La Remise
L’histoire du début de la Remise est quand même belle. Il y a un an, à la fête du travail, je m’en allais graduellement vers un burn-out. Je n’étais plus fonctionnelle. J’étais prête à tout lâcher… ma job, etc. Et là, je me suis dit: «okay, ça suffit d’être sérieuse, là. On met tout ça aux poubelles; on arrête d’être avocate». Et donc voilà, un an plus tard, dans ma cour, j’ai une friperie dans ma shed. La Remise, c’est comme une cabane quand t’es petite. Des fois, je passe le balai, puis je me sens comme si j’étais… comme quand je jouais à la maison quand j’étais petite. Je peux dire que la peinture à l’intérieur, c’est «corail de Chine, la couleur. Euh?! [elle éclate de rire] Que MM, avec des powertools, elle m’a installé des supports. Il y a des vêtements…
Pendant que tu décris la Remise, je vais aller fouiner, voir ce que tu as, là derrière. Comme ça, ça donne plus de vie à cette oeuvre!
Et là maintenant, il y a Anykrystel dans la Remise, dont les vêtements devraient être sur les racks! Au mur, il y a une magnifique peinture verte qui vient de l’Armée du Salut, sur la rue Eddy—à Hull, Gatineau. C’est une femme nue, cubiste. J’aimerais qu’un historien de l’art viennent m’en parler. Quand j’ai ouvert, je venais de passer tout l’hiver à l’Armée du Salut, ce qui faisait partie de mon processus thérapeutique. J’y allais une ou deux fois par semaine, pis j’avais vraiment choisi tous les vêtements que je voulais vendre. Beaucoup, beaucoup de robes, des super belles matières : la soie, le coton. Mais cet été, comme j’étais partie, j’ai surtout demandé aux gens de me donner des vêtements parce que j’avais pas le temps d’aller chercher des choses pour l’automne. Donc là, c’est surtout des dons. Donc ça c’est chouette, parce que je donne l’argent des ventes à un organisme qui vient en aide aux survivant·e.s de violences sexuelles, le Ottawa Rape Crisis Center 1. En fait, le déclencheur du burn-out, à part d’être avocate, c’était des traumatismes sexuels qui ont été comme déclenchés par le travail. Donc moi, je suis contente que ces organismes existent parce que voilà, ils soutiennent des gens qui ont besoin d’aide. Voilà la Remise.
Cette expérience de la Remise, Anykrystel, elle fait écho aux ateliers collectifs que tu as initié durant la même période.
Oui. J’ai accompagné, ou plutôt, marché avec des personnes qui étaient en réflexion avant de provoquer des changements importants dans leurs vies, à l’approche de leur fin de carrière plus précisément. Ça a commencé pendant la pandémie, alors que tout était encore bloqué et c’est inspiré d’une démarche d’accompagnement que l’on appelle le Cercle de legs professionnel crée par Diane Doyon, et à laquelle je me suis formée en France.
Avec la pandémie, on était en mode télétravail et tout le monde se posait beaucoup de questions. À l’époque, je travaillais au développement culturel dans la région ici et j’étais déjà en mode: «Ah! je sens que j’arrive à la fin de ce que je pourrais donner, puis il faut que j’aille explorer autre chose», voilà. J’en étais là. Je m’intéressais aux personnes qui sont à quelques années de la retraite. Je voulais pouvoir les accompagner, discuter avec elles. Puis, m’est venue l’envie de mettre en place la démarche du Cercle de legs professionnel. Malgré la réalité pandémique, on s’est réuni·e.s en personne… On avançait ensemble, on reculait, on notait nos remarques, nos étonnements. C’était délicat, mais super intéressant pour nous tou·te.s.
Concrètement, effectivement, c’était de voir ensemble comment on se voyait pour les prochaines années. Parce qu’il y a autre chose… Vous avez des personnes qui ont travaillé pendant XY année et qui ont besoin d’aide pour bien clore cette étape.
Malheureusement, pour plusieurs c’est un peu le clap de fin. L’objet de cette démarche collective vise à revenir sur ce que vous gardez, ce que vous cédez, ce que vous léguez, etc. Tout cela permet de quitter le monde du travail la tête haute.
On parle d’une fin de la «vie utile», active ou productive de salarié·e.s?
Oui, c’est ça. Mais ça n’était pas de l’accompagnement à la retraite. La richesse de cet échange-là, c’est qu’on était entre pairs. Chacun·e était prêt·e à partager, à s’entraider. À ce moment-là, j’avais envie de m’arrêter sur les parcours. Les gens réalisaient que la vie ça n’est pas simplement : «je travaille, je vais au boulot, je vais en vacances, je paye mes factures, etc.» Tout d’un coup, ensemble, on pouvait se parler, se toucher, se réunir sur un autre mode. Les choses les plus importantes s’imposaient et cette période, on peut dire que l’évènement pandémie nous a aidés. À ce moment-là, avec Sarah, on s’est rapprochées, on s’est mises à faire des balades… à avoir des discussions en parallèle de nos boulots.
Pour moi, c’était un truc de santé, la pandémie et des questionnements sur ce que je faisais de ma vie; des trucs du genre : «j’ai pas étudié le droit pour faire ça! Comment ça je suis rendue là?» Avec Anykrystel, on a fait davantage connaissance en arrêtant de travailler toutes les deux en même temps, par choix ou par obligation. Elle et moi, on a des parcours quand même similaires. Elle a plus d’expérience que moi; elle aussi a étudié en droit, on a toutes les deux oeuvrées dans le social, etc. Je trouvais chez Anykrystel une sagesse. Elle me disait : «Ah moi, j’ai toujours fait des pauses». C’était magnifique. Elle me répétait: «Je me pose», ce qui n’existe pas beaucoup dans mon monde d’avocate. Et donc à chaque fois qu’on se parlait, quand j’étais vraiment à plat, ça me donnait du courage. Je te voyais aller, et puis tu me disais «Je me pose. C’est ce que je dis aux gens. C’est ça que je fais.» Ça a créé tellement d’air pour moi.
Bifurcations
Dans mes rencontres, je dirais que les personnes se font plaisir. Elles s’écoutent davantage; sont plus présentes à elles-mêmes et aussi, comment dirais-je… elles se protègent et deviennent sensibles à détecter ce qui avant… les effaçait.
C’est beau ça.
Il faut dire qu’entre 2021 et maintenant, c’est deux choses. C’est une transition qui dans 5 ou 10 ans sera plus claire pour tout le monde, je pense. Les dernières années ont révélé des situations, des tensions qu’on a laissé perdurer et qui sont parfois liées au racisme, à l’intolérance, etc. Maintenant, on est beaucoup plus sensibles à tout ça, on touche davantage l’humain. Mais, il faut le rappeler : c’est à ce moment là que ça a explosé; le harcèlement… les formes de harcèlement qui existaient depuis toujours, mais qui ont été révélées. Malheureusement, c’est un peu comme une cocotte minute : sous la pression, certain·e.s n’osent plus être elleux-mêmes. Inversement, d’autres osent, mais du côté mauvais… et il faut faire avec ça.
Dirais-tu que le racisme s’exprimait plus librement?
Plutôt de l’égoïsme, je dirais. Dans les petits détails, on sent qu’il y a de l’impatience. Donc pour défaire ça, on est passé à autre chose qui s’oriente vers la communauté. Et par exemple, je trouve qu’avec la Remise, Sarah, tu crées un lieu, une ouverture, une détente, un lieu de passage pour le quartier. Ça n’existait pas et maintenant des gens viennent d’un peu partout et se rencontrent. C’est super. C’est cette idée de l’impact qu’on peut avoir localement, quand on décide… quand on prend le temps, quand on ose enfin. Voilà ce que ça peut donner. On ne se rend pas compte tant qu’on l’a pas fait.
J’ai pas trouvé ça facile de m’arrêter, de dire aux gens «j’arrête, je vais devenir barista, je vais ouvrir une friperie. Fuck ça ma carrière d’avocate.» C’était tellement une évidence quand j’étais avec Anykrystel; à la fois par sa spiritualité, à la fois à travers son expérience professionnelle, à la fois pour qui elle est … Tout ça me faisait tellement de bien au moment où, voulant ouvrir une friperie, j’avais une gêne du genre : «Ah mais mon Dieu, mais c’est superficiel comme projet, parce que c’est du linge!» Puis, Anykrystel elle à toute une garde-ro… premièrement, pour les gens qui qui liront le texte, iels ne verront pas qu’Anykrystel est toujours habillée d’une façon qui fait un bijou pour l’oeil. C’est toujours magnifique et ça fait vraiment du bien, surtout en banlieue, de pouvoir dire : «c’est magnifique ce que tu portes». [rires] C’est remarquable! Et ça crée de l’espace pour moi. Tu sais, comme «ah ! des couleurs, des textures… Merci!» Mais bon, j’étais comme gênée de dire «Ah! moi j’ai envie d’ouvrir une friperie», parce que je trouvais que du vêtement, c’est superficiel. En côtoyant Anykrystel, j’étais plutôt comme : «Ah non! c’est légitime». Pis là, il y a toute une transformation possible qui se fait.
En tout cas, pour ma part, ça n’est pas superficiel. C’est le vêtement. Parce que dès que je commence à le voir comme quelque chose de superficiel, j’arrive pas. Je sais que c’est vu comme ça, mais bon… Voilà l’important : quand je vais dans les friperies, c’est aussi pour retrouver ces anciens vêtements bien coupés et qui ont une histoire! Tu peux voir comment ils correspondent à telle ou telle morphologie. Or, avec tout ce qui est production de masse, on dit : «Bah tiens! Ça, c’est la mode. Tout le monde peut rentrer dedans.» C’est pas vrai! Donc arrêtons ça! [rires] J’ai bifurqué là!
On a parlé du corps, on a parlé de parcours de vie, de changements profonds, de style vestimentaire… À ce moment, je suis allée à la rencontre de personnes afin de mieux comprendre le désir et les décisions de changement. Et c’est ce qui a donné l’émission Déclic, que j’ai proposé à une télévision communautaire de la région. On a traité différents exemples, dont celui d’un couple qui travaillait dans la comptabilité et en informatique, je crois. Iels venaient de France et se sont établis dans la région. Ce couple a décidé d’ouvrir une épicerie africaine et ça a marché! Iels m’ont raconté leur histoire, c’était super génial. Il y avait aussi cette artiste qui travaillait sur la rue principale à Buckingham, dans une galerie d’art, et qui un jour décide de tout arrêter pour aller travailler en forêt. La question était : «qu’est ce qui a fait, à un moment donné, que vous décidez de tout changer?»
Pour moi, la pandémie et mon travail avaient écrasé toute forme de désir. Je ne désirais plus rien. Et j’étais très triste quand j’ai constaté, complètement brûlée, que si on me demandait : «Mais toi, t’as envie de quoi?» Je n’avais aucune réponse. Je me disais : «Oh mon Dieu, je suis loin de moi-même», parce qu’à la base, je me considère comme quelqu’un de vraiment désirante. Alors, je me suis mise à écrire. Et écrire tout ce qui me passait par la tête—sans filtres, sans jugements. Tu écris sans juger, sans te demander si ça va se réaliser ou combien d’argent ça va coûter. J’étais donc dans cette logique là : «Ok, ça me tente, je le fais».
Tu vois, c’est tellement important parce qu’on a tou·te.s quelque chose qu’on aime faire et qu’on fait spontanément. Là, je parle vraiment de choses que tu fais sans avoir pris de cours. Tu vois?
Des trucs que tu ferais avec plaisir, sans être payé·e.
Exactement. Un truc que tu fais quel que soit le mood dans lequel tu te trouves. Par exemple, il y a des gens qui adorent faire le ménage, qui sont obsédés du ménage. Je dis bravo, parce qu’iels aiment ça! Et là, tu comprends que ce serait intéressant si chacun pouvait faire vraiment ce qu’iel aime. Ça changerait le monde. C’est cette idée qui dit : Sarah, c’est Sarah, donc sa Remise elle l’a fait. Si une autre personne se décidait de créer un projet similaire, et bien ce serait complètement différent.
Je dois dire que j’ai été privilégiée d’avoir accès à la fois aux ressources intérieures et extérieures pour en faire quelque chose. Moi, la pandémie, ça m’a écrasé par terre. Je ne me suis pas dit : «Ah! un temps d’arrêt, Waouh!», J’étais au contraire comme aplatie de stress, de manque, de tristesse… Mais quand on parle de retour à la normale, Oh là là… Moi, j’ai eu une une période… Enfin, c’est un peu comme si on m’avait mis un soufflet à feu dedans, pis qu’on m’avait réanimée. (…) Par ailleurs, je crois que beaucoup de gens sont restés aplatis. C’est dur. On s’est déshabitué·e.s. Plusieurs ont continué à travailler dans des conditions tellement pauvres et sont retourné·e.s à la vie, mais aplati·e.s. Donc quand j’ai retrouvé du désir, j’avais juste envie d’être dans un endroit au soleil, à mettre de beaux vêtements sur des cintres et à écouter ma musique préférée. Et c’est ce que j’ai fait. Après, je dis : «Pouvez vous juste passer dans ma cour pour danser pis boire de l’alcool, s’il vous plaît?» [rires] Mais bon, je dis alcool en blague, mais ça aide parfois.
Retrouver du désir, ici et maintenant, ça peut vouloir dire troquer la cour de justice pour la cour verdoyante, ensoleillée et bondée d’ami·e.s. La Remise est ouverte demain après-midi?
Oui! demain, des gens vont venir, on va faire de la bouffe. J’espère qu’iels vont acheter des vêtements parce que j’en ai beaucoup et que les profits vont au Ottawa Rape Crisis Center. Mais bon, c’est aussi une occasion de faire la fête. L’invitation est lancée. Si personne ne vient, et bien on sera cinq. On va manger du Chili. On va mettre du Kate Bush pis on va danser et ça va être super. Donc, c’est vrai! [rires]
Je ne sais jamais ce qui va se passer 2.
- En ligne : https://orcc.net/our-team/→
- Des dizaines de personnes sont venues le jour suivant et près de 900 dollars ont-été remis en don au Ottawa Rape Crisis Center.→