L’anarchisme n’est pas, comme certains pourraient le supposer, une théorie de l’avenir devant se concrétiser grâce à l’inspiration divine1. C’est une force vive à l’œuvre dans nos vies qui crée sans relâche de nouvelles conditions. Les méthodes de l’anarchisme, par conséquent, n’incluent pas de programme en béton devant être réalisé quelles que soient les circonstances. Les méthodes doivent émaner des besoins économiques de chaque lieu, de chaque coin du monde, du tempérament et des exigences intellectuelles de chaque individu. Les choses que toute nouvelle génération doit combattre, et dont elle a le moins de chance de triompher, sont les fardeaux du passé qui nous tient tous comme dans un filet. L’anarchisme laisse à la postérité la liberté de construire ses propres systèmes, en accord avec ses besoins. Même notre imagination la plus vive ne peut anticiper le potentiel d’une race libérée de la contrainte externe. Comment, alors, quelqu’un pourrait-il prendre sur lui de tracer une ligne de conduite pour ceux qui viendront? Nous, qui payons chèrement chaque goulée d’air pur et frais, devons bien nous garder de cette tendance à enchaîner l’avenir.

 

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On admet généralement que si les rendements d’une entreprise n’excèdent pas ses coûts, la faillite est inévitable. Mais ceux qui ont entrepris de produire la richesse n’ont pas encore compris cette leçon pourtant simple. Chaque année, les coûts en vie humaine de la production se font de plus en plus importants, tandis que le rendement pour les masses qui contribuent à la production de la richesse se fait de plus en plus petit. L’Amérique reste aveugle malgré cela à la faillite inévitable de notre entreprise de production. Ce n’est pas seulement le produit de son travail que l’on dérobe à l’être humain, c’est aussi son sens de l’initiative, sa créativité, ainsi que son intérêt ou son désir pour les choses qu’il fait. La véritable richesse repose dans les choses utiles et belles, celles qui aident à créer de beaux corps solides et des milieux de vie inspirants. Mais si l’être humain est voué à enrouler du coton autour d’un fuseau, à descendre au charbon ou à casser des cailloux pour les routes pendant trente ans, on ne peut parler de richesse; il n’apporte au monde que des choses grises et laides qui reflètent la grisaille et la laideur de son existence – trop faible pour vivre, trop lâche pour mourir.

L’ordre obtenu par la soumission et maintenu par la terreur n’est pas vraiment une garantie de sécurité; c’est pourtant le seul «ordre» que les gouvernements aient jamais maintenu. La véritable paix sociale naît tout naturellement de la solidarité des intérêts. Dans une société où ceux qui travaillent toujours n’ont jamais rien et où ceux qui ne travaillent jamais profitent toujours de tout, la solidarité des intérêts est inexistante, donc la paix sociale n’est qu’un mythe.

 

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Le syndicalisme, arène économique du gladiateur moderne, doit son existence à l’action directe. Ce n’est que depuis peu que la législation et le gouvernement tentent d’écraser le mouvement syndical et qu’ils condamnent les défenseurs des droits de la personne à s’organiser comme des conspirateurs : ils écrasent le mouvement avant qu’il ait la chance de s’élever en déclarant la grève «illégale» et en obligeant les travailleurs à retourner au travail. Si ses partisans avaient cherché à défendre leur cause en quémandant, en suppliant et en faisant des compromis, le syndicalisme compterait aujourd’hui pour peu de chose. En Grèce, en Espagne, en Angleterre, voire même en Amérique, l’action directe, révolutionnaire, économique est en train de redevenir une force assez puissante dans la bataille pour la liberté pour faire comprendre au monde l’importance extraordinaire de la force ouvrière. La grève générale, l’expression suprême de la conscience économique des travailleurs, était ridiculisée aux États-Unis il y a peu de temps encore. Aujourd’hui chaque grève d’envergure, afin de triompher, doit réaliser l’importance de la manifestation générale.

L’action directe, qui s’est montrée efficace selon des critères économiques, est tout aussi convaincante sur le plan individuel. Là, des forces empiètent par centaines sur son espace vital, et seule une résistance tenace finira par la libérer. L’action directe contre l’autorité à l’usine, l’action directe contre l’autorité de la loi, l’action directe contre l’autorité tentaculaire et indiscrète de notre code moral : telle est la méthode logique, cohérente de l’anarchisme.

Vous direz peut-être qu’il est impossible, totalement irréaliste de rêver de la sorte. Mais le critère déterminant du rêve réalisable n’est pas sa capacité à préserver ou non les idées fausses ou folles; c’est plutôt de posséder assez de vitalité pour quitter les eaux stagnantes de l’ancienne vie et en bâtir une nouvelle, et la cultiver. De ce point de vue, l’anarchisme est effectivement réalisable : plus que toute autre idée, il aide à se débarrasser des idées fausses ou folles; plus que toute autre idée, il bâtit et cultive une vie nouvelle.

La révolution n’est rien d’autre que la pensée transformée en action2.

Les mots d’Emma Goldman s’expriment sur une fréquence qui n’a besoin que de peu d’ajustement pour coïncider parfaitement avec notre conjoncture politique. Ni du futur, ni du passé, mais bien depuis de multiples présents, elle nous rejoint et nous touche. Qu’on la reconnaisse ou non, elle est là et nous parle, d’une voix remarquable d’actualité. Son présent est devenu le nôtre. Ses méthodes, ses actions, ses façons de parler seront les nôtres.
  1. Ce texte a été traduit de l’anglais par Sophie Chisogne.
  2. Extraits de Anarchism: What It Really Stands ForL’anarchisme et ce qu’il signifie réellement»], Emma Goldman, 1917