«Deux tâches du début de la vie: rétrécir toujours plus ton cercle, et revérifier toujours que tu n’es pas caché quelque part hors de ton cercle.»
—  Kafka

 

1

La pratique artistique contemporaine se conçoit aisément comme une forme d’ascèse ou un exercice de mise en consistance de soi. Dans sa grande étude sur les formes de l’ascèse contemporaine ou de «la vie en exercice» intitulée Tu dois changer ta vie, Sloterdijk par exemple qualifie les pratiques artistiques de tentatives sans cesse répétées de «somatisation de l’improbable» et insiste sur leur dimension contre-naturelle ou «acrobatique» (l’acrobate, c’est littéralement celui qui marche sur la pointe des pieds).

L’artiste contemporain se présente ainsi, aux côtés de l’athlète de haut niveau, comme une figure de mise sous tension existentielle et de mise en œuvre de soi qui se passe du recours à quelconque forme de transcendance – un praticien post­métaphysique de la «verticale sans Dieu1.» Un autre bonze du ZKM de Karlsruhe (Zentrum für Kunst und Medientechnologie), Boris Groys, aborde la question de l’art de manière fort similaire, c’est-à-dire par le biais de sa dimension éthopoïétique et anthropotechnique. De «l’obligation au self-design» à l’impératif de «production de sincérité», Groys s’applique à penser comment l’artiste contemporain est essentiellement engagé dans un processus d’autoproduction de soi, lequel le fait apparaître comme pure subjectivité ou incarnation d’un vide (Agamben parle en ce sens d’  «artiste sans contenu»). De fait, ses analyses visent chaque fois à présenter la production artistique comme pratique de délimitation active – design – d’un monde, monde dont il cherche à nous faire éprouver la courbure interne ou «historique». Prenons ses remarques les plus récentes sur le design de l’âme moderne: si avec la mort de Dieu, le design est devenu le medium de l’âme comme le soutient Groys, alors l’artiste designer moderne, paradoxalement, devient une sorte d’agent de révélation apocalyptique :

«Le designer moderne n’attend pas que l’apocalypse ôte l’enveloppe externe des choses et les montre telles qu’elles sont. Le designer veut ici et maintenant la vision apocalyptique qui fait de chacun un Nouvel Homme. Le corps prend la forme de l’âme. Tout devient céleste et divin. Les cieux deviennent terrestres, matériels. Le modernisme devient absolu2

Groys va plus loin, et parachève sa surprenante caractérisation de l’artiste contemporain comme designer de l’âme en le chargeant, dans le sillon de Benjamin et d’Agamben, d’une «faible» force messianique :

«L’artiste d’avant-garde est un apôtre sécularisé, un messager du temps qui amène au monde le message que le temps se contracte, qu’il y a une rareté du temps, voire un manque de temps. (…) La visibilité de l’art contemporain est une visibilité faible, virtuelle, la visibilité apocalyptique du temps qui se contracte3

Dans la foulée de cette caractérisation étonnamment spiritualisante de l’artiste contemporain, les questions que j’aimerais poser dans le cadre de cet article pourrait se formuler ainsi : qu’en est-il de notre puissance de contraction temporelle localisée? Comment traçons-nous les lignes par lesquelles nous faisons monde? Ou encore: dans un monde qui ne jure que par l’ouverture individuelle, comment s’éprouve et s’élabore la nécessité d’une clôture-qui-intensifie en commun? Comme le souligne Jacob Wren dans son manifeste sur la profonde ambivalence et la confusion dans laquelle nous nous trouvons concernant le rôle et la fonction de l’art, manifeste publié dans ce même numéro inaugural du Merle, une des tâches essentielles qui s’impose à nous à ce moment donné de l’histoire est de constituer, aussi intimement que possible, la question de notre vulnérabilité. C’est dans cette perspective que seront alignés les quelques fragments de pensée qui suivent sur les thèmes de l’ascèse, de la clôture, de l’art et de la contraction.

2

Commentant les techniques magiques employées par les sorcières néopaïennes afin de se constituer en force active, Isabelle Stengers soulignent qu’elles ont (ré)appris «la nécessité de tracer le cercle, de créer l’espace clos où puisse être convoquées les forces dont elles ont un besoin vital4.» Cette manière de penser la production d’une localité matérielle et transindi­viduelle entre en résonance avec le travail de Foucault sur les modes du souci de soi dans l’antiquité. Foucault observe en effet que «ce n’est pas en tant qu’être humain en tant que tel, ce n’est pas simplement comme appartenant à la communauté humaine, même si cette appartenance est très importante, que le souci de soi peut se manifester, et surtout qu’il peut se pratiquer. Il ne peut se pratiquer qu’à l’intérieur d’un groupe, et du groupe dans sa distinction5

J’écris ces lignes au petit matin. La ruelle de la rue Hutchinson est gorgée d’une lumière automnale et cristalline, et je me prends à espérer que Le Merle et son lectorat discriminant et sophistiqué ( ! ) puisse être envisagé comme collectif suffisamment dense et distinct pour donner lieu au genre de travail spirituel et éthique auquel Foucault fait allusion. Quelque chose comme la joie de se donner du temps; tâche politique et collective primordiale, non? Dans la mesure où l’on conçoit le politique comme un degré de contraction dans l’élément éthique, est-ce que toute ascèse n’implique pas ultimement un monde qui, avec elle, se contracte et prend forme? Je pense à cette magnifique parole d’Artaud qui dit : «Mais je me serai tout simplement évité d’être malade, et avec moi, tout un monde qui est tout ce que je connais.» Pure pensée du milieu et de la puissance transindividuelle localisée – pour qui pense par le milieu, il n’y a que du local. Joie.

3

L’ascèse comme contraction suppose un processus de fermeture autopoïétique. Problème politique de la clôture, ou de l’étanchéité relative d’une forme-de-vie. Dans une perspective vitaliste, certains préfèreront éviter le concept de forme, qui renvoie à un dualisme plus ou moins statique avec la matière6. Commentant Bergson, Deleuze décrit ainsi l’échec relatif que constitue chaque forme matérialisée : «La vie comme mouvement s’aliène dans la forme matérielle qu’elle suscite; en s’actualisant, en se différenciant, elle perd ‹contact avec le reste d’elle-même›. Toute espèce est donc un arrêt de mouvement; on dirait que le vivant tourne sur soi-même, et se clôt7». Dans la question de la clôture, se joue pourtant celle du devenir et des différents passages sur la ligne, passages où «l’événement s’effectue sur sa pointe la plus resserrée (…) point mobile et précis où tous les événements se réunissent dans un seul [où] s’opère la transmutation8.» Dans une perspective immanentiste, et selon la situation ou les penchants qui nous affectent, nous aurons tendance à plus ou moins insister sur la contraction politico-existentielle inhérente au passage sur la ligne, ou inversement, à célébrer l’événementialité sans cesse renouvelée des processus potentiels d’émergence. Une inclination sans doute guerrière m’amène à mettre l’accent sur la dimension éthopoïétique du devenir, sa composante sédentaire et localisée, au risque de me broyer sur le déjà constitué – claustrophobie infernale qu’on pourrait traduire en chinois par 无 间 道, wu jian dao, le 8ème et dernier des enfers chauds bouddhistes, littéralement «la voie sans issue» ou «sans interstice». À l’autre extrémité du spectre, on trouverait peut-être quelque chose comme une «théologie du Process» selon l’expression consacrée, qui propose une conversion cosmologique dont les maîtres-mots sont ouverture, créativité, nouveauté et émergence9. En fin de compte, tout dépend si l’on insiste davantage sur la description plus ou moins spéculative des potentialités de l’élan vital et ses multiples inflexions, ou sur l’effectuation des processus de passage et de mise en consistance.

Incidemment, le mot «devenir» en chinois, 变 成 biancheng, intègre parfaitement les deux pôles de cette alternative. Le premier caractère exprime l’idée d’un changement, d’une variation, d’une transformation. Il entre par exemple dans la composition du mot «caméléon». 成 cheng pour sa part suppose toujours un processus, qu’il parachève; il signifie l’accomplissement d’un devenir, sa venue à terme, sa mise en consistance effective. En chinois, 成 cheng entre dans la composition de mots tels que «adulte», «mûr», «dicton» (成语, cheng yu, un « dire constitué »), «succès»; pour dire qu’un accord est passé entre deux individus, on peut aussi s’écrier cheng le!, «it’s a deal!». Grammaticalement parlant, cheng constitue – et cette formulation ne peut que nous convenir – un complément de potentialité.

4

Dans la conclusion d’Image-temps, Deleuze oppose l’image-temps et la fabulation créatrice au domaine de l’information. Étonnamment, cette opposition est placée sous le signe de la rédemption : «La rédemption, l’art au-delà de la connaissance, c’est aussi bien la création au-delà de l’information10.» Ce passage trouve un écho plutôt étrange – pour ne pas dire apocalyptique – vers la fin de Différence et répétition, dans lequel la plus haute possibilité de l’art est définie comme la production d’une répétition ou contraction, c’est-à-dire «une liberté pour la fin d’un monde.» Incidemment, lorsqu’ils veulent discréditer la portée politique de la philosophie deleuzienne, Peter Hallward considère l’idée de contre-effectuation et l’appel à un «peuple à venir» comme des gestes rédempteurs, et Jacques Rancière décrit l’histoire du cinéma selon Deleuze comme «l’histoire d’une rédemption». Dans les deux cas, rédemption renvoie péjorativement à un mouvement de rupture hors du monde et une forme de passivité apolitique, dans une tentative pour réduire Deleuze à n’être qu’un simple penseur spirituel dont la pensée se résumerait en somme au renouvellement de cette «intuition orientale» que Hegel a cru un jour repérer dans la philosophie de Spinoza. Dans la conclusion de Out of this World: Deleuze and the philosophy of Creation, Hallward affirme sans ambages “qu’en posant la question du politique dans les termes apocalyptiques d’un nouveau peuple et d’une nouvelle terre, les aspects politiques de la philosophie de Deleuze ne valent guère que comme dis­traction utopique11. Pour Hallward, la philosophie deleuzienne doit ultimement être comprise dans l’optique d’une renaissance tardive d’une conception post-théophanique de la pensée, c’est-à-dire, une conception du monde dans laquelle Dieu s’exprime dans toute chose, et toute chose est une expression de Dieu12.

Jusque dans une certaine mesure, je suis d’accord avec Hallward sur le fait que la politique deleuzienne suppose et implique une composante apocalyptique. Mais au lieu d’interpréter ces passages dans le sens d’une dissolution utopique et éthérée, je crois plutôt qu’il faut les lire en termes de contractions (in)temporelles. Rédemption? Une limite advient – et dans son tracé, la possibilité d’un devenir-ligne. En ce sens, et dans la mesure où un «peuple à venir» est en jeu (il faut entendre la dose d’intériorité commune que l’expression implique), je dirais que, suivant la distinction posée par Agamben dans Le temps qui reste, le mot «messianique» est plus adéquat que celui d’ «apocalyptique» pour décrire ce processus de contraction liminale temporelle. Car ne sommes-nous pas ici confrontés à la nécessité d’une image-temps, c’est-à-dire, non pas d’une image de la fin des temps (l’apocalypse proprement dite), mais plutôt une image qui porte le temps (chronologique) à une fin – un temps messianique ou contracté conçu précisément comme le temps que l’on se donne pour réaliser (collectivement) une image-temps? Dans cette optique, le problème du croire au monde devient politiquement crucial et ne devrait pas être confondu avec une quelconque pratique simplement volontariste. Il en va de la manière dont une valeur ou une image est introduite dans le monde, ou en d’autres mots, comment un certain mode d’existence est intensifié et amené à sa limite créative. Croire au monde constitue une opération indistinctement active et passive: contempler – et être contracté. Car croire au monde, croire dans ce monde-ci, requiert d’en envisager une fin singulière – son éternel retour, dans le vocabulaire de Différence et répétition. Une fin singulière ou imaginale donc, de telle sorte qu’«enfin la Différence s’exprime, avec une force elle-même répétitive de colère, capable d’introduire la plus étrange sélection, ne serait-ce qu’une contraction ici ou là, c’est-à-dire une liberté pour la fin d’un monde13

5

J’aime ce passage dramatique et relativement méconnu de l’œuvre de Deleuze parce qu’il permet d’articuler un contraste fort avec une tendance omni­présente chez plusieurs de nos contemporains, en particulier en Amérique du nord, c’est-à-dire la tendance à devenir une belle âme libérale, cosmopolite et ouverte sur le monde. Il est facile en effet de se figurer cette inclination si pressante à se maintenir dans la plénitude du virtuel et à célébrer abstraitement la multiplicité des devenirs, reprenant parfois à son compte une version vulgaire et étrangement désincarnée du plaidoyer passionné de Deleuze et Guattari pour la déterritorialisation et la production nomade de subjectivités.

Deleuze lui-même n’était pas sans méconnaître ce danger qui plane sur sa philosophie de l’affirmation et de la pure différence. Dans l’avant-propos de Différence et répétition, il sert en effet une mise en garde qui, à plus de 40 ans d’intervalle, s’avère plus ajustée que jamais :

«Il y bien des dangers à invoquer des différences pures, libérées de l’identique, devenues indépendantes du négatif. Le plus grand danger est de tomber dans les représentations de la belle âme : rien que des différences, conciliables et fédérables, loin des luttes sanglantes. La belle âme dit: nous sommes différents, mais non pas opposés14…»

Inutile de s’étendre sur comment une compréhension vulgaire de la philosophie deleuzienne de la différence peut rapidement se confondre avec le libéralisme existentiel ambiant, avec son esthétique relationnelle tout sourire et son impératif économique de communication; ou comment la reprise de la critique nietzschéenne du ressentiment puisse peu à peu devenir indiscernable de la promotion managériale et psycho-pop de la pensée positive et son horreur de toute forme d’expression de négativité. Ici, on ne peut s’empêcher de penser à Zizek et sa fameuse caractérisation des Nord-américains comme «natural-born deleuzians», écorchant au passage yuppies et autres hipsters du capitalisme global en perpétuel décalage esthétique vis-à-vis leur propre présence. «Je ne suis pas vraiment qui tu crois, tu sais», susurre la créature métropolitaine, tout en se décons­truisant dans votre lit…

Deleuze conjure le danger de la belle âme en renché­rissant non seulement sur le pouvoir affirmatif, sélectif et potentiellement agressif de la différence, mais aussi en invoquant la puissance contractive de la colère politique. «Nous croyons que, lorsque les problèmes atteignent au degré de positivité qui leur est propre, et lorsque la différence devient l’objet d’une affirmation correspondante, ils libèrent une puissance d’agression et de sélection qui détruit la belle âme, en la destituant de son identité et en brisant sa bonne volonté15.» Ultimement, ce potentiel politique de la colère tel qu’envisagé dans la philosophie deleuzienne de la différence a un nom propre : Marx. «Évidemment la philosophie de la différence doit craindre ici de passer dans le discours de la belle âme : des différences, rien que des différences, dans une coexistence paisible en Idées des places et des fonctions sociales… Mais le nom de Marx suffit à la préserver de ce danger16

6

Au cœur du problème de la contraction et du croire au monde, de l’ascèse et du passage sur la ligne, travaille une sourde insistance matérialiste – l’exigence (littérale) d’entrer en matière. On pourrait dire que contracter une image de la pensée et l’agencer avec la puissance d’un croire, c’est précisément définir un certain mode d’entrer en matière et / ou en relation avec le Dehors. Ou pour le dire autrement: chaque image de la pensée configure une disposition subjective parti­culière et engage une mise sous tension existentielle, une verticalisation, un style propre. En guise de conclusion, j’aimerais caractériser plus finement le danger de la belle âme, son désir d’ouverture et sa proverbiale « bonne volonté » par le biais d’un contraste entre deux manières diamétralement opposées de penser/imaginer l’expérience du dehors et de la plongée chaosmotique. Sur un mode pseudo-shakespearien, l’alternative pourrait se formuler de la manière suivante : s’ouvrir, ou être ouvert? Dans «être ouvert», il faut entendre l’action d’un agent venu du dehors : être ouvert comme une canne de conserve, ou comme la poitrine d’une volaille sous les griffes d’un oiseau de proie17. L’alternative renvoie au lieu par excellence de l’ambivalence des descriptions mysti­ques, le point d’inversion entre objet et sujet où action et passion entre dans une zone d’indiscernabilité. On sait combien Deleuze affectionne ces seuils impersonnels, où une vie «à la quatrième personne du singulier» se manifeste et où l’on plonge dans le vif de l’anonymat. Pour qui s’agrippe fermement aux pouvoirs de la raison-qui-ordonne, cette zone paradoxale apparaît sans doute comme une malheureuse «mystification»; mais je crois au contraire qu’on peut l’envisager d’une manière tout à fait rationnelle et heuristique, c’est-à-dire comme pointe moteur d’une investigation bien menée sous le radar des représentations – du bon usage du paradoxe18.

Prenons donc Jane Bennett et William Connolly. Ces deux amis de longue date et figurent respectées de l’académie post-deleuzienne américaine viennent tous deux de publier deux ouvrages remarquables et lumineux, respectivement Vibrant Matter et A World of Becoming. Chacun à leur manière, avec sagesse et recueillement et sur un mode résolument libéral, Bennett et Connolly décrivent la beauté du plurivers duquel nous faisons par­tie et nous invitent à être plus ouvert et sensible à la complexité du monde qui nous entoure. Pour Connolly, le but d’un tel exercice spéculatif consiste ultimement à nous «rendre plus alerte à notre modeste participation dans un monde bien plus grand que nous de champs de forces animés d’une réelle créativité. De tels proces­sus contribuent à mobiliser actions et sensibilités éthiques et – lorsqu’amplifiés par une micropolitique – infusent d’une manière ou d’une autre l’ethos politique encastré dans les paramètres institutionnels donnés19

La métaphore de l’infusion micropolitique suggère efficacement le type de délicatesse éthique invoquée par Connolly et les tenants d’un réalisme immanent, une ouverture subtile au monde et aux non-humains qui le composent qui mènerait potentiellement à une modifica­tion en profondeur de nos manières de faire de la politique. De même, pour Jane Bennett, les descriptions de phénomènes aussi divers qu’une panne d’électricité, l’obésité morbide ou l’action des vers de terre dans l’optique d’une écologie politique visent à explorer «les conséquences d’une “(méta)physique de la matérialité vibrante pour la théorie politique20.” “L’ambition naïve” du matérialisme vital dont elle se réclame se traduit ultimement par un travail éthique sur soi afin d’améliorer notre capacité à “détecter la présence d’affects impersonnels”, ce qui concrètement, implique de mettre en suspens une certaine tendance à la critique et à la suspicion et d’adopter un mode de présence au monde plus ouvert – « to adopt a more open-ended comportment21.» Cet appel à une plus grande ouverture sensible et à une culture de soi finalement très près des idéaux d’un Mencius se présente comme une alternative positive à la politique du ressentiment qui fait des rava­ges depuis plusieurs années déjà sur le plan macropoliti­que en Occident, et aux États-Unis tout particulière­ment. Connolly est celui qui va le plus loin dans cette direction, engageant même un dialogue fort intéressant avec Charles Taylor et les tenants d’une spiritualité de la transcendance radicale : «trop d’adeptes de la trans­cendance radicale, peut-être impressionnés par la puissance productive de la transcendance telle qu’ils en font l’expérience, perdent de vue le type d’intensification spirituelle que nous [réalistes immanents] éprouvons. C’est bien dommage, car c’est précisément à la jonction des partisans généreux des deux traditions que pourra­ient s’engendrer des agencements politiques positifs22

D’une certaine manière, Connolly déplore le manque de générosité épistémologique de la plupart des personnes engagées dans la voie de la transcendance radicale, laquelle, pourrions-nous dire, insiste davantage sur l’être-ouvert par (pensons à la question de la grâce pour les Chrétiens, par exemple, ou de la prédestination dans l’Islam). Il aimerait les voir plus enclin à s’ouvrir à un dialogue interconfessionnel concernant les modes d’expérience des moments de «durée féconde». Difficile de remettre en cause la bonne foi et le caractère profon­dément civilisateur de l’approche de Connolly. Et pourtant, je ne peux m’empêcher d’éprouver un certain malaise en lisant sa doléance: comme s’il ne faisait en somme que réitérer une exigence toute libérale, une disposition existentielle qui se voudrait analytiquement intouchable : être-plus-ouvert.

En guise de réponse à Connolly, ou plutôt, afin de mettre davantage l’accent sur les exigences pratiques liées au type d’ascèse propre à nous faire véritablement entrer en matière et/ou au dehors, j’aimerais conclure en laissant la parole à Reza Negarestani, lequel, dans son ouvrage Cyclonopedia : Complicity with Anonymous Materials, déploie un arsenal conceptuel matérialiste post-deleuzien aussi récalcitrant ou irréductible que possible – et c’est vraiment peu dire – au genre de matérialisme libéral vibrant et bien-pensant promu par Bennett et Connolly. Une fiction-jihad über-paranoïaque ancrée dans l’horreur d’un Islam apocalyptique et qui a sa petite idée sur ce que ça peut bien vouloir dire, être ouvert au – ou plutôt par – le monde…

*

Openness is certainly not made for social dyna­mics or lifestyles instrumentalized within liberal societies. Openness is what turns the very body of the free world upside down throughout human history. (…) Openness can never be extracted from the inside of the system or through a mere voluntary or subjective desire for being open. Openness can never be communicated by liberalism (not to mention the “free world”). (…)

Openness is not ultimately, so to speak, the affair of humans, but rather the affair of the outside (…)

Openness comes from the Outside, not the other way around. Nietzschean affirmation was never intended to support liberation or even to be about openness at all. It was an invocation of the Outside (…)

Radical openness has nothing to do with the cancelation of closure; it is a matter of terminating all traces of parsimony and grotesque domestication that exist in so-called emancipatory human openness. The blade of radical openness thirsts to butcher economical openness, or any openness constructed on the affordability of both the subject and its environment. The target of radical openness is not closure but economical openness.

Radical openness devours all economic and political grounds based on “being open”. (…)

Economic openness is not about how much one can be open to the outside, but about how much one can afford the outside. Therefore, openness, in this sense, is intrinsically tied to survival. (…) “Being open” is but the ultimate tactic of affordance, employed by the interfaces of the boundary with the outside. (…) Affordance presents itself as a pre-programmed openness, particularly on the inevitably secured plane of being open (as opposed to being opened). (…)

“I am open to you” can be recapitulated as “I have the capacity to bear your investment” or “I afford you”. This conservative voice is not associated with will or intention, but with the inevitability of affordance as a mesophilic bond, and with the survival economy and the logic of capacity. If you exceed the capacity by which you can be afforded, I will be cracked, lacerated and laid open. Despite its dedication to repression, its blind desire for the monopoly of survival and the authoritarian logic of the boundary, the plane of “being open to” has never been openly associated with paranoia and regression. Such is the irony of liberalism and anthropo­morphic desire. (…)

To become open or to experience the chemistry of openness is not possible through “opening yourself” (…) but it can be affirmed by entrapping yourself within a strategic alignment with the outside, becoming a lure for its exterior forces. Radical openness can be invoked by becoming more of a target for the outside. In order to be opened by the outside rather than being economically open to the system’s environment, one must seduce the exterior forces of the outside: you can erect yourself as a solid and molar volume, tightening boundaries around yourself, securing your horizon, sealing yourself off from any vulnerability… immersing yourself deeper into your human hygiene and becoming vigilant against outsiders. Through this excessive paranoia, rigorous closure and survivalist vigilance, one becomes an ideal prey for the radical outside and its forces23.

  1. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. Maren Sell, Paris, 2011, p. 62
  2. Boris Groys, Going Public, Sternberg Press, Berlin, 2011, p. 27
  3. Boris Groys, Going Public, p. 108; 118
  4. Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, La découverte, Paris, 2007, p. 187
  5. Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, Gallimard-Seuil, Paris, 2001, p. 114 (je souligne).
  6. Pour une généalogie des interprétations «gauchistes» et «droitières» du schéma hylémorphique aristotélicien, voir Ernst Bloch, Avicenne et la gauche aristotélicienne, Premières pierres, Saint-Maurice, 2008
  7. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, PUF, Paris, 2008 (1966), p. 108
  8. Gilles Deleuze, Logique du sens, Éditions de minuit, Paris, 1969, p. 175, 179
  9. On trouve une expression passablement caricaturale, mais néanmoins indicative, de «l’appel» du virtuel à la toute fin du livre Qu’est-ce que le virtuel? de Pierre Lévy: «Tendez l’oreille à l’interpellation de cet art, de cette philosophie, de cette politique inouïe: “êtres humains, gens d’ici et de partout, vous qui êtes emportés dans le grand mouvement de la déterritorialisation, vous qui êtes greffés sur l’hypercorps de l’humanité et dont le pouls fait écho à ses géantes pulsations, vous qui pensez réunis et dispersés parmi l’hypercortex des nations, vous qui vivez saisis, écartelés, dans cet immense événement du monde qui ne cesse de revenir à soi et de se recréer, vous qui êtes jetés tout vifs dans le virtuel, vous qui êtes pris dans cet énorme saut que votre espèce accomplit vers l’amont du flux de l’être, oui, au cœur de cet étrange tourbillon, vous êtes chez vous. Bienvenue dans la nouvelle demeure du genre humain. Bienvenue sur les chemins du virtuel!» La découverte, Paris, 1995, p. 146. Appel du virtuel auquel on serait tenté de répondre, – irrémédiablement ancré dans la «vieille» ontologie? – : le virtuel ne nous dispense pas d’être vrai.
  10. Gilles Deleuze, Cinéma II: l’image-temps, Éditions de Minuit, Paris, 1985, p. 354
  11. Peter Hallward, Out of this World: Deleuze and the Philosophy of Creation, Verso, New York, 2006, p. 162
  12. Peter Hallward, Out of this World, p. 6
  13. Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1969, p. 375
  14. Gilles Deleuze, Différence et répétition, p. 2.
  15. Gilles Deleuze, Différence et répétition, p. 3
  16. Gilles Deleuze, Différence et répétition, p. 268.
  17. L’image de l’oiseau de proie n’est pas anodine. Dans des passages particulièrement troublants de la poésie mystique d’un St-Jean de la croix ou de Thérèse d’Avila, on oscille allègrement entre des moments de ravissement mystique et d’autres où le mystique semble «fondre» sur Dieu, dans un jeu charnel et amoureux ou positions de prédateur et de proie deviennent interchangeables. On peut aussi penser aux descriptions de Castaneda concernant la règle du Nagual : «Le pouvoir qui gouverne la destinée de tous les êtres vivants s’appelle l’Aigle, non que ce soit un aigle, ou qu’il soit lié en quelque manière à un aigle, mais parce qu’il apparaît au voyant qui le voit sous l’aspect d’un aigle immense, noir de jais, dressé à la manière d’un aigle, sa hauteur atteignant l’infini. (…) L’Aigle dévore la conscience de toutes les créatures qui, vivantes sur Terre l’instant d’avant et désormais mortes, ont flotté jusqu’au bec de l’Aigle, comme un essaim ininterrompu de lucioles, à la rencontre de celui qui les possède et qui est leur raison d’avoir acquis la vie. L’Aigle dénoue ces flammes menues, les met à plat comme un tanneur étend une peau, puis il les consomme – car la conscience est l’aliment de l’Aigle.»
  18. En ce sens, Massumi lorsqu’il souligne avec brio comment les « concepts vagues » sont parfois nécessaires pour appréhender ce qu’il appelle «l’indétermination ontogénétique» : « Générer un paradoxe et puis l’utiliser comme s’il s’agissait d’un opérateur logique en bonne et due forme est une bonne manière de mettre le vague en jeu. Étrangement, si cette procédure est suivie avec une bonne dose de conviction et juste ce qu’il faut de technique, voilà!, le paradoxe devient un opérateur logique en bonne et due forme. Pensée et langage dévient et se plient comme la lumière à proximité d’un corps céleste hyperdense. Il s’agit peut-être d’un exemple de miracle. (Comme si la lucidité même pouvait être inventée.) Brian Massumi, Parables for the Virtual, Duke University Press, Durham, 2002, p. 13.
  19. William Connolly, A World of Becoming, Duke, Durham, 2011, p. 5.
  20. Jane Bennett, Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, Duke, Durham, 2010, p. 94.
  21. Jane Bennett, Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, p.XV.
  22. William Connolly, A World of Becoming, p. 75.
  23. Reza Negarestani, Cyclonopedia. Complicity with Anonymous Materials, Re.Press, Melbourne, 2008, p. 195 – 199