Maurizio Lazzarato est un sociologue et philosophe italien. Activiste durant les années 1970 au sein de l’Autonomia Operaia (mouvement ouvrier italien), il a dû s’exiler à Paris pour échapper aux poursuites. Ses plus récents travaux portent sur la question de la dette, de la guerre et du sémiocapitalisme : La fabrique de l’homme endetté (Amsterdam, 2011); Gouverner par la dette (Les prairies ordinaires, 2014); Signs and Machines: Capitalism and the Production of Subjectivity (MIT Press, 2014); et plus récemment, avec Eric Alliez, Guerres et Capital (Amsterdam, 2016) 1.
Après la crise financière de 2007, vous avez été l’un des premiers, avec David Graeber, à vous intéresser aux racines morales, anthropologiques et théologiques de la dette comme condition ancestrale du capitalisme. On observe en ce sens un «tournant monétaire» (monetary turn) dans la philosophie politique contemporaine, tournant qui mobilise des généalogies théoriques radicalement hétérogènes. Comment vous situez-vous au sein de ce tournant monétaire? Quand la dette s’est-elle imposée pour vous comme un problème clé? Et enfin, comment caractériseriez-vous votre propre méthode de recherche dans ce domaine?
Le capitalisme financier a un tout autre rapport à la monnaie que le capitalisme industriel. Le marxisme s’est essentiellement intéressé au capitalisme industriel; sa critique du capitalisme financier n’est pas aussi structurée (le troisième livre du Capital de Marx n’est guère plus qu’une série de notes, etc.). On a donc du mal à saisir le rapport que le capitalisme financier entretient avec la monnaie.
La généalogie qui fonde mes recherches est double : elle est à la fois française et italienne. Il y a un moment fondamental pour comprendre le capitalisme financier : le 15 août 1971, Nixon déclare l’inconvertibilité du dollar en or, mettant ainsi fin aux accords de Bretton-Woods. La monnaie devient une tautologie autoréférentielle – un dollar égale un dollar. Elle n’entretient plus de rapport avec un substrat économique. La monnaie se transforme en élément directement politique.
En 1971-1972, deux textes importants sont produits. En 1971 d’abord, avant même la déclaration de Nixon, il y a un cours de Michel Foucault sur la Grèce ancienne, où il discute de l’institution de la monnaie (c’est le seul endroit en fait dans son œuvre où il traite directement de ce problème). Il raconte comment Cypsélos introduit l’usage de la monnaie à Corinthe au VII e siècle avant J.-C.. Foucault montre comment l’invention de la monnaie répond à deux problèmes : le problème de la dette et le problème de la guerre. Cypsélos forme une armée avec les paysans pauvres pour chasser l’aristocratie. Une fois qu’il a gagné, la force armée paysanne se constitue en force politique. Pour territorialiser cette déterritorialisation de la force politique assumée par les paysans endettés, Cypsélos invente un circuit économique qui s’articule autour de la monnaie. L’élément fondamental à noter ici est que la monnaie ne naît pas de l’échange économique, ou du travail comme chez Marx, mais de la dette et de la guerre.
L’autre texte fondamental de la généalogie de la monnaie que je propose, c’est évidemment l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, qui date de 1972. Si on ne s’en tient pas qu’au versant psychanalytique de l’affaire, on voit bien que l’Anti-Œdipe est un grand livre sur la question de la monnaie. Deleuze et Guattari le disent clairement : la monnaie, c’est la dette. Ils produisent une nouvelle théorie de la monnaie à peu près en même temps que l’on passe à un nouveau régime monétaire qui n’est plus fondé sur la convertibilité avec l’or. Je suivais depuis un bon moment déjà la question de la dette chez Deleuze, qu’il reprend à la suite de Nietzsche et qui offre une piste d’exploration hors du canevas marxiste. Et il y a cette phrase qui m’a finalement décidé à écrire sur le sujet, qui figure dans son fameux Post-scriptum sur les sociétés de contrôle : «L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté.»
Et puis bon, du côté italien, il y a eu toute une série de discussions au sein de la revue Primo maggio autour de la question monétaire en 1973-74, mais ça n’allait pas aussi loin que ce que Deleuze et Guattari proposaient. Ceux-ci ont clairement établi que la force de territorialisation de la monnaie est directement liée à la force de déterritorialisation de la guerre.
Dans La Fabrique de l’homme endetté, vous écrivez que l’économie de la dette réalise pleinement le mode de gestion gouvernementale du politique, du social, de l’économie, de l’État, etc. que décrit Foucault à la fin des années 1970, et ce, malgré que le gouvernement se montre de plus en plus autoritaire. Mais par la suite, dans Gouverner par la dette, vous devenez plus critique envers Foucault.Vous expliquez qu’en fait, la gouvernance libérale n’a finalement pas été autre chose qu’un capitalisme d’État en guerre continue contre l’État-providence. En quoi consiste plus précisément votre critique de la gouvernance libérale et donc aussi du libéralisme chez Foucault? Quel rôle joue la dette dans ce contexte?
C’est un élément assez polémique. Dans son cours sur le néolibéralisme, Foucault est le premier peut-être à effectuer, presque en temps réel, une analyse de la tournure que prend le capitalisme. Mais étrangement, il n’y fait aucune référence au problème de la monnaie. Je soutiens que fondamentalement, l’arme du néolibéralisme c’est la triade monnaie-crédit-dette, par laquelle s’instaurent de nouvelles formes de gouvernementalité. Sans doute cette absence s’explique par l’abandon chez Foucault de la critique de l’économie politique, ce que Deleuze et Guattari ne font pas. Ces derniers restent liés à la définition marxiste du capitalisme, et de façon très intelligente, ils le sont moins par le thème du travail que par la monnaie.
Foucault, à ce moment-là du moins, emprunte une autre voie. Il lit le libéralisme comme une innovation dans le champ de la gouvernementalité. C’est un problème intéressant, mais qui laisse de côté celui de la guerre. Le passage du fordisme au post-fordisme, il faut le concevoir non pas comme une transition simplement économique ou monétaire, mais comme une opération stratégique. Par stratégie, j’entends un rapport de guerre, où il y a des adversaires, une lutte. Et le capitalisme a une stratégie, c’est de démanteler cette contrainte qu’ils ont dû intégrer au système à cause de la Révolution russe. Ce point de vue là manque complètement dans l’analyse de Foucault, même si par ailleurs, on ne peut pas nier la grande pertinence de son analyse des nouvelles formes de subjectivité, l’entrepreneur de soi, etc. Et cette omission est d’autant plus étonnante qu’il avait brillamment thématisé la question du rapport entre guerre et politique dans les années précédentes.
Donc, je crois qu’il faut garder le problème de la gouvernementalité, mais qu’il faut le concevoir comme une guerre conduite par d’autres moyens. Même le passage du fordisme au néo-libéralisme se fait à partir d’une guerre civile qui n’a pas déployé toute la violence des guerres civiles de la première moitié du XX e siècle. Je pense ici à Mai 68 et ses contrecoups. Évidemment, Mai 68 n’a pas vraiment mis en danger le capitalisme comme avaient fait la révolution russe et les mouvements politiques de la fin du XIX e siècle.
Ceci dit, il est important de se souvenir que, malgré la faiblesse stratégique du mouvement de 68, une guerre civile faisait rage en Amérique latine, qui coïncidait avec le passage vers un nouveau mode de production. Ils ont bombardé le président Allende au Chili, massacré le peuple argentin… ce qui s’est passé en Italie, ce n’est rien à côté de ce qui s’est passé en Amérique latine. C’est une guerre civile qu’ils ont remportée de façon militaropolitique. Ce n’est qu’ensuite que les Chicago boys ont débarqué et, alliés avec les fascistes, ont conduit les premières expérimentations néolibérales. Foucault n’a pas considéré ça. C’est là le danger de ne regarder que le caractère novateur du néolibéralisme.
Foucault bien sûr ne s’en tient pas là. Dans son article de 1982, «Le sujet et le pouvoir», il fait une distinction importante, et souvent ignorée par ses commentateurs, entre relations stratégiques et rapports de pouvoir. Il dit que les rapports de pouvoir sont des rapports entre gouvernants et gouvernés; les rapports stratégiques, eux, sont des rapports entre adversaires. Le problème, c’est donc comment passer du rapport entre adversaires à un rapport de gouvernementalité et vice versa. Donc, si on reprend le passage vers le post-fordisme dans cette optique, on voit que rendu à un certain point, l’affrontement stratégique a été gagné par le Capital, et c’est sur cette victoire que s’élaborent de nouveaux rapports de pouvoir – les dispositifs néolibéraux – pour conduire de manière plus ou moins prévisible la conduite des autres.
Dans votre dernier livre avec E. Alliez, Guerres et Capital, vous mettez l’accent sur la relation intime entre le capital et la guerre.Vous présentez une idée de la guerre totale qui ne se limite pas à la lutte des classes, mais implique également la race, le sexe et, tout d’abord, la subjectivité. Comment définissez-vous le concept de guerre civile ? Et comment vous situez-vous vis-à-vis d’autres penseurs contemporains qui reprennent eux aussi les analyses foucaldiennes (et schmitiennes) du concept de guerre civile (je pense à Bernard Aspe ou au Comité invisible, par exemple) ?
Pour moi, le problème est très simple : il faut traiter de la question de la guerre de manière précise et ciblée, en rapport étroit avec une conceptualisation du capitalisme, ce qui n’est pas le cas il me semble chez le Comité invisible. C’est ce que nous avons cherché à établir dans notre livre. Schmitt, voire Clausewitz, font des analyses très sérieuses de la guerre, mais sans la mettre en rapport avec le capitalisme. Par exemple : lorsque la guerre rencontre la valorisation infinie du capitalisme, ça donne la guerre totale. Dans Guerres et Capital, nous avons cherché à relever les moments déterminants où capitalisme, États et guerre se modifient. À cet égard, les analyses du Comité invisible m’apparaissent insuffisantes…
… parce qu’elles n’introduisent pas une pensée des régimes de signes a-signifiants telle que vous l’élaborez à la suite de Guattari?
L’exemple le plus clair d’un régime a-signifiant de signes, c’est précisément la monnaie. La monnaie est un signe a-signifiant, c’est-à-dire : son fonctionnement ne passe pas par la conscience, il fonctionne de manière machinique ou moléculaire, comme disait Guattari. On baisse les taux d’intérêt d’un demi-point, et il y a une série de répercussions immédiates dans la vie des gens. La difficulté ici, et c’est la même en ce qui concerne la technologie et sa puissance d’automatisation exemplifiée dans la gouvernementalité algorithmique, par exemple, concerne le fait que ce fonctionnement machinique n’est pas sans reste. Il y a toujours une dimension stratégique que l’automatisme technologique ne peut pas contenir. La machine a ses organes socio-politique qui la subjectivisent. Le problème c’est donc de penser ensemble un régime a-signifiant et machinique, largement automatique, tout en ménageant une place pour les rapports stratégiques. La machine sociale ne coïncide pas avec la machine technique, car la machine sociale est toujours également une machine de guerre, c’est-à-dire animée par des rapports stratégiques entre adversaires. C’est important de le souligner. Prenons l’exemple de 1971 : la machine monétaire avait commencé à s’enrayer. La déclaration d’inconvertibilité qui s’en est suivie n’était pas un «automatisme» : c’est un choix stratégique qui donne lieu à l’émergence de nouveaux automatismes, à de nouveaux dispositifs de pouvoir. Les discontinuités au sein du capitalisme présupposent non seulement des «révolutions» économiques, technologiques, monétaires, mais également des victoires politico-militaires.
Cet éclairage stratégique des décisions qui fondent la finance contemporaine redimensionne – repolitise – le problème de la dette…
La dette, c’est une façon de faire la guerre. Je pense à ces deux généraux de l’armée de l’air chinoise qui ont écrit ce livre, La guerre hors limite. Ils ne disent pas autre chose. Ils décrivent les politiques du Fonds monétaire international dans le Sud-Est asiatique comme une guerre non sanglante menée avec des moyens financiers plutôt que militaires. Je pense qu’ils ont raison. Comment dire? Le capitalisme financier n’est pas une anomalie du capital. C’est une tendance profonde qu’il porte depuis le début : A – M – A’ devient essentiellement : A – A’. C’est sa vraie nature qui s’exprime là. C’était déjà le cas dans le capitalisme hégémonique de la fin du XIX e siècle. À partir de 1870, on a déjà les prémisses d’un capitalisme financier. Le colonialisme, c’est un capitalisme financier. La France et l’Angleterre de l’époque sont des pays qui vivent des rentes coloniales. Et ce capitalisme financier a causé la première Guerre mondiale, la deuxième aussi; il a mené à la Révolution russe, etc. 50 ans de guerre et plus de 100 millions de morts. Ce n’est pas rien. Dans l’après-guerre, le capitalisme a été obligé de composer avec le mouvement ouvrier. Mais dès que, après 1968, le mouvement ouvrier est entré en crise, le capitalisme financier s’est rétabli de plus belle, reformulé en profondeur. C’est un nouveau capitalisme financier pour lequel la dette joue un rôle fondamental, parce que tout va se réorganiser autour du rapport créditeur-débiteur. Il faut voir tout ça comme une opération stratégique, la continuation de la guerre par d’autres moyens.
C’est sur ce fond qu’il faut intégrer les développements conceptuels de Nietzsche, et de Deleuze à sa suite, sur les formes de culpabilisation liées à la dette. Le tournant économique ou monétaire requiert de nouvelles formes de subjectivité.
Je serais très curieux de vous entendre davantage sur les différentes alternatives qui pointent en réponse à cette domination sans partage par les moyens de la financiarisation. Je pense à l’intérêt croissant pour les monnaies communautaires et complémentaires; au renouveau des pratiques de jubilé et autres paiements collectifs de dettes (étudiantes ou autres); et aussi aux promesses que certains voient dans l’émergence des cryptomonnaies ou de blockchain comme outil pour redistribuer la valeur capturée par les plateformes en ligne. Je pense par exemple à l’Economic Space Agency fondée par Akseli Virtanen et à laquelle je participe depuis peu, qui donne suite au projet Robin Hood Hedge Fund Coop. Comment envisagez-vous l’émergence de nouvelles machines de guerre financières?
Qu’entend-on par machine de guerre? Quels rapports se tissent entre machine de guerre et machine technique? L’exemple le plus simple qui me vient à l’esprit, c’est ce qui s’est passé avec Nuit debout en France en 2016 pendant le mouvement contre la Loi travail. Nuit debout a occupé la Place de la République et en deux jours, ils sont parvenus à maîtriser des modes de communication comme la télévision et la radio, c’est-à-dire, ils les ont intégrés à leur machine de guerre. Par contre, ils ont échoué à élaborer une vraie stratégie pour leur machine de guerre. Je donne deux exemples. D’abord, ils n’ont pas réussi à rompre la séparation entre les jeunes précaires blancs du centre de Paris et les immigrés qui résident en banlieue. Ils n’ont pas non plus été en mesure de dissoudre la division entre précaires et salariés standard. Donc pour moi, le défi à relever pour la création de machines de guerre n’est pas technologique; il est plutôt social et politique. Les mises en réseau virtuel reposent fondamentalement sur des réseaux sociaux effectifs. Si tu ne comptes pas sur des réseaux sociaux fort et transversaux, ton information ne franchit pas la frontière physique du périphérique, pas plus qu’elle ne rejoint les salariés standards.
Disons donc que je suis a priori assez sceptique vis-à-vis les solutions dites technologiques aux problèmes politico-financiers existants. Il y a une multitude d’expérimentations en cours en ce moment. D’un point de vue théorique, pour moi, la question de la dette est essentiellement liée à celle de la guerre; et en ce sens, la monnaie sert à territorialiser la guerre. Dans cette optique, il faut garder à l’esprit les dispositifs de pouvoir qui sont construits pour gouvernementaliser cette territorialisation.
Je m’inquiète du fait que les expérimentations manquent de points de vue stratégiques sur la guerre en cours. Nous sommes très attachés aux formes de collaboration et de mobilisation collectives; mais le capital, ce n’est pas qu’une production qu’il s’agirait de détourner vers des formes collaboratives, comme certains camarades post-opéraïstes tendent à le croire. C’est une affaire de guerre. La crise de 2008 l’a bien montré : la machine capitaliste, qui peut donner l’impression de marcher sur le pilote automatique, a besoin des organes sociaux de contrôle, de gestion et d’intervention puisqu’elle ne fonctionne qu’en se détraquant, c’est-à-dire : elle procède par crises. Ce ne sont pas les algorithmes qui ont décidé des plans d’austérité. Et puis bon, on ne peut pas simplement opposer des formes de coopération à des formes stratégiques. Dès que les mécanismes qui sous-tendent le système de la dette se bloquent, on voit immédiatement poindre l’horizon de la guerre.
Pourriez-vous alors en dire davantage sur le rap- port entre dette et production de liquidité? Pour Amato et Fantacci dans Fins de la finance par exemple, et à la suite des travaux de Keynes, le problème de la finance contemporaine réside dans son obsession de la liquidité. Que pensez-vous de ce genre de problématisation post-keynésien?
Je pense qu’il faut concevoir la liquidité comme un niveau supérieur d’abstraction, pour parler en langage marxiste. Rendre la monnaie plus liquide, les échanges plus liquides, c’est cette abstraction ultérieure du rapport social qui fait l’objet d’un contrôle et d’une domination. Visiblement, nous n’avons pas été en mesure de nous hausser au niveau d’abstraction où s’établit la politique de la dette.
Nous en revenons donc à la fameuse question formulée par Mackenzie Wark durant Occupy Wall Street : Comment occuper une abstraction?
En effet, on a de la difficulté à se hisser au degré de déterritorialisation imposé par le capitalisme financier essentiellement parce qu’au sein de la tradition marxiste, comme je le soulignais en début d’entretien, on est habitué à réfléchir avec des outils théoriques forgés en réponse au capitalisme industriel. Il y a une faillite au niveau stratégique. La liquidité, je ne pense pas qu’on puisse la contrôler de manière keynesienne désormais. La régulation, c’était aussi un fait politique. Il y avait des forces qui ont rendu cette régulation possible et nécessaire : la crise de 1929 d’une part, et la Révolution russe de l’autre. Braudel a écrit : en 1914, l’Europe était prête à basculer dans le socialisme. C’est la guerre qui a empêché ce basculement, en transformant l’ouvrier internationaliste en soldat nationaliste.
Et tout de suite après la guerre, on voit l’explosion de la Révolution russe; mouvements révolutionnaires puissants en Allemagne, en Italie, etc. C’est cette menace de renversement qui a poussé à la régulation. On ne régule pas pour des raisons économiques, mais pour des raisons stratégiques.
C’est l’objection courante qu’on fait à Piketty…
Le problème de la liquidité, de l’euthanasie des rentiers comme en parle Keynes, il ne se règle pas de l’intérieur du capital, comme si c’était plus sage pour lui de procéder de la sorte. Le capital, il vise la valorisation infinie. Et la seule façon de bloquer cette logique de valorisation infinie, c’est de lui causer problème. Avec la Révolution russe, le grand capital a eu la peur de sa vie, et ce n’est que sur cette base qu’ils ont concédé certains compromis.
Cela me fait penser à une rencontre qui a eu lieu en 2014 à Stuttgart entre vous, Peter Pal Pelbart, Akseli Virtanen et Brian Massumi. Vers la fin de cet entretien, vous insistiez sur l’importance déterminante du moment léniniste. Et cela contraste effectivement avec la manière dont Massumi par exemple cherche à penser des contre-pouvoirs ontogénétiques «à la fin de l’économie», sans référent historique révolutionnaire.
C’est une question qui se pose aussi avec certains camarades post-opéraïstes. Je pense que nous sommes engagés dans une série de défaites assez incroyables. Prenons le cas de la France : on a eu une mobilisation populaire exceptionnelle contre la Loi travail qui n’a pas empêché que cette loi soit votée un an plus tard. Dès qu’il a remporté les élections, Macron s’est empressé de réduire encore davantage les droits déjà très affaiblis des travailleurs. Comme si la lutte n’avait pas existé.
Il y a manifestement quelque chose qui ne marche pas. Nous n’arrivons pas à gripper cette machine. Je n’aime pas penser qu’il y a, malgré tout, toujours des possibilités, des opportunités. Historiquement, je pense que la composition de classe actuelle est plus faible que celle de la fin du XIXe siècle parce qu’elle ne pose pas le problème politique en termes de révolution. Elle ne cherche pas à en finir avec le capitalisme en tant que tel. Ils ont été capable d’occuper Paris, capitale du XIXe siècle, pendant deux mois… c’est comme si on occupait NewYork aujourd’hui! Bon, ils se sont fait massacrer, mais Lénine ensuite a construit son discours sur la défaite de la Commune. Donc, si on n’accepte pas qu’on a été battu, que 1968 a été une défaite, on n’arrivera à rien. Sans machine de guerre effective, les possibles entretenus par une certaine gauche restent vains. Mais pour l’instant, je ne vois pas le début d’un commencement de cette histoire.
Sur la base de ce constat, il faudrait peut-être ouvrir une dimension éthico-esthétique, celle-là même que vous entretenez parfois dans vos écrits lorsque vous parler de démobilisation ou que vous reprenez pour votre compte le concept de Deleuze et Guattari d’anti-production. Comment donc se soustrait-on à l’empire de la valorisation en 2017? Ou sous un autre angle peut-être : quelle actualité pour la politique inspirée de l’autonomie italienne?
Je comprends la fascination des gens de ta génération pour l’autonomie italienne, mais bon, il faut quand même se rappeler que nous avons été défaits. Si je vis en France, c’est parce que j’ai été exilé, voilà. Lénine a élaboré une hypothèse qui a mené à une première révolution victorieuse, avec toutes ses imperfections, parce qu’il n’a pas simplement fait un hymne à la Commune de Paris et ses 30 000 fusillés.
Reformulons alors : comment se soustrait-on à la forme subjective de l’entrepreneur de soi?
Oui, c’est avec ce genre de problème en vue que j’ai publié ce petit livre sur Marcel Duchamp et le refus du travail. Il faut un moment de rupture, d’affirmation subjective. Sans cela, il devient très difficile de développer un espace de résistance politique. Donc, refus du travail comme interruption du fonctionnement normal de la machine capitaliste. Et de là penser l’élaboration de machines de guerre. Le travail, c’est l’institution du capital. On ne peut pas se sauver par le travail, parce que le travail, ce n’est pas une constante anthropologique qui traverse les époques et dont le capitalisme se serait approprié. Le travail a été inventé par le capitalisme. Ou pour le dire avec Deleuze et Guattari : le surtravail précède le travail. En ce sens, la forme capitaliste précède le travail. Mon petit livre sur Duchamp est une tentative pour marquer le refus et le distinguer de la célébration des formes de coopération, ou plutôt : va pour les formes de coopération, mais seulement dans la mesure où elles se fondent clairement sur un refus et une rupture.
En terminant : Angela Merkel a inscrit à son pro- gramme une promesse de plein emploi (3%) dans les 8 ans. Qu’est-ce que cette reprise d’une ancienne demande de gauche signifie sous la condition néolibérale de l’homme endetté? Et quel futur envisagez-vous pour l’Europe sur le plan politique et financier?
Le seul plein emploi envisageable désormais, c’est le plein emploi précaire. Et dans ce contexte, et depuis la crise de 2008, ce que l’on voit en Europe, c’est la montée de discours sur la guerre, la montée de nouvelles formes de fascisme (sans parler du nouveau président des États-Unis). C’est ça qui m’apparaît essentiel. Il y a de nouvelles forces politiques qui occupent l’espace public en déclarant la guerre aux immigrants, aux réfugiés, etc. Il faut prendre ces formes de guerre civile «sournoises» très au sérieux.
- Cet entretien a été réalisé avec l’aide précieuse de Sjoerd van Tuinen→