L’objectif de ce texte est d’examiner la manière dont le concept de sphère anthropotechnique, tel que nous le proposons à partir d’une lecture des analyses de Sloterdijk, peut nous permettre de revisiter la scène des origines de l’humanité. En repassant par les thèses de Georges-Louis Leclerc de Buffon, Henri Bergson, Bernard Stiegler et Peter Sloterdijk, nous essaierons de montrer ceci : certes, l’être humain est impensable sans dispositif technologique préalable ; mais les technologies de l’humain – les anthropotechnologies – enveloppent ce qui du vivant est inadaptable. Une réserve sauvage, définitivement décalée, une nature attardée fait de l’humain ce labyrinthe rétif aux spéculations paléoanthropologiques. La sphère anthropotechnique permet à un certain type de singes de se rater suffisamment pour faire de leur nature incontrôlable une éventualité de subversion.

Avant Homo faber?

Là où il y a de l’outil, il y aurait de l’humanité. On peut rapidement comprendre les vertus d’une telle hypothèse relative au dit processus d’«hominisation». Si le célèbre archéologue et paléontologue André Leroi-Gourhan a substitué le nom d’«australanthropes» à celui d’australopithèques, c’est parce que ces derniers savaient utiliser des outils, et qu’ils pouvaient ainsi être élevés à la dignité d’êtres humains. «À quelle date faisons-nous remonter l’apparition de l’homme sur la terre?» écrit Bergson, «Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils». Ce ne sont pas les guerres et les révolutions, ni la politique qui définissent les humains pour Bergson, mais c’est de toujours que les inventions techniques déterminèrent par avance la forme des sociétés : «si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber1

Homo faber cherche à remplacer Homo sapiens, le terme forgé par Linné en 1758 pour distinguer l’homme de l’animal-machine. Pour Bergson, ce n’est pourtant pas exactement à ce dernier que s’oppose Homo faber, mais à l’animal en tant qu’il ne sait pas machiner des machines. En se dépouillant, l’humanité dévoile ce qui la conditionne : pas simplement l’utilisation occasionnelle d’outils, mais la fabrication d’objets artificiels, «en particulier des outils à faire des outils» précise Bergson à la suite du texte cité. Dans ses Époques de la nature, Buffon nous dit en effet que les êtres humains effrayés par les «mouvements convulsifs de la terre», «victimes de la fureur des animaux féroces», «nus d’esprit et de corps», ont «commencé par aiguiser en formes de haches ces cailloux durs, ces jades, ces pierres de foudre, que l’on a crues tombées des nues et formées par le tonnerre, et qui néanmoins ne sont que les premiers monuments de l’art de l’homme dans l’état de pure nature2». Voilà ce par quoi tout commence, «l’ordre, la police et les lois ont dû succéder» à cette appropriation technique de la Terre que Buffon décrit comme «septième époque» de la nature. «Nus d’esprit et de corps» écrit Buffon : c’est bien par habilitation technique que l’être humain acquiert de l’esprit. Et pourtant, la technique est ici précédée par l’être humain, déjà existant, déjà créé… Certes nu, sans vêtement pour le couvrir, sans lois morales ou politiques, mais déjà humain… Déjà humain avant l’humain? Bergson cherche à sortir de ce paradoxe historico-épistémologique en invoquant un principe supérieur qui traverse l’être humain et le dépasse : dans sa formule, «des outils à faire des outils», la redondance est fondamentale, elle montre que la finalité de l’outil n’est pas utilitaire et finie, mais transite l’infini, l’au-delà, plus que soi, plus que l’être humain. En définitive, ce n’est pas le résultat matériel de l’invention qui compte, «tout se passe en effet comme si la mainmise de l’intelligence sur la matière avait pour principal objet de laisser passer quelque chose que la matière arrête3». Laisser passer l’élan vital et l’évolution créatrice? Si l’être humain est le sommet technique de l’évolution, c’est pour chanter la gloire de plus-que-lui : l’humanisme chrétien de Bergson est la transition nécessaire pour accéder au christianisme tout court. Et le paradoxe de l’être-humain-avant-l’être-humain est «résolu» – faussement résolu – par la Création évolutive.

Deux solutions se présentent donc à nous : 1. ou bien on risque d’être forcé d’admettre, non sans paradoxe, que l’être humain existait d’ores et déjà avant l’être humain (Buffon); 2. ou bien on envisage quelque chose comme une Création continuée et un Créateur (Bergson) précédant Homo faber. Peut-on proposer un autre scénario évitant et le paradoxe de l’être-humain-avant-l’être-humain, et la solution magico-théologique de l’élan vital?

L’extériorisation prothétique (Stiegler)

Oui, en inversant le rapport de l’homme à la technique. Le paléontologue Louis Leakey (1903-1972) accomplit ce retournement : ce n’est pas seulement «l’homme qui fait l’outil», mais «l’outil qui fait l’homme4». Dans La faute d’Epiméthée, Bernard Stiegler développe au plus haut point ce retournement. Car l’évolution de l’être humain, soutient Stiegler, n’est pas «seulement biologique», parce que l’être humain est un être «essentiellement technique», bien que la «dimension zoologique soit une part essentielle du phénomène technique lui-même et comme son énigme». Dans ce cadre conceptuel, l’évolution de l’être humain est l’évolution de la technique, autrement dit la transformation (quasi-lamarckienne) des prothèses par lesquelles l’humain se fait humain. L’être humain se définit comme être vivant par la médiation technique – «comme si, avec lui, l’histoire de la vie devait se poursuivre par d’autres moyens que la vie : c’est le paradoxe d’un vivant caractérisé dans ses formes de vie par du non-vivant – ou par les traces que sa vie laisse dans le non-vivant5». Est-ce à dire que la vie serait appelée à disparaître, relevée (dépassée et conservée) par la technique? Qu’est-ce que la «poursuite de l’évolution du vivant par d’autres moyens que la vie6», si ce n’est, en définitive, une élimination du vivant?

Essayons de répondre à ces questions. De fait, Stiegler poursuit les analyses de Leroi-Gourhan, pour qui l’hominisation était une rupture dans le mouvement de libération (ou de mobilisation) qui caractérise la vie. D’abord vient la bipédie, «tout commence par les pieds», «nous étions préparés à tout admettre sauf d’avoir débuté par les pieds7» écrit Leroi-Gourhan. Voilà qui libère la main. On notera au passage que Darwin soutenait déjà cela, avant Leroi-Gourhan : «Mais les mains et les bras n’auraient jamais pu devenir des organes assez parfaits pour fabriquer des armes, pour lancer des pierres et des javelots avec précision, tant qu’ils servaient habituellement à la locomotion et à supporter le poids du corps8.» Du même coup la face est libérée de ses fonctions de préhension, et peut se vouer au langage, devenir visage. Libre, la main prête d’être outillée libère la parole, le destin de celle-ci étant dès lors indissociable de celui de la technique (p.155), et l’évolution du cerveau accompagnera ce processus. C’est ainsi dans la suite et au-delà de ce mouvement de libération que vient le mouvement d’extériorisation qui pour Stiegler est propre à l’être humain : «ce qui est spécifique de l’homme est le mouvement de se mettre hors de portée de sa propre main, enchaînant sur le processus animal de “libération”9», le cerveau ne faisant (Stiegler cite alors Leroi-Gourhan) que «profiter des progrès de l’adaptation locomotrice, au lieu de les provoquer». La prothéticité n’est pas le complément technique que l’être humain s’ajoute pour être tel, mais l’extériorisation technique sans laquelle il n’y aurait pas d’humanité. Cependant, nulle intériorité ne précède cette mise hors de soi, cette «mise hors de portée de soi», l’intérieur vient ici après l’extérieur, il se forme par appropriation de l’extérieur, par incorporation de la «structure épiphylogénétique», cette mémoire technique des expériences passées, des épigenèses humaines, inventions, savoir-faire qui, sans prothèses, se perdraient dans l’oubli10. Retournement effectué. Homo fabriqué.

Ce processus d’extériorisation prothétique n’a pas attendu l’écriture, il commence dès l’origine, dès le silex, qui est déjà «enregistrement de ce qui s’est passé, conservation qui est déjà, elle-même, comme trace, une réflexion11». Dès qu’il y a de l’outillage aux parages de grands primates, ce ne sont plus des primates, mais bien déjà des humains. De la même façon, dès qu’il y a geste, il y a anticipation, outil et mémoire artificielle, hors-corps ou plutôt hors-bio-corps : «à partir de l’extériorisation, le corps de l’individu vivant n’est plus seulement le corps : il ne fonctionne qu’avec ses outils» (p.158). Réciproquement, en vertu de la logique de l’extériorisation, il n’est nulle anticipation sans pro-thèse, terme qu’il faut entendre ainsi : ce qui est «posé devant», spatialisé, éloigné, à la fois «posé d’avance, déjà là (passé)» et anticipé (prévu) (p.161-162). La prothèse est bien pour Stiegler la synthèse de la technique et du temps (et toute la philosophie de ce dernier est articulée autour de cette question). Qui dit anticipation et temporalisation dit rapport à la mort, et ce dès le premier être outillé. Certes, si l’australanthrope est un être humain, il n’est «manifestement pas pourvu de toutes ces facultés que nous attribuons à l’humanité», du fait de la petitesse du cerveau notamment. Mais, ajoute Stiegler, «ne voyons-nous pas, en cet être humain de l’”origine”, que la “nature humaine” ne consiste qu’en sa technicité – sa dénaturation?» (p.158). Si l’être humain est dénaturé dès l’origine, et humain dès australopithèque, ce qui permet de penser son unité et sa permanence devient hautement problématique, et se limite à la technicité, phénomène se déroulant sur plusieurs millions d’années sur fond de dénaturation. Rien ne garantit cette permanence ajoute Stiegler, il n’est aucunement nécessaire que le processus d’extériorisation se poursuive (p.159). Après tout, «ce qui commence doit finir» : il n’y aura pas eu «naissance de l’homme comme étant se rapportant à sa fin», mais son «invention, voire sa fabrication ou sa conception embryonnaire», «hors de tout anthropologisme, quitte à prendre très au sérieux cette question : “Et si nous n’étions déjà plus des hommes?”» (p.146).

Cette question n’a de sens que si l’on comprend bien l’opération philosophique effectuée par Stiegler. Un être essentiellement technique, dénaturé à l’origine, cela veut dire que toute l’essence de l’être humain est désormais passée de la nature à la technique, qui assure la substance manquante de l’humanité en panne d’essence, sous le coup de la faute d’Epiméthée et son lien originel avec un défaut d’identité. Mais, du coup, où est passée l’«énigme» de la «dimension zoologique», pour reprendre les mots de Stiegler? N’aurait-elle pas été absorbée par la technique? Sans doute, si l’on fait du défaut d’origine un pur néant, si on le purifie. Stiegler dit bien que l’hominisation est une «nouvelle organisation de la vie» qui n’est pas en rupture avec la nature, privilégiant les logiques de différenciation sur la métaphysique des oppositions (p.172). D’accord, mais l’on aimerait savoir ce qu’il en est du bios, du zoon et de la nature ; déconstruire la nature est une chose, l’évacuer en est une autre. Nature n’est pas que flatus vocis ! Ou bien l’on risque d’oublier celle-ci en voulant combattre l’oubli de la technique…

Il faut briser ce dilemme occidental. Qui conduit à cette dialectique infernale de la dénaturation originelle et de la technicisation compensatoire, de l’indétermination ontologique et de la détermination ontique. On fait d’autant plus de la technique un point, une amarre de substance qu’on définit l’être humain à partir (à tous les sens du terme, au sens de l’origine et de ce qui doit être quitté) du néant. Au néant, il n’arrive désormais plus rien, il pourra demeurer indemne du début à la fin – tout n’arrivera plus désormais qu’à la technique et ses évolutions. Peut-être est-il nécessaire d’abandonner la recherche de l’unité de l’homme ou de ce qui permane de lui et à travers lui sur des millions d’années. Peut-être faut-il abandonner la recherche de ce qui indemnise son être et le clive du reste du monde. Peut-être est-ce le concept même d’hominisation dont il faudrait nous débarrasser12.

Sphère, cercle et insulation (Sloterdijk)

Sloterdijk peut nous aider à effectuer ces pas théoriques : au lieu de mettre l’humain au centre, il faut le déplacer sur les côtés, aux frontières ; au lieu de se demander, trop vite, comment on produit l’humain, il faut se demander : comment se reproduit-il?

Coup de théâtre au pays des «hommes», ils n’étaient pas seuls à l’origine, la horde primitive ne comptait pas que des phallus, ou des pierres noires érigées à la 2001. Voici les femmes, les enfants, et les sciences qui les accompagnent, paléogynécologie et paléopuéricologie! Tel est le sens de la technique selon Peter Sloterdijk : rendre possible, habitable et à peu près confortable, un Centre d’Education pour Enfants. Autrement dit faire de l’espace habitable, bâtir des frontières et les consolider, créant ce qu’il nomme une «sphère». Oui, abandonnons le terme d’hominisation, restreignons en tous les cas son utilisation, car tout commence avec des hommes et des femmes et des enfants. On ne naît certes pas seul, mais pourquoi diable oublie-t-on sans cesse le fait que l’on vient toujours au monde en collectivité, et que le monde dit humain n’a pu se former qu’à partir d’un collectif? Animal social est une appellation bien trop précipitée, le prédicat masquant les fondements anthropotechniques du collectif humain. On passe en effet notre temps à couper en deux le Social, en mettant d’un côté l’indétermination, et de l’autre la technique sensée y remédier. Avec Sloterdijk, il devient possible de distribuer le collectif dans toute la sphère paléogyn/écologique.

Expliquons ce dernier point. Dans La Domestication de l’Être, Sloterdijk se confronte à la même difficulté que nous avons précédemment pointée : le court-circuit par lequel «l’homme ne peut engendrer l’homme que parce qu’il est déjà homme avant d’être homme», autrement dit un Homme – ou un Dieu, ça ne change rien au problème – qui connaitrait déjà l’homme, vivant, en chair, en os et en outils, avant que de l’avoir fait13. Ce court-circuit doit être distingué du cercle anthropotechnique dans lequel l’homme est produit sans qu’il y ait pourtant quelque Producteur en surplomb. Cette approche de type auto-organisationnel tente de situer la constitution de l’être humain non pas au sein d’une ligne évolutive verticale ou horizontale, mais comme un entre-deux. Les sphères sont pour Sloterdijk les outils théoriques permettant de penser la formation par le milieu, elles «peuvent faire office d’échangeurs entre des formes de la co-existence du corporel-animal et du symbolique-humain, parce qu’elles englobent les contacts physiques, y compris les processus métaboliques et la reproduction, mais aussi les intentions distantes concernant des objets hors de contact, comme l’horizon et les astres» (p.43). Certains mécanismes fondamentaux permettent de comprendre la constitution de la sphère archaïque de la horde primitive dans laquelle les êtres humains sont venus au monde et le monde s’est (déc)ouvert dans les êtres humains.

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Tout d’abord les «insulations», soit les formes de protections primitives du groupe. Elles marquent les premières frontières, de telle sorte que se crée un «avantage climatique», un «effet de serre» profitant à la relation mère/enfant. Cette insulation permet certes d’assurer la reproduction, mais aussi d’allonger le temps nécessaire à l’éducation des enfants. Sans cette vertu climatique propre à la sphère primitive qui fait chuter le taux d’exigence adaptative, il n’y aurait nulle possibilité d’échapper aux modalités darwiniennes de la sélection;

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Mais cette libération ne pourra devenir effective que lorsque les frontières symboliseront une mise à distance de l’environnement naturel. Ce second mécanisme sphérologique est très proche de ce que Stiegler nomme prothéticité, dans la mesure où il s’agit de montrer que l’humanité commence par le lointain14. C’est la mise à distance qui rend possible la proximité. L’usage primitif de l’outil en milieu climatisé, c’est la symbolisation originaire de l’espace par jets de pierres (qui permettent de tenir le dangereux animal de proie à distance) et coups à portée de main15, c’est l’articulation de l’être humain sur le monde et du monde dans l’être humain. Car en même temps que l’espace se fait sphère, se mettent en place les mécanismes d’enregistrement, dont Stiegler a montré l’importance dans plusieurs ouvrages. Enregistrement et conservation des outils efficaces et abandon des coups qui tombent à l’eau. Les hommes et les outils se mettent en boucle, feedbacks positifs et négatifs, consolidation des frontières : plus elles sont dures, plus l’intérieur peut être tendre, et se désolidariser de la pression naturelle. «Inversion des tendances de la sélection» écrit Sloterdijk.

Voilà ce qu’en pensait Darwin : «Quant à nous, hommes civilisés, nous faisons», au contraire des sauvages, «tous nos efforts pour arrêter la marche de l’élimination; nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades […]. Les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment. Or, quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait, à n’en pas douter, combien cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine […]. A l’exception de l’homme lui-même, personne n’est assez ignorant ni assez maladroit pour permettre aux animaux débiles de se reproduire»16. Il serait malvenu de s’en prendre moralement à Darwin, qui insiste tant sur l’«instinct de sympathie» : c’est bien ontiquement qu’il faut le critiquer, car il s’est trompé de sphère, d’où son erreur d’évaluation : il n’a pas vu que la débilité signe une caractéristique fondamentale de l’humanité, que la «marche de l’élimination» est entravée pour l’humanité en son entier, et qu’à ce titre, c’est l’humanité tout entière qui est nuisible pour elle-même…

Nous faisons un bond important avec ce concept de sphère anthropotechnique : a/ au lieu de nous fixer sur le trait technique, nous l’envisageons au sein d’une émergence collective; b/ au centre, nous avons les femmes et les enfants; c/ l’insulation anthropotechnique permet de visualiser correctement le phénomène de détachement vis-à-vis du mode de sélection darwinien. C’est ce dernier point, l’inversion des tendances à la sélection, qu’il nous faut maintenant expliciter. Car s’y joue la prise en considération du biologique, largement minoré dans la thèse du retournement technique.

Anthropotechnique d’un singe qui a mal tourné

Il est en effet essentiel de bien mettre en rapport l’idée d’une débilité humaine commune avec le concept de sphère. Pour Sloterdijk, la sphère primitive doit en effet être considérée comme un véritable «utérus externe»17, dont l’existence est justifiée par un trait biologique: la néoténie, littéralement une rétention de jeunesse, une persistance tardive de traits juvéniles, que Sloterdijk assimile au troisième mécanisme sphérologique.

Ne nous emballons pas : la néoténie n’est pas propre à l’espèce humaine, on la trouve chez tous les grands singes. Mais elle prend chez l’homme une ampleur inégalée (différence de degré et non de nature aurait sans doute dit Darwin). Ajoutons également que la rétention de jeunesse n’est pas l’effet d’une fixation identitaire biologique, mais d’un ralentissement des rythmes de développement, d’une altération de la chronologie du développement : une modification, même minime, du programme génétique touchant les gènes dits régulateurs, ou temporiseurs, peut s’amplifier sur le plan morphologique. Comparé au chimpanzé, le développement humain est fortement ralenti, et la période de croissance doublée. C’est l’allongement de la phase embryonnaire qui explique l’hypertrophie du cerveau; la phase fœtale a été raccourcie pour permettre au cerveau de continuer son évolution hors du corps de la mère ; la phase lactéale dure trois ans chez le chimpanzé, six chez l’homme, etc. Pour cette raison, Jean Chaline définit l’hominisation comme la conséquence d’une altération génétique mineure de la chronologie du développement. Soit une «simple histoire interne (inside story18. Ce retard dans l’accès à la maturité se double d’une nécessaire naissance prématurée, en regard des vingt et un mois qu’exigerait un développement embryologique comparable aux autres primates. C’est ce mécanisme qui permet l’augmentation considérable du volume cérébral. D’où la nécessité d’un accouchement prématuré : mené à son terme, le développement du cerveau rendrait l’accouchement impossible! Tout se passe dès lors comme si la nature s’extériorisait, s’expulsait d’elle-même pour se laisser-être grâce à la technique. La nature n’est pas ici relevée (anéantie, dépassée et conservée) par la technique, mais accompagnée.

On voit bien dès lors que l’inversion des tendances de la sélection n’est pas d’abord l’effet d’un programme politique auxiliaire, qui s’ajouterait au cercle anthropotechnique, mais désigne bien plutôt le phénomène fondamental de la création de la communauté humaine par la production de sphères. Les politiques de sélection raciste ne font que projeter sur une catégorie de population particulière la caractéristique universelle de l’immaturité et du ratage ou du patinage biologique. Ses promoteurs distinguent abruptement et sélectionnent abusivement pour dénier le fait qu’eux-mêmes n’ont pas été sélectionnés!

Pour Stephen Jay Gould, les caractéristiques juvéniles sont un «réservoir d’adaptations potentielles»19. Il devient dès lors possible d’entendre la fable humaniste d’une autre manière : la liberté et la plasticité humaine ne consistent nullement à s’arracher à la nature, mais trouvent leur signification dans cet inachèvement biologique par lequel l’humain naît humain. Si l’être humain manque de qualités, ce n’était pas de la faute d’Epiméthée! L’être humain n’aura échoué à aucun concours d’auto-définition, et il faut cesser de considérer l’éducation et l’acquisition de savoirs comme un cours du soir, un cours de rattrapage faute de programmation. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, et à la façon dont nous réalisons cette croyance selon la guise de ce que Heidegger nomme l’humanisme métaphysique, l’éducation ne cherche pas à rattraper un défaut d’essence, ne compense pas un défaut d’identité mais compose avec la néoténie. A sa table d’écolier, on peut voir un enfant à qui le temps, biologiquement donné, sert à apprendre à ne rien faire. Il pense peut-être aux chimpanzés. Au long apprentissage d’Australopithecus afarensis, le clan de Lucy, qui entre –4 et –3 millions d’années, en Ethiopie, passait déjà près d’un tiers de son espérance de vie auprès de sa mère. Mais il n’y pense pas forcément en termes d’adaptation. Contrairement à ce que soutient Stephen Jay Gould, il faudrait aussi rappeler que la jeunesse est précisément ce qui ne s’adapte pas, ce qui cherche à ne pas s’adapter. Une jeunesse qui répèterait les normes et les savoirs serait d’ores et déjà vieille, aussi vieille que les connaissances qu’elle dupliquerait. Sur un mur d’Oxford, la jeunesse des années 1960 inscrivit : «Don’t adapt yourself, there’s a fault in reality».

Il devient dès lors totalement absurde de définir l’être humain par un trait biologique ou par sa maîtrise tech- nique, tout aussi absurde que de l’excepter du vivant ou de lui dénier sa spécificité technique : chaque prélèvement univoque dans la sphère-de-vie humaine conduit à un effet de loupe théorique, l’exagération d’un trait qui nous fait tout louper… Définir l’être humain comme Homo faber revient ni plus ni moins qu’à l’identifier à un Shadok, qui s’outille pour s’outiller – à moins de finir par avouer spirituellement qu’il ne fait qu’outiller l’Esprit, ou le Divin… Mais le définir à partir d’une technique qui le précède et l’informe passe à côté du mécanisme biologique du ralentissement du développement. Au miroir, sachez que votre visage est celui d’un fœtus de singe : ovoïde d’abord, capable d’accueillir un gros cerveau, mais diminuant par la suite, par abaissement de la voûte crânienne. De même, le gros orteil est d’abord non opposable chez la plupart des primates, et ne le devient pour eux que plus tard au cours du développement. Pour reprendre les interrogations de Leroi-Gourhan et de Stiegler relatives à la libération de la main, il faudrait dire ceci : si nous avons les mains libres, et les coudées franches, c’est par manque d’évolution. Là gît le secret de ce que Serres nomme la déspécialisation, le fait que l’évolution nous «programma dans la déprogrammation, comme si nous revenions vers les branches principales de l’arbre, même vers le tronc», nous «désadaptant» ainsi de toute «niche locale, fine, précise», et devenant ainsi les «champions de l’inadaptation»20. C’est tout à fait exact, mais il faut ajouter que cela ne s’est pas fait, comme il le dit, en «perdant d’innombrables spécificités»(p.81) : car nous n’avons rien perdu, et nous n’avons rien gagné au change, nous sommes seulement l’effet d’une différenciation, les enfants persistants d’une clade.

En ce sens, les singes sont, littéralement, des êtres plus évolués que nous – «l’homme est un singe dont le développement est stoppé» écrit Stephen Jay Gould21. Enoncé à coups de marteaux, cela donne une formule de Nietzsche : «l’homme est l’animal le plus raté22.» Ou sous la plume de Wells, dans The Grizzli Folks : «une sorte de singe qui a mal tourné».

S’inadapter

Tirons les conséquences de la définition de Wells : le redressement de l’humain, effectué dans les maisons du même nom, ne pourrait dès lors aboutir – au mieux – qu’à ce résultat plutôt cocasse : en faire un singe, un singe au développement abouti. Mais certainement pas un humain remis dans le droit chemin. Car de chemin il n’y a, pour la communauté humaine, et sans doute pour de nombreux autres animaux, que tordu – dès l’origine.

Voilà qui pourrait nous permettre de nous dégager de cette vogue post-foucaldienne des «exercices spirituels», que Sloterdijk reprend à son compte dans un livre dont le sous-titre nous importe ici : Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique. Sloterdijk y définit l’exercice comme «toute opération par laquelle la qualification de celui qui agit est stabilisée ou améliorée jusqu’à l’exécution suivante de la même opération, qu’elle soit déclarée ou non exercice»23. Notre étude paléoanthropologique pourrait peut-être nous inciter à déplacer les données du problème : au lieu de s’essouffler à «changer» sa vie, il serait bon de commencer par s’exercer à déstabiliser tout ce qui pourrait considérer l’humain comme génie des adaptations sphérologiques, passé maître dans l’art de se conformer sans distance avec le moindre schème qui lui passe sous la main. Car la sphère anthropotechnique est parcourue par une intensité sombre et décalée qui s’évertue à retarder obstinément tout programme d’adaptation.

Au lieu de se demander : quels exercices me permettront de m’adapter aux exigences du capitalisme ou à celles que je me suis imposées afin de me créer une poche d’autonomie face au capitalisme débordant, on ferait peut-être mieux de se poser la question suivante : comment faire en sorte que ce qui, en nous, demeure rebelle aux exercices des sphères adaptatives, puisse tourner les technologies du monde en moyens de changements politiques radicaux? Ou : comment transformer les technologies en système de transmission de ce qui, en nous et en plus que nous, cherche obstinément à s’inadapter? Sans réponses données à de telles questions, aucune césure politique globale ne sera envisageable.

  1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 2003, p.138 et 140 (italiques ajoutées).
  2. Georges-Louis Leclerc de Buffon, Des époques de la nature (1778), Paris, Diderot Éditeur, 1998, p.199
  3. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p.184
  4. Cité par Claudine Cohen, L’Homme des origines. Savoirs et fictions en préhistoire, Paris, Seuil, 1999, p.70. J’ai utilisé le deuxième chapitre de ce livre : «Seuils de l’humanité : nouveaux regards sur la spécificité humaine».
  5. Bernard Stiegler, La Technique et le Temps. La Faute d’Épiméthée, t. 1, Paris, Galilée, 1994, p.64
  6. Bernard Stiegler, ibid., p.146
  7. André Leroi-Gourhan, cité par Bernard Stiegler, ibid., p.158
  8. Charles Darwin, La Descendance de l’homme. Les facultés mentales de l’homme et celles des animaux inférieurs (1881), Paris, L’Harmattan, 2006, p.51
  9. Bernard Stiegler, La Technique et le Temps, t. 1, op. cit., p.152
  10. Voir Bernard Stiegler, ibid., p.168
  11. Bernard Stiegler, ibid., p.183
  12. Pour une critique de ce terme, voir mon article : «L’Homme-Labyrinthe» (Lignes, n° 28, 2009) consacré à Darwin et la paléoanthropologie. J’y soutiens que l’hominisme est un humanisme (à liquider).
  13. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p.35
  14. Par l’«é-loignement du lointain» pour reprendre une formule de Heidegger dans Être et Temps (§23) – l’«é-loignement», c’est-à-dire la «tendance essentielle à la proximité» du Dasein. Le lointain n’est pas mesuré métriquement, mais en fonction de son utilité. É-loigner signifie : «faire disparaître le lointain». C’est précisément grâce à cette disparition qu’il peut y avoir de l’être-à-portée-de-la-main à proximité. Voir Martin Heidegger, Être et Temps (1927), Paris, Gallimard, 1986
  15. On pensera aussi au « fort/da » freudien comme scène de symbolisation originaire dans Segmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), Paris, PUF, 2013.
  16. Charles Darwin, La Descendance de l’homme, op. cit., p.144-145
  17. Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, op. cit., p.55-56. Je laisse de côté le quatrième mécanisme, le transport ou le transphère, qui concerne les changements de sphères par irruption catastrophique du dehors. Sur ce point, voir mon livre Biopolitique des catastrophes, Paris, Éditions MF, 2008, p.79-88
  18. Voir l’article de Jean Chaline, «Origine de l’homme», Encyclopédia Universalis, vol.12, 2007.
  19. Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, Paris, Seuil, 1997, p.70
  20. Michel Serres, L’Incandescent, Paris, Hachette, 2005, p.80
  21. Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, op. cit., p.67
  22. L’homme est, relativement, l’animal le plus raté, le plus maladif, l’animal, celui qui s’est écarté le plus dangereusement de ses instincts – il est vrai qu’avec tout cela, c’est aussi l’animal le plus intéressant!», voir Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, Paris, Flammarion, 1994, p.57
  23. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique (2009), Libella-Maren Sell, 2011, p.15