Philosophie des possessions est un ouvrage majeur réunissant une série de philosophes contemporains tels que David Lapoujade, Bruno Latour, Isabelle Stengers et Didier Debaise. Chacun d’eux revisite, dans une optique pragmatiste et spéculative, l’œuvre de penseurs plus ou moins minoritaires, nommément Gilbert Simondon, William James, Étienne Souriau, John Dewey, Charles Péguy, Alfred N. Whitehead et Gabriel Tarde. Didier Debaise, éditeur du recueil, explique : «Notre projet, suivant la proposition de Tarde, peut se résumer en une phrase : substituer à l’ontologie classique et aux catégories qui lui sont associées, une logique de la possession. […] Les termes varient pour l’exprimer : «capture», «prédation», «préhension», «prise» ou encore «appropriation», mais au fond, ils expriment tous une même opération, un même geste, celui par lequel des éléments biologiques, psychiques ou techniques sont intégrés, capturés par un être qui les fait siens». 1
Philosophie des possessions est un livre chargé d’une indéniable puissance programmatique. Il ne faut pas se laisser abuser par le caractère apparemment conservateur de la question de la possession. Au contraire, les différentes contributions à l’ouvrage multiplient les manières de battre en brèche l’individu-propriétaire, en restant au plus près du caractère fluctuant de ce qu’un individu dit «sien». 2 C’est ainsi que Debaise pourra mettre en évidence qu’il en va dans ce livre «d’un monde de captures qu’il s’agirait d’opposer au monde des clôtures». 3
À la fin de son allocution au colloque «Gestes spéculatifs» de juillet 2013 à Cerisy-la-Salle, Stengers a suggéré une image géo-philosophique qui illustre avec à-propos cette option néo-monadologique de pensée. Avec une provocante simplicité, elle a caractérisé les Grecs comme «peuple des entrepreneurs». Avec ce mot, entrepreneur, elle cherchait à faire entendre le jeu des prises enchevêtrées qui mettent à l’aventure, et la «morsure d’un possible» qui insiste en chacune d’elle. Mais n’est-il pas périlleux de mettre la philosophie sous le signe de l’entreprise? 4 N’y perd-on pas quelque chose comme un accès inconditionné à «l’être»? L’image du peuple des entrepreneurs diffère profondément de celle mettant en scène un groupe d’hommes sages et barbus contemplant la perfection sphérique de l’être, pour reprendre la scène primitive de la philosophie telle que fabulée par Sloterdijk dans Globes et à laquelle nous sommes davantage habitués.
2
Prise, capture, prédation: la poétique de la philosophie des possessions suggère une agressivité naturelle et première qui fait directement écho à la conception pluraliste des forces développée par Nietzsche. En contraste avec les pensées de l’inclusion mutuelle ou du désœuvrement, la philosophie des possessions est encline à détailler le jeu des forces qui découpent, enrôlent, sélectionnent et excluent. On trouve une indication succincte mais déterminante de cette propension réaliste et agonique dans la préface de Bruno Latour à la réédition de son traité métaphysique, Irréductions: «Il s’agit donc de passer des vertiges de la puissance à la simple et banale positivité des forces». 5 Le théâtre latourien de forces et d’actants qui se mesurent, s’éprouvent et s’enrôlent mutuellement est d’ailleurs préfiguré dans ce passage de Nietzsche et la philosophie de Deleuze: «S’approprier, s’emparer, subjuguer, dominer sont les caractères de la force active. S’approprier veut dire imposer des formes, créer des formes en exploitant les circonstances». 6
3
Posé dans le cadre d’un perspectivisme radical et d’une monadologie renouvelée, le problème de l’appropriation culmine dans la question «Qui?»: «Mais qui s’approprie ou se réapproprie? Quelle est l’instance réappropriatrice?» se demande Deleuze au point de contact entre Nietzsche et Max Stirner. 7 C’est en effet autour de cette question essentielle que s’articule l’interprétation deleuzienne de la méthode de dramatisation développée par Nietzsche. La question «Qui?» s’avère déterminante dans la tentative d’élaboration d’une image de la pensée qui se détourne du clair et distinct de la représentation au profit des processus ontogénétiques d’individuation.
Mais cette question personnalisante ne va pas sans susciter une certaine surprise, voire un léger malaise. N’y a-t-il pas un danger de régression humaniste, une tendance à la discrimination et à l’exclusion contraire à une approche inclusive et écosophique des arts d’exister qui insiste sourdement dans chaque « Qui? »? La question « Qui? » n’active-t-elle pas spontanément un sujet possesseur, n’implique-t-elle pas une tendance à l’appropriation qu’il s’agit précisément pour la politique autonomiste et radicale de conjurer et dépasser? Les théories poststructuralistes, et en premier lieu la pensée deleuzienne des singularités impersonnelles et pré-individuelles, ne nous incite-t-elle pas plutôt à porter notre attention vers l’indétermination et le potentiel qui résident dans la bienheureuse immanence d’une vie? 8
De manière schématique, le problème peut être défini de la manière suivante: comment «une» vie répond-elle de la question «Qui?» et sa mise sous tension dramatisante? En quoi la philosophie des possessions commande-t-elle, à un degré ou à un autre, un processus de personnalisation/ personnification? Et finalement, de manière plus générale: une politique effective des processus collectifs d’individuation peut-elle faire l’économie de la question «Qui?»?
4
La méthode de dramatisation nietzschéenne est un art de l’interprétation et de l’évaluation typologique et différentielle. La question «Qui?» se rapporte à une figure «originale» (typos) — ou, suivant l’idée de généalogie, originaire — , quelque chose comme un type paradigmatique, toujours à instaurer. En chaque situation, en chaque chose, il s’agit d’identifier, de caractériser un principe génétique interne et qualifié — de la dramatisation comme art des différences qui importent.
Car si Nietzsche est un penseur qui dramatise les idées, c’est dans la mesure où il procède par mobilisation d’affects: psychodrame de la pensée où les idées sont présentées comme «des événements successifs, à des niveaux divers de tension» 9, de manière à révéler la topologie accidentée du pathos qui couve sous chaque logos. La méthode de dramatisation agit ainsi comme mise en scène de forces qui le plus souvent restent dissimulées sous les représentations. Elle révoque l’idéal de vérité désintéressée s’adressant à quiconque: le perspectivisme radical inhérent à la question «Qui?» oblige à des mises en jeu locales, situées, c’est donc dire adressées. Qui voudrait ici se contenter des généralités du «matérialisme», même «nouveau»? 10 Ou de ces ontologies plates qui, au nom d’une plus grande objectivité, opèrent selon un principe d’humiliation et de déqualification généralisées? C’est à un effet d’aplatissement de ce genre que Donna Haraway s’oppose dans sa critique de l’appellation «anthropocène». Comme elle l’a souligné lors du colloque de Cerisy, «The Anthropocene manager never ask ‘Who?’». Le «Qui?» discriminant auquel en appelle Haraway est porteurs de mises en récit plurielles qui viennent compliquer (et politiser) la grande fable géocratique de l’Anthropocène, qui s’adresse à une humanité abstraite et tendantiellement uniformisée en espèce. 11
5
Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche écrit: «Il faut en venir à l’idée que partout où l’on constate des effets, c’est qu’une volonté agit sur une volonté». 12 En creux, se profile là encore la question «qui?» — du «qui?» comme principe de caractérisation active. On en trouve un bel exemple dans la définition du travail thérapeutique proposée par Tobie Nathan, lequel vise à transformer le patient en témoin dans le cadre d’un processus de guérison orienté cosmos. Pour Nathan, pas de métamorphose possible sans des « êtres » tiers auxquels se lier. Et un être pour Tobie Nathan, tel qu’il l’a expliqué à Cerisy, c’est une chose dont on a réussi à identifier l’intention. La puissance métamorphique de l’agencement thérapeutique dépend ainsi de la capacité à caractériser activement des «volontés». On pourrait ainsi dire que Tobie Nathan met en œuvre une méthode de dramatisation pluraliste qui vise à l’activation généralisée des psychés selon une logique discriminante et intéressée des possessions.
Il n’y a d’entrée en matière conséquente, de transduction éprouvée, que pour ceux et celles qui acceptent le libre jeu des captures et des préhensions mutuelles, à même le plan magique des liaisons et déliaisons. Prendre soin de ses modes d’abstraction et de prédation donc, et ainsi activement assumer sa situation dans une écologie (guerrière) des pratiques. Car si l’on n’est effectivement possédé que par ce que l’on possède, toute pratique politique, esthétique ou éthopoïétique se résume en somme à choisir par qui, par quoi se faire posséder. Et cela en sachant que chaque complication nous projette toujours plus sûrement dans l’aventure des interdépendances intensives, et aussi à la troublante vérité des attachements qui parfois se transforment en d’insensibles addictions.
- Didier Debaise (éd.), Philosophie des possessions, Presses du réel, Paris, 2011, p.5→
- «C’est ici que la distinction établie par le droit romain entre propriété et possession va importer. La possession requiert l’usage et ne tient qu’à l’usage. La continuité du «je» tient à l’usage de ce que chaque pensée fait de ce qui la précède.» Isabelle Stengers, «William James. Naturalisme et pragmatisme au fil de la question de la possession», in Debaise, op.cit., p.47-48→
- Debaise, op.cit., p.5→
- Ce fut d’ailleurs l’occasion de se rappeler et de rire ensemble de ce délicieux bushism: “The problem with the French is that they don’t have a word for entrepreneur.”→
- Bruno Latour, Irréductions, La découverte, Paris, 2001, p.8→
- Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, Paris, 1962, p.47→
- Ibid., p.184→
- Dans «L’immanence : une vie…», le tout dernier texte publié de son vivant et souvent considéré comme son testament philosophique, Deleuze montre comment l’article indéfini «un» est l’indice du champ transcendantal à partir duquel se conçoit «une vie impersonnelle et pourtant singulière, qui dégage un pur événement libéré des accidents de la vie intérieure et extérieure, c’est-à-dire de la subjectivité et de l’objectivité de ce qui arrive». In Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Éditions de minuit, Paris, 2003, p.361→
- Gilles Deleuze, Nietzsche par Gilles Deleuze, PUF, Paris, 1965, p.38→
- La matérialité vibrante des «nouveaux matérialismes» doit être problématisée avec soin. En effet, elle se conjugue un peu trop aisément avec l’affirmation abstraite et par trop académique du posthumain, laquelle se résume le plus sou- vent à faire jouer les perspectives non-humaines en général contre l’humanisme présupposé des non-initiés. Pour une critique décapante de l’irénisme des nouveaux matérialismes et leur propension à «l’illumination ontologique», voir Christian Thorne, «To the Political Ontologists», in Joshua Johnson (ed.), Dark Trajectories : Politics of the Outside, [NAME] publications, Hong Kong, 2013→
- Voir à ce sujet l’ouvrage de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène: La Terre, l’histoire et nous (Seuil, Paris, 2013), qui propose une lecture critique de l’Anthropocène comme récit unificateur et dépersonnalisant. Pour les auteurs, chaque description d’un «comment en sommes-nous arrivés là?» constitue la perspective à partir de laquelle s’envisage le «que faire maintenant?»→
- Cité par Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p.8→