Retranscription à peu près verbatim :

 

Névé

Bon matin Lux,
hem
voici un message vocal que je t’envoie
pour lancer la balle sur une conversation
c’est le matin ici
c’est la première [heure] du jour
je m’assois ici avec une pile de livres,
un café,
hem
pis je regarde par la fenêtre
pis… pour moi c’est comme le moment idéal
de la journée
le moment parfait, un moment
en fait, c’est comme une occasion
vraiment importante pour commencer à écrire
ou penser à écrire ou juste même avoir
une brèche dans la journée
entre le sommeil pis la journée qui s’en vient
c’est un moment où est-ce que mon esprit
est pas trop figé sur les choses à faire
c’est un état que je peux cultiver
pis que je cultive
quand je suis en période d’écriture
mais que, aussi, je peux laisser vaquer un peu
pis c’est un espace un peu à protéger pour moi,
comme un espace qui se cultive
pis qui peut être menacé, surtout comme
par le stress
ou par euh si je ne veille pas à sauvegarder
ce temps-là
cet espace-temps-là,
où est-ce que souvent, ce que j’ai besoin
c’est du silence
une fenêtre pis
un endroit où m’asseoir,
hem
je peux vraiment le perdre
mais c’est un endroit
spécial que j’aime cultiver
pis que je veux
dans lequel je veux t’inviter aussi
ces jours-ci.
ok.
je t’embrasse,
bye.

 

***
 

lux

Deux poètes, une discussion à propos de nos écritures. Nous avions commandé le même breuvage au café. Une table de bois, nos voix en alternance. Accueillir névé dumas dans mon univers, moi qui ne sors jamais de la ville. Accueillir névé dumas qui écrit à la campagne, dans une maison que j’imagine toute en bois, c’est ce que j’ai cru apercevoir derrière ses épaules lors de nos conversations virtuelles. Peut-être imagine-t-elle ma maison entièrement construite en gypse. Ce serait presque exact, à quelques briques près. Le bloc appartement dans lequel j’habite tient debout grâce à la tige de vigne vierge que j’ai plantée dans la cour quelques années auparavant. Elle se rend maintenant jusqu’au toit. On me l’avait offerte en affirmant que ces quelques branches brunes, sèches et sans feuilles pousseraient. J’ai cru en cette magie et elle s’est manifestée.

Cette discussion amorcée il y a deux ans environ, suite à une invitation à collaborer, lancée par des ami·e.s artistes, S et M, m’apparaissait saugrenue mais tentante toutefois, s’est poursuivie en pointillé, morcelée par les saisons. Une correspondance par courriel, quelques messages vocaux, instigués par névé, surtout.

Elle qui écrit dans la campagne. névé dont je ne connaissais rien. Je ferme les yeux et je rêve de visiter sa maison en bois, de regarder les plantes pousser sur les étagères devant la fenêtre, là où elle s’assoit le matin, en prenant son café. Je ferme les yeux en écoutant ses messages. Je les réécoute. Je n’écris pas.
 
***
 

Retranscription verbatim :

 

névé

Bon matin Lux,
c’est névé.
hem,
je t’envoie un message vocal
de l’espace liminal entre
le sommeil et la journée.
(soupir)
je réfléchis sur l’angle de la lumière sur les arbres,
sur le sentiment de faim dans mon ventre.
et je pense à l’écriture,
sans pourtant écrire.
 
***
 

lux

Je suis ce poète qui n’écrit pas. J’écoute. Je laisse passer du temps. Les textes se forment comme des rêves. Je me fie à ma mémoire, aux miettes d’éveil, aux pièces à conviction, aux archives. Je cueille toujours mes poèmes in extremis, comme les pommes de fin de saison, avant leurs chutes, avant qu’elles ne deviennent de la bouffe à chevreuil.

Une région sans vergers ni chevreuils m’a vu naître. Une région sans poèmes sauf peut-être ceux écrits dans le ciel, comme les miens. Peu de gens savent les cueillir, là-bas. Ils les voient sans les remarquer, sauf pour prédire le temps qu’il fera. En Abitibi, les poèmes tombent des étoiles et courent entre les branches des épinettes noires, voyagent parmi les sources cristallines, secrètes, menant à des filons d’or. Enfant, je me demandais comment j’avais bien pu atterrir là-bas. Je rêvais de la ville, de gratte-ciel illuminés, de rues grouillantes de monde. On m’a dit que ça avait changé, depuis mon départ. C’est sûrement vrai.

névé, toi, tu écris loin de cette agitation. Tu viens d’un endroit assez urbain, toi aussi, pourtant. Près d’une frontière provinciale. Dans ta voix, on perçoit la pointe d’un accent anglais. Je peux comprendre ton choix d’écrire loin des grands centres. Nos discussions portent souvent sur ce sujet. On se compare, on se console.

On n’échangerait pas nos places. C’est bien.

Rencontre dans un café. Cet établissement a fermé ses portes il y a quelques jours, alors que j’écris ces mots. Je me souviens encore de la texture du bois verni de la table, mouillé par mon verre embué. Tu étais à Québec. Nous t’avions invitée à lire pendant une de nos soirées de poésie.

Ces soirées n’existent plus, maintenant. Nous avons cessé d’en produire.

Tu as lu, éclairée par les mêmes projecteurs qui ont illuminé les visages de quelques générations de poètes avant nous. Là où j’ai moi-même fait mes débuts. Toi, tu as conquis tout le monde présent. Je me souviens de ça, mais pas de tes mots. J’écoutais en coulisses, mais n’entendais rien. Le moteur d’un frigo sous le comptoir du bar vrombissait près de moi. Un éclairage rosâtre sur tes cheveux. Des applaudissements. Tu as dormi chez une de mes bonnes amies, mortifiée en t’apercevant le lendemain que sur le divan, aucune couverture ne t’avait réchauffée cette nuit-là.

Tu étais déjà partie.

Pendant des mois, le projet d’écrire ce texte à quatre mains est resté en suspens. Un courriel a ravivé l’idée de poursuivre cette démarche. Je mélange sûrement les événements, la séquence réelle des choses. Tu m’as envoyé une invitation à communiquer via Signal, une application permettant d’envoyer des messages vocaux.

Je n’écris pas. Parler dans une machine m’intimide. J’ai écouté, sur repeat, les quelques mots arrivés jusqu’à moi, juste pour analyser chaque inflexion de ta voix, chaque soupir, parfois aspiré. J’imaginais ton exaspération dans ta maison en bois, alors que le vent hivernal soufflait sur tout et menaçait d’anéantir tout ce qui osait la verticalité.

Le sommeil m’a engourdi. Faute de pouvoir bouger, j’ai dormi. Longtemps. À mon réveil, j’ai dû jeter quelques plantes étiolées et sèches sur ma bibliothèque. Mes livres poussiéreux m’attendaient toujours. Un des recueils de névé s’y trouvait, quelque part sous une pile de vieux dépliants.

J’ai soufflé sur la tranche du bouquin comme dans les films d’aventure fantastique et je l’ai ouvert avec précaution, comme un cadeau oublié sous un sapin desséché, retrouvé longtemps après les fêtes.
 

Animalumière

lux

Une petite plaquette blanche. Le titre, écrit en jaune, éblouit l’oeil. Je m’assois près de la fenêtre. Je réalise que le matin est passé depuis longtemps, qu’il y a tant de choses à faire.
Je suis en retard
En retard pour quoi?
On ne m’attend plus
Je bois un café, rédige une liste de choses à faire
Une liste de choses à faire demain
En premier : Prendre un rendez-vous avec J. Ma cousine J Écrivaine. Mon mentor symbolique.

Je sonne chez elle. Sa maison de pierre se dresse contre les vents du fleuve depuis des centaines d’années. Sa silhouette frêle derrière la porte de bois noble. Son sourire ressemble au mien. On nous confond parfois. Elle m’invite à entrer. Ses plantes nombreuses quoique jaunies reposent sur des poutres de faux marbre. Du plâtre, peut-être. Sa bibliothèque vitrée touche presque le plafond. Les fenêtres doubles donnent sur la rue Hébert, glacée. Je m’assois sur un divan de cuir, bois le thé qu’elle m’offre. Je fouille dans mon sac à dos et j’en extirpe Animalumière.

J se redresse sur son fauteuil. Je lis une très grande curiosité dans ses yeux noirs. Elle ne connaît pas le nom écrit sur la couverture du livre. Je lui parle de névé dumas. Je lui raconte tout. Le projet, les périodes d’attente, d’abandon, notre rencontre en personne, sa poésie sur scène, nos messages, ma crainte de décevoir, d’échouer. J me regarde avec bienveillance. Elle comprend.

Je me sens mal.

J’ouvre le recueil, lui fais la lecture depuis le début. J m’arrête après quelques pages. J’ai perdu l’habitude de lire à voix haute, je vais trop vite. Elle veut tout bien entendre, bien apprécier. Je comprends : mon enthousiasme nuit aux poèmes, ne leur rend pas justice. J retient sa frustration. Me dire ces quelques mots lui aura pris presque une minute.

J ne peut plus parler à un débit normal. Une tumeur au cerveau ronge la zone du langage depuis maintenant une vingtaine d’années. Elle mène son combat avec une grâce dont je serais incapable, moi qui pleure dans mon lit au moindre rhume. Pendant que je dormais, ces derniers mois, elle a presque complètement perdu l’usage de la parole.

Elle saisit un exemplaire du Devoir, choisit un article au hasard. Elle lit avec fluidité. L’espace d’un instant, je retrouve ma cousine, femme fougueuse à l’intelligence vive, qui aime débattre, communiquer, éduquer. Je la retrouve, prof de Cégep, romancière, comme un mirage à travers les mots imprimés. Dès qu’elle pose le journal, elle n’arrive plus à articuler une phrase complète sans devoir pauser à maintes reprises. Nous n’argumenterons à propos de rien ce jour-là.

Des fois, il ne reste plus qu’à découvrir des poèmes en prenant le temps de savourer les mots qu’on lit, sans en discuter après. Ce n’est pas nécessaire. Des fois, il ne reste plus qu’à boire ma dernière gorgée de thé vert, tiède comme je l’aime.
 
***
 

 

Retranscription à peu près verbatim :

 

névé

Salut Lux,
c’est névé, hem
[inaudible]
j’ai vu que M nous relance (petit rire)
encore une fois pour le projet, hem
pis
que la date de remise finale serait mi-juillet,
hem
c’est impossible pour moi, donc
Je pars la semaine prochaine en Europe
pis je vais être de retour
[inaudible] mi-juillet, hem
J’sais pas trop comment… lui dire ça,
leur dire ça, comment justifier,
comment ne pas justifier mais,
hem
le projet dans le fond, marche pas.
hem
[inaudible] moi.
bin, j’peux lui écrire pour lui dire
que moi j’suis out,
malheureusement, mais
hem
c’est ça,
[inaudible]
moi.
dis-moi ce que t’en penses.
bye!
 
***
 

lux

Donc, j’ai écrit. Sous pression, comme chaque fois. Propulsé par l’urgence. Ce texte, un renversement. La pratique de névé, sous le filtre de l’oralité ; la mienne, via celui de l’écriture. Le matériau poreux de la mémoire et celui de l’archive partielle comme seuls repères, j’ai plongé. névé, tu m’as écrit un dernier texto avant le grand silence :

Je suis désolée d’entendre que le printemps
a été difficile pour toi et la famille.
j’espère que les choses s’améliorent de ton côté.
ça marche si tu veux écrire de ton bord.
envoie-moi des bribes si ça te dit
et je peux continuer à te répondre à l’oral
via messages vocaux sur Signal de l’Europe
si les temporalités s’alignent.

 
Je suis un poète qui n’écrit pas. Mes poèmes reposent sur l’arête des feuillages. Un peu comme les tiens, névé. J’habite dans le plus grand îlot de chaleur de la ville.
 

l’angle de la lumière sur les arbres

 
Nous cherchons souvent.
C’est pourquoi je me perds, quand j’écris. Dans la forêt, je m’oriente mieux, j’arrive à prévoir les tempêtes. En ville je crée à découvert, tout me tombe dessus.
Je trouverai refuge ailleurs, un jour.
Un lieu où l’écriture redeviendra plausible.
Merci névé.