une introduction

FAIRE POÉSIE ouvre une fenêtre sur les manières de faire, d’être et de vivre dans et par l’écriture. On a imaginé ce dossier comme un espace dialogique où tout était à entamer, à nommer ensemble, tant les gestes singuliers qui sont ceux des poètes, tant les conditions matérielles qui tantôt permettent, tantôt entravent la vie d’écriture. On pourrait croire que la poésie flotte en nuage, loin au-dessus de nos têtes, mais elle reste pourtant bien collée à la semelle, le soulier du réel étant constitué autant de transports extatiques que de déceptions profondes. À titre d’exemple, les textes rassemblés ici devaient à l’origine faire partie d’un projet plus ambitieux, un numéro entier du Merle consacré à la poésie. Faute de financement, celui-ci prend plutôt la forme d’un dossier. Comme quoi c’est très souvent la main du capital qui dessine les contours de nos projets.

Bien qu’elle demeure plutôt inaudible dans les milieux littéraires, la discussion autour des processus d’écriture nous paraît essentielle, non seulement dans la perspective d’encourager l’échange et le soutien entre les écrivain·e.s, mais aussi afin de penser et repenser les pratiques poétiques; de comprendre les conditions dans lesquelles celles-ci s’exercent.

Dans les textes qui suivent, trois duos de poètes examinent ce qu’impliquent de se mettre au travail de la poésie et, plus particulièrement, de concevoir un dispositif d’écriture collaborative. Quels sont les terrains d’écriture à défricher ou à laisser en friche, et quels contextes pour l’exploration de ces espaces physiques et réflexifs?

Quel rapport entretenir au réel, à la vie dite ordinaire, à ses exigences matérielles, voire à ses obligations de survie? Quelle place la poésie occupe-t-elle au sein des structures existantes? Le réel est aussi impossible que la poésie, dit le poème qui s’affaire avec consternation, joie et faiblesse à décrire cette impossibilité. Ainsi, pourrait-on dire que le poème enchante, non pas en sublimant le réel, mais en prenant soin des contours du monde insaisis? Anne Boyer écrit que «la poésie la plus importante est toujours la poésie du moment où la poésie est absente1.» En ce sens, on pourrait qualifier le travail des poètes d‘un travail de l’attention. L’attention nécessite un ralentissement du rythme imposé, peut-être même un refus de celui-ci. Le poème interroge donc incessamment la temporalité de l’action. De quels temps sont les poètes? Quelle actualité pour le poème? Quel lien au monde nourrit-il? Lyn Hejinian écrit : «The poet must renounce results and keep on thinking2.» Ainsi, le poème pose un modèle, une manière d’être en tension entre participation au monde et renoncement. Le poème propose-t-il l’ambivalence comme moyen sans fin? Si le poème semble rester pris dans le poème, il n’est pas pour autant en mesure de réaliser cet enfermement. En effet, le poème se relance incessamment au dehors de son propre mystère, mystère gardé par les lecteurices.

À l’instar de María Zambrano, peut-on dire que la poésie est en son essence même une forme de communauté? «Le poète est celui qui refuse de faire seul son salut ; il est celui pour qui être soi-même n’a pas de sens [car] ce n’est pas lui-même que cherche le poète, c’est tous et chacun3Une communauté de poètes est-elle possible? Et comment? En proposant à des poètes d’écrire à deux, on suggérait aussi de trouver les manières de se lire, puis de sonder les terrains d’écriture communs. Mais souvent, nos réalités respectives rendent évidente notre absence à l’autre. Parfois, il faut faire sien ce déliement. Névé et Lux ont tenté le tout pour le tout : interchanger les approches créatives habituelles — tendre vers un devenir l’autre — pour qu’une rencontre poétique ait lieu. Quelle absence s’offre-t on? Parfois, c’est dans ce moment de déliement qu’on se rencontre dans l’écriture, comme pour Trynne et EJ, indéterminé·e.s par l’espace à façonner ensemble, espace empreint du vertige des retrouvailles, espace déjà occupé par une amitié foisonnante, ici dépliée au rythme de l’énumération des objets réels et épistolaires. Quelle cadence s’offre-t-on? Parfois, on écrit à deux voix, alors que deux n’est plus deux, mais trois. À titre d’exemple, ni la voix de Simon ni celle de Maude ne se manifestent plus, perdues dans une décennie de travail collaboratif. Il surgit alors une énonciation instable qu’il faut apprendre sans cesse à reconnaître et surtout à contredire. Quelle amitié s’offre-t-on? Quelle résistance? Quelle perte? Quelle faiblesse féconde?

  1. Anne Boyer, «Une femme assise à la machine», Quand les agneaux s’élèvent contre l’oiseau de proie, traduit de l’anglais par Olivia Tapiero, Montréal, Varia, 2022, p. 142.
  2. Lyn Hejinian, My Life and My Life in the Nineties, Middletown, Wesleyan, 2013, p. 134.
  3. María Zambrano, Philosophie et poésie, traduit de l’espagnol par Jacques Ancet, Paris, Corti, 2024 [2003], p. 97-98.