risque de l’inceste du père sur la fille.
  19. Peter Sloterdijk, Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique (2014), Paris, Payot, 2016.