le contrepoint académique (sic) est / fut une œuvre dérangeante. Une situation de performance, plutôt qu’un événement purement musical. Une nuisance, dans le contexte du Festival international de musique actuelle de Victoriaville pour lequel il a été composé en 2000. Invoquant un contrepoint académique, voire scolaire, archaïque et idéalisé, pour l’essentiel impossible, irréalisable, la pièce traînait jusqu’au cœur de l’avant-garde de la musique libre que Victo se targue de représenter les orthodoxies poussiéreuses du concert classique. Or cette transplantation forcée a révélé des ressemblances insoupçonnées sur le plan politique entre les deux contextes apparemment antagoniques, en particulier quant à la position de soumission que l’auditeur-spectateur adopte tout naturellement, et à sa propension à tenir pour acquis un mode d’émission figé qui néglige de suggérer la moindre interrogation active, le moindre examen critique. La musique classique renforce constamment ses frontières, en explicitant et en excluant tout ce qui est «extramusical» (c’est l’une des rares disciplines à s’être inventé une telle négativité) et en exigeant une écoute entièrement lisse, libre de toute valence distrayante. De fait, la musique classique comme une grande part de ce qui se passe à Victo (il y a des exceptions) reposent sur une foi inébranlable dans les modes de transmission et de réception de leurs contenus respectifs. Et bien qu’il puisse y avoir des dissonances (des bruits) pour remettre une œuvre en cause – même, à l’occasion, le bruit non cochléaire produit par celle qui ne répond pas aux attentes qu’elle avait créées, ou que l’interprète échoue à faire passer de façon convaincante (encore plus de bruit) –, les conventions omniprésentes qui l’encadrent avant même qu’elle n’ait commencé ne soulèvent aucun intérêt digne de ce nom.
le contrepoint académique (sic) est une œuvre qui dérange par la confusion des genres. Son contenu musical se présente comme l’aboutissement fragmenté, et tardif, d’un type de contrepoint de plus en plus raffiné qui interrompt, de façon anxieuse et répétée, son propre devenir; dans un contexte où la confiance calculée est de mise, on lui substitue un tâtonnement sans fin et des incertitudes à peine réprimées. L’œuvre enchâsse un moment privé, «hors temps», consacré à l’inspection du matériau musical et à son actualisation par le réchauffement, dans le temps de la performance devant public, confondant ainsi par le bruit les attentes «naturelles» du récepteur à l’égard d’un interprète qu’il veut en pleine possession de ses moyens, communiquant avec lui fidèlement et en toute légitimité. Elle est bruyante par son refus d’établir avec l’auditeur une relation stable, par l’espèce de «peaufinage in vivo» qu’elle lui impose et qui propulse les interruptions et les reprises indissociables du studio d’enregistrement dans un univers où l’expérience de l’auditeur repose implicitement sur une garantie de projection cohérente, d’unité temporelle. Elle fonctionne aussi carrément hors de la musique, quand elle fait entrer de force les instabilités inhérentes à certaines situations propres aux arts de la scène dans une boucle de rétroaction aux côtés du matériau musical, désormais assujetti à un corps volontairement (ou non) indiscipliné et tremblant qui ne lui offre plus d’ancrage sûr. Elle ronge enfin un tissu temporel supposé uniforme et continu (supposition nécessaire à la pratique de «l’écoute structurée»), par une diminution générale de l’intention et des habiletés nécessaires pour la véhiculer, par l’absence de «volonté téléologique» et par une perpétuation du même fondée sur la différence infraperceptible; des procédés qui, tous, encouragent par extension le spectateur à se déconnecter périodiquement de ce à quoi il est en train d’assister.
Et pourtant, pour bien des gens (parmi eux, certains critiques), l’œuvre a franchi avec brio l’épreuve décisive. On l’a acclamée comme un combat héroïque. Ses différents bruits ont été ramenés dans le paradigme du maniérisme de haut niveau (Jarrett, Gould, Helfgott…), ses bifurcations stylistiques comprises comme le fruit d’un conflit interne, personnel (avec un démon intérieur, qui sait?). Vœux pieux? Inconscience délibérée? D’autres ont dû détourner le regard ou fermer les yeux pour atteindre un état «d’écoute réduite» (cf Pierre Schaeffer), afin de minimiser la contamination extramusicale. (Alors que d’autres encore affirment que l’enregistrement – le seul document encore existant de l’événement dans son entier –, débarrassé de ses composantes visuelles, transmet néanmoins une impression d’effondrement imminent et de tentative angoissée qui signale, aussi maladroitement qu’on le veuille, une situation extérieure au cadre de la musique elle-ême.)
le contrepoint académique (sic) a été conçu pour intervenir, mais sans la résoudre, dans la situation de perception fortement conditionnée (mais donnée pour immuable) et idéalisée qui s’installe dans cette «machine à concentration» 1 qu’est la salle de concert. Une intervention tactique, qui redirige la conscience, ne serait-ce que momentanément, vers d’éventuels degrés d’engagement, d’autoréflexivité et de capacité d’agir autres, au sein et autour des liens mutuels entretenus par l’auditeur et l’interprète. Pour empêcher la fermeture, la catégorisation et la systématisation, en faisant place au bruit dans la rencontre.
- Traduction libre de concentration machine, un terme forgé par le compositeur et théoricien Eldritch Priest→