La robe extra-large était faite de coton épais indigo, avec une grosse gerbe de blé argentée brodée sur le devant. La couleur, la coupe, le tissu de bonne qualité, l’étonnant motif du devant en firent la digne première pièce de ma future friperie. Cette idée s’était révélée avec force alors que je trainais dans une friperie du quartier latino de Chicago. J’étais très amoureuse, et j’avais trouvé une magnifique chemise en soie pour MA. Il l’enfila, déboutonna tous les premiers boutons, et je lui mis ma chaîne en or autour du cou. Je vis qu’il se sentait beau, et je dis, à voix haute, que j’étais bonne à ça, trouver le bon morceau avec la bonne coupe. Le soleil de l’après-midi tombait sur moi par la fenêtre de la boutique, et les symptômes de l’épuisement s’installaient définitivement dans mon corps.
Quelques semaines après notre retour à Gatineau, j’arrêtais de travailler. La thérapeute me prescrit l’errance pour que mon corps suive ma tête. Je fus émue par l’évidence et la beauté de cette prescription. Je m’appliquais donc à errer, c’est-à-dire à sortir de chez moi et à marcher. La rivière était tout près et mes errances s’y dirigeaient presque toutes. Sur la rive, je me retrouvais souvent seule au milieu du mouvement subtil des choses animées et inanimées qui, comme moi, avaient leurs rythmes et prenaient des formes qui révélaient un peu de leur contingence. Ces choses me suffisaient, j’étais bien parmi elles.
L et la cadette rentraient toutes deux de l’école vers quinze heures. Puisqu’il y avait un délai entre leur arrivée et celle de MA, je me retrouvais seule avec elles et leur besoin de me raconter tant de choses quelques heures par jour. Parfois, je mettais un petit mot dans l’entrée : «Maman dort, je vous aime», et je m’enfermais dans ma chambre. Je ne voulais pas qu’elles me réveillent, même lorsque je ne dormais pas. C’était l’automne, et la lumière était belle. Je ramassais des fleurs mortes, et une fois rentrée à la maison, je les mettais dans de beaux verres. Lorsqu’elles étaient complètement sèches, je trouvais dans leurs coeurs durcis et bruns les graines que je rangeais dans des sacs ziplocs bien étiquetés : marguerites mauves, amarantes du jardin, calendules de P, etc.
J’avais des noms approximatifs pour les fleurs, préférant les identifier de manière relationnelle – F m’avait donné des zinias, j’avais cueillis des fleurs jaunes au coin Couvent et Broad, et volé plusieurs têtes piquantes d’échinacées aux voisins.
Quand je n’errais pas, je m’installais dans mes nouveaux territoires : le canapé du salon et le lit de fortune près du foyer au gaz. Je lisais de manière infidèle les romans que m’avaient prêtés des amies, sautant des chapitres ici et là, prenant des notes sur le tarot de Marseille, le cycle menstruel, et le repos. Entre mes livres, mes errances et l’expansion de mes filles, j’apprivoisais la fatigue et ma domesticité, réfléchissant de manière souple, nerveuse et extatique.
Les journées grises, j’aimais arrêter au comptoir St-Vincent de Paul. Je trouvais des boucles d’oreille, des tasses et des chandails de laine, des vases. J’aimais la simplicité et l’usure des objets, toucher leur matière dans mes doigts, m’étonner de leur esthétique, imaginer
leur ancien propriétaire. Il y avait des choses très laides, d’autres très kitchs. Souvent la matière noble indiquait un design classique ou une bonne coupe, mais pas toujours.
Une nuit, de grandes bourrasques annoncèrent la fin de l’été indien. La cadette me réveilla vers une heure du matin pour que je vienne fermer sa fenêtre : elle avait froid et le vent faisait frémir tous les posters de starlettes accrochés à ses murs. Billie Eilish, fluorescente, vacillait au-dessus du lit. Je fermai la fenêtre, remis la couverture sur ma fille, et dormis mal le reste de la nuit. Le matin suivant, je fus bouleversée par un reportage. T avait passé trois ans dans la rue pendant la pandémie. Elle venait tout juste d’obtenir une chambre dans une maison de transition. Le premier soir, elle avait pleuré toute la nuit en pensant à tous ceux qui n’avaient pas de lit. Puis elle avait meublé sa chambre avec les choses offertes par des itinérants : bibelots, casseroles, couvertures… En échange, T cuisinait pour eux. Le jour du reportage, elle avait fait des cigares au chou dans une grosse lèche frite. La journaliste lui demanda alors si elle avait des enfants. Oui, j’ ai deux grands garçons. Où habitent-ils, dans des appartements? Non, dans des grandes maisons. Incrédule, la journaliste répéta : «Dans de grandes maisons?» T répondit : «Oui, je suis si fière d’eux.»
L’histoire de T mit fin à un cycle d’intériorité dans lequel j’avais passé les dernières semaines. D’un coup, le monde entier s’immisça dans ma bulle. J’étais triste, en colère, agitée, exaltée. J’insistai pour aller danser dans une fête de forêt. Je mis un beau costume de pierrot avec une coiffe de lune en papier d’aluminium que j’avais bricolée. Derrière nous, deux femmes faisaient presque l’amour en dansant, l’une d’elles habillée en Indiana Jones, avec un grand fouet et un fedora. C’était assez pour me rendre heureuse. En partant, je laissais la coiffe de papier d’aluminium à un homme qui était venu de très loin et qui dansait seul dans un coin.
Plus rien ne séchait sur les bords de fenêtres, toutes les semences avaient été rangées dans une petite boite, j’avais repeint le local de ma future friperie couleur corail de Chine, mon pyjama de soie serait livré sous peu. La prochaine étape n’était pas très clair. Commencer l’aquarelle me semblait exagéré. Il fallait me reposer, mais encore fallait-il apprendre comment. Ce temps libéré me semblait comme un sursis, ma maladie la parfaite excuse, réelle et bénigne. Je m’étais démenée jusqu’à elle, et elle ne me laissait pas tomber. Entre elle et moi, qui avait le contrôle? C’était plutôt une collaboration.
Le dernier jour du marché public, j’achetai des poivrons, du chou-fleur, des carottes et du céleri. Délicat, élégant et déprimé, P me montra comment faire les conserves de légumes à la bulgare d’après la recette de sa mère. Outre le poivre en grain et les baies de genévrier, il fallait ajouter une aspirine écrasée dans chaque bocal — pour l’équilibre, me dit-il. En ma présence, il finissait toujours par vider son sac, puis un silence lourd s’installait entre nous. Je remis mon tablier dans mon sac, le quittant plus triste et plus anxieux que je ne l’avais trouvé. Avec moi, il pouvait s’écrouler, mais moi, je n’arrivais pas à le rattraper. Ça faisait l’effet d’un gâchis.
Les conserves furent un succès, les légumes vinaigrés et croustillants. La fatigue persistait. Je me forçais à me coucher tous les après-midis. Je restais couchée et respirais en ouvrant le diaphragme, réconfortée par le poids des couvertures lourdes sur mon corps immobile. Parfois, le sommeil arrivait et peu importe sa durée, au réveil je me sentais mieux. D’ordinaire, je ne dormais pas et finissais par prendre un bain brûlant avec de la lavande. Cela me permettait de finir la journée, sans toutefois avoir la force de faire le souper. Lorsque MA était ailleurs, nous mangions des toasts ou des céréales, et c’était vraiment très bien, une belle habitude à garder. En vérité, j’aurais souhaité que les filles et MA ne rentrent jamais, j’aurais regardé des films de vikings avec du sexe et du sang jusqu’à ce que je m’endorme. J’aurais dormi longtemps, puis je me serais réveillée guérie, à l’aube d’une nouvelle vie. Je n’en fis rien. Dans le fond, je ne voulais pas guérir trop vite, ça aurait fait l’effet d’être bonne élève, de faire une offrande aux forces qui m’avaient poussée à l’épuisement. Je voulais guérir à moitié, pour que ça s’étire.
J’étais définitivement abîmée, mais consciente que cette maladie était la preuve d’un privilège : celui des assurances, de la maison tranquille et des couvertures chaudes. Lorsque les premières journées froides arrivèrent, la médecin doubla toutes mes prescriptions et ajouta un somnifère que l’on devait prendre le moins possible, et au maximum quatorze jours. Cela me laissa perplexe. Quelle stratégie fallait-il adopter : un cachet par semaine, y aller pour quatorze jours d’affilée, ou seulement lorsque la fatigue était vraiment trop intense? Fidèle à moi même, j’optai pour la stratégie «pas de stratégie». Je pris un cachet en rentrant de la pharmacie, en donnai un autre à MA. Je dormis relativement bien.
A et M nous invitèrent pour l’apéro. Chose rare en banlieue, nous nous rendîmes chez eux à pied, avec une conserve de légumes croustillants sous le bras. Ils nous attendaient avec du rhum sucré, de la soupe au poisson et du saucisson. Ce soir-là, A et M parlèrent de la grâce divine en ces termes : accepter qu’on n’avait vraiment rien à offrir à la vie, aucune dette envers elle, que la vie nous prenait tout simplement et qu’elle ne nous lâchait pas, qu’elle avait des trucs prévus pour nous, qu’en somme, elle s’en chargeait. Il y eut plus de rhum agricole, M chanta une chanson créole qui racontait comment on cherche l’amour alors qu’il est là. On les serra fort dans nos bras en les quittant.
Un matin, en revenant de la rivière, je vis un petit écriteau sur lequel on annonçait un lapin à donner, avec la cage et tout le tralala. Je cognai plusieurs fois à la porte et une femme avec un bébé dans les bras m’ouvrit. Elle avait de gros seins pendants, de tailles différentes, des dents croches, les yeux doux. Sur sa figure, des bleus étaient perceptibles malgré la pénombre du salon. Il y avait une petite fille à une table qui assemblait un casse-tête. La femme me dit qu’elle avait quatre enfants, et que le propriétaire du logement avait changé d’idée ; que non, les animaux en cage n’étaient plus acceptés. Il n’y avait rien dans son bail. Elle alla chercher la grosse lapine Pif pendant que je surveillais ses deux plus jeunes. Je caressai longtemps Pif, puis dis que je devais en parler avec MA. Sur le chemin du retour, je me demandais si cela aiderait cette femme que nous adoptions Pif. Le conseil familial trancha : ça pue un lapin, et personne ne voulait ramasser ses crottes. Seule la cadette rouspéta, il y avait toujours de la place dans son coeur pour les petites choses à aimer.
Lorsque la première neige arriva, je me mis à penser trop et à faire moins. Je réduis sur un coup de tête le dosage de ma médication. Je passai la nuit en sevrage et fis un rêve dans lequel je m’écroulais plusieurs fois aux côtés d’un itinérant couché dans la neige. Mes jambes étaient incapables de soutenir mon poids, et moi incapable de cesser de pleurer. Je me réveillai à trois heures du matin, et pris immédiatement rendez-vous avec ma docteure qui me prescrit de nouvelles doses.
La dépression s’ajouta à la fatigue. Des deux, je ne savais pas qui me retenait maintenant au lit. J’avais imaginé qu’en m’insérant dans un mouvement silencieux, celui du désir et de la douceur, ma vie allait complètement changer; que j’allais vite retomber sur mes jambes, ne plus jamais retourner travailler dans un bureau sans fenêtre, nourrie aux lunchs préparés à la hâte et entourée de collègues adapté·es et ambitieux·ses. Non, j’imaginais plutôt être avocate quelques jours par semaine, entourée de femmes faillibles et lumineuses, avec lesquelles je lutterais contre l’inégalité sociale tout en faisant des potlucks de carottes. Plus les jours avançaient, plus je sentais que ma vision ne faisait pas le poids, qu’il n’y avait pas assez de temps et d’énergie pour passer de l’horizontal à la vie nouvelle. La tristesse m’envahit, et je devins tout simplement malade, alors que j’avais passé les derniers mois convaincue d’avoir amorcé une réelle transformation. Cette fatigue, ce n’était pas une vraie maladie avec des masses qui doublent de volume ou des lymphes troubles. Tendue de désir, écrasée d’impatience, je me rendis à l’évidence : rien n’était parfait, rien ne le serait.