“Box by Box 1 is a tough place to get in and out of, even if you have the ability.”
Le trader et l’ethnographe 2
J’ai commencé comme clerk, commis de plancher à la Chicago Board Trade. Je faisais par téléphone le lien entre les clients à l’extérieur de la salle et les traders sur le pit... C’est une job épuisante, tu es en tension entre deux pôles, mais c’est un excellent poste d’observation : à la fois au cœur et en retrait… Tu inscris les deals passés entre vendeur et acheteur pour qu’ils soient immédiatement intégrés au flux des valeurs. Ce sont ces inscriptions mêmes – ces clôtures – qui sont et qui font le marché, dans leur immédiateté et leur succession. Un prix inscrit devient déjà immédiatement un prix du passé. Quant au futur, il ne fait pas partie du jeu… enfin il attend au-dehors. Le marché est un tournoi qui découpe un discrete present 3, c’est ce qui se joue là qui compte et qui vaut. Il est le jeu mais il est aussi l’arbitre et tous les joueurs réunis, il est l’équilibre infini de son propre… écoulement ? Entre nous, on compare notre pratique au surf… Le marché est une vague sur laquelle nos positions essaient de surfer, en même temps qu’il est le résultat de la composition collective de nos positions. C’est cette composition collective qui lui donne sa forme à partir de laquelle chacune des positions individuelles se réajuste.
Est-ce que c’est un espace magique?
C’est un espace de transe oui…
Et le dieu serait le marché? Vous, ses instruments de divination?
Dis comme ça… heu je ne sais pas !!…
On n’attend rien du futur, on ne cherche pas à voir ce qui s’y dessine, on le performe.
Qu’est ce qui fait un bon trader selon toi?
Avec le temps, j’ai appris en parlant aux vieux renards des planchers à reconnaître un bon trader. Je crois que j’en suis devenu un mais ça se reconduit sans cesse! (Il rit). Rien n’est jamais gagné. D’abord, il y a une certaine violence à se faire : il faut dissoudre les liens avec le monde au-dehors. Tu ne dois pas penser ni à tes trucs privés, ni aux sommes réelles en jeu… Tu comptes en ticks. Il m’a fallu en passer par tout un travail de purge : me délester de mes affects et de mon individualité pour devenir, oui c’est vrai, une sorte d’instrument du marché… Ah, mais ça n’est pas exactement ça… en fait il faut… il faut l’incorporer le marché, l’incorporer pour en ressentir les moindres flux, y être intimement connecté. C’est à la fois un abandon et une discipline. Très intime, parce que tu finis par sentir arriver du fond de ton cerveau, mais aussi de tout ton corps, l’influx nerveux qui transporte ta décision, qui en fait est plus un move qu’une décision rationnelle. Dans cette «zone», pour que ça marche, il faut que tu puisses agir sans penser explicitement. J’ai déjà eu des grands moments d’extase, c’est un peu gênant parce qu’en fait c’est proche d’un orgasme. J’ai déjà eu aussi vraiment mal, les fois où tu es resté stické sur une valeur sans voir que le marché est en train de se retourner contre toi et qu’il va t’aplatir… Quand tu fais perdre très, très gros à un client parce que tu as espéré, souhaité ou prié pour que quelque chose arrive…
Mais il y a des choses que tu as apprises, que tu appliques et avec lesquelles tu calcules? Tu maîtrises des outils économiques… Toi et tes confrères, vous êtes passés par les plus grandes universités, non?
Oui, mais il n’y a pas de savoir expert qui tienne ici… Enfin si, mais il se situe du côté de la règle qu’il faut comprendre et maîtriser bien sûr… C’est comme un passe-droit, tu n’entres pas ici si tu n’as pas traversé ça et on travaille hyper fort. Mais la pratique, elle, ne se rapporte plus à cette expertise là, parce qu’en gros il faut dealer avec quelque chose de toujours émergent, de chaque fois indéterminé et être capable d’enchaîner une action à une autre, pour produire de la valeur…
La sacro-sainte shareholder value ?
(Il rit !) Oui, celle-là même! Si elle va bien, tout va bien.
C’est un jeu désespéré non?
Oui et non. Enchaîner des actions l’une à l’autre, c’est tout sauf désespéré. C’est peut-être même la condition de l’espoir justement, dans le sens où ça devient une fin en soi qui s’auto-alimente et est son propre mouvement… Ce qui est certain c’est que c’est un jeu tough dans lequel il faut apprendre à entrer, mais dont il faut savoir sortir aussi. Anyway, tu te fais éjecter très vite si t’apprends pas. C’est toute une discipline… Il faut suivre le rythme de ce qui bat là sans penser à autre chose qu’à cette chose et ses mouvements… C’est un jeu infini où tu disparais.
Et le monde réel là, au-dehors, avec son futur justement, qu’est-ce que vous en faites?
Ah ça… je ne sais pas. Je dirais que c’est à lui de trouver sa propre radicalité. De travailler un geste qui maintienne possible quelque chose. Ou plutôt qui ouvre quelque chose.
Qui ouvre un abri?
oui… peut-être un abri, mais un abri, on peut y mourir aussi… Disons peut-être une continuité ? Enfin de quoi affronter ce perpetual unrest, de quoi conserver une mobilité.
La main sur la vague
Dans les années 70, une bande de jeunes d’un quartier de Los Angeles au sud de Santa Monica glisse entre Venice et Ocean Park. Ils ne le savent pas encore, mais ils vont incarner un avatar sexé (le dernier?) du rêve blanc américain : swag blond, virtuose et désinvolte. Certains mourront, éternellement z-boys indociles, d’autres vieilliront pleins d’eux-mêmes et de coke au bord de piscines californiennes, celles-là mêmes qu’ils ont inventées dans leur jeunesse flottante.
C’est dans les ruines de Ocean Park au milieu de poutrelles d’acier que ces gamins surfent. Des mauvais garçons issus de Dogtown, quartier ghetto d’une pauvreté blanche laissée à elle-même et qui s’élève sur les vagues. Trois types ont un magasin de surfs où ils vendent les planches qu’ils fabriquent. Ils bricolent et commencent à s’intéresser aussi à d’autres formes de glisse. Ils repèrent et récupèrent quelques uns de ces enfants perdus et les mettent sur les récents skates qu’ils ont conçus. C’est ainsi que les Z-boys (Z pour Zéphyr) sont nés. Ils ont une dizaine d’année, ils sont échevelés et téméraires. Ils occupent une crique où se cassent des vagues géantes au milieu des débris du parc d’attraction à l’abandon et, quand les vagues ne viennent pas, ils vont les chercher ailleurs en montant sur leur skate.
En 73, une sécheresse aspire la Californie et vide les piscines de ses quartiers riches. Les formes en creux – de courbes et d’arêtes – aperçues derrière les haies appellent les mêmes gestes que la mer permet.
L’été durant, des gangs sillonnent ces quartiers pour repérer et investir les swimpark des villas désertées. Ils transposent leurs gestes du surf au skate : la main sur la vague du roi Bertleman devient main sur le béton pour pivoter. C’est désormais une figure classique, un bert slide. La verticalité à la papa des rouleux des sixties est complètement réfutée : le corps se plie, descend en position très basse et remonte en même temps que la «vague» (ici une pente) pour la suivre. Les moyens du surf sont détournés et adaptés pour continuer à glisser avec ou sans la mer. La vague est reconstituée ailleurs. De cette avant-garde, nourrie d’une crise, se développe une pratique qui est aussi un ethos : le skate dans son rapport très spécifique à l’espace de la ville réchappe à ses interdictions et ses usages assignés. Il transforme le moindre dénivelé en potentielle surface d’élancement. Il épouse et révèle des interstices à même le présent de la ville qu’il active en matrices vivantes qui ne cessent de s’ouvrir et de se refermer. En finance, on parlerait d’arbitrage – le terme désigne un écart temporaire de prix entre deux marchés dont le financier entend tirer profit. Randy Martin 4 a dit de belles choses sur ces pratiques dites dérivatives qui tirent le futur vers soi. Elles constituent un enjambement décisif qui caractérise une société, fondée non plus sur la sécurité et la protection mais sur le risque, ses mobilités volatiles oscillant entre gain et perte dans un mouvement impossible à fixer.
Les Hackers
Ils ont fait de notre garage leur atelier. Ils ne faisaient que passer, puis finalement ils sont restés, ils se relaient et dorment sur les tapis et le vieux canapé. Ils veulent tout recommencer et fabriquer des nouveaux circuits. Le dispositif qu’ils fabriquent est la marque en creux de celui qu’ils veulent détruire. Leur projet est vaste et basique – vivre «librement» – et ça concerne en premier lieu le cercueil d’où ils ont réchappé : l’université dont il s’agit de reploguer les savoirs à des nouveaux récits, de repeupler les soubassements des élans vitaux qu’elle réfute. Ils défient les ordres morbides de l’institution, défrisent son jabot et secouent leurs propres marteaux. En face d’eux, les figures qu’ils affrontent avec lesquelles parfois ils se confondent pour les défaire de l’intérieur: il y a le juge, il y a l’avocat, il y a des polices, il y a ceux qui ne veulent plus rien d’autre que l’ordre qui les soumet, il y a aussi le gestionnaire de portefeuille, le yuppie siliconé dans son bus climatisé, les multinationales et leurs salariés encloîtrés, vegan
et bienheureux… et par dessus tout il y a la shareholder value qu’ils veulent hacker.
Il leur faut fabriquer un accélérateur et dans le fond rien ne leur manque qu’ils ne sachent patenter. Le travail avance vite, plus vite qu’ils ne l’ont prévu, plus vite même que l’idée qu’ils essayent de s’en faire. Et pourtant il faudra bientôt en penser quelque chose. Ils commencent à travailler dès qu’ils ouvrent les yeux et n’arrêtent que lorsque la fatigue vole le sens à leurs gestes et les trouve hébétés au milieu du chantier aux petites heures du matin. Alors ils posent tout, alors ils font bouillir de l’eau et sortent les alcools. Des amis les visitent, de France, d’Irlande, d’Allemagne, d’Inde, intrigués par leurs travaux, venant s’en inspirer ou juste donner un coup de main. Certains, sans crier gare, se fondent à l’équipe; d’autres s’annoncent longtemps à l’avance et, une fois repartis, postent des selfies devant la chose en devenir, les yeux petits du manque de sommeil. Il ne s’agit pas d’être visible ou de ne pas l’être, il n’y a pas de mots d’ordre. Ce qui compte c’est de faire, partout et avec qui veut bien. Il n’y a pas de manifestes écrits, mais des espaces «ouverts» disent-ils, «certains sont des espaces horizontaux et anarchistes et d’autres sont plus hiérarchisés, organisés autour d’un noyau dur» et que plus grand chose ne distingue d’une start up. Cet esprit d’entreprise, ils ne le renient pas. Ils apprennent tout sur le tas, avec avidité comme des enfants libres échappés des écoles sèches et maigres des institutions. Ils feront de l’argent? Oui sans doute, ils trouveront des applications à leurs recherches. Et bien qu’ils ne doutent pas que grâce à eux le monde devienne «meilleur», ça ne donne pas de direction précise à leur action. 2008 les a vu émerger, se multiplier, essaimer dans le sillon de la crise et dans celui agité du courant Occupy. Occuper le trottoir, par la présence même produire du politique. Ils sont les branches vivaces de ce présent fertilisé. «Nous ne demandons rien ni ne promettons rien. Nous n’avons pas de programme nous sommes le programme» expliquent-ils à l’ethnographe qui les questionne. Ils avancent comme on fend une mer d’un sillon précaire. La loi, cette arpenteuse inlassable, referme derrière eux leur champ d’action et, toujours déjà, re-balise les territoires qu’ils ouvrent. Leur idée est de prendre assez d’avance pour avoir le temps de se retourner sur elle : hacker la loi et ses injonctions. Au texte même de son avancée, inscrire à son envers le code des lignes antipoison. Même chose avec l’argent, il faut le contaminer autant que le détourner. L’ethnographe sans poste les écoute en mangeant distraitement ses céréales. Elle essaie de penser différemment à son compte en banque exsangue où ne repoussent plus que les versements d’un dernier post-doctorat qui bientôt tarira.
Les viaducs anticapitalistes
Il court, elle court derrière lui. Les cheveux dans les yeux, la lanière du sac qui l’entrave. Ses pieds vont à une cadence effrénée. Mais déjà le grillage est là il faut l’escalader. Il balance son sac par-dessus et s’élance
puis se retourne vers elle, viens dépêche-toi. Elle commence à grimper, un pied qui glisse, le poids de son corps au bout des doigts. Elle se reprend et une fois en haut, passe la jambe droite par-dessus la grille, toute tremblante. Juchée ainsi, elle essaie de garder l’équilibre en même temps qu’elle passe la jambe gauche. Il a déjà sauté de l’autre côté, récupère son sac, vas-y saute! Elle entend derrière elle la course des vigiles qui se rapprochent. Elle saute et c’est long… Elle retombe pieds
et mains au sol. Il faut se redresser s’élancer malgré le ressort cassé des jambes. Mais ça revient, cette fois elle court plus vite, le grillage protégeant leur fuite, la peur ne lui coupe plus l’élan. Ils courent longuement, ils courent le long de rues désertes de parcs humides de terrains de foot phosphorescents de viaducs anticapitalistes. Quand ils sont fatigués, ils sautent dans un bus qui relaie leur course et l’emporte plus loin à l’abri de son rouli-roulant rassurant, qui est comme une maison qui est à tout le monde.
Nous courons pour nous sauver nous courons pour respirer nous courons en animaux bien aiguisés plus forts encore de découvrir cette puissance. Nous aimerions courir la nuit entière enjamber des pipelines des voies ferrées fouler le sol marqueté des banlieues le béton de tunnels déshérités abandonner la peur à son sillon creux. Nous sommes prêts à recevoir les ondes du monde.
- Plage de la Barbade, où est mort un jeune surfer pendant le passage d’Irma.→
- L’échange qui suit est une interprétation romancée à partir du travail des fabuleuses anthropologues : Caitlin Zaloom, The discipline of speculators, Ong et Collier, 2005 ; Karen Ho, Liquidity. An ethnography of Wall Street (2009) ; Hirokazu Miyazaki et Annelise Riles «Failure as an Endpoint», Ong et Collier, 2005. Il est également question du travail de Randy Martin. Voir son ouvrage : Knowledge LTD: Towards a Social Logic of the Derivative publié en 2015).→
- On traduirait ici discrete par distinct, découpé, clos.→
- Randy Martin, Knowledge LTD:Towards a Social Logic of the Derivative (2015). →