La proposition d’Economic Space Agency (ECSA), qui fait suite au projet Robin Hood Hedge Fund Cooperative, tient en deux mots: opensource finance, c’est-à-dire, hacker le code et l’esprit de la finance hiérarchique et extractive pour en inventer un nouvel usage, décentralisé et orienté-commun. Le fantasme heuristique qui anime cette proposition: prendre la finance par le milieu, atteindre à sa dimension d’effervescence collective propre; rester avec le trouble financier donc et ainsi, peut-être, faire autrement l’expérience de cette «logique sociale des dérivés» que Randy Martin relève dans ses études sur le rapport entre danse et finance et qu’Anne Lardeux et Bernard Schütze évoquent à leur façon dans leurs textes respectifs. Car sur quoi la finance fait-elle prise? Hypothèse : sur le qui vient des formes de vie, sur leur présence futuriale. Peut-on imaginer quelque chose comme une finance dite nomadique, une forme insoupçonnée de planning fugitif qui se pratiquerait selon les règles informelles de l’Undercommons et qui, tout en demeurant fidèle à ses sources vibrantes et précaires (résistant donc aux injonctions de se «mettre en valeur»), serait en mesure de répondre au fameux problème de l’organisation politique et de la coordination disjonctive des usages et des forces qui veulent rompre avec l’ordre actuel du monde?

La tentative d’élaboration d’un contre-pouvoir à même la puissance de capture de la finance est un projet risqué et ambitieux, imprégné de la séduction qu’exerce tout ce qui est à la fois extrême et nécessaire. Les dangers qu’il encoure font d’ailleurs l’objet d’une unanimité quasi-spontanée parmi les «gens de gauche». Dans l’épreuve posée par la finance spéculative, il en irait, semble-t-il, de rien de moins que du danger de perdre son âme. Je préférerais pour ma part dire plus modestement de notre belle âme, telle qu’elle se voit désormais mise à découvert face à la matérialité bien réelle de la volatilité impliquée et des fluctuations macro et micro- économiques qui configurent notre temps.

(Si d’ailleurs on voulait se donner une définition négative et provisoire de ce qu’est la finance et de comment elle agit sur nos vies, on pourrait commencer par en reconnaître la marque partout où l’on tire un peu trop fort le futur vers le présent).

Cela fait maintenant un peu plus d’un an que je me suis engagé dans cette exigeante aventure aux côtés du SenseLab, en réponse à un défi lancé par Akseli Virtanen, théoricien deleuzien de la finance et CEO d’ECSA. La question que nous a adressé Akseli est aussi simple que provocatrice : vous qui êtes normalement si créa- tifs, pourquoi n’envisageriez-vous pas la finance comme medium expressif?

C’est que le SenseLab cherche à fonder l’Institut des 3 écologies, un lieu d’apprentissage transdisciplinaire et expérimental qui entend échapper à la logique néolibérale défigurant le rapport au savoir et à la pensée. Une des difficultés réside dans le fait de vouloir se soustraire au pouvoir des institutions existantes tout en cherchant à instaurer un processus qui sache tenir et se renouveler dans la durée. Nous avons donc approché des milliardaires charitables, des millionnaires de bonne volonté : à leur humble avis, notre projet devrait normalement trouver financement auprès… des universités. Le capital caritatif a en effet ses propres règles de (re)mise en circulation. Nous ne sommes pas exactement ce qu’on pourrait appeler une cause humanitaire, pas plus qu’un investissement artistico-spéculatif (ou enfin pas encore). Le SenseLab travaille désormais à se constituer comme espace schizo-économique ou alter-financier, s’inspirant du mode d’existence et des propriétés organiques étonnantes du céphalopode pour inventer une économie transindividuelle qui ne se fonde pas sur le principe exclusif de la transaction entre sujets d’intérêt.

L’Institut des 3 écologies s’inspire d’un livre de Félix Guattari du même nom. Incidemment, dans des pages d’une précision prophétique, Guattari esquisse les grandes lignes d’une pensée pluraliste de la valeur qui résiste à la mise en équivalence généralisée qu’opère le capitalisme – l’essentiel même de la vision d’ECSA :

«Il est de moins en moins légitime que les rétributions financières et de prestige des activités humaines socialement reconnues ne soient régulées que par un marché fondé sur le profit. Bien d’autres systèmes de valeur seraient à prendre en compte (la “rentabilité” sociale, esthétique, les valeurs du dé- sir, etc.). Seul l’État, jusqu’à présent, est en position d’arbitrer des domaines de valeur ne ressortissant pas du profit capitaliste. (…) Ce qui condamne le système de valorisation capitalistique, c’est son caractère d’équivalent général, qui aplatit tous les autres modes de valorisation, lesquels se trouvent ainsi aliénés à son hégémonie. À cela, il conviendrait, sinon d’opposer, à tout le moins de superposer des instruments de valorisation fondés sur les productions existentielles qui ne peuvent être déterminées ni en fonction uniquement d’un temps de travail abstrait, ni d’un profit capitaliste escompté. De nouvelles “bourses” de valeur, de nouvelles délibérations collectives donnant leur chance aux entreprises les plus individuelles, les plus singulières, les plus dissensuelles sont appelées à voir le jour – s’appuyant en particulier sur des moyens de concertation télématiques et informatiques. Cette promotion de valeurs existentielles et de valeurs de désir ne se présentera pas, je le souligne, comme une alternative globale, constituée de pied en cap. Elle résultera d’un glissement généralisé des actuels systèmes de valeur et par l’apparition de nouveaux pôles de valorisation1. (Je souligne)

En lisant la description de Guattari, on pourrait être pris d’une envie de recul, voire d’un certain vertige: to value or not to value – telle est-elle la question? Elle divise en profondeur le champ de la pensée philo-politique contemporaine. Certains, comme Giorgio Agamben ou Dalie Giroux (voir son texte dans le présent numéro), préfèrent décrire une pensée des usages destituants par lesquels désœuvrer la valeur et apprendre à vivre dans les ruines du capitalisme. Guattari s’inscrit plutôt dans un sillage pragmatico-spéculatif (tout comme Brian Massumi) et, dans une moindre mesure, post-marxiste (avec Maurizio Lazzarato). Cela laisse davantage place aux innovations technologiques, voire à réhabiliter au passage une certaine pensée non-capitalisante du marché. Les nouvelles «bourses de valeur» s’appuyant sur des «moyens de concertation télématiques et informatiques» contemplées par Guattari sont en effet désormais rendues possible par l’émergence de la technologie blockchain. Blockchain est un grand registre comptable automatisé et cryptographique, une manière révolutionnaire de coordonner des systèmes informatiques décentralisés. C’est le web 3.0, un «Internet de la valeur» qui permet de procéder de manière sécuritaire à toutes sortes de transactions, monétaires ou autre, par l’entre- mise de «contrats intelligents» ou smart contracts. Bitcoin constitue la première expression du blockchain, mais de multiples autres usages sont possibles et restent à inventer. On projette sur blockchain de nombreux espoirs, parfois plus ou moins justifiés. Il apparaît comme l’horizon ultime de la transparence informatisée, le nouveau récipiendaire des promesses de gouvernance automatisée et immunisée contre la corruption humaine. Un outil qui permettrait, par exemple, comme le suggère l’ambitieux projet Bitnation, de remplacer la politique par les lignes de code (un grand rêve libertarien s’il en est).

L’intérêt proprement politique de cette nouvelle technologie réside, entre autres, dans son potentiel de décentraliser la finance par l’entremise d’une prolifération d’«organisations autonomes distribuées» (connues sous le sigle anglais DAO) capable d’émettre, si elles le désirent, leur propre crypto-monnaie. En fait, dans la foulée de Bitcoin, c’est le concept même d’argent qui est entré dans une profonde mutation. À titre d’exemple, on peut très bien concevoir des monnaies numériques qui se dévaluent automatiquement selon certaines modalités (demurrage fee). Elles font ainsi obstacle à la thésaurisation (l’accumulation de liquidités sommeillant dans des comptes bancaires) – on parle en ce sens de com- moneyism (voir par exemple Freicoin ou le projet DCENT – Decentralized Citizen Engagement Technologies).

Peut-on envisager le jour où, adoptées à plus grande échelle, ces crypto-monnaies deviendront les vecteurs de nouveaux agencements collectifs capables de tenir tête à l’oligarchie bancaire néolibérale et son arme de prédilection, la gouvernementalité par la dette ? Est-ce que les DAO ainsi constituées réussiront à réclamer une part de l’invraisemblable richesse concentrée entre les mains de quelques-uns et qui entoure toute chose telle un halo prédateur ? «Le meilleur moyen de voler une banque», selon Johan Sjepstra, «c’est de créer une monnaie». Qu’en serait-il d’une multitude d’émission de formes monétaires décentralisées activant des claims mutualisants et fondées sur le principe du mutual stakeholding, c’est-à-dire sur une logique écologique qui honore le fait que les vivants sont toujours déjà en jeu les avec les autres, partenaires de bout en bout («we are at stake in each others’s company (…) partenered all the way down» écrit Donna Haraway)? Est-ce que les capacités inédites d’enregistrement offertes par blockchain pourrait servir des fins nomadiques plutôt que platement bancaires ou étatiques? Imaginez : mille plateaux crypto-financiers opérant la transition hors du régime de la mise en équivalence généralisée, suivant des processus de valorisation hétérogènes et multiformes qui déterritorialiseraient peu à peu le monopole souverain de l’émission monétaire sur lequel s’appuie la finance prédatrice ; mille plateaux crypto-financiers qui se refuseraient à ce que l’expérience transindividuelle qui les traverse soit capturée par le capital et qui s’organiseraient effectivement pour que tel ne soit pas le cas.

La politique, telle qu’on l’entend généralement, requière des sujets unifiés et volontaires. Penser à l’orée de la finance nous oblige à envisager la possibilité d’une politique dite dividuelle, à l’image de l’assemblage plastique et distribué (bundling) des attributs qui font la composition même des produits dérivés. C’est une proposition risquée, parce qu’on sait très bien ce qui arrive aux sujets de la financialisation. La financialisation, comme l’écrit un ami, «a pour effet intentionnel de réorganiser et transformer tout sujet, dans la mesure où il est attaché aux objets qu’elle met en gage, en rapports de crédit parlant et marchant, rapports qui contractent ensuite leur propre effet de contagion financière». Et pourtant, je crois que ce n’est «qu’à ce prix», c’est-à-dire au prix d’un corps-à-corps avec les processus de capture de valeur matérielle et immatérielle qui définissent le capitalisme sémiotique et financier contemporain, qu’on peut envisager l’élaboration de contrepouvoirs crédibles et en phase avec la plateformisation croissante de nos vies.

  1. Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989, p.65-66