En 2015, Joshua Schwebel obtient une résidence d’artiste à la Künstlerhaus Bethanien, le studio du Québec à Berlin, où il signe Subsidy, une œuvre qui met au jour le phénomène de la main-d’œuvre non rémunérée1.

 

Le Merle

Peux-tu nous raconter les circonstances qui ont entouré la création de ton projet Subsidy?

Joshua Schwebel

En 2015, j’ai décroché une résidence à la Künstlerhaus Bethanien (KB), à Berlin, grâce à une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), qui incluait un séjour d’une année complète, de janvier à décembre 2015, une exposition solo et la publication d’un catalogue. La KB accueille en résidence des artistes de l’étranger depuis le début des années 1980 et a une assez bonne réputation en raison de la durée des résidences, des installations, du nombre d’artistes venu.e.s d’ailleurs qu’elle reçoit et de son emplacement, Berlin, une des capitales mondiales des arts.

Le projet que j’ai développé et mis sur pied pendant ma résidence ne correspond ni à ce que j’avais proposé ni à ce que j’avais prévu. Le premier jour, on m’a présenté au personnel administratif, y compris à la stagiaire, postée à la réception. Quand l’occasion s’est offerte, je lui ai demandé si son stage était payé. Relativement surprise par ma question, elle a admis que non, que son poste n’était pas rémunéré. Je n’avais encore jamais travaillé dans une structure qui ne paie pas ses stagiaires. Mon expérience professionnelle, principalement auprès de centres d’artistes autogérés au Québec et ailleurs au Canada, m’avait fait côtoyer des équipes où le personnel était rétribué, quoiqu’assez maigrement, et bien que j’étais au courant de la propagation de cette pratique – l’embauche de stagiaires sans rémunération – c’était la première fois que je l’observais dans un organisme au sein duquel on s’attendait à ce que je produise mon propre travail. Le contraste de priorités que l’établissement exposait ainsi, entre sa représentation publique et ses politiques internes sur la main-d’œuvre, et le contraste entre les fonds et les installations mis à ma disposition mais refusés au reste du personnel travaillant pour le même établissement, me pesaient vraiment.

Quelques temps avant de faire cette résidence, ma propre précarité en tant qu’artiste s’était mise à me préoccuper. La nécessité de subvenir financièrement à mes besoins ne cadre pas de façon cohérente avec les contraintes éthiques et conceptuelles auxquelles je soumets ma pratique, et, quand je m’efforce de concilier ces impératifs, je finis par compromettre soit mes critères artistiques, soit mon revenu. Obtenir une résidence au studio de Berlin était donc un accomplissement majeur pour moi, mais qui me paraissait creux maintenant que je savais que l’organisme sanctionnait des pratiques, comme les stages non rémunérés, relevant à ce point de l’exploitation. J’avais l’impression, au début de la résidence, de me manquer de respect et j’avais du mal à garder une approche honnête et un esprit critique dans ce contexte organisationnel malhonnête et irresponsable (à mes yeux).

Après environ un mois de frustration intense et de retours décevants à ma proposition initiale, je suis arrivé à ce qui, aujourd’hui, semble la conclusion inévitable et évidente : j’allais utiliser mon exposition et son budget pour rémunérer les stagiaires une année durant et, par la même occasion, donner à cette rémunération une visibilité. Le caractère obligatoire de l’exposition rendrait le processus de rétribution et sa divulgation plus pertinents encore, plus nécessaires, et agirait comme une sorte de garantie publique de la transaction. Réaffecter ainsi mes fonds me permettrait par ailleurs de m’extraire du schème de l’autopromotion fondée sur l’exploitation des autres (ne fut-ce que pendant la période où je serais en contact avec cet organisme). Le projet final était donc de transformer le budget alloué à mon exposition en honoraires versés aux stagiaires en poste dans les bureaux de la KB pendant mon année de résidence. Sept stagiaires ont reçu la somme de €428, en échange d’une facture émise pour la «prestation des tâches de stagiaires dans les bureaux de la Künstlerhaus Bethanien» (trad. libre). Au cours des trois semaines de l’exposition (du 8 au 31 octobre 2015), les stagiaires qui travaillaient alors à la KB (LiviaTarsia in Curia et Catarina Pires) ont exécuté les fonctions administratives qui leur étaient confiées dans l’espace d’exposition que j’avais, pour les besoins de l’œuvre, transformé en bureau semi-privé. Livia et Catarina ont travaillé à la galerie durant les plages de recoupement entre l’horaire du bureau et celui de la galerie (de 14h à 18h du mardi au jeudi, de 14h et 16h30 le vendredi), répondant aux questions des visiteuses et visiteurs et, le plus clair du temps, vaquant aux occupations qui les auraient normalement occupées. Tout le mobilier de l’exposition provenait de l’entrepôt de la KB et les fournitures, des bureaux administratifs. Les fonds nécessaires pour diviser l’espace de la galerie en espace de bureau avaient été tirés de mon budget (inutilisé) de publicité.

À l’époque, j’avais l’impression que c’était potentiellement ma dernière œuvre, étant donné que j’étais de toute évidence en train de bousiller l’une des plus belles occasions de ma «carrière» et de me mettre à dos cette forme importante de soutien institutionnel. Mais dans le contexte, je n’avais pas d’autre choix.

lm

Comment as-tu présenté cette idée aux commissaires et aux directeurs de la Künstlerhaus Bethanien?

js

J’ai décidé que le meilleur moyen de présenter le projet, c’était par courriel. Avec le recul, je pense que cette manière d’annoncer mes intentions a causé plus de difficulté que prévu, mais je croyais alors qu’en soumettant le projet par écrit, je serais plus à même de rassembler et d’articuler clairement mes idées. C’était aussi une façon d’assurer la traçabilité du processus de négociation, dans l’éventualité où je voudrais que cette communication fasse partie de l’œuvre que j’allais exposer. J’ai donc envoyé ma lettre par courriel, et en effet, elle s’est retrouvée exposée à la galerie.

J’ai reçu un appel du directeur artistique dix minutes après avoir envoyé le courriel. Pendant cet appel, il m’a dit qu’il était très déçu par ma proposition et que ce que je décrivais dans ma lettre ne serait pas possible à la KB. Le directeur a surtout souligné que mon intention de rediriger des fonds était trop politique pour être de l’art, puis, quand j’ai répondu que je ne pensais pas qu’il pouvait me dire ce qu’est ou n’est pas l’art, il a affirmé que ce projet n’était catégoriquement pas de l’art. Il a ajouté que l’administration ne pouvait pas affecter à cette fin le budget qui m’avait été alloué, celui-ci ne pouvant servir qu’à l’acquisition de matériel artistique destiné à l’exposition. Il m’a recommandé de me joindre à une organisation politique, si je tenais à m’occuper de tels enjeux, et a refusé de soutenir le projet plus avant. J’ai dit que je trouverais quand même un moyen de poursuivre, ce à quoi il a répliqué que je devrais d’abord obtenir l’autorisation de mes subventionnaires. Il a également refusé de fournir quelque réponse que ce soit par écrit.

Il me semblait hautement inusité qu’une personne en position d’autorité dans le milieu artistique déclare de but en blanc que mon travail n’était pas de l’art. En soi, cette affirmation m’a irrité, car elle me privait du pouvoir de déterminer moi-même ma pratique. L’hostilité et l’attitude défensive de la déclaration révélaient la fibre conservatrice, inconsidérée et apolitique de cet établissement d’art contemporain, un secret profondément enfoui en temps normal, dissimulé derrière la rhétorique des valeurs libérales et avant-gardistes de l’art contemporain.

J’ai bien communiqué avec le CALQ, mais dans un but différent : pour signaler la situation non professionnelle et potentiellement explosive qui avait cours. J’espérais que le Conseil soutienne mon projet et rappelle au directeur qu’il ne pouvait pas dire à un artiste en quoi consiste (ou non) l’art. À mon désarroi, l’agente m’a répondu que le CALQ n’interférerait pas et qu’elle souhaitait que je parvienne à trouver une solution avec l’organisme.

Après une semaine d’impasse, nous nous sommes rencontrés, le directeur et moi. Nous avons parlé du sentiment qu’il avait que mon œuvre allait donner une mauvaise image de son organisme et lui-même; j’ai répondu que ce n’était pas de mon ressort et rappelé que l’œuvre ciblait une problématique mondiale dans les milieux culturels, au sein d’un système politique qui donne préséance au profit. Si les conditions de travail à la KB le mettaient mal à l’aise, au lieu d’attaquer ses détracteurs pour leur interdire de les dévoiler, je lui ai suggéré de demander à l’administration culturelle de la ville de Berlin et aux autres organes de financement de fournir le soutien nécessaire pour pourvoir son établissement en personnel de façon adéquate ou, plus simplement, de revoir les priorités de son budget de fonctionnement afin de rémunérer toutes celles et ceux qui y travaillaient. J’ai refusé de négocier et l’orientation, et le contenu de mon œuvre.

lm

Cet échange révèle un important décalage dans les attentes. Ce qui nous frappe, à propos de ton geste, c’est qu’il ralentit le cours des choses de manière si spectaculaire que l’enchaînement des automatismes organisationnels est interrompu et soudainement chargé de questions. Peux-tu préciser la teneur de cette prise de conscience de l’institution par elle-même?

js

La conversation qui a fait suite à l’envoi de la lettre a mis au jour un décalage extrême dans les attentes, manifeste à la fois dans mes propres attentes déçues par rapport à l’autorité artistique et commissariale et dans les attentes des représentants de l’organisme par rapport à ma production artistique, attentes qui n’ont été clairement exprimées qu’après que mon projet avait échoué à les atteindre. L’anxiété du directeur a été fortement activée par le rapport de mon projet à l’espace d’exposition et par ce qui serait donné à voir au public, sa priorité explicite étant que ce soit de l’«art» qui se retrouve dans la galerie (à savoir des objets physiques sur les murs ou au sol, car, comme il l’a dit lors de l’appel et redit à notre rencontre, «on n’est plus dans les années 1960, on ne peut pas épingler une lettre au mur et appeler ça de l’art» [trad. libre]). Cette anxiété s’accompagnait d’une impression de trahison, chez le directeur, qu’il exprimait en réagissant au projet comme à une attaque personnelle. Il s’identifiait à son établissement si étroitement qu’il ne pouvait pas dissocier une critique adressée à la structure institutionnelle – visant une pratique courante dans le milieu de l’art – d’une critique formulée à son endroit. Il voulait cependant compter sur ma loyauté, dans ma production artistique et dans la manière dont j’allais dépeindre son établissement. Je pense effectivement que la perception que l’établissement avait de lui-même a été fondamentalement bousculée. Je peux l’affirmer notamment à cause de la rupture temporaire profondément inconfortable occasionnée par le projet, ou plutôt par le courriel présentant l’œuvre et par la réaction émotivement dense du directeur. Cela dit, après notre rencontre, les choses se sont simplifiées de beaucoup, au point où mes demandes subséquentes n’ont pas été contestées, en particulier celle d’installer les stagiaires dans la galerie, c’est-à-dire dans un édifice séparé du complexe, où elles se sont acquittées de tâches courantes comme déverrouiller à distance la porte d’entrée, répondre aux appels, accueillir les visiteurs, classer des documents, retourner des courriels. Pour un organisme qui s’était auparavant montré préoccupé par sa représentation publique, être temporairement privé de réceptionnistes (non rémunérées) constituait un risque considérable tant pour l’efficacité de l’administration que pour l’interface avec le public. Après le conflit initial, je peux dire que l’organisme a adopté une attitude moins défensive et plus souple à propos de mon travail. Je doute que mon intervention ait un impact à long terme sur l’organisme, par contre. Maintenant que je ne suis plus là, les vieilles habitudes ont repris le dessus. L’organisme continue de donner des augmentations au personnel rémunéré et de compter sur de jeunes étudiantes de deuxième cycle passionnées (toutes des femmes, incidemment mais pas fortuitement) non rémunérées. En raison du roulement élevé – des artistes de diverses provenances y font des séjours allant de quatre mois à une année avant de retourner dans leur pays, et les stagiaires ne restent que trois mois avant d’être remplacées par les suivantes – la mémoire organisationnelle est assez courte. Après avoir affronté la structure et après avoir constaté le profond malaise de l’organisme vis-à-vis de son financement et sa réticence à faire face aux conséquences du problème, je ne crois pas que la direction soit disposée à réfléchir au fait que son mode de fonctionnement perpétue une iniquité fondée sur l’exploitation d’artistes émergentes. C’est vraiment regrettable. Comme je l’ai expliqué au directeur lors de notre rencontre, quand les organismes artistiques recrutent des stagiaires sans rémunération, ils réduisent la valeur du travail fourni par chaque membre rémunéré de leur personnel et, tacitement, cautionnent les budgets gouvernementaux qui les forcent à fonctionner sans le financement adéquat.
Je ne pense pas non plus que le décalage révélé par mon projet au niveau des attentes provoquera du changement directement au sein de l’organisme. Je pense que l’œuvre aura un effet plus lent, en sensibilisant les stagiaires à leurs droits et en ayant une incidence sur l’orientation de leur parcours. L’œuvre pourrait aussi contribuer à sensibiliser un public plus étendu et à alimenter l’insatisfaction déjà croissante des artistes et des travailleuses et travailleurs culturel.le.s par rapport aux inégalités et au manque de stabilité professionnelle dans notre domaine. Il s’agit toutefois, à terme, d’un geste symbolique qui ne peut occasionner qu’un changement symbolique.

lm

Les préoccupations découlaient-elles de la provenance de l’argent ou de la manière dont il serait utilisé? Et y avait-il des clauses dans le contrat qui encadrait l’emploi (des fonds) évoqué par le directeur de la Künstlerhaus Bethanien?

js

L’œuvre a en effet suscité des préoccupations quant à la provenance et à la circulation des fonds. Le contrat lui-même ne stipulait rien relativement à la manière dont je pouvais dépenser l’argent. Cependant, comme cet argent était administré par la KB, je devais fournir reçus et factures avant d’obtenir un remboursement pour toute dépense. Cette façon de faire était problématique, pas seulement pour moi, mais aussi pour de nombreux autres artistes en résidence. L’administration a fait bien peu pour nous informer au préalable du type de dépenses qui seraient ou non remboursées. Les livres, par exemple, ne faisaient pas partie d’une catégorie admissible au remboursement. Selon la rumeur, l’argent qui n’allait pas au remboursement des dépenses des artistes retournait dans le budget de fonctionnement de l’organisme, lequel n’était d’aucune utilité quand il s’agissait de nous conseiller sur la meilleure façon de mettre à profit la totalité de nos budgets, mais prompt quand il s’agissait de refuser le remboursement de telle ou telle dépense. Lorsque le directeur s’est opposé à mon projet, un de ses arguments était de nature administrative : la KB ne pouvait pas paraître profiter de la charité et courir le risque, passablement élevé, d’avoir l’air de mal gérer ses finances si les fonds étaient transférés du budget d’un artiste directement vers le budget de fonctionnement de l’organisme. Je suis d’avis que c’est le recoupement entre cette pratique qui avait cours et ma demande alarmante d’agir au grand jour qui a provoqué un refus aussi catégorique.
Il est plutôt courant pour un artiste d’embaucher des spécialistes quand des tâches doivent être déléguées afin de mener à bien une œuvre. C’est le précédent et le modèle que j’ai fait valoir, au lieu d’associer le travail à un don. Bien que mon intention première ait été de retourner l’argent directement à l’administration, j’ai dû admettre que c’était improbable. En demandant aux stagiaires d’émettre des factures, selon des formulations précises faisant allusion à une performance, le projet s’est doublé d’un avantage symbolique en transformant le travail réel des stagiaires en acte artistique dans le cadre de l’œuvre. Ces factures ont par la suite fait partie de la documentation de mon projet tout en demeurant des documents financiers à vocation fonctionnelle, un peu comme les stagiaires elles-mêmes, qui ont été rétribuées pour leur performance dans mon œuvre, mais sont restées des membres non rémunérés du personnel administratif de la KB.

lm

Merci Joshua pour ce travail précieux et pour cet entretient.

  1. Traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre