De nos jours, un concept-clé occupe une place déterminante à l’intersection de la médecine, du design et de la politique : celui de plasticité 1. C’est la pièce maîtresse des neurosciences, qui l’utilise pour décrire la manière dont le cerveau se modèle lui-même, développant sa propre histoire et son historicité par-delà les prédéterminations génétiques. Ce concept possède une longue histoire philosophique, de son invention par Goethe, jusqu’à Hegel, Nietzsche et Freud. La plasticité renvoie à la continuité transformative entre la nature et l’histoire, et entre le neuronal et le mental. Chez Hegel, elle concerne la manière radicalement immanente et nécessaire de la pensée humaine de développer et préserver son passé. La pure dialectique, le nom qu’Hegel attribue à l’automouvement de la pensée motivé par la puissance du négatif, décrit l’esprit surgissant du corps, qui lui-même disparait dans ce qu’il devient. Elle est la médiation conceptuelle de leur conflit incessant, la résistance interne qui fait coïncider la formation et la déformation dans une auto-transformation continue de la raison ou de l’esprit 2. Mais selon quels critères et selon quelles fins la raison se produit-elle, et ainsi, par la même occasion, configure et compose-t-elle son cerveau?
Cette question est au cœur de l’humanisme et du post-humanisme, ces modes de pensée qui sont liés au devenir effectif de la vie humaine. Dans les pages qui suivent, j’aborderai conjointement les travaux de deux philosophes contemporains de l’amélioration humaine, Peter Sloterdijk et Catherine Malabou, en vue d’approfondir cette relation intrinsèque entre la pensée et la vie. Je commencerai par présenter brièvement les travaux de l’anthropologue philosophique Peter Sloterdijk, qui compte parmi les plus importants cartographes critiques et cliniques de notre temps. Après un exposé de sa théorie récente de l’anthropotechnique basée sur l’habitude et la répétition, je développerai plus avant sa conception de l’auto-plasticité de l’humain en rapport au concept bien plus connu de plasticité selon Catherine Malabou. Si, avec et contre Sloterdijk, nous divergerons de la position de Malabou, c’est parce que la plasticité, bien qu’elle soit porteuse d’un immense potentiel pour la pensée imaginative, ne suffit pas, en dernière analyse, en tant que modèle ou image. D’un point de vue médical ou immunologique plutôt que simplement biologique, ce concept établit un rapport trop faible et pas assez contraignant entre la pensée et la vie 3. Nous devons répondre à la plasticité d’une façon plus récalcitrante ou élastique, c’est-à-dire, avec une image de pensée non-moderne qui protège et prenne mieux soin de ce que nous – incluant tous ces «autres» qui sont affectés par nos décisions et de qui nous sommes composés – deviendrons.
Dans le discours autour de la plasticité, on confond régulièrement l’élasticité avec la flexibilité infinie et l’adaptivité acritique. Je me propose ici de mettre de l’avant le concept d’élasticité afin d’inverser la relation moderniste entre, d’une part, la plasticité infinie des modes de vie et, d’autre part, ces subjectivités finies qui ne répondent pas aux attentes et standards de la science et du capitalisme et que l’élan de la modernité écarte activement au nom du progrès. Je soutiendrai que le concept d’élasticité, contrairement à celui de plasticité, pourrait être en mesure de réorienter la pensée au-delà de la division moderne du travail entre connaissance et action, vers la production d’une continuité à venir entre le passé et le présent qui partout aujourd’hui manque si cruellement.
Sloterdijk endosse la critique de l’humanisme métaphysique de Karl Marx ou de Martin Heidegger, laquelle a été reprise plus récemment par Giorgio Agamben et Bruno Latour : l’homme ne part pas d’une situation aliénée pour ensuite se réapproprier lui-même comme aboutissement futur de l’histoire ; il est d’emblée ce quelque chose de prométhéen capable de s’auto-générer 4. L’histoire humaine, autrement dit, n’est pas l’histoire de la négation de la négation de l’humain, mais la prospective (l’avenir, en ce qu’il se distingue du futur) que l’homme s’approprie et assume pour lui-même 5. Nous ne nous trouvons pas après la finitude, mais avant, quand bien même c’est une finitude illimitée. Suivant le phénoménologue Hermann Schmitz, Sloterdijk conçoit ce rapport à l’histoire comme une «réintégration» du sujet et un tournant (Kehre) vers le soin total (Sorge) du monde 6. Cette conversion ne devrait certainement pas être comprise dans le sens de la liberté inconditionnée de l’existentialisme, puisque le sujet individuel n’est rien d’autre que le pli ou la forme d’un devenir effectif (élasticité) et non son agent et que, comme le cerveau, il est immédiatement et infiniment divisé en un réseau de réseaux (plasticité). Et pourtant, penser c’est répondre cliniquement au défi critique de déterminer comment prendre responsabilité des effets pratiques de la facticité de l’être-là. Comment participer et ralentir à notre mesure ce qui nous arrive, suivant que nous ne sommes jamais seulement des éléments passifs des événements qui composent nos vies?
L’homme opérable
Une figure centrale des récents travaux de Sloterdijk est celle de l’«homme opérable» 7, l’humain dont la condition se caractérise par le fait qu’il opère et est simultanément objet de l’opération. L’homme moderne se trouve de plus en plus dans une «courbure auto-opérative» 8 qui le place en rapport constant avec sa propre passivité, non pas comme résignation ou soumission, mais sous la forme d’une culture ou d’un souci de soi actif et libre. Dans le cas le plus extrême, la courbure auto-opérative se fait cercle et nous opérons directement sur notre soi individuel. Sloterdijk donne trois exemples, tous des cas de chirurgie sur soi-même. Le premier est celui de Leonid Ivanovich Rogozov, un médecin généraliste soviétique qui, durant son séjour dans une station de recherche en Antarctique, a été obligé de performer une appendicectomie sur lui-même. Le deuxième est celui de l’alpiniste américain Aron Ralston, qui, après être resté coincé en montagne pendant cinq jours suite à un accident, a décidé de casser son avant-bras et d’en couper la chair avec un simple canif. Le troisième est l’artiste performeuse anglaise Heather Perry, qui s’est administrée un anesthésiant local et a utilisé une perceuse pour trépaner son propre crâne, apparemment dans le but de lutter contre sa fatigue chronique et d’atteindre un degré supérieur de conscience 9. Dans chaque cas, il en va d’une tolérance hors du commun à la douleur découlant d’une détermination extrême à agir.
À la suite de Martin Heidegger, cette capacité à agir et être simultanément l’objet d’une action apparaît comme une caractéristique typique de la subjectivité surarmée issue de la technologie moderne. Ceci dit, la subjectivité quotidienne de l’homme opérable se montre moins centrée sur elle-même et plus médiocre. Non sans ironie, elle est plus près de ce que Heidegger appelle Gelassenheit ou «laisser être» (sur un mode plus religieux, on pourrait parler de grâce) : la subjectivité décentrée de celle qui assume ses enchevêtrements réticulés en élargissant le radius de ses actions en laissant celles des autres le prolonger. Lorsque j’allume la télé ou que je prends le train, je permets, pour mon propre avantage, à d’autres personnes de faire quelque chose avec moi. Plus le monde entre en réseau, plus ma passivité est impliquée dans mon activité : je dois me faire passif afin de devenir plus actif 10. Nous réclamons toujours plus de compétences vis-à-vis des relations sans cesse croissantes de dépendance à autrui, cependant que nous revendiquons dans un même temps un droit à l’impuissance. À cet égard, la disposition d’une salle d’opération ou d’un centre de dialyse est exemplaire de notre condition humaine en général. En fait, comme l’affirme Sloterdijk, les indvidus humains ne sont pas jetés, (Geworfenheit), ils naissent (Getragenheit). Nous n’avons jamais été limités à notre condition humaine, puisque nous sommes le fruit pré-humain et trans-humain de processus de «climatisation» (air conditioning) : depuis le ventre maternel, nous sommes toujours intégrés à des intériorités atmosphériques dans lesquelles nous ne coïncidons pas avec nous-mêmes, mais nous retrouvons en situation d’«extase immanente» avec ce qui nous entoure 11. Vivre n’est rien d’autre que notre auto-assomption comme intervenants dans la conception de ce qui a déjà commencé sans nous. Le dasein est design 12, geworfener Entwurf 13.
Le Gelassenheit ne s’accorde pas avec la compréhension que les Modernes ont d’eux-mêmes, lesquels se méfient d’à peu près toutes les formes de passivité, voire du passé lui-même. En termes temporels, le Gelassenheit implique que nous établissions une continuité entre le passé dont nous héritons passivement et le futur que nous construisons activement. Ainsi, dans le progrès médical, un équilibre est habituellement maintenu entre la patience passive vis-à-vis ce qui est scientifiquement réalisable (réalisme), et l’impatience active concernant ce qui reste à accomplir (optimisme). Peut-être devrions-nous dire qu’à cet égard, la médecine n’a jamais été moderne. Car dans presque tous les autres domaines modernes, de la physique à l’économie politique, on observe une activité incessante de l’ordre d’une révolution permanente. Quand Karl Marx définit l’humain comme être générique (Gattungswesen), un animal capable de se (re)produire, l’idée était que cette reproduction ne se limite pas à nos besoins biologiques, mais s’accomplisse selon quelque standard que ce soit (même celui de la beauté). Ce que nous sommes coïncide avec ce que l’on fait et comment on le fait 14. L’histoire est la transformation de la nature par l’homme, tout comme le travail productif constitue la nature de l’humain (homo faber). Le modelage de l’homme nouveau procède d’un perpétuel découpage qui exclut tout ce qui est vieux. Il en va de la production du producteur lui-même. La question ici est bien sûr de savoir si cette opérabilité à grande échelle est véritablement le signe de notre liberté, ou si la peur moderne de répéter le passé n’inspirerait pas un nouveau genre de répétition, la moins gracieuse et la plus servile d’entre toutes, à savoir la répétition monotone d’une actualité présente sans futur. Nous avons là un premier aperçu du champ dans lequel se déploie ce que Sloterdijk appelle la crise de la répétition.
Sloterdijk est d’accord avec Marx sur le fait que l’humain est lui-même un produit de la répétition. Mais le travail n’est qu’une forme de répétition et tout dépend de la capacité à établir une différence entre les modes de répétition. Après tout, au niveau animal ou biologique, l’idée que l’humain se produise constamment lui-même n’est pas exactement nouvelle. Même si les technologies et les sciences de la reproduction humaine sont en constante progression, l’humanité comme telle se montre plutôt satisfaite des mécanismes d’essai et erreur de la reproduction organique et des variations affiliatives qui lui sont co-évolutionnaires. Cependant, les effets de l’autoproduction de l’humain dépassent ceux issus de l’évolution naturelle. Déjà à ce premier niveau, rien n’est fixe et les espèces vont à la dérive. Mais s’il existe une chose telle que la culture ou la volonté, c’est parce que, suivant l’argument néo-Lamarckien de Sloterdijk, le pouvoir de la répétition constitue déjà un travail de l’humain sur lui-même. Comme puissance auto-générative de l’exercice, la répétition est coextensive de la culture au sens large 15. «Être humain, cela signifie exister dans un espace opérationnellement recourbé où les actions agissent en retour sur l’acteur, les travaux sur le travailleurs, les communications sur le communiquant, les pensées sur le penseur, et les sentiments sur celui qui les ressent 16.» La définition sloterdijkienne du «parc humain» ou de «l’incubateur humain» est bien connue : un habitat entre nature et culture dans lequel l’humain se produit et se reproduit par les moyens de rituels domestiques, d’idées, de pratiques, de gestes, de techniques de textes et de toute sorte de nouveaux médias. C’est là que Sloterdijk s’approche le plus de la tradition empiriste, de Félix Ravaisson à William James en passant par Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu. Par conséquent, l’habitude révèle le «paradoxe de la répétition» 17 : en se constituant comme milieu intermédiaire ou réversibilité élastique entre passivité et activité, elle tire quelque chose de nouveau de la répétition – la différence même entre nature et volonté 18. L’habitude est plastique et, jusqu’à un certain point, «autoplastique» : elle n’est pas simplement une réponse passive à un stimulus, mais est aussi inventive selon sa contenance propre. Elle ne relève donc pas uniquement de la sphère culturelle. Nature et culture, impression et expression ne s’opposent pas mais représentent les deux versants d’une même tendance allant de la réceptivité à la spontanéité. La répétition habituelle est ce qui rend possible la détermination hybride des humains en tant qu’êtres artificiels ou prothétiques par nature, au même titre que les nouveaux agrégats fonctionnels de l’homme et de la machine que nous célébrons de nos jours.
Fondé sur la notion de répétition habituelle, le concept d’«anthropotechnique» (ou anthropo-urgie, l’œuvre de l’humain) est l’un des plus importants des derniers travaux de Sloterdijk. Si la répétition est active par définition, nous subissons pourtant passivement, dès le début et pour la plus grande partie de notre histoire et préhistoire, le processus de répétition – l’habitude (le présent) et la mémoire (le passé) étant, écrit Deleuze, des «synthèses passives 19». Toute tradition est le produit du travail préhistorique de l’humain sur lui-même, et commence comme imposition d’un pouvoir collectif et incontestable de commandement. Platon a nommé padeia le procès par lequel la culture se transmet aux générations suivantes, «l’art sur l’enfant» ; les humanistes préfèrent parle de Bildung ou formation. Afin d’écarter tout préjugé moraliste à propos des finalités de cette répétition primordiale de la culture, Friedrich Nietzsche considérait les anthropotechniques en tant que «morale des coutumes» (Sittlichkeit der Sitte): l’inscription dans les corps des animaux humains d’une capacité de se souvenir (conscience morale) par le moyen d’un entraînement violent et douloureux (une «mnémotechnique») qui demeure sans but moral en tant que tel 20. Comme dressage à la dure, la culture est à la fois la pratique et le résultat du modelage répétitif du système nerveux de ses enfants. Il s’en suit que toute moralité est d’abord esclave de la moralité: toute culture est d’abord une affaire d’héritage forcé 21.
Mais tout comme les anthropotechniques outrepassent la reproduction naturelle, elles surpassent aussi la culture d’esclave. La liberté se manifeste initialement quand la répétition culturelle est retournée contre elle-même et que des individus autodéterminés parviennent à se distancer d’eux-mêmes et des liens biologiques locaux de filiation et d’alliance 22. Cela devient possible dès que, par les moyens d’exercices sur eux-mêmes, les humains apprennent à intervenir activement dans les répétitions passives desquelles ils sont le résultat. Des rituels monastiques aux entraînements prolongés des athlètes, en passant par les gammes sans cesse reprises des musiciens, les ascèses sont des routines circulaires qui créent des relations autoréférentielles, engagent les individus dans une coopération avec leur propre subjectivation et, de là, les fait passer sur le versant actif de la répétition 23. Les transmissions patriarcales de l’Antiquité et les transmissions apostoliques des religions monothéistes s’appuient sur de telles répétitions sécessionnistes 24. Elles forment le noyau de l’humanisme moderne, au point de marquer le passage d’une logique de la reproduction à une logique de l’optimisation auto-domesticante, c’est-à-dire une logique de l’anthropo-design fondée sur des tech- niques d’autodiscipline et d’auto-amélioration par lesquelles la condition humaine est modifiée et gardée en forme 25.
Modernité
Une crise de la répétition advient donc quand la constance et la durée d’une culture sont menacées par des erreurs de copie, c’est-à-dire, quand les répétitions débordent et se transforment en conséquences qui interrompent et se retournent contre la tradition. Si la modernité est «l’âge des effets secondaires», une «mobilisation copernicienne» débouchant sur une «entropie culturelle globale» 26, c’est parce qu’elle engendre des effets innovants qui ne peuvent pas s’intégrer à la ligne de filiation culturelle. Pour parler en termes très contemporains, disons que la modernité est obsédée par «l’innovation de rupture». Tel un réacteur nucléaire, la modernité sape sa propre durabilité en produisant trop de «glorieux bâtards» (glorious bastards) ou d’enfants terribles 27, des figures d’asymétrie croissante entre le passé et le futur : le mystique, le protestant, l’entrepreneur, le nouveau riche 28, l’explorateur, le virtuose qui développe des capacités insoupçonnées, le colon, l’inventeur, le parvenu, le self-made man, le prolétaire, l’artiste-génie, l’intellectuel, le révolutionnaire, le manager, le populiste 29. Incarnant le fantasme d’une vie sans présupposés, sans passé, sans péché originel et finalement sans origine, ces figures font prévaloir l’action sur la passion. Comme dans le cercle auto-opératoire, elles tranchent dans leur rapport au monde ou le prennent et le réinventent à leurs conditions. Ce sont des hommes du monde, les héros de la modernité classique. Et dans la mesure où plutôt que d’assumer leur origine ou simplement ce qu’ils sont, ils aspirent à la mobilisation permanente, à l’insurrection permanente, à l’innovation permanente, à la conversion permanente, ceux-ci contribuent à amplifier une crise insistante et persistante de la répétition qui menace toujours davantage d’épuiser nos âmes, nos corps et la Terre, tel que Sloterdijk le propose dans son dernier livre Die schrechlicke Kinder der Neuzeit. Über das anti-genealogische Experiment der Moderne 30.
Confronté à ce diagnostic d’une vie moderne corrompue et décadente, sortie hors de ses gonds, on en vient à se questionner sur son sens, c’est-à-dire sur sa signification critique et son évaluation clinique. Sloterdijk qualifie son orientation politique de conservatrice et «conservante» (Konservatorisch), ou plus précisément, de «conservatisme élastique 31». L’extension résiliente d’une culture dans le temps dépend de son immunisation contre la nouveauté autant que de sa capacité d’intégrer des changements à ses conditions. C’est ainsi qu’il comprend les cultures chinoise, juive ou catholique comme «des exemples de réussite de réplications strictement contrôlées 32». En conséquence, l’essence d’une culture ou d’une civilisation ne serait rien d’autre que la répétition stable du même, de telle sorte que les causes et les effets, ou encore l’objet et le sujet de la répétition, coïncideraient plus ou moins intégralement. Comme nous l’avons vu chez Hegel, il en va de même avec la modernité. Si l’humain est par définition un effet autogénique, coproduit par les répercussions que ses actions ont sur lui-même, alors sa spécificité réside dans l’essai anthropotechnique de devenir le sujet exclusif de sa propre reproduction. Mais cette visée reste en réalité hors d’atteinte, car comme la généalogie de la morale nous l’a enseigné, le sujet de la répétition (le «Je» actif mais fissuré) ne coïncide jamais avec son objet (le soi passif). En principe, toute identité s’individue au sein d’un processus ouvert et apparaît comme telle seulement à la fin d’une série, non au début. Et ce sans compter que chaque tentative de faire coïncider le début et la fin risque de mener à des «répétitions malignes» dans lesquelles des systèmes égoïstes – Sloterdijk pense à la colonie pénitentiaire, à l’école moderne ou à l’art contemporain – perdent de leur élasticité et finissent par tourner sur eux-mêmes 33. La crise de l’humanisme a déjà été annoncée par Nietzsche comme l’avènement du dernier homme, ce produit final sans descendance de l’individualisme humaniste : «Tout l’Occident n’a plus ces instincts d’où naissent les institutions, d’où naît l’avenir : rien n’est peut-être en opposition plus absolue à son «esprit moderne». On vit pour aujourd’hui, on vit très vite, – on vit sans aucune responsabilité : c’est précisément ce que l’on appelle “liberté”» 34.
Si nous continuons d’invoquer Nietzsche, c’est pour souligner l’ambiguïté et l’ambivalence de cette crise. L’individu moderne a certes pu figurer comme objet historique de répétitions pendant de nombreux siècles ; mais le revers subjectif de la répétition est beaucoup plus difficile à saisir, en ce qu’il implique toutes sortes d’éléments non-humains incluant des processus naturels et inconscients ainsi que des développements socio-économiques et des technologiques biopolitiques. En dernière analyse, nous nécessitons une perspective non-moderne sur la modernité. Car même si toute production est reproduction, elle n’est jamais simplement répétition exacte du même : elle consiste toujours à «faire ressemblant, mais par des moyens accidentels et non ressemblants» 35. Il ne s’en suit pas que toute continuité dans le temps ne soit qu’illusion fugace, mais plutôt que tout ce qui subsiste dans le temps est par nature plastique. Qu’on ait affaire à une chose, une institution ou une civilisation, chacune est composée à la fois de la mémoire des forces de répétition qui s’y sont inscrites et de la capacité d’une dissolution relative et d’une métamorphose de leurs traces. La plasticité permet l’absorption d’une forme de vie épuisée dans une forme avoisinante, non pas en tant que passage d’une forme bien délimitée et totale à une autre (transformation), mais en tant que «transdifférentiation» entre formes (déformation) 36. La fatigue est ainsi la limite objective où le passé doit être oublié pour éviter qu’il ne devienne le fossoyeur du présent et de son futur. Elle est partie prenante de la modification des habitudes existantes ou de la formation de nouvelles. Comme Nietzsche l’a bien montré, ce qui se présente comme une discontinuité historique de l’identité est en fait une continuité plus liquide de devenir à travers distances et différences. L’habitude unifie et s’étend à travers la durée entre répétitions, de sorte que la permanence elle-même est un modèle de changements, une communication d’ «événements» dans un temps radicalement discontinu. Nous sommes si obsédés par la transmission culturelle et la survie que, comme Claude Lévi-Strauss l’a un jour dit, nous voulons faire de l’histoire la force motrice de son propre développement 37. Mais peut-être le véritable danger pour la survivance d’un corps (social) réside-t-il dans ses tentatives auto-immunitaires de concevoir la répétition et la transmission exclusivement à l’image de ce qui est déjà donné, et ce au prix du retour de son potentiel de devenir. C’est pourquoi l’ultime concept de répétition de Nietzsche est l’idée néguentropique de l’éternel retour, l’être du devenir. La plasticité implique une ontologie inversée : nous sommes toujours déjà pris dans des boucles de rétroaction complexes dont les effets ont le potentiel d’agir rétroactivement sur la causalité de la répétition et ainsi de produire une troisième synthèse passive qui fait coexister le présent et le passé dans le futur. Il n’y a pas de répétition sans excès, mais «si la répétition nous rend malades, c’est elle aussi qui nous guérit» 38. Au sens d’une altérité immanente ou encore d’une répétition entendue puissance du faux et pour laquelle continuité et discontinuité deviennent indiscernables dans l’épaisseur d’un devenir, la différence critique entre le sujet transcendantal de la répétition et son objet empirique ne constitue pas seulement la condition post-humaine de l’humain – l’homme opérable comme multiplicité plastique ou plastes et fictor, comme l’a un jour énoncé Pic de la Mirandole. Elle requiert aussi, comme j’aimerais à présent le démontrer, une conception encore plus élastique de la conservation que celle que Sloterdijk lui-même, malgré son inspiration nietzschéenne manifeste, défend habituellement.
Immunologie
Qu’on considère la crise moderne de la répétition comme un effondrement de l’ancien ou une défaillance du nouveau, le message est clair : Du mußt dein Leben ändern, tu dois changer ta vie. En pleine crise de cohérence et de consistance de nos habitudes et de leurs autorités traditionnelles, il se pourrait bien qu’il s’agisse là de la seule autorité dont nous sachions accepter l’exigence. Elle nous dit d’abord une chose : nous devons nous ré-impliquer dans des processus qui nous dépassent de toutes parts. Que ce soit dans le rapport entre le local et le global dans la culture en réseau, la renégociation entre les riches et les pauvres dans l’économie politique, la redéfinition de la relation entre l’humain et la biosphère dans l’écologie politique, ou encore la relation entre l’âme et le corps dans les formes nouvelles d’incorporation, l’homme opérable se révèle à lui-même sous de nouvelles prémisses immunologiques qui exigent qu’il se responsabilise activement vis-à-vis ce qu’il subit passivement.
Cette ré-implication de notre propre passivité est inséparable de ce que Sloterdijk appelle l’explicitation du paradigme immunologique. Le problème de l’immunité consiste à traduire de nouveau l’humain dans la nature et à incorporer le non-humain. En tant que tel, ce problème constitue le Dehors de tous les humanismes classiques, mais, en s’explicitant, il devient son destin ou, selon le langage en usage lorsqu’on parle aujourd’hui de destinée, complexité, risque et incertitude. Une fois qu’il est déplié, le problème de l’immunité ne reviendra jamais à son état implicite préalable. Mais précisément pour cette raison, le savoir immunologique est plus qu’un savoir : il transforme la manière dont nous pensons et nous rapportons à notre passivité. Il peut fonctionner comme une prothèse de confiance qui nous réintègre à la nature ou, ce qui revient au même, à nos corps, désormais conçus non pas comme prison aliénante de l’âme mais comme potentiel propre ou disposition latente. Sloterdijk conçoit cette confiance comme «naïveté secondaire» 39, une naïveté anthropotechnique de l’ordre de celle que Deleuze envisage lorsqu’il dit que nous ne savons pas ce dont un corps est capable.
À cet égard, la politique et la science pourraient regagner un sens critique et clinique. La bifurcation moderne de la nature a mené à une culture d’experts et de spécialistes, figures aux origines problématiques et pleines d’animosité mutuelle pour lesquelles la pensée, qu’elle soit de type scientifique ou politique, a été réduite à la connaissance et à la réflexion sur la vie, tout en étant déconnectée de celle-ci. Afin d’éviter cette stagnation culturelle et de se rendre pertinent pour le futur, le paradigme immunologique vise à reconnecter la pensée à la vie elle-même, à recouvrer une «relation naturelle» (*HH1 224, Human, All…) ou vivante, en transformant la philosophie en ce que Sloterdijk appelle biosophie. Si nous sommes constitués par des séries habituelles, et qu’en effet la vie elle-même est un continuum vital de comportements répétitifs, alors la connaissance aussi devient un «acte immunologique (…) mené de manière telle que son exécution présente co-conditionne ses exécutions futures» 40. Si la vie est une homéostasie produite par des répétitions auto-organisantes, alors la pensée immunologique se veut explicitement être une continuation et une intensification de la vie, une expérience affective d’auto-anoblissement conduite délibérément et à ses propres conditions. Partant de notre passivité, elle se demande comment la connaissance passe du côté productif de la répétition, pour ainsi y intervenir et devenir véritablement une pensée de la plasticité, au lieu de n’être que sa réflexion indifférente dans la connaissance. En ce sens, nous sommes d’accord avec Sloterdijk lorsqu’il affirme : «De la même manière que le XIXe siècle était placé, du point de vue cognitif, sous le signe de la production et le XXe sous celui de la réflexivité, l’avenir devrait se présenter sous le signe de l’exercice.» 41
La réunion de la pensée et de l’être est au cœur du concept de plasticité élaboré par Catherine Malabou. Comme nous l’avons vu, la plasticité, tout comme la répétition habituelle, est à la fois active et passive, c’est-à-dire qu’elle «désigne à la fois la capacité de recevoir la forme (l’argile, la terre glaise par exemple sont dites “plastiques”) et la capacité de donner la forme (comme dans les arts ou la chirurgie plastique)» 42. En conséquence, elle est tout aussi bien préformation que transformabilité, déplaçant les seuils entre l’organique et l’inorganique, l’inné et l’acquis et, par le fait même, entre le corps humain comme organisme et les technologies machiniques. Composées de plis, de champs et de couches, le cerveau n’est pas une entité fixe, mais une infinité de séries de modifications de modifications de notre système nerveux, de nos nerfs, de nos neurones et de nos synapses. Peut-être devrions-nous dire que le cerveau est une cascade de répétitions, de déterminations répétées mais aussi de leurs frictions et indéterminations interstitielles, de telle sorte que sa récursivité ne fait pas qu’affiner les voies cérébrales déjà existantes, mais génère aussi de nouvelles connections au sein des régions cérébrales, comme par exemple en cas de dommage cérébral irréversible. Ainsi donc, avec ses conditions jumelles de réceptivité et de changement, et toujours conditionnée par les voies qu’elle emprunte, la plasticité est le futur potentiel du cerveau.
Le problème est que dans l’approche descriptive de la science, ce potentiel demeure non-pensé. Si la neurobiologie a explicité une quantité impressionnante de connaissance sur la plasticité du cerveau, Malabou soutient que nous avons toujours besoin «d’impliquer la conscience» ou une «représentation» de la plasticité dans le cerveau lui-même 43. Quand bien même il convient de dire que «nous sommes notre cerveau», la familiarité de cet énoncé est toutefois trompeuse. Comme Alva Noe l’a indiqué, il serait bien plus étonnant s’il se révélait que nous ne sommes pas nos cerveaux! Car la vraie question est : qu’est-ce qu’être un cerveau et comment être un cerveau au sein du processus d’être est-il rendu présent pour nous 44? Les matérialistes réductionnistes aimeraient voir des liens forts, et même une coïncidence entre la conscience et le cerveau, alors que les idéalistes préféreraient couper tout lien entre les deux. Mais qu’en serait-il s’il n’y avait que des liens faibles de sorte que même si la pensée et la vie étaient connectés, elles ne seraient pas le miroir l’une de l’autre (c’est-à-dire une «adéquation sans correspondance»)? Pour Malabou, le concept de plasticité constitue les conditions mêmes de la cohérence entre ce que nous savons du cerveau et comment nous nous y rapportons 45. Avant d’avoir une connaissance explicite de comment le cerveau nous conditionne (et se conditionne lui-même), nous avons déjà implicitement modelé le cerveau sous l’influence de nos expériences cognitives. Ce qu’un cerveau peut faire n’est donc pas qu’une question épistémologique, mais bien une question ontologique. À la différence de toutes les tendances contemporaines vers sa naturalisation, le cerveau n’est jamais simplement un donné, parce qu’il doit toujours être façonné afin d’exister. Plus qu’un objet des lois de la neuroscience, le cerveau est d’abord et avant tout un milieu de pensée, sa matière, tout comme la pensée n’est pas ce que le cerveau est, mais bien ce qu’il fait, le comment ou la manière du cerveau, sa performance même 46. Le cerveau, écrit Malabou, est «un dispositif virtuose producteur de futur» et la plasticité, «La dimension événementielle du machinal» 47. En ce sens, la question «que faire de notre cerveau?» résonne étroitement avec l’impératif sloterdijkien «tu dois changer ta vie». L’explicitation de la nature synthétique du cerveau ne peut que commander une plus grande attention, laquelle vient se substituer à la liberté de rester inconscient en regard des limites de notre souveraineté: «Nous ne posons pas simplement la question de la répétition; la répétition est devenue la question, ce qui nous questionne.» 48 En vertu de la plasticité dans la répétition, nous ne configurons pas seulement nos vies, nous configurons aussi notre cerveau. Et précisément parce que nous savons maintenant qu’il n’est pas fini et ne le sera jamais, et aussi que nos habitudes actuelles pour le modeler ne sont pas soutenables dans la durée, nous devons nous demander quoi faire avec notre cerveau, comment œuvrer à le modifier.
Apprendre quoi faire et pourquoi
Aussi loin que l’on remonte, le mot design a toujours comporté une combinaison de pensée et d’action. Si de nos jours il nous manque une conscience de la plasticité et nous ne faisons qu’entendre le cri de son impératif, c’est parce notre capacité de penser, comme Hannah Arendt l’a déjà signalé, n’arrive plus à suivre le développement de nos capacités de connaître et d’agir. L’écart ne pourrait être plus grand entre, d’une part, les promesses neurologiques et les possibilités qu’elles comportent et, d’autre part les espaces politiques, philosophiques et culturels pour agir sur la base de ces promesses et possibilités. Nous façonnons notre cerveau tout autant que l’ordre social, mais nous n’en prenons certainement pas acte au même degré. Conséquemment, la pensée et l’action ne communiquent pas entre elles. Si, par exemple, nous sommes confrontés à une «épidémie de dépression 49», une déconnection ou affaiblissement de nos connexions neuronales de grande ampleur, l’idée dominante de la plasticité nous conduit à prendre des antidépresseurs qui stimulent le transfert neurochimique afin de réparer et protéger les capacités plastiques du cerveau (comme l’auto-trépanation performée par Heather Perry pour combattre son sentiment d’épuisement). Mais comme le montre Malabou, dans de tels exemples, la plasticité se réduit à la capacité de travailler et de «bien fonctionner», en d’autres mots, à la flexibilité. En termes physiques, être flexible signifie être capable de plier, de céder et de prendre forme, mais pas la capacité de produire une forme elle-même. En termes psychopolitiques, cela équivaut à de la souffrance impuissante, de l’obéissance et de la résignation, qui est l’opposé de la capacité de résistance. En tant qu’entrepreneurs de soi modernes, nous aimons concevoir nos vies comme des œuvres d’art, et ce malgré que nous sommes généralement indifférents aux diverses possibilités de les styliser autrement. Avec le cerveau, les choses sont pires encore. Nous célébrons l’adaptativité et la créativité sous forme de contrats temporaires, de travail à temps partiel et de plus grande mobilité, alors que nous acceptons généralement le cerveau comme un donné naturel, comme un système en circuit fermé à l’intersection des sciences sociales et du bio-engineering («nous sommes finalement capables de le mesurer»). En ce sens, notre conscience du cerveau coïncide avec le nouvel esprit du capitalisme. Nous réduisons le potentiel plastique du cerveau à une image aliénée et déplacée du monde – le kopfkino de notre précarité manifeste – et nous ne voyons pas que c’est aussi une construction biopolitique. Tout se passe comme si, comme Malabou l’écrit sur un mode très nietzschéen, «nous en savions davantage sur ce que nous pouvons supporter que sur ce que nous pouvons créer 50». Mais tout comme le social, le cerveau n’est pas qu’une faculté de tolérance passive : c’est aussi un champ d’activité et une histoire en train de se faire. Et tandis que nous sommes exposés à l’histoire plus que nous sommes en mesure d’influer sur elle, la question se pose de savoir comment, en se fondant sur notre passivité, pouvons-nous devenir au moins un des sujets de cette histoire. Comment penser ce que nous faisons? La réponse – et sur ce point aussi Sloterdijk et Malabou convergent – implique une conception «cybernétique» de la liberté : en apprenant.
Tout le monde sait que l’apprentissage n’est pas qu’une affaire de cognition. Cela suppose non seulement de penser différemment, mais aussi de sentir et de vivre différemment. C’est une affaire de conversion plutôt que de simple accumulation d’information et de connaissance. Aucun apprentissage n’a lieu, aucune futurité n’est possible sans un rapport au passé et à l’histoire, incluant, aujourd’hui sans doute plus que jamais, celle du cerveau. Selon Malabou, nous devons donc «répondre de manière plastique à la plasticité du cerveau 51». À la différence de la flexibilité, laquelle fixe le cerveau entre le déterminisme biologique et ses multiples usages économiques, la plasticité délocalise le cerveau en produisant des effets transformationnels. Comme Deleuze et Guattari l’ont noté, le cerveau s’apparente davantage à l’herbe qu’à l’arbre 52. Ni intérieur ni extérieur, c’est un tout interstitiel, et non un tout intégré. Apprendre du cerveau, c’est ainsi cultiver ses interstices au-delà du déterminisme biologique et créer de nouveaux circuits. Comme pour l’intelligence artificielle, l’essence de l’intelligence réside dans la capacité des processus linéaires d’interrompre leur automaticité et de produire de l’interférence résiduelle. Cela implique une expérimentation avec un réseau cérébral interactif dont l’organisation fragmentaire est déterminée, non pas par quelque «centre administratif», mais par le moyen de son dehors immanent.
Dans cette expérimentation/expérience d’apprentissage, Malabou ne met pas l’accent sur la prudence. Sans une crise d’immunité, sans un effondrement de nos habitudes et de nos automatismes, le cerveau est condamné à demeurer la caricature du monde. C’est pour cela qu’elle distingue entre deux types de plasticité, positive et destructrice. Dans la plasticité positive, un équilibre continu est préservé entre la capacité de changement et l’aptitude à demeurer le même ou, en d’autres mots, entre le futur et la mémoire, entre la donation et la réception de forme. La plasticité est un processus en cours qui nécessite un peu de destruction, cependant que cela ne contredit pas une forme donnée, mais la rend possible. Comme le Bateau de Thésée ou le «bootstrap» d’Otto Neurath, nos cerveaux et nos corps doivent être constamment et graduellement reconstruits afin qu’ils préservent leur essence dans la forme d’une continuité complexe dans une mer de discontinuités 53. La plasticité destructrice, par contraste, est une sorte de plasticité qui ne répare pas et dans laquelle le moindre accident suffit à générer la plus grande des déformations. C’est le type de destruction causé par une lésion cérébrale, mais aussi une bouffée soudaine de colère. Plutôt que la répétition du même, la plasticité ici devient la répétition de la différence, la production du singulier. Malabou s’intéresse principalement à ce deuxième type de plasticité parce qu’il oblige le cerveau à se réinventer et à découvrir sa liberté en relation aux traces du passé. Ce n’est qu’avec l’interruption du continuum de répétitions qui met le fonctionnement neuronal en état de dépendance fonctionnelle mutuelle avec le fonctionnement normal du monde, que le cerveau devient capable de se transformer en un événement et par là de se dé- et reprogrammer 54. Quand la pression de la polymorphie flexible dépasse nos limites, il y a rupture, un point est atteint ou ne plions plus mais trouvons notre propre forme. Une «explosion» (Malabou parle avec Bergson d’un «renversement de la loi de la conservation de l’énergie») force le cerveau à renégocier sa relation avec le monde d’une manière non-pathologique et non-docile. Selon Malabou, l’alternative au sein de la plasticité ne se joue donc pas entre la terreur et l’identité fixe, la destruction ou l’impression de la forme. L’immanence de l’explosion et de la génération (ou : la partialité de la mort) est plutôt la condition de possibilité de la résilience formelle. La plasticité doit être critique ou destructrice afin de devenir clinique, c’est-à-dire, pour qu’elle puisse faire une différence.
Mais est-ce que le concept de plasticité suffit pour apprendre du cerveau? Telle est la question immunologique que j’aimerais désormais poser. Une rupture plastique n’est pas, après tout, quelque chose que nous «voulons» pour elle-même. Si elle advient, c’est à notre insu, de manière non-intentionnelle, dans les interstices entre nos raisons et le corps-cerveau que nous habitons, et donc au risque de nous laisser complètement exposés et sans protection face au chaos d’une forme d’incorporation inhabitable, quelque chose qui s’approche de ce que Deleuze et Guattari décrivent comme un «trou noir». La plasticité signifie que notre vie peut continuer sans nous 55. Elle ne pose peut-être pas de danger à la continuité du cerveau, mais elle peut certainement signifier une discontinuité radicale dans la conscience et la pensée. Lorsque nous devenons ce que nous sommes, nos cerveaux ne deviennent pas nécessairement qui nous sommes, ainsi que, dans le pire des cas, il importe peu à celui que nous deviendrons de savoir qu’il est ce qu’il est devenu. Jairus Grove suggère en ce sens que la plasticité ne concerne pas tant l’espoir que l’horreur. Lisant l’histoire de la cybernétique comme un tour d’essai de la neuroplasticité, il soutient que la plasticité se révèle être non pas tant une capacité à apprendre qu’une capacité à contrôler et à prévoir au-delà de l’horizon humaniste. En conséquence, elle peut nous intéresser comme problème spéculatif, mais elle est limitée en terme de portée pratique : «le défi de la neuroplasticité est nécessaire mais insuffisant pour formuler une politique ou une éthique 56.»
En fait, il faudrait plutôt nous demander si, en pratique, la plasticité destructrice et la flexibilité ne sont pas pareillement indifférentes à la pensée. Car en effet, dans les deux cas, on assiste à une neutralisation de la subjectivité. S’il est clair que la plasticité du cerveau implique une re-singularisation et pourrait engendrer une réflexivité (comme le dit Hegel : en se niant, le corps devient pensée), la manière dont la pensée ou la réflexivité importe au devenir du cerveau n’est pas évidente du tout. C’est comme si la plasticité du cerveau n’avait pas vraiment besoin de la pensée pour s’organiser, mais se contente de faire souffrir nos «soi» narcoleptiques d’une disposition à l’autre – elle consiste, après tout, en un changement d’habitudes inconscientes qui ne requiert aucune intervention consciente. Et de même, tout se passe comme si la réponse à la question «que faire de notre cerveau?» était déjà connue, laissant peu de place à des apprentissages issus des risques de désaffection et de détachement auxquels le cerveau est exposé. Comme le souligne Sloterdijk, la forme même de la question, qui remonte à Lénine et aux avant-gardes, exprime une sorte d’énergie ontologique, une certitude extrême que faire quelque chose est toujours possible même lorsque toutes les possibilités existantes semblent avoir été épuisées 57. Le progrès se paie certes au prix du risque, mais il devient de plus en plus difficile d’entrevoir comment quiconque pourrait vraisemblablement profiter des sauts réalisés par les entrepreneurs du neuro-capitalisme. En revanche, ce que nous avons défini précédemment comme une crise de la répétition signifie précisément que nous ne savons pas quoi faire, et pas même si nous pouvons faire quoi que ce soit! C’est aussi l’argument de Grove : oui, la plasticité implique que notre pensée, notre liberté et notre vie soient contingentes. Mais cela a pour conséquence que la connaissance acquiert une dimension d’autant plus urgemment pratique et politique – immunologique en termes sloterdijkien. Dans une situation de désorientation radicale, ou de ce qu’Ulrich Beck a qualifié d’hystérie de précaution face à l’inconnu, il y a à la fois trop et trop peu de motifs pour agir 58. On doit changer sa vie, mais nous ne pouvons agir spontanément sur la base de ce que nous savons qu’il est possible de faire avec notre cerveau. Au contraire, le savoir de la plasticité semble induire en nous le même désintérêt et la même déresponsabilisation que celle produite par la plasticité elle-même. C’est pourquoi je doute que notre manière de nous rapporter à la plasticité, sa pensée ou sa réflexion, doivent être elle-même plastiques. En vérité, il semble que la notion de plasticité ne suffit pas pour établir davantage qu’une cohérence théorique entre la pensée et le cerveau car en pratique, ils ne communiquent pas de la même manière. Ainsi donc, la tentative de Malabou de résoudre l’ambivalence de la plasticité en la subdivisant en flexibilité et résistance reste finalement assez abstraite, la liberté ou la pensée créatrice ne figurant que comme transgression aveugle des limites de la flexibilité.
Précisément parce que la plasticité ne nous offre aucune promesse de retour, l’image de l’élasticité, en tant que modèle alternatif de rapport réflexif à la plasticité, constitue une meilleure manière, et sans doute la seule qui soit humaniste, de poser le problème de la tension entre docilité et (auto)créativité. Dans la mesure où elle est ancrée dans l’éternel retour de la différence plutôt que du même, elle pourrait même constituer un supplément important au concept de plasticité de Malabou. Pour cette dernière, l’élasticité se confond avec la flexibilité, limite naturelle des diverses formes présentes qui exclut le travail plastique du négatif 59. Mais là où la flexibilité est la forme idéologique de la plasticité, l’élasticité est la capacité de retour, non pas tant à une forme originale que de quelque chose de la forme originale qui perdure à travers la différence. Contrairement à la pure consilience de la flexibilité, l’élasticité constitue aussi la ré-silience qui permet la formation d’un soi processuel par et contre sa destruction. Si la plasticité positive dépend d’une continuité formelle, la raison de cette constance réside dans la manière élastique par laquelle cette continuité, aussitôt qu’elle vient à être, est (re)produite dans la matière discontinue. Dans la plasticité destructrice, en contrepartie, il ne semble y avoir ni raison ni cause 60. Pourtant, aucune explosion n’est totale et la plasticité est toujours partielle, une dialectique entre l’émergence et la destruction de formes. Ici aussi, seule l’élasticité de la forme déformée peu donner sens à l’appropriation d’une explosion et la développer en un nouveau degré de liberté. Dès qu’il y a homéostasie (laquelle, du point de vue de la genèse plutôt que de la structure, est toujours un principe d’«allostasie», c’est-à-dire, d’hétérogenèse et de métastabilité), l’auto-préservation procède comme autocréation constante et orientée de l’intérieur dans et sur le dehors. C’est précisément parce que la plasticité est illimitée et va ultimement nous achever qu’elle doit être dissociée d’elle-même pour devenir viable. À cet égard, la stase est cruciale. Même si elle naît de la passivité comme glissement dans l’environnement qui la camoufle, l’élasticité devient une cause en soi, une force d’internalisation. Elle représente la capacité conative (la «passibilité 61») qui s’occupe de la tension entre la genèse de la forme et sa déflagration en cours. Structurellement ouverte mais opérationnellement fermée, elle est le vis elastica qui intègre en soi-même le monde en ce qu’il dépasse les forces du sujet 62.
Puisque le corps et le cerveau ne sont jamais que des donnés naturels mais qui doivent toujours être élaborés en variation et continuité par les manières mêmes de les habiter, le problème qui se pose est : comment apprenons-nous à les faire nôtres? Il ne suffit pas d’énoncer ce que le corps ou le cerveau est capable de faire ; nous devons faire une différence en nous les appropriant, c’est-à-dire en les répétant et en nous produisant nous-même à travers cette répétition. Ainsi donc, suppléer l’élasticité à la plasticité exige d’ajouter à la question «que faire?» cette autre question à laquelle doit répondre toute entité vivante, autrement dit tout mode d’être pour qui est en jeu la continuité de ses conditions vitales : «pourquoi ici maintenant 63?» Si la première question appartient au registre de la connaissance et de l’action, de la possibilité et de l’actualité, seule la deuxième est en mesure d’orienter la pensée en présence de son fond et ainsi d’initier une courbe d’apprentissage, et ce même si ultimement elle nous porte au-delà d’elle-même dans la répétition. Comme l’écrit Agamben : «Le Dasein n’est pas une essence qui, comme chez Duns Scot et les scolastiques, est indifférente à ses modifications : il est toujours et seulement son mode d’être, ce qui veut dire qu’il est radicalement mode 64.» De nos jours, le cerveau plastique est l’image et l’étiologie de la vie nue ; elle est la pierre de touche du management biopolitique des incertitudes et de l’engineering social des probabilités et des possibilités. Mais la pensée est précisément l’imagination élastique par laquelle nous réclamons une part dans la manière dont nous devenons ce que nous sommes et, par là-même, dans ce que nous deviendrons. Si le cerveau est la puissance plastique ou le potentiel du devenir de la pensée, alors la pensée est notre capacité élastique d’apprendre et de grandir avec ses interstices.
Loin d’un humanisme sentimental qui subordonne le corps à l’esprit ou sépare l’intentionnalité de son incarnation, l’élasticité représente la puissance anthropotechnique d’incorporation capable de s’élever à la hauteur de l’occasion. Au lieu de réduire la vie cérébrale à notre image et de chercher pleine domination sur elle, nous nous impliquons dans l’aventure de la discontinuité immanente de son développement à venir. L’élasticité de l’habitude génère à la fois la personne et le cerveau, les rendant mutuellement inclusifs dans leur devenir singulier. Si ce que le cerveau «est» sera décidé par la manière dont il est mis en exercice, tout ce que nous pouvons faire est d’expérimenter et de le suivre dans son incessante plongée dans le chaos 65. Tel que Jacques Derrida l’avait souligné dans sa célèbre déconstruction de l’humanisme, il n’y a pas de réponse transcendante qui tienne face à la question des fins de l’humain, et ce parce que la fin ultime de l’humain réside justement dans sa fin à lui 66. Ou dans le langage de Malabou : la plasticité de la répétition est le matériel brut de nos vies auquel nous retournons même quand notre essence est dissoute. «L’humain sculpte une relation particulière avec la répétition et (…) cette relation le sculpte en retour 67.» Mais dans une perspective immunologique, une perspective qui n’est plus moderne, la manière dont nous répondons à la crise de la répétition est élastique. La situation historique étant ce qu’elle est, nous ne pouvons que protéger notre mode de vie. Seule la fragilité de l’habitude peut ouvrir un espace d’expectative et de désir, et elle apparait par le fait même comme un prérequis pour la croyance dans le futur. La pensée est ce processus d’orientation immanente qui produit son critère au fur et à mesure de ses opérations, devenant sensible à la validité et la viabilité des différences, démontrant son aptitude pour le retour et pour l’engendrement d’un héritage ou d’une tradition. «La raison est la discipline que s’impose l’élément originaire dans le cours de l’histoire 68.»
Tension verticale
Comme la plasticité, le concept d’un conatus élastique comme raison ultime et image de pensée possède une longue tradition dans la philosophie moderne, qui remonte à Spinoza et Leibniz 69. Comme puissance de contraction et dilatation, l’élasticité est le maillon faible par le moyen duquel les forces extérieures sont doublées ou pliées par une résistance intérieure 70. Penser, pourrions-nous dire, c’est plier, répéter et ainsi s’approprier notre propre passivité et possibilité. L’élasticité constitue ainsi la réciprocité dialectique et la consistance entre l’âme et le corps : à la fois développement de l’âme par le corps et affirmation enveloppante du corps dans l’âme.
La principale différence introduite par des auteurs plus tard venus comme Schelling, Bergson et Ravaisson découle de leur empirisme. Au lieu d’un dualisme (provisionnel) des êtres (corps et esprits, passivité et activité, sensibilité et entendement, nature et volonté), il n’y a plus que des modes d’existence définis par leurs habitudes. Hume nous avait déjà mis en garde au sujet de la propension de la répétition qui, en tant que principe de la nature humaine, ne trouve sa cause ni dans une modification physique du corps ni dans une faculté intellectuelle. Ravaisson réplique avec l’idée que l’habitude est causa sui, une cause inséparable de son efficacité réelle. Il décrit ainsi un monde profondément plastique ou «maniériste» dans lequel la répétition ou le changement précède et excède l’essence du corps ou de l’esprit. Plutôt que de n’être qu’un simple mécanisme qui annule liberté et pensée, l’habitude est la manière par laquelle la volonté et l’intelligence imprègnent le corps et deviennent une forme de vie, l’être même du mouvement et de la tendance qu’il détermine.
Dans un autre article, j’ai défendu l’idée que ce monde synthétique du maniérisme est toujours le nôtre 71. C’est un monde dans lequel, autant Malabou que Sloterdijk en conviennent, nos corps et nos cerveaux se développent selon les modes dans lesquels ils sont exercés. L’esprit est une manière par laquelle la matière existe ; il est à la fois le corps et son produit, produit signifiant métamorphose du corps. Mais à la différence de la dialectique hégélienne, les habitudes corporelles et la raison ne se trouvent pas en opposition mais se déterminent mutuellement. Alors que l’activité habituelle tend à n’impliquer que peu de pensée, son potentiel plastique ou sa résistance interne à l’automatisme pur constitue précisément le point de départ de l’apprentissage et de la pensée. Avant que l’esprit ne soit négation, il est production interstitielle d’une différence de et à travers l’habitude. En conséquence, il ne s’en suit pas que le corps et l’esprit se rencontrent dans le vide de la négation, tel que Malabou le conçoit. L’altérité immanente doit être conçue à nouveaux frais comme disparité positive, comme un élément différentiel qui est en même temps un plenum de répétitions continues et discontinues avec leurs modes d’existence correspondants – un pluralisme de manières. «L’homme n’est pas négativité, il est le point de difference entre des répétitions 72.» Né de la différence – de la différence natale comme le dit Sloterdijk –, le soi comme auto-fondement infini et mouvement à tendance auto-appropriante hors de soi-même est l’épreuve même de l’immanence 73. Le défi immunologique est de nous orienter au sein de ce fondement sans fondement de l’existence comme dans un champ de distances, de voisinages, de tonalités affectives et de vecteurs.
Pour Sloterdijk, l’intuition directrice de cette orientation est celle du soi. Tout comme le concept d’habitude selon Ravaisson doit être compris comme une disposition disposante, une vertu (hexis) d’actualisation acquise et composée à travers des actes antérieurs par lesquels un être a prise sur lui-même et son futur 74, Sloterdijk définit l’habitude non pas par ce que nous sommes mais par ce que l’on possède tandis que nous sommes possédés, ce qui le conduit à une réhabilitation de l’égoïsme comme vertu primordiale. Il cite Ernst Bloch à cet effet : «Je suis. Mais je ne suis pas en possession de moi-même. Telle est l’origine de notre devenir 75.» Une habitude est une sorte d’auto-dépendance : nous entrons en possession de nous-mêmes par l’entremise de relations qui nous possèdent (là encore, cela explique en quoi le projet de l’humanisme traditionnel de l’humain visant à prendre pleinement possession de lui-même est voué à l’échec. De nouvelles habitudes supposent de nouvelles répétitions compulsives). Contracter une habitude (le mot dérive de habitus – habere/ekhein : avoir/ tenir), c’est intégrer les éléments et répétitions desquels nous provenons d’une nouvelle façon. Je commence toujours par être «l’hôte d’un autre», mais ce commencement est simultanément l’appropriation de la différence d’où cette relation avec l’autre provient. La pierre devient un outil dans mes mains en même temps que je deviens tailleur de pierre. L’habitude est donc la manière imaginative et autoréférentielle par laquelle un être passe d’une methexis instable (participation dans l’autre) à un individu stabilisé. Pour Sloterdijk, ce passage fournit l’orientation de base de la pensée immunologique, à savoir un Je fort, un Standortvorteil Ich. L’individu humain, soutient-il, n’est pas un donné mais un projet politique de conditionnement en continu d’une atmosphère élastique qui est système immunitaire : «L’individu est une passion futile, mais une passion qui devrait malgré tout se maintenir 76.»
Sloterdijk définit plus avant cette orientation immanente du soi en termes de «tension verticale» (Vertikalspannung) : l’affirmation de la résistance dans un geste auto-génétique par lequel nous faisons une différence. Ce n’est qu’en cherchant et en produisant de la friction que nous nous déprenons et passons «de l’autre côté de l’habitude», c’est-à- dire de la répétition répétée de la religion et des médias de masse à la répétition répétante de l’art ou du sport. Il est vrai qu’un élastique qui revient à sa forme initiale n’est pas d’un grand intérêt. Mais tout comme l’élasticité est une caractéristique essentielle de la plasticité, l’élasticité sans la rigidité et la résistance de la plasticité n’est que le degré le plus bas de l’élasticité. En réalité, il ne peut y avoir aucune reproduction sans que la répétition ne se tourne contre elle-même et se fasse auto-intensification créative, engendrée par un cercle tortueux certes, mais néanmoins vertueux.
L’humain élastique, pour Sloterdijk, se tient entre l’athlète et l’acrobate. Il pratique une «subversion par le haut», une «supraversion» de l’existence actuelle 77. La pensée ou le design, pourrions-nous dire avec Sloterdijk, n’est rien d’autre que cette poussée ascensionnelle et transcendantale. Quand Sloterdijk parle d’élasticité comme tension verticale, il l’envisage comme une posture aristocratique. «Tu dois te conduire à tout moment de telle sorte que tu anticipes dans ta personne le meilleur monde dans le mauvais 78.» Cette «différence éthique», dont il fait remonter l’origine à Héraclite, est en fait déjà impliquée dans le concept d’habitude, puisque «l’habitude ne peut être dépassée que par l’habitude» (Thomas a Kempis) 79. L’habitude ne fait pas qu’habituer ; elle habilite aussi. Cela veut dire que la manière produit toujours ses propres conditions d’amélioration, comme une valeur en excès sur l’essence qui amène un mode d’existence aux limites de son devenir. «Dans le maniérisme, on pose, sur le premier étage des habitudes populaires, un deuxième, un troisième étage, de moins en moins habituels. Plus c’est haut, plus c’est maniériste.» 80 Dans la foulée de l’essai de Maine de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1799), Ravaisson décrit cette puissance hiérarchisante et différenciante de la répétition comme la «double loi» de l’habitude, en ce qu’elle produits des effets opposés selon le versant passif ou actif d’une conduite : des passions répétées s’affaiblissent et sont éliminées tandis que des actions répétées se renforcent et demeurent 81. L’élasticité de l’habitude nous fait passer de l’optimisme au méliorisme : le devenir est mieux que l’être dans la mesure où le rêve de l’être ou l’absence de changement exprime déjà une base de devenir. Pour Sloterdijk, la pensée immunologique ne constitue pas un mouvement transcendant de va-et-vient entre le possible et le réel, mais une orientation immanente et constante vers «le meilleur» (eris) 82. Si la plasticité est un changement sans subjectivité, froid et indifférent, alors l’élasticité représente la capacité de synthétiser et subjectiver le changement en auto-amélioration. Tout comme dans les sports, nous sommes ultimement en compétition non pas avec les autres mais avec nous-mêmes, travaillant avec et sur un dehors qui est nécessairement plus intime que tout intérieur relatif, en ce qu’il est le potentiel même de notre devenir meilleur. Chaque habitude, chaque tendance peut être envisagée comme étant duplice et incomplète, autrement dit, comme une relation transductive dans laquelle il en va de notre soin pour le meilleur, lequel peut contenir le pire autant qu’il peut y être contenu 83. Tel est l’ultime signification de la proposition sloterdijkienne de conversion ascétique de la pensée au monde : tu dois changer ta vie.
- Traduit de l’anglais par Erik Bordeleau. Ce texte a été publié initialement dans Radman, Andrej, and Heidi Sohn (eds), Critical and Clinical Cartographies: Architecture, Robotics, Medicine, Philosophy. Edinburgh University Press, 2017→
- Voir Georg W. F. Hegel, La science de la logique, plus particulièrement la préface à la seconde édition.→
- Emboîtant le pas à une coalition de théories féministes, d’études des sciences et technologies et de mouvements environnementaux, Sloterdijk redéfinit en mode immunologique la relation entre fini et infini et nous met en garde contre le mauvais infini, ou «infinitisme» métaphysique qui vit dans le déni de ses prémisses immunologiques, voir Sphère II. Globes, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2010, p.361→
- Voir Giorgio Agamben, Enfance et Histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Rivages, 2002, p.189 sq.→
- Bruno Latour, «A Cautious Prometheus? A Few Steps Toward a Philosophy of Design with Special Attention to Peter Sloterdijk», dans Sjoerd van Tuinen et Koenraad Hemelsoet (éds.), Measuring the Monstrous. Peter Sloterdijk’s Jovial Modernity, Bruxelles, KVAB, 2009, p.61-71→
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique (2009), Paris, Libella-Maren Sell, 2011, p.447-470, chapitres «Les exercices des modernes» et «Retour au monde du sujet retiré», voir aussi «De la réinsertition du sujet à la rechute dans le souci total», p.624-632→
- Peter Sloterdijk, Nicht gerettet. Versuche nach Heidegger, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2001, p.212-34→
- Voir Peter Sloterdijk, ibid., p. 69-81 et Tu dois changer ta vie, op. cit., p.527-576, en particulier p. 533-535→
- Peter Sloterdijk, ibid., p.539-541→
- Peter Sloterdijk, Les Lignes et les Jours. Notes 2008-2011, Paris, Libella-Maren Sell, 2014, p.53→
- Pour une discussion du concept sloterdijkien de design comme air climatisé (et de la terre comme entité plastique), voir Sjoerd van Tuinen, «La Terre, vaisseau climatisé. Écologie et complexité chez Sloterdijk», Horizons philosophiques, vol. 17, n° 2, 2007, p.61-80→
- Henk Oosterling, «Dasein as Design. Or : Must Design Save the World?», dans From Mad Dutch Disease to Born to Adorno. The Premsela Lectures 2004-2010, Amsterdam, Premsela, 2010, p.115-40→
- Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie. Gesamtausgabe 65, Frankfurt, Klostermann, 1989, p.56. (trad. François Fédier), Apports à la philosophie: de l’avenance, Gallimard, coll. «Bibliothèque de philosophie», 2013→
- Voir Franck Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza, Paris, Vrin, 2014.→
- «J’entends par “exercice” toute opération par laquelle la qualification de celui qui agit est stabilisée ou améliorée jusqu’à l’exécution suivante de la même opération, qu’elle soit ou non déclarée comme exercice.» Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.15→
- Peter Sloterdijk, ibid., p.160-161→
- Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, Minuit, 1968, p.96→
- Félix Ravaisson, Of Habit, Londres, Continuum, 2008, p.58 (édition bilingue).→
- Gilles Deleuze, Différence et Répétition, op. cit., p.97→
- Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, deuxième dissertation, 2e partie.→
- Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2014, p.245, 255→
- Peter Sloterdijk, «Exercices et mauvais exercices. Pour une critique de la répétition», Tu dois changer ta vie, op. cit., p.577-624→
- Peter Sloterdijk, «Programme. Anthropologie de l’exercice», Section I., Ibid., p.159-163→
- Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, op. cit., p.229-311→
- Peter Sloterdijk, Ibid., p.358→
- Peter Sloterdijk, Ibid., p.92→
- note du traducteur : En français dans l’original.→
- *ndt : En français dans l’original.→
- Peter Sloterdijk, Ibid., p.312-28, 54, 485→
- Peter Sloterdijk, Ibid., p.23. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2006, p.221-222→
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.20-22 ; Peter Sloterdijk, Heilige und Hochstapler: Von der Krise der Wiederholung in der Moderne, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2015, p.8→
- Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, op. cit., p.234→
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.609-623→
- Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, § 39→
- Gilles Deleuze distingue entre la ressemblance comme producteur et la ressemblance comme produit. Voir Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence, 1984, p.63→
- Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, Paris, Bayard, 2011, p.63→
- Je tiens cette référence au concept lévi-straussien de «société chaude» de la discussion de Didi-Huberman autour de la plasticité comme force matérielle de devenir entre la survivance (Nachleben) et la renaissance, la mémoire et la métamorphose, l’effet et l’après-coup (Nachwirkung), le corps et le style dans George Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps de fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.→
- Gilles Deleuze, Différence et Répétition, op. cit., p.15→
- Peter Sloterdijk, Écumes. Sphérologie plurielle. Sphères 3, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005, p.179→
- Peter Sloterdijk, Scheintod im Denken. Von Philosophie und Wissenschaft als Übung, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2010, p.19→
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.16→
- Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, op. cit., p.43→
- Catherine Malabou, Ibid., p.54→
- Catherine Malabou, «Vous êtes vos synapses», Ibid., p.135 sq.→
- Catherine Malabou, Ibid., p.40→
- Comme le dit Deleuze, «Ce n’est pas que nous pensions d’après la connaissance que nous avons du cerveau, mais toute nouvelle pensée trace à vif dans le cerveau des sillons inconnus, elle le tord, le plisse ou le fend.» Gilles Deleuze, Pourparlers. 1972-1990, Minuit, 2003, p.204. C’est pour cette raison qu’il oppose l’image neuroscientifique de la pensée, basée sur les «circuits tout préparés» et les «réflexes conditionnés les plus rudimentaires», aux «tracés plus créateurs» et sans image de la pensée. Gilles Deleuze, Ibid., p. 87. Voir aussi la conclusion de Gilles Deleuze et Félix Guattari, «Du chaos au cerveau», Qu’est-ce que la philosophie?, Minuit, 2000, p.189→
- Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, op. cit., p.104-105→
- Catherine Malabou, «From the Overman to the Posthuman: How Many Ends?», dans Brenna Bhandar et Jonahan Goldberg-Hiller (éds.), Plastic Materialities: Politics, Legality, and Metamorphosis in the Work of Catherine Malabou, Durham, Duke University Press, 2015, p.71→
- Philippe Pignarre, Comment la dépression est devenue une épidémie, Paris, La Découverte, 2012→
- Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, op. cit., p.58→
- Catherine Malabou, Ibid., p.90→
- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p.20→
- Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau?, op. cit., p.138 sq.→
- Catherine Malabou, Ibid., p.163→
- «La plasticité n’est pas une habitude, mais une condition de l’habitude.» Voir Clare Carlisle, «The Question of Habit in Theology and Philosophy : From Hexis to Plasticity», Body & Society, 2013, 00 (0) p.1-28, p.2→
- Jairus Grove, «Something Darkly This Way Comes : The Horror of Plasticity in an Age of Control», dans Brenna Bhandar et Jonahan Goldberg-Hiller (éds.), Plastic Materialities. Politics, Legality, and Metamorphosis in the Work of Catherine Malabou, op. cit., p.233-63, 250→
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.554-559 ; Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, op. cit., p.54-74→
- Peter Sloterdijk, Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, op. cit., p.85→
- Catherine Malabou, «Plasticity and Elasticity in Freud’s Beyond the Pleasure Principle», Diacritics, vol. 37, n° 4, Winter 2007, p.78-85→
- Voir Catherine Malabou, Ontologie de l’accident. Essai sur la plasticité destructrice, Paris, Éditions Léo Scheer, 2009→
- Comme Ed Cohen l’a souligné, aux antipodes de l’opposition soi-environnement, la médecine pré-moderne (avant la moitié du XIXe siècle) se fonde sur une «élasticité naturelle» ou propension curatrice naturelle des organismes. Voir Ed Cohen, A Body Worth Defending. Immunity, Biopolitics, and the Apotheosis of the Modern Body, Durham, Duke University Press, 2009, p.4→
- Sloterdijk parle d’une «découverte du monde dans l’homme», voir Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.460- 464. Deleuze discute de l’élasticité comme force d’inertie capable de rendre visible l’activité réelle du monde des images et des signes. Tandis que l’activité elle-même est une affaire de forces invisibles, ce n’est que parce que ses traces sont gardées dans un corps de sensation que le mouvement devient visible. «Le mouvement n’explique pas la sensation, il s’explique au contraire par l’élasticité de la sensation, sa vis elastica.» Voir Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p.30→
- Isabelle Stengers,«Introductory Notes on an Ecology of Practices», Cultural Studies Review, vol. 11, n° 1, 2005, p.183-96→
- Giorgio Agamben, L’Usage des corps, Paris, Seuil, 2015, p.247→
- Voir Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.236. Comme l’écrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie? (op. cit., p.198) le cerveau «plonge dans le chaos et l’affronte»→
- Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p.129-164→
- Catherine Malabou, «From the Overman to the Posthuman : How Many Ends?», art. cit., p.62→
- Alfred N. Whitehead, La Fonction de la raison et autres essais, Paris, Payot, 2007, p.99→
- Voir Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988. Deleuze fait de l’élasticité du cerveau la clé de sa lecture entière de Leibniz.→
- Mark Sinclair, «Ravaisson and the Force of Habit», Journal of the History of Philosophy, vol. 49, n° 1, 2011, p.65-85→
- Voir Sjoerd van Tuinen, «Mannerism, Baroque and Modernism: Deleuze and the Essence of Art», SubStance, French Cinema and the Crises of Globalization, vol. 43, n° 1, 2014, p.166-190→
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.593→
- Voir à ce sujet Jean-Luc Nancy, Hegel. L’inquiétude du négatif, Paris, Hachette, 1997.→
- Félix Ravaisson, Of Habit, op. cit., p.48, 76→
- Peter Sloterdijk, Les Lignes et les Jours, op. cit., p.86→
- Peter Sloterdijk, Ausgewählte Übertreibungen. Gespräche und Interviews 1993-2012, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2013, p.444→
- Deleuze parlerait sans doute à ce sujet de contre-effectuation, quoi que Sloterdijk accuse Deleuze de mettre trop l’accent sur la part involontaire de l’événement: «[Deleuze] attribue à l’événement ce qui appartient à l’exercice.» Voir Peter Sloterdijk, Les Lignes et les Jours, op. cit., p.146→
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.459→
- Peter Sloterdijk, ibid., p.248. Avec la théorie de l’habitude, «nous disposons d’un concept anthropologique de l’efficacité des technologies internes» qui «exprime la manière dont il est possible que ce qui réussit déjà fort bien sente l’aspiration du meilleur et pour quelle raison ce en quoi l’on a une capacité remarquable est pris dans le champ d’attraction d’une capacité encore supérieure»(ibid., p.269).→
- Peter Sloterdijk, Les Lignes et les Jours, op. cit., p.148→
- Félix Ravaisson, Of Habit, op. cit., p.68→
- Sur l’amélioration de l’être comme métaphysique latent de la modernité tardive, voir Peter Sloterdijk, Ausgewählte Übertreibungen, op. cit., p.156, 163→
- Accentuant ses motifs duplices, Bernard Stiegler décrit l’eris ou la culture aristocratique comme une compétition émulative (en opposition à la compétition imitative ou nivelante), c’est-à-dire «l’élévation vers un meilleur toujours possible, artiston» Bernard Stiegler, Mécréance et Discredit. La décadence des démocraties industrielles, t. 1, Paris, Galilée, 2004, p.79. De manière similaire, Sloterdijk cherche à «développer une alternative, plus compétente sur le plan éthique et plus adéquate du point de vue empirique, à la déduction grossière de tous les effets de hiérarchie ou phénomènes de paliers à partir de la matrice de la domination et de la soumission», voir Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p.193→